Fiche du document numéro 6238

Num
6238
Date
Vendredi 4 avril 2014
Amj
Taille
165016
Titre
Rwanda. « Un pays se grandit quand il reconnaît ses erreurs »
Sous titre
Le rôle de la France dans le génocide rwandais reste à éclaircir. Interview de Pierre Brana, co-rapporteur de la Mission d’information parlementaire qui a travaillé sur le sujet.
Nom cité
Mot-clé
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
En 1998, le député socialiste Pierre Brana était co-rapporteur, avec Bernard Cazeneuve, de la Mission d’information parlementaire chargée d’examiner le rôle de la France au Rwanda. 20 ans après le génocide, il revient sur les zones d’ombres des relations entre les deux pays

Une commission d’enquête parlementaire aurait-elle permis d’aller plus loin dans la recherche de la vérité ?

- J’aurais préféré une commission d’enquête, car les auditions ayant lieu sous serment, elles sont plus solennelles, à la hauteur de la gravité d’un événement pareil. Des députés firent valoir que des personnes étrangères risquaient de refuser de venir s’exprimer si c’était le cas. D’autres soulignèrent qu’une commission d’enquête est limitée à six mois alors que nos travaux ont duré neuf mois. Je ne suis pas sûr qu’une commission d’enquête, même si elle avait ma préférence, aurait permis d’aller plus loin.

Avez-vous pu interroger toutes les personnes souhaitées ?

- Oui, à une exception que je regrette : Paul Barril. Parce qu’au début, plusieurs membres de la mission estimaient que son audition n’apporterait pas grand-chose. Quand il a été finalement décidé de l’interroger, c’était trop tard.

En octobre 1990, la France intervient militairement au Rwanda. Cette opération baptisée Noroît a-t-elle une base légale ?

- Non. L’opération Noroît, du moins lors de son lancement, n’a pas de base juridique. Il existait bien le 1er octobre 1990, un accord d’assistance militaire qui datait de 1975, mais il recouvrait que l’organisation et l’instruction de la gendarmerie. Ce n’est que vingt-trois mois après que, se rendant compte de l’illégalité de la situation, les autorités françaises signent le 26 août 1992 un avenant remplaçant les termes de « gendarmerie rwandaise » par « Forces armées rwandaises ». Parler d’opération secrète n’est pas excessif. Michel Rocard (alors premier ministre Ndlr) dit qu’elle n’a été discutée qu’en deux, trois minutes en conseil des ministres.

En allant combattre les rebelles tutsi du FPR (Front patriotique rwandais), les militaires français viennent défendre un régime contre une agression extérieure ou participer à une guerre civile ?

- Lors de la Mission, on nous avait présenté l’attaque du FPR comme une offensive "ougando-tutsi". Pour en savoir plus, je suis allé sur le terrain. En Ouganda, en septembre1998. J’ai rencontré différentes personnalités en activité lors de Noroît. Toutes m’ont dit que les descendants des réfugiés tutsis qui avaient fui le Rwanda, lors de la Révolution de 1959, voulaient revenir dans leur pays. D’autant qu’à partir de 1986, l’opposition ougandaise faisait campagne contre cette présence rwandaise et trouvait un incontestable écho auprès de la population locale. Des demandes ont été faites par les autorités ougandaises auprès du président rwandais, Juvénal Habyarimana, pour qu’il accepte leur retour. Il a répondu qu’il n’y avait « pas de place dans (son) pays pour les accueillir ». C’est alors que les militaires tutsis quittent l’armée ougandaise, en emportant armes et matériel, et passent à l’attaque pour obtenir par la force ce qu’ils n’avaient pas pu obtenir par la négociation. C’est donc bien davantage d’une guerre civile qu’il s’agit que d’une agression extérieure.

Dans sa lutte contre le FPR, l’armée française a-t-elle, à certain moment, basculé dans la cobelligérance aux côtés des Forces armées rwandaises ? Sommes-nous certains qu’il n’y a pas eu, de sa part, d’engagement direct ?

