Citation
Plus tard ils se sont convaincus que Dieu seul avait pu nous mener jusqu'à eux. Dieu et un vaillant 4 x 4. Et puis aussi Sam Kiley, notre confrère du «Times», qui, s'il n'avait essuyé quelques jours auparavant plusieurs coups de feu à l'entrée de la piste, n'aurait pas entrepris de nous persuader que plus-haut subsistaient des hommes traqués. « Sur les collines, ils tuent encore tous les jours », avaient confirmé un prêtre dans la vallée. Mais si Dieu eut véritablement un messager, ce jeudi 30 juin, ce fût suement Théoneste. Sans la témérité d’un jeune homme affamé, se glissant hors de la forêt pour venir, le cœur battant, glaner quelques grappes de sorgho au bord du chemin creux, il n'eût été personne pour nous guider jusqu'au centre de l'enfer.
Surpris, l'homme se fige, rajuste les quelques haillons qui couvrent son corps décharné. Le soleil de 11 heures, jouant avec les derniers lambeaux de brume enore accrochés au mont Karogi [Karongi], confère au malheureux l'apparence d'un spectre. D'une main tremblante, il désigne le panier où gisent quelques panicules de sorgho encore vert; de l'autre, il masse son ventre creux. Il tente une explication en Kinyarwanda, paraît s'excuser, puis embrasse d'un geste ample les cases brûlées aux toitures emportées et plus loin, la bananeraie dévastée, comme balayée par un probable ouragan. « Interahamwe ?» Il hoche la tête. Oui, c'est bien là l'œuvre des miliciens hutus. En gesticulant, il a écarté un pan de sa chemise déchirée. Là, sur son flanc droit, un trou béant d'où s'écoule une écume jaunâtre. Il a surpris notre regard. Il mime un lancer, suivi d'une explosion. Une grenade. Un éclat de grenade. Le doigt toujours tremblant, il désigne encore son torse maigre : « Théoneste.» Puis il montre l'orée de la forêt : « Tutsis, Tutsis, Tutsis.…» Ainsi donc, il y en a d'autres terrés dans le bois. Théoneste nous fait signe de le suivre. Il marche vite, d’une démarche souple presque animale.
Nous traversons un champ en friche sans nous douter un instant qu'à cet endroit précis, au bord d'une piste inconnue, débutera dans quelques heures une des plus grandes opérations de secours jamais menées par l'armée française. Soudain, à l'entrée du sentier qui mène à la rivière, un groupe surgit. Habillés de guenilles, s'appuyant sur de longs bâtons, ils s'avancent, silhouettes fantomatiques, comme des zombies tout juste extraits de leur tombe. Conscient de l'aspect effrayant de la petite troupe, Hérédion, leur chef, explique qu'ils ont été attaqués hier soir encore. « Une cinquantaine d'hommes, montés de Gishita, encadrés par quatre militaires avec des fusils. Nous avons couru une bonne partie de la nuit.» Le jeune homme s'excuse aussi pour son français hésitant. «Ils ont tué en priorité nos intellectuels. Notre conseiller à la commune de Bisesero, Benoît Gatwaza, a été tué à la rivière dès le premier jour. Casimir le maître des enfants et Kabada le commerçant aussi : le bourgmestre de Gisovu avait demandé leur tête. Les miliciens, après les avoir décapités, les lui ont apportées. Pour eux, c'était une grande joie de tuer des hommes savants. Moi même, qui ne suis pas bien considérable, mon conseiller de secteur a offert quatre mille francs rwandais à celui qui lui rapportera ma tête. J'étais le chanteur du village. Il y a quatre ans, quand le président Habyarimana est venu inaugurer le bureau communal de Gisovu, j'ai chanté pour lui. C'est sûrement pour cela que le bourgmestre veut ma tête : il sera fier de la montrer aux autres bourgmestres du secteur».
La femme nous montre sur son crâne un trou au fond duquel palpitent ses méninges
On voudrait croire à un cauchemar, à| une sinistre affabulaton, s'il n'y avait les macabres reliques qui jalonnent le chemin de la rivière. Ici, deux corps d'enfants parcheminés : «Ce sont Charlotte et Claudine, mes deux cousines, glisse un jeune garçon. Ils les ont crucifiées.» Là, une jeune femme abattue en pleine course, tandis qu'elle fuyait ses bourreaux. Ses deux mains ont été tranchées. Encore un de ces trophées dont le bourgmestre était friand, Dans la rivière, au pied d'une chute, quatre corps, le père, la mère, les deux jeunes enfants. Ils ont été abattus hier. Blessés, ils n'avaient aucune chance. Ils on choisi de mourir ensemble.
