Nous sommes le 16 août 1914. Voilà deux ans maintenant que l'inspecteur d'Etat
Charles Tombeur, 47 ans, chargé de l'administration du Katanga, est revenu dans
la colonie africaine belge. Pour cet ancien officier d'ordonnance du roi
Albert, ces deux dernières années ont été remplies de défis:
l'industrialisation naissante, le développement d'Elisabethville (future
Lubumbashi), la construction du chemin de fer, sans oublier la lutte armée
contre les esclavagistes! Mais depuis hier, un autre défi - et de taille - est
tombé sur les épaules du militaire liégeois: au matin du 15 août, des coups de
feu ont été tirés à la frontière orientale. Tombeur connait bien les problèmes
frontaliers liés à la friction des grands blocs coloniaux: au début du siècle,
au rang de capitaine, il a exercé durant des années le contrôle militaire du
Ruzizi-Kivu, à proximité des lignes britanniques et allemandes. Cette fois,
d'après le rapport transmis au lendemain des incidents, il semble que des
troupes allemandes basées dans l'Afrique orientale allemande (Deutsches Ost
Afrika ou DOA, qui correspond aujourd'hui au Rwanda, au Burundi et à la
Tanzanie sans Zanzibar) soient entrées en Congo, aient franchi ou contourné le
lac Tanganyika, ce qui leur ouvre les portes du richissime Katanga. Bref, la
guerre s'est propagée sur le continent africain.
L'attaque était menée par ce que l'empire allemand appellait alors des
Schutztruppen, des troupes de protection: quelques 80 ruga-rugas (mercenaires
africains employés traditionnellement à la protection des caravanes) et 40
askaris (de l'arabe askari, « militaire »: les soldats réguliers des troupes
coloniales) avaient tiraillé pendant quelques heures avant de se retirer. Les
blessés n'étaient guère nombreux. Pour Charles Tombeur, le geste paraissait
plus symbolique que stratégique mais, tout comme en Europe, il était évident
que l'Allemagne passait à l'attaque: elle avait décidé de passer outre l'acte
de la Conférence de Berlin, qu'elle avait pourtant signé en 1885. Etablissant
les règles du partage colonial de l'Afrique, cet acte garantissait notamment
qu'en cas de conflit entre nations, la neutralité des colonies serait
respectée. Désormais, il n'en serait rien. L'administrateur du Katanga allait
devoir faire face, et il se réjouissait sans doute d'avoir partiellement pris
les devants.
Mobilisation générale
« Bien que le gouvernement belge espérait encore le respect du traité de Berlin,
au Congo, la donne était différente: le colonel Tombeur avait pris les devants
en ordonnant la mobilisation générale des troupes le 6 août 1914, explique
Pierre Lierneux, docteur en histoire au Musée royal de l'armée, à Bruxelles.
Soit deux jours après qu'en Europe, la Belgique ne soit attaquée par
l'Allemagne. Mais, au contraire de l'armée allemande d'Afrique, les troupes
belges au Congo manquaient de tout: de matériel, d'entrainement, de
ravitaillement et d'organisation. Pour pallier ces défauts, Charles Tombeur va
en quelque sorte copier le mode de fonctionnement ennemi. »
En une dizaine de jours, Charles Tombeur a pu lever entre 10.000 et 15.000
hommes à travers tout le pays. La plupart d'entre eux sont des volontaires de
la Force Publique(17.000 hommes à l'époque), mais le Congo est vaste pour ne
pas dire gigantesque - près de 76 fois la Belgique - et les moyens de transport
sont limités. Ces troupes sont loin de la frontière orientale; la réunion et la
coordination des différents corps va demander beaucoup de patience.
