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Elles sont arrivées avec leurs croix de bois, sandales de cuir et une
valise ou un sac plastique que les militaires français, bagagistes
attentifs et presque aussi émus pour certains que les rescapées, se
chargeaient de transporter. Trente-cinq soeurs et sept orphelines,
américaines, belges, rwandaises (tutsies et hutues) et une anglaise,
membres de la congrégation des soeurs de Sainte-Marie-de-Namur, évacuées
mardi 28 juin, dans le cadre de l'opération " Turquoise ", du couvent
rwandais de Kibuye, où elles étaient recluses depuis le 6 avril.
Un marché avec les autorités
Le commandant de l'opération, le général Lafourcade, les attendait sur
la piste de Goma, à la descente de l'hélicoptère. Faute d'avoir pu
sauver les orphelins du Père Blanchard (1), les Français tenaient à
faire savoir que quelques vies au moins auraient été épargnées et nombre
de souffrances adoucies grâce à cette opération " Rwanda sans Kigali ".
La vie des religieuses était-elle en danger ? Il semble qu'elle ne
l'était plus. Il y avait eu une sorte d'arrangement avec la préfecture
de Kibuye, et le préfet Clément Kayishema avait pris les soeurs sous sa
protection personnelle. Après le 6 avril, le couvent avait été envahi
par plusieurs milliers de réfugiés, à qui les soeurs, menacées par les
milices, avaient dû demander de partir.
" Les autorités locales voulaient bien nous protéger si on n'accueillait
pas de réfugiés ", explique soeur Andrée François, une religieuse belge
qui a refusé début avril toute évacuation qui n'inclurait que les
expatriés. Soeur André François était directrice d'école. Les parents
d'élèves sont venus chercher leurs filles après le début de la guerre.
Il en est resté six, orphelines présumées, dont elle a refusé de se
séparer. Ce n'est qu'au terme de ce marché que les religieuses avaient
pu rester ensemble. Vivre dans la peur et sans sortir, pour ce qui
concerne les Tutsies, mais dans une certaine tranquillité, et bientôt
les milices ne sont même plus venues vérifier si l'" arrangement " était
respecté. Dans le groupe évacué se trouve un enfant, Benoît, le neveu
d'une religieuse tutsie qui a dû prier même sa soeur, réfugiée, de
quitter le couvent. Elle a gardé l'enfant. Il a été présenté comme une
petite fille aux autorités locales qui l'ont laissé partir, ainsi que
l'ensemble du groupe. Les cinq hélicoptères Puma ont décollé de la
préfecture de Kibuye et le préfet a fait savoir aux religieuses, selon
la soeur belge, à quel point il était " content qu'elles puissent partir
se reposer ".
" C'est tout le peuple qui souffre "
Rien ne pouvait se lire, à leur arrivée à Goma, sur le visage des soeurs
rwandaises et certaines, comme sous une peur rétrospective, étaient
effrayées à l'idée de donner leur nom. La supérieure de la congrégation,
soeur Marie-Juliann, une Américaine qui, d'Europe, avait rejoint le
couvent de Kibuye par solidarité, ne savait plus qui, du général ou des
religieuses, avait été à l'initiative de cette première évacuation.
Soeur André François trouvait " magnifique " la tactique des militaires
français. " Ils essaient de ne pas prendre position. Il ne faut surtout
pas s'engager politiquement. On ne peut pas dire qu'il y ait des
coupables et des victimes dans le drame rwandais. C'est très complexe,
c'est tout le peuple qui souffre ".
(1) Le 10 juin, des miliciens hutus avaient enlevé à Kigali 170
personnes, dont beaucoup d'enfants, réfugiées dans l'orphelinat tenu par
le Père Henri Blanchard ; 80 d'entre elles auraient été tuées.