Depuis trois mois, le scénario est immuable. Tous les jours, vers 8 heures, quelques militaires armés de fusils prennent position sur les collines. Au signal, ils tirent au jugé en direction de la vallée. Les moribonds affolés courent vers la forêt. Là, un double rideau de miliciens les attend, machette à la main. Ceux qui parviennent à le franchir sont ensuite traqués au fusil lance-grenades. Les coups de feu entendus les jours précédents par les commandos de marines installés à Gishita, au bord du lac Kivu, ne témoignaient donc pas de combats entre F.p.r. et forces gouvernementales. Les soldats français en étaient pourtant convaincus. Ce matin, à l'aube, une petite unité commandée par le capitaine de frégate Marin Gillier s'est même lancée dans la quête chimérique d'une infiltration rebelle là-haut, vers Gisovu. Sans se douter que le village qui s'affichait martyr est en vérité celui des bourreaux.
Tout à l'heure, Hérédion s'est souvenu qu'un homme savant subsistait au sein de là communauté. « Hier encore, en tout cas, il était vivant, S'il n'est pas mort cette nuit, il doit être dans son trou.» Son trou? Hérédion explique que Bernard, un étudiant en deuxième année de philosophie a découvert voilà deux mois une petite faille géologique au cœur de la forêt. Dans le doute, on envoie un émissaire chercher Bernard dans son trou... Ils sont maintenant près de deux cents à nous entourer. Une bonne moitié est gravement blessée. Des hommes dans la force de l'âge, en majorité. Les vieillards et les femmes enceintes sont morts les premiers. Puis ce fut le tour des mères, qui «ne peuvent pas courir, surtout quand elles ont un nourrisson sur le dos». Quelques enfants ont survécu. Les blessûres sont spectaculaires. Charles a l'œil droit énucléé par un éclat de grenade. Immaculée, 9 ans, le pied à demi arraché par une balle tirée à bout portant. Les lances les serpettes et les casse-tête ont occasionné des dégâts considérables. Savelina, une des rares femmes rescapées, s'approche et penche la tête : médusés, nous découvrons sur son crâne un trou large de dix centimètres au fond duquel palpitent ses méninges. Certains, dont les membres tailladés à coups de machette se sont gangrenés, dégagent une odeur épouvantable.
Sur la ligne de crête, les tueurs attendent que nous soyons partis
Soudain, un mouvement agite l'assemblée. Leurs yeux exercés ont décelé plusieurs silhouettes là-haut, sur la ligne de crête. « Ce sont nos tueurs, explique Hérédion. Ils attendent que vous soyez partis pour attaquer.» Nous le rassurons : les militaires français devraient bientôt arriver. Le capitaine de frégate Marin Gillier nous l'a affirmé ce matin, tandis que nous le quittions sur la place de Gisovu pour nous diriger vers la forêt. «Si j'en ai le temps, j'irai demain à la forêt» « Alors, ce soir, il faudra que l'on coure une dernière fois», conclut Hérédion.
Ce ne sera plus la peine. Il est un peu plus de 14 heures quand une patrouille de reconnaissance française surgit soudain au détour du chemin. Guidés par le capitaine Dinant [Dunant], les officiers de renseignement ont décidé de pousser jusqu'au bois. Descendus de leur Jeep, les Français ne tardent pas à mesurer l'ampleur de la tragédie. En quelques minutes, les commandos de marines toujours à Gisovu sont prévenus. Les hélicoptères alertés. En attendant les secours, les hommes pointent un fusil mitrailleur en direction des collines où les tueurs observent toujours la scène. On procède à une première distribution de biscuits énergétiques. À 14 h 25, un pick-up passant en trombe l'interrompt. « C'est le véhicule communal de Gisovu, glisse Hérédion. C'est toujours lui qui amène ici les interahamwe.» Dressés à l'arrière, cinq soldats rwandais arrogants, dont l'un revêtu d'une superbe pelisse de seigneur de la guerre saluent la foule du V de la victoire. Stupeur: ces centaines de rescapés aux allures de zombies éclatent d'un rire immense au nez de leurs bourreaux.
« Pourquoi avez-vous ri?» demande un militaire français.
«Parce que vous êtes là», répond un jeune garçon souriant en rajustant son chapeau cabossé.