En attendant, dans le district qu'il administre directement, le Katanga,
Charles Tombeur a pu réunir trois bataillons de 600 à 700 hommes chacun. C'est
le seul district où la Force publique a d'emblée un profil militaire digne de
ce nom. Les troupes sont majoritairement équipées du fusil « Mauser 1889 », ce
même fusil dont est pourvue l'armée belge régulière et dont la fabrication a
nécessité la création de la Fabrique Nationale de Herstal. La présence de ces
Mauser est une chance, car dans le reste du Congo, la Force Publique est encore
équipée du vieux fusil Albini, une arme de calibre 11 mm à un coup et à culasse
levante (comme un fusil de chasse), dont la balle est un projectile de plomb
mou de 25 grammes. Bref, hors Katanga, c'est un autre monde: le fusil Albini a
un demi-siècle! Par ailleurs, chaque bataillon du Katanga dispose également de
quelques pièces d'artillerie.
Cependant, l'équipement ne constituera pas le plus gros problème auquel les
forces coloniales belges vont être confrontées. En effet, si la Force Publique,
dont sont issus la majorité des hommes, est bien une force militaire sur
papier, elle n'est pas vraiment aguerrie. En temps de paix, les missions de ses
17.000 hommes se limitent surtout au maintien de l'ordre et au respect de la
loi. Les seules opérations militaires auxquelles elle a participé consistaient
à réprimer les esclavagistes qui sévissaient encore dans la région au siècle
précédent. En aucun cas elle n'a participé à des batailles rangées, encore
moins à une guerre. Du temps, de l'entraînement et de la préparation seront
donc nécessaires avant qu'elle ne soit opérationnelle.
Avantages et désavantages!
Si l'étendue du Congo joue en défaveur des Belges, un autre élément d'ordre
géographique joue, cette fois en défaveur des Allemands. En effet, comme les
forces allemandes basées au Cameroun sont exposées au feu des autres puissances
d'Europe et immédiatement attaquées (un contingent de soldats congolais sera
d'ailleurs envoyé au Cameroun pour combattre les Allemands aux côtés des
troupes coloniales françaises), les offensives allemandes à venir ne peuvent
trouver leur source que dans l'Est oriental allemand, où quelques milliers
d'hommes sont aux ordres du général Von Lettow-Vorbeck.
Mieux organisés et mieux préparés (du moins au début du conflit), bien encadrés
et maîtres des techniques de guerilla, les Allemands ne peuvent cependant se
permettre de passer véritablement à l'attaque, car leur position ressemble à
s'y méprendre à une forteresse assiégée. Qu'on en juge: au Nord, l'Est africain
britannique; au Sud, quelques milliers de Portugais et Britanniques basés
respectivement au Mozambique et en Rhodésie. Enfin, à l'Est, la flotte
britannique, maîtresse des mers qui élimine toute possibilité de ravitaillement
ou de renfort. On le comprend assez vite: pour les Allemands d'Afrique, il
s'agira surtout de tenir jusqu'à ce que l'Allemagne gagne ou perde cette
guerre!
« Le colonel Tombeur le sait, il faudra se montrer patient, précise Pierre
Lierneux. Dans un premier temps, Il dispose donc ses bataillons en position
défensive, le long de la frontière avec l'Est africain allemand. Mais survient
alors une question: comment protéger efficacement une frontière qui mesure près
de 800 km de long avec - au départ - quelques milliers d'hommes? A titre de
comparaison, c'est un peu comme si l'Yser n'avait été défendue que par une
centaine de soldats! »
Ordre et méthode
La priorité numéro un des Belges fut donc de défendre! tout en préparant
minutieusement l'offensive. L'armement avait besoin d'être remis au goût de
jour, les effectifs devaient gagner en cohésion et en organisation. Ensuite,
l'encadrement européen devait être renforcé. Puisque les troupes indigènes
manquaient cruellement d'expérience, les officiers et sous-officiers blancs se
chargeront de les former au mieux. L'objectif était de se rapprocher au plus
près de l'organisation ennemie, où les troupes indigènes sont véritablement
spécialisées dans leur tâche: par exemple, certains sont mitrailleurs, d'autres
sapeurs ou encore télégraphistes. Dès lors, au sein même de notre armée, des
indigènes vont peu à peu apprendre à tirer eux-mêmes à la mitrailleuse. Une
tâche qui au départ était exclusivement réservée aux officiers et
sous-officiers blancs.