- Je crois que l’aide militaire de la France est progressivement devenue plus active sous forme de conseils, d’assistance, d’instructions aux Forces armées rwandaises (FAR). Il y a eu, en effet, une sorte de cobelligérance. Quand l’armée française a participé à l’élaboration de plans de bataille. Elle a même envoyé des conseillers pour instruire les FAR au maniement de matériels sophistiqués. Est-ce qu’il y a eu même des engagements directs ? Un journaliste, correspondant de guerre d’un journal de l’est-africain, m’a dit avoir vu aux jumelles des blancs avec les FAR aux combats. Les militaires du FPR lui ont dit que c’étaient des Français, mais il n’a pas pu les approcher. L’imbrication de l’armée française avec l’armée rwandaise est incontestable.

Que savait la Mission d’information parlementaire sur l’opération Chimère de février-mars 1993 ? Son chef, le général Didier Tauzin, a expliqué dans un livre (« Je demande justice pour la France et ses soldats ») qu’il a pris, de facto, la tête de l’état-major rwandais.

- Nous lui répondons indirectement dans notre rapport lorsque nous écrivons : « Comment la France a-t-elle pu en février-mars 93 en arriver à ce point d’engagement qui conduit certains militaires français à considérer qu’à travers la mission d’assistance opérationnelle qu’ils mènent, ils dirigent et commandent indirectement une armée, en l’occurrence celle d’un Etat étranger ». C’est très clair !

Quelle part a joué dans l’engagement militaire français au Rwanda le complexe dit de Fachoda, cette peur de perdre du terrain face à l’Afrique anglophone ?

- Le complexe de Fachoda a joué une part non négligeable si j’en crois la réaction des députés membres de la mission et celle de l’exécutif de l’époque. Il est vrai que le FPR parlait l’anglais suite à son long séjour en Ouganda anglophone. Et les Forces armées rwandaises parlaient le français. Ça a joué incontestablement. Les députés mettaient en avant la volonté des Américains d’étendre leur influence en Afrique. Mes entretiens au Pentagone m’ont fait relativiser cette théorie. Le Rwanda était un petit pays, dénué de toutes richesses, sans importance stratégique. Je ne crois pas que les Etats-Unis s’intéressaient au Rwanda. Mais ce complexe a joué sur le Président et sur beaucoup de militaires, de politiques aussi, tous imprégnés de l’Histoire de la France et de la Grande Bretagne en Afrique. Ce fil rouge était très fort.

Officiellement, la France s’engage militairement pour faciliter un accord de paix. En pratique, a-t-elle pesé de tout son poids pour permettre la conclusion puis l’application des accords dits d’Arusha ?

- Il y a eu plusieurs accords d’Arusha qui étaient des chiffons de papier pour Habyarimana. L’établissement de la paix nécessitait une acceptation en retour des réfugiés, la fin de la discrimination ethnique et la démocratisation. Le multipartisme n’a été instauré qu’en juin 1991, sous la pression. Les quotas ethniques (pas plus de 9% de Tutsi) existaient pour l’institution scolaire et l’accès aux emplois publics. Et le pouvoir réagissait peu aux massacres ethniques quand il ne les encourageait pas. Conformément aux principes énoncés par François Mitterrand dans son discours de La Baule, la France demandait la démocratisation du régime mais sans jamais y subordonner son aide militaire. Faute d’une telle mise en demeure, le pouvoir rwandais a louvoyé en laissant traîner les choses. Un exemple : la carte d’identité qui mentionnait l’appartenance ethnique de son possesseur. Un outil très dangereux dans un pays où des massacres ethniques ont été nombreux. On sait bien le rôle joué pendant le génocide par ces mentions, qui équivalaient à des sentences de mort. La France avait demandé la suppression de toute mention ethnique. Elle a même envisagé de financer l’opération. Habyarimana a d’abord semblé d’accord mais il n’a rien fait. Il n’y a eu aucun commencement d’application. Et la France n’a pas lancé d’ultimatum alors qu’on assistait à une dérive raciste et à la multiplication des appels aux meurtres. La France n’a pas pesé de tout son poids pour faciliter l’établissement de la paix. Pourquoi ? Cela fait partie des interrogations qui continuent de se poser.

