Fiche du document numéro 781

Num
781
Date
Jeudi 21 juillet 1994
Amj
Taille
140076
Titre
Sans abris, sans eau, sans soins...
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Sans abris, sans eau, sans soins...
Frédéric Fritscher
Le Monde, 21 juillet 1994
CYANGUGU (RWANDA), de notre envoyé spécial.
L’agréable senteur des eucalyptus et des pins enveloppe les collines de Cyangugu, la ville de l’extrême
sud-ouest rwandais qui fait face, sur le lac Kivu, à Bukavu, l’ancien lieu de villégiature des colons belges
au Zaïre. Des centaines de personnes se laissent glisser au gré des pentes vers le poste-frontière. Elles se
dirigent vers le Zaïre et l’exil. Trois cent mille sont déjà à Bukavu.
Selon le porte-parole du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR), Panos Mountzis,
six cent mille personnes descendent de Kibuyé vers Cyangugu et six cent mille autres ont quitté Gikongoro
pour la même destination. Un million deux cent mille Rwandais seraient donc sur les routes dans la zone
de sécurité et d’exclusion militaire sous contrôle français.
« Nous ne savons pas combien de personnes seront encore au Rwanda à la fin de cette semaine »,
remarque M. Mountzis en rappelant que déjà plus d’un million de réfugiés sont autour de Goma. « Il nous
faudrait un vol humanitaire par minute pour venir en aide convenablement à chaque exilé », ironise-t-il,
avant d’annoncer que quatorze avions ont déchargé, mardi 19 juillet, leur cargaison de nourriture et de
matériel logistique.
La situation est catastrophique. Les réfugiés sont pour la plupart sans abri, sans nourriture, sans eau
et sans soins depuis plusieurs jours. Des dizaines d’entre eux, parmi les plus affaiblis, sont déjà morts,
emportés par des maladies contre lesquelles ils ne pouvaient plus lutter. Des corps enroulés dans des
couvertures jalonnent la route qui mène de Goma à l’aéroport, où les troupes françaises sont installées.
L’âcre fumée bleuâtre de milliers de petits feux de bois vert rend l’atmosphère irrespirable et oblige les
voitures à rouler tous phares allumés avant même que la nuit ne soit tombée.
Au Sud, le pire pourrait être évité si les agences de l’ONU et les organisations non gouvernementales
(ONG) trouvaient les moyens d’organiser les secours avant que le drame annoncé n’éclate. Plusieurs
centaines de militaires des forces armées rwandaises (FAR) patientent en bourrant leurs véhicules de
nourriture et d’effets personnels. Ils n’ont plus ni armes ni galons. Certains ne portent plus leur béret.
En treillis de combat, Emmanuel hésite à parler. Les autres soldats lui jettent des regards désapprobateurs. Mais il finit par lâcher : « Je pars, j’obéis aux ordres de mes supérieurs. »
Avant de quitter Cyangugu dimanche, le président et les ministres du gouvernement intérimaire rwandais (GIR) ont lancé des appels à la population pour qu’elle les suive dans leur exil. Le chef d’état-major
des FAR, le général Augustin Bizimungu, a suivi le même chemin, donnant des instructions similaires à
ses troupes.
La Radio des Mille Collines, la voix des extrémistes hutus qui avait incité les milices à massacrer
Tutsis et Hutus modérés a suivi l’état-major des FAR dans ses retraites successives (lire l’article d’Ariane
Chemin, page 17). Militants acharnés, les « journalistes-animateurs » qui se pavanaient, il y a trois
semaines, dans Kigali avec des vestes de combat bariolées n’ont pas perdu leur verve. Retranchés à
Gisenyi, puis à Cyangugu, ils étaient toujours la voix du GIR et des FAR en déroute, intimant aux
populations de prendre la route du Zaïre. Dans leurs propos violemment antifrançais, ils menaçaient de
représailles et de mort ceux qui ne partiraient pas.
Le lieutenant-colonel Jacques Hogard, commandant de la partie sud de la zone de sécurité française,
a fait preuve de fermeté. En même temps qu’il notifiait dimanche au président et aux ministres du GIR
sa décision de les voir quitter Cyangugu, il insistait pour que la Radio des Mille Collines parte aussi.
Coupables d’incitation aux massacres, les journalistes de la station ont leur part de responsabilité dans
les malheurs qui frappent maintenant les réfugiés. Le lieutenant-colonel a eu gain de cause. La Radio des
Mille Collines qui lançait lundi matin : « Le FPR a mis quatre ans pour rentrer au Rwanda avec deux

1

2

cent mille personnes. Nous mettrons un mois pour revenir avec cinq millions » est maintenant à Bukavu,
avec le GIR.
Les légionnaires de Jacques Hogard ont évité le pire à Cyangugu. Ils ont mis fin aux pillages, aux
meurtres et aux réquisitions intempestives de véhicules. Ils ont arrêté lundi une vingtaine de soldats des
FAR qui pillaient les magasins de l’avenue centrale de Kamembé, dans les faubourgs de Cyangugu. Ils
sont arrivés à temps pour éviter qu’un entrepôt du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ne
soit complètement dévalisé. Ses hommes ont pris sur le fait cinquante soldats qui s’emparaient de sacs de
grain : 115 tonnes s’étaient déjà évaporées. Ils ont contraint les militaires à remettre en place 150 tonnes
de maïs, après les avoir désarmés. Une ONG suédoise a eu moins de chance, qui s’est fait voler 30 tonnes
de nourriture.
Les parachutistes du 2e RPIMa font régner l’ordre en ville. Ils désarment systématiquement les militaires et les civils. Seuls les gendarmes, qui continuent d’assumer leurs fonctions, sont autorisés à porter
leurs armes. Un véritable arsenal pris aux FAR est entreposé au quartier général de l’opération « Turquoise », à Cyangugu. Une mitrailleuse 12,7 millimètres voisine avec des fusils d’assaut sud-africains R4,
des AK-47 de l’ancien bloc de l’Est, des FAL belges et des G3 allemands. Des obus de mortier de 82
millimètres chinois sont stockés près de caisses de grenades et de munitions de calibres divers.
Freiner l’exode des populations
D’autres armes sont empilées près de la frontière. A proximité, un soldat rwandais, Jean-Didier Habymana, gesticule à la vue des bérets verts de la légion. « Il y a un mois, on a accueilli les Français
avec des fleurs. Maintenant, on le regrette. Ils ne nous ont pas aidés contre le FPR », dit-il. La tâche
des militaires français dans le Sud est d’autant plus délicate qu’elle inclut maintenant le maintien de
l’ordre, des missions humanitaires et certaines tâches abandonnées par l’administration. « Il faut que je
rétablisse l’eau courante, que je veille au bon fonctionnement de la centrale électrique, que je m’occupe des
contrôleurs aériens. Et tous me demandent : qui va nous payer maintenant ? », dit le lieutenant-colonel
Hogard, en déplorant le départ du préfet de Cyangugu.
Mais sa préoccupation principale est de freiner l’exode des populations. Les hélicoptères français ont
lâché des dizaines de milliers de tracts sur la région de Cyangugu, expliquant aux Rwandais que les
troupes françaises assuraient leur sécurité, l’approvisionnement et les soins médicaux, pour les inciter à
rester sur place. Des arguments qui ne pèsent cependant pas lourd devant les menaces de représailles et
de mort proférées par le GIR et Radio Mille Collines à l’encontre de ceux qui ne choisiraient pas l’exode.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024