Citation
Merci à l’éditeur bordelais, Les bords de l’Eau, qui a accepté de publier ce livre. Je pourrai le signer à l’Escale du livre de Bordeaux le dimanche 7 avril de 14 à 16h : ce sera ma façon de commémorer le 30e anniversaire du génocide des Tutsi au Rwanda.
En relisant les textes réunis dans ce livre, produits avant, pendant et après le génocide, j’ai à nouveau ressenti les deux convictions profondes qui m’ont guidé :
- Un génocide ne tombe jamais du ciel, soudainement, comme une mauvaise surprise (pour certains une divine surprise), ou comme un détail tactique (« l’ordre de conduite » selon Jacques Hogard, un officier de Turquoise)
- Ce n’est pas non plus un paquet qui aurait été ficelé depuis des décennies. Une sorte de fatalité. En fait, il s’agit d’une maturation progressive, accélérée dès 1992, mais toujours résistible jusqu’au bord du précipice, une logique, qui engage, à chaque étape, des responsabilités, qu’il fallait analyser et si possible contrecarrer.
Rétrospectivement, ce regard permet en effet de discerner des occasions manquées : dans les années 1950, des membres éminents de la Démocratie chrétienne avaient alerté sur la pertinence du choix du racisme par le parti Parmehutu ; la chute du régime de Grégoire Kayibanda en 1973 offrait une fenêtre sur une autre logique, mais elle ne fut pas ouverte ; à la fin des années 1980, une génération après la Révolution dite « sociale », la société avait beaucoup changé, ce qui se traduisit par la cristallisation d’une opposition hutu et par son rôle dans une reprise de contact avec les exilés tutsi ; les mises en garde du général Varret en décembre 1990 ont été systématiquement ignorées, comme le montre Laurent Larcher dans son livre ; même au lendemain de l’attentat du 6 avril, des militaires et des politiques rwandais pouvaient faire bloc contre le coup d’Etat mené par le colonel Bagosora, s’ils avaient bénéficié de soutiens internationaux, à l’ONU, et à Paris.
Donc, ce que reflète cette anthologie de textes remontant au début des années 1990, c’est une réflexion incessante d’historien sur une situation en mouvement. Je n’ai ni révélé, ni invectivé à tout-va, mais fait partager cette réflexion. C’est la construction de ma conviction, qu’on peut suivre au fil des publications, une introspection (que je redécouvre moi-même) sur mon parcours, des années 1970 aux années 2000, les traces écrites (éditées ou non) de ce parcours. A ce stade, ces textes deviennent des sources historiques, à la fois de mon parcours propre et de la situation rwandaise elle-même. J’ai retrouvé cet emmêlement dans le livre de Beata, à la fois une histoire reconstituée de son convoi d’exfiltration et le réveil progressif de sa mémoire.
Mes analyses montraient que, dès le début, il ne s’agissait pas d’un antagonisme dit « ethnique », mais d’un fait politique, et pas de n’importe conflit de pouvoirs : celui d’une option raciste. Ce ne sont pas « les Hutu » qui ont préparé et perpétré le génocide des Tutsi, mais un courant politique bien identifiable, porteur d’un racisme moderne, à prétention scientifique et historique et illustré par les slogans diffusés depuis 1990 par le bimensuel Kangura. Il avait aussi pris la forme d’un socio-ethnisme, légitimé depuis les années 1950 par des démocrates-chrétiens : la violence radicale justifiée par une colère populaire. Cette diagonale d’un racisme a constitué l’angle de compréhension de ce tout qui se passait, dévoyant les problèmes sociaux (ceux de 1959 comme ceux, très différents, de la fin des années 1980) et débouchant sur une simplification perverse des options politiques. J’invitais donc à l’étude de la construction de ce racisme au fil d’une histoire, longue comme immédiate. Ce n’était pas une opinion que j’affichais, c’est un ensemble de réalités sur lesquelles j’invitais à ouvrir les yeux.
Par ces temps, où on aime les clivages a priori, on pourra se demander de quel droit, ce Blanc (moi) intervient ainsi sur la scène rwandaise ? Mais alors, seul un Juif pourrait parler de la Shoah et un rescapé tutsi du génocide de 1994 ? Certes la position des proches des victimes elles-mêmes est cruciale et porteuse d’une légitimité absolue : elle combine émotion et motivation, le souci existentiel d’aller le plus loin possible. Ma réponse personnelle sera la suivante. Je n’étais pas un observateur géopolitique froid, j’ai vécu une immersion pluri-décennale dans la société du Burundi et aussi dans celle du Rwanda depuis 1990, des souffrances partagées face à des collègues, des étudiants, des proches assassinés, en 1972 puis 1993 au Burundi, puis en 1994 au Rwanda ; mes principaux informateurs et stimulants des années 1990 étaient des Rwandais exilés tutsi (comme la famille Gatera qui résidait près de chez moi à Antony, et qui me fit, par exemple, partager le courrier angoissé d’amis du Rwanda, qui les pariaient en 1993 d’accueillir leurs enfants, en prévision de ce qui se profilait dans le pays), mais aussi des étudiants hutu des universités de Paris 7 et Paris, 1, opposants au régime (comme Antoine Nyagahene, dont l’épouse tutsi sera tuée en 1994, ou comme Jean Rumiya, assassiné à Butare). Donc le classement global entre « prohutu » et « protutsi » est grotesque et délétère.
Rétrospectivement, je ressens néanmoins une immense désillusion. Rodé à la méthode historique, j’étais convaincu, sans doute naïvement, que le travail d’explication, le choix des mots justes, des exemples significatifs, précis et datés, devaient être entendus des dirigeants de notre pays, celui des Lumières, celui des historiens Marc Bloch et Pierre Vidal-Naquet. Or je découvris peu à peu que la plupart de nos politiciens et de nos journalistes (même des collègues spécialistes de l’Europe) restaient attachés aux vieilles lunes de l’ethnographie africaniste des années 1930. J’étais sans doute un homme du post-enlightment, comme le fit remarquer un collègue américain au nom du droit aux « représentations » alternatives ! Je partage, dans le même esprit, la déception de Beata devant le traitement impressionniste de leurs clichés par des photographes européens.
Je dois témoigner enfin de ma reconnaissance à l’égard de Vincent Duclert, qui a su mener au mieux (ce n’était pas garanti) la mission que lui avait confiée en 2019 le Président Macron. Une étape importante sur le chemin de la vérité. Certes plusieurs des meilleurs spécialistes de cette histoire ont été ostracisés sous la pression des tenants du silence. Cela faisait écho, hélas, aux années de plomb, de 2005 à 2012, quand le champ médiatique était verrouillé par une véritable bande du déni, cautionnée par la cellule élyséenne de l’époque du génocide. Mais on a pu constater que les historiens peuvent mettre en œuvre leur métier, même sur des sujets nouveaux pour eux.