Un génocide ou du moins des massacres de très grande ampleur étaient-ils prévisibles ?

- En 1992-93, il apparaissait nettement que le génocide était prévisible. Lors de son audition, Georges Martres, qui était ambassadeur de France à Kigali de 1989 à 1993, a déclaré que le génocide était « prévisible dès octobre 1993, sans pour autant qu’on puisse en imaginer l’ampleur ». Il a, du reste, ajouté que le génocide constituait une hantise quotidienne pour les Tutsis. Ça nous a amené à écrire qu'avec « une telle clairvoyance qui n’apparait pas tout le temps dans les dépêches diplomatiques, on peut s’étonner de l’inaction des autorités françaises ». Les médias qui prônaient des positions extrêmement racistes n’étaient pas empêchés par le pouvoir en place. Au contraire, ils étaient encouragés. Radio des Mille Collines appelait à l’extermination des Tutsis, des « cancrelats », comme elle disait, à une solution radicale, finale. Il y avait un climat extrêmement lourd, signe d’un orage que l’on voyait monter.

Comment expliquez-vous la différence d’appréciation de la situation entre la Direction des renseignements militaires (DRM) et la DGSE ?

- Je me souviens surtout du peu d’informations apportées par les services de renseignement. Tous les documents que nous leur avons demandés ont été déclassifiés. Nous n’avons pas essuyé de refus. Mais nous ont-ils tout donné ? Je l’ignore. La DRM s’est occupée du Rwanda de juin 1992 à décembre 1993, surtout. La DRM et la DGSE ont même indiqué que le 6 avril 1994, ils ne disposaient de personne sur place. Ce qui est curieux. Elles ont reconnu que si la coopération entre leurs services était bonne, la coordination faisait défaut. Et j’ai retrouvé dans le rapport le passage suivant que je cite : « S’agissant du renseignement qui n’a pas permis d’alerter à temps les responsables politiques des risques de dérive du régime rwandais, une politique adaptée aux nouvelles données du monde de l’après-guerre froide notamment en Afrique doit être défini. L’enjeu ne peut plus être d’appuyer des régimes favorables à nos intérêts quelques soient leurs pratiques intérieures. La pratique du renseignement doit évoluer en conséquence ».

Après le début du génocide, 394 Rwandais ont été évacués de Kigali par les soldats français dans le cadre de l’opération Amaryllis. Qui étaient-ils ? Qui a pris la décision de les évacuer ?

- En pareil cas, la règle veut que l’ambassadeur de France établisse les listes et l’ordre de priorité des personnalités françaises et étrangères à évacuer. Bien entendu, en pratique, les choses sont beaucoup plus compliquées. Des décisions ponctuelles peuvent être prises sur le terrain. On en a cité certaines. Globalement, 1238 personnes ont été évacuées par la France dont 454 Français et 784 étrangers parmi lesquels 612 Africains dont 394 Rwandais. Pour ces Rwandais, il semble bien qu’il y ait eu deux poids deux mesures. Le traitement accordé à l’entourage de la famille Habyarimana est bien plus favorable qu’aux employés tutsis de la représentation française. Au fond, qu’on le veuille ou non, la France était alliée au pouvoir rwandais. Or les Tutsis de la représentation française, par le fait même de leur carte d’identité, étaient plus menacés que les autres. Ça fait partie des interrogations lourdes. Le général Christian Quesnot qui était le chef d’Etat-major du Président Mitterrand, d’avril 1991 à septembre 1995, a estimé lors de son audition que l’union des forces d’évacuation avec celles de la Mission des Nations unies, la Minuar, aurait permis d’arrêter le génocide dès son commencement. Pourquoi la France n’a-t-elle pas pesé immédiatement auprès de l’ONU pour réagir dans les plus brefs délais ? Pourquoi a-t-elle voté, le 21 avril 1994, en plein génocide, la résolution 912 qui décide de réduire drastiquement les effectifs de la Minuar ? On a fait comme les autres. Mais ce n’est pas une excuse. L’Onu va attendre deux mois avant d’admettre qu’un génocide est en train de se produire alors qu’il est connu dès ses débuts. Reconnaître des actes de génocide, comme le fait le conseil de sécurité dans sa résolution, le 8 juin 1994, entraîne l’obligation d’intervenir, d’après la chartre de l’ONU. Or on n’avait pas très envie d’intervenir.

