Citation
De notre envoyé spécial au Rwanda.
DOMINE MUJAWAMARIAGE habite le quartier de Nyamirambo, au sud-ouest de Kigali. Elle est tutsie, son mari était Hutu. Ils ont eu six enfants. Comment faut-il les appeler? A quelle communauté appartenaient-ils de par leur naissance? La question ne se pose plus. Domine a survécu aux massacres d'avril, mai, juin, mais elle est seule aujourd'hui. Son époux, ses filles et ses fils, tous ont péri sous les machettes et les grenades de la milice gouvernementale. Leurs cadavres pourrissent parmi les milliers d'autres enterrés au bulldozer dans l'une de ces atroces fosses communes qui parsèment la périphérie de la capitale rwandaise.
Domine accepte de me donner son témoignage, mais à une condition: qu'elle puisse s'exprimer en kyniarwandais, bien que son français soit excellent.
« Beaucoup de personnes ici sont mortes pendant cet hiver (nous sommes dans l'hémisphère Sud - NDLR), commence-t-elle très doucement et lentement. Je me suis d'abord cachée. Puis, quand je me suis retrouvée seule, je me suis réfugiée au camp de Ndera, grâce au FPR qui nous a libérés. Il a sauvé nos habitants, fait fuir les milices et après il nous a aidés dans notre vie de tous les jours. Le FPR ne m'a pas rendu ma maison qui avait été brûlée, mais il m'a aidée, il nous a aidés à survivre. C'est une grande chose pour laquelle je le remercie ».
Je demande à Domine où elle s'était cachée et comment elle pouvait alors se ravitailler. « Dans ma maison. Je n'en sortais jamais. Jusqu'à ce qu'il soit tué, mon mari m'apportait à manger. Il avait une identité qui lui permettait de sortir. »
Traduction: le mot « hutu » figurait sur les papiers officiels du mari. Or les Interhamwe (ceux qui tuent ensemble) sélectionnaient leurs victimes par deux méthodes: les listes qui leur étaient remises par les autorités officielles et la dictature en ce qui concerne les démocrates opposants; les cartes d'identité pour les Tutsis. Mais un jour, les tueurs ont appris que cet homme avait épousé une Tutsie. Et ils sont venus en groupe jusqu'à son domicile. Le mari hutu a été massacré avec ses enfants, l'épouse tutsie a seule pu s'échapper.
Le timbre de la voix de Domine est déchirant. Bas et monocorde, m'évoque celui d'un autre survivant, que j'avais rencontré à la fin d'avril à l'hôpital FPR de Gahini, dans le centre-est du pays, première zone à avoir été délivrée de la dictature et de ses assassins. Gérard Gacherebuka avait lui aussi perdu toute sa famille lors du massacre de Rukara, une localité proche. Lui aussi m'avait conté son histoire avec cette espèce de voix délavée, mais qui n'a failli à aucun moment.
Gérard et Domine se ressemblent et ressemblent à des dizaines de milliers de Rwandais aujourd'hui. Deux blocs de douleur et de dignité.
JEAN CHATAIN