"Je n'en veux pas aux Hutus. Les vrais responsables des massacres, ce sont les autorités"
La distribution de vivres peut reprendre. Bernard, l'étudiant en philosophie, n'y participe pas. Sitôt prévenu, il s'est extrait de son trou et préfère raconter maintenant son histoire d’une voix douce. Elle est représentative du calvaire vécu par les miraculés de Bisesero. « Quand tout à commencé, explique-t-il, j'étais en vacances depuis trois jours chez moi, à Kagabiro, un hameau à une vingtaine de kilomètres d'ici. Mon père était enseignant tout près, à Mobuga. Le 8 au soir, nous étions seuls, mon père, Charles, mes deux sœurs, Charlotte, 20 ans, Alphonsine, 17 ans, et moi. Ma mère est morte il y a plusieurs années, Alphonse, mon frère aîné, se trouvait à ce moment-là à Kigali: je pense qu'il ne vit plus. Lorsque nous avons vu arriver les tueurs, nous avons eu le temps de nous échapper. Dissimulés dans les taillis, nous avons assisté au pillage de notre maison. Nous avions décidé de nous séparer pour accroître nos chances. Mon père était caché tout près de moi. Ils l'ont découvert et l'ont tué froidement à coups de machette. Le lendemain — c'était Le 9 avril -, ils ont trouvé Charlotte et Alphonsine... Je suis resté seul. J'ai décidé de rejoindre la paroisse de Mobuga [Mubuga], comme beaucoup de Tutsis. J'y étais réfugié depuis trois jours, quand, à l'aube du 12 avril il ont attaqué l'église. Nous avons réussi à maintenir la porte fermée. Ils ont lancé des gaz lacrymogènes et tiré au fusil à travers la porte. Plusieurs des nôtres ont été touchés. Avec un petit groupe, je me suis enfui par la fenêtre. Ce fut ma chance puisque, le lendemain, ils sont revenus finir le travail dans l’église à coups de machette. En quittant l'église, nous escomptions gagner le Burundi. Nous nous sommes mis en marche, progressant de nuit; la piste était contrôlée et les Hutus organisaient des battues. Nous formions un groupe de neuf jeunes. Deux ont été tués en cours de route. Des sept autres, nous ne sommes plus aujourd’hui que deux. Nous ignorions alors que d'autres Tutsis s'étaient réfugiés ici, autour du village de Bisesero. On disait que les habitants y avaient été massacrés. La région était particulièrement visée car à dominante tutsie. Le 13 avril, en traversant la zone, nous nous sommes rendu compte que les réfugiés y étaient nombreux. On se sent plus fort ensemble, et ces collines couvertes de forêts recèlent bien des cachettes : nous avons décidé de rester. Les premiers jours, nous nous sommes efforcés de nous défendre contre les attaques des miliciens, mais rapidement c'est devenu impossible : l'armée les aidait dans leur traque et ils avaient aussi des chiens.
Dès lors, nous avons commence à courir le jour et à nous cacher la nuit. J'ai de la chance : je suis sportif. Je pratique le football depuis mon enfance. Cela m'a probablement sauvé. Et puis il y'avait aussi le trou: je l'ai découvert un jour, par hasard, alors que je courais dans la forêt. Je m'y suis glissé et je l'ai agrandi: j'ai pu y loger huit personnes. Je m'étais entendu avec un autre garçon qui se dissimulait, lui, dans un buisson de ronces non loin de là. Quand nous pénétrions dans le trou, il en dissimulait l'entrée avec des broussailles. Plusieurs fois, nous nous sommes crus perdus. Une nuit, un soldat rwandais qui venait tous les soirs jeter au hasard des grenades dans la forêt a même posé le pied juste à l'entrée du trou. Je voyais ses bottes. Je l'ai entendu crier : “J'en ai vu un!” J'ai pensé : cette Fois, c'est fini. Quelques jours plus tôt, ils avaient surpris deux cents personnes environ dans un trou voisin, beaucoup plus profond. Ils les avaient ensevelies sous de grosses pierres. Mais Dieu était avec moi : le soldat a fini par s'éloigner.
Cette dernière semaine a été la pire de toutes. Les miliciens voulaient finir le travail avant votre arrivée. Beaucoup d'entre nous ont été abattus: d'autres, à bout de forces et de nerfs ont préféré se suicider. ils se sont pendus. Moi, j'avais décidé de tenter le tout pour le tout pour rejoindre le Burundi. Et puis, tout à l'heure, on m'a prévenu de votre arrivée...»
La nuit est tombée. Bernard descend dans La forêt jusqu'au trou. Une dernière fois, le jeune homme se glisse dans l'étroite faille pour y récupérer tous ses biens : un haut de survêtement et une Bible offerte par un ami peu avant sa mort. Le livre à la main, il se recueille un instant : «Je n'en veux pas aux Hutus, murmure-t-il. Fondamentalement. je ne peux pas les condamner. Les vrais responsables des massacres, ce sont les autorités.»
Là-haut, dans le champ où, quelques heures plus tôt, Théoneste glanait des grappes de sorgho, on aperçoit maintenant une noria d'hélicoptères emportant vers le Zaire les blessés les plus graves. Les yeux rivés sur l'étrange ballet. Bernard n'a pas eu, en s'éloignant, un seul regard pour le trou.