La France a-t-elle livré des armes aux forces rwandaises durant le génocide en dépit de l’embargo onusien ?

- Cette question fait partie incontestablement des zones d’ombres. Sur ces accusations, on a eu des informations contradictoires sans pouvoir démêler le vrai du faux.

L’opération Turquoise lancée le 22 juin 1994 par la France répond-elle à une logique purement humanitaire ?

- Cette opération a eu des aspects incontestablement humanitaires : des civils ont été soignés, des secours ont été apportés, des vies sauvées. Mais pourquoi envoie-t-on des Français qui ont été précédemment en poste au Rwanda ? Certes, il peut être répondu qu’ils connaissent le terrain. Mais on mettait ces militaires dans une situation impossible : de compagnons d’arme des FAR, ils passent à un statut d’impartialité. Cela les amenait à traiter de la même manière leurs amis et leurs ennemis d’hier. On peut regretter que l’armée française dans cette zone ne procède pas au désarmement systématique des milices et des FAR alors que la résolution du conseil de sécurité avait autorisé la France à recourir "à tous les moyens". Pourquoi n’a-t-on pas, également, procédé à l’arrestation des membres du gouvernement génocidaire pour les garder et les remettre à la justice internationale en cours de création ? C’est plus que regrettable. Je sais bien que ces arrestations ne figuraient pas dans le mandat, mais on aurait pu le faire de façon conservatoire.

Le Premier ministre Edouard Balladur et le Président Mitterrand divergeaient-ils sur les objectifs de Turquoise ?

- Effectivement, il y avait deux options envisagées, comme l’a reconnu le Premier ministre : celle d’une interposition entre le FPR et les FAR. Ce qui impliquait une action de guerre. Et celle d’une intervention strictement humanitaire. On sait que c’est cette deuxième option qui a été choisie. En annexe du rapport, nous publions une lettre d’Edouard Balladur dans laquelle il précise : « Il n’était pas question (aux) yeux (du président Mitterrand) d’arrêter les auteurs du génocide et il n’était pas question aux miens de permettre à ceux-ci de se réfugier au Zaïre ».

En 2010, Nicolas Sarkozy a admis que la France avait commis des erreurs au Rwanda. Faut-il aller plus loin à l’occasion de ce vingtième anniversaire ?

- J’ai une position bien connue qui m’a valu d’âpres accrochages avec mes collègues. Selon moi, un pays se grandit quand il reconnait ses erreurs et ses fautes. Je n’ai pas changé. Le rapport fait état de fautes d’appréciations. Il y a des erreurs telles qu’il n’est pas impensable de les qualifier de fautes. C’était la première fois dans l’Histoire de la Ve république que le législatif contrôlait l’exécutif dans le domaine réservé de la défense ! Aller plus loin ? Bien sûr, les moyens parlementaires sont bien moindres que ceux d’un simple juge d’instruction. Je considère notre rapport comme une plateforme de données à partir desquelles les chercheurs et les journalistes d’investigation, et pourquoi pas les juges, pourront s’appuyer pour aller plus loin. Pour moi, c’est une base de départ, pas une base d’arrivée.

Propos recueillis par Christophe Boltanski - Le Nouvel Observateur

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