Pour la première fois, les troupes indigènes ont l'ordre de tirer sur des
blancs. Un tabou est levé, la perception de l'homme blanc est en train de
changer.
Une guerre avec ses spécificités africaines
Le 22 août survient une deuxième attaque: mouillant sur le lac Tanganyika, le
vapeur allemand Hedwig von Wissmann, armé d'un canon de 37 mm destiné à
l'origine à la lutte contre les esclavagistes, va forcer à l'échouage le vapeur
belge Alexandre Delcommune de la flotte du Chemin de Fer des Grands Lacs. Les
lacs Tanganyika et Kivu sont bientôt sous domination allemande, la « Guerre
des lacs » est engagée.
Les troupes de la reconquête belge n'auront d'autre choix que de se déployer
sur la frontière orientale par voie terrestre, au travers de hautes montagnes,
où le seul atout des Belges était leur bonne connaissance des populations
indigènes. Tout au long de ces mouvements, on peut observer une particularité
qu'on ne verra jamais en Europe: des porteurs. Le mulet est traditionnellement
adapté au transport des armes et du ravitaillement mais il n'est en revanche
pas du tout adapté aux conditions de la région: de la jungle à perte de vue,
des routes montagneuses et souvent inexistantes. Il faut donc s'en remettre aux
porteurs. Ces porteurs payeront un énorme tribut à la guerre. On en utilisera
60.000 au Congo pendant ces quatre années de guerre, dont 8.000 intégrés à la
Force Publique. Dans le camp belge, un peu plus de 9.000 indigènes (porteurs ou
miliciens) mourront, contre à peine 58 Européens.
Monter une armée
Il faudra attendre 1916 pour que le cours de la guerre se retourne. Belges et
Britanniques vont monter une opération des plus atypiques pour acheminer sur le
lac Tanganyika quelques navires de guerre capables de réduire au silence la
flotte allemande du Tanganyika. Dans le même temps se masse à la frontière
l'équivalent d'une division d'armée. Réfugié au Havre, le ministre belge des
Colonies Jules Renkin avait décidé la constitution d'une véritable force de
riposte: il ordonne l'envoi de matériel (et de personnel) utile à la mise sur
pied de deux brigades indigènes, avec à chaque fois deux régiments et une
batterie d'artillerie. Il ordonne également la constitution d'un régiment
spécifique dédié à la protection du lac Tanganyika, qu'on appellera
« détachement des lacs ». Sous les ordres de Charles Tombeur, désormais promu au
grade de général, sont regroupés 15.000 Congolais et 700 Belges, pour faire
face aux (désormais) 14.000 askaris du colonel Von Lettow-Vorbeck.
« Les Alliés vont tout faire pour reprendre le contrôle des lacs. Après de
nombreux effort, le 9 février 1916, le Hedwig Van Wissman, fleuron de la
flottille allemande sera coulé , conclut Pierre Lierneux. Les frontières
entièrement sécurisées, l'offensive allait pouvoir enfin commencer. 15.000
hommes s'élancèrent alors vers l'Est. Vers Mahenge et surtout vers Tabora, qui
sera le théâtre d'une des plus belles victoires du futur lieutenant-général (et
baron) Charles Tombeur de Tabora. » Car cette reconquête des lacs donne le
signal d'une percée belge dans l'actuel Rwanda: le mouvement commence en avril
1916, le territoire rwandais est pris aux Allemands en juin, après quoi Charles
Tombeur réoriente son effort vers Tabora (nord-est de la Tanzanie), qui
représente à l'époque le principal centre de la présence allemande dans l'Est
africain. Le 20 septembre 1916, les Belges y font leur entrée: l'Allemagne a
perdu bien plus que la guerre des lacs.
GÉRALD VANBELLINGEN