Fiche du document numéro 6199

Num
6199
Date
Mercredi 9 avril 2014
Amj
Auteur
Taille
176291
Titre
Rwanda 1994 : « Il n'a jamais été question d'un raid sur Kigali ! » [Interview de Jacques Hogard]
Sous titre
Jacques Hogard, chef du groupement sud de l'opération Turquoise à Cyangugu en 1994, démolit les accusations du capitaine Guillaume Ancel. Interview
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Langue
FR
Citation
Lundi, jour de l'ouverture des commémorations du génocide tutsi de 1994 et au lendemain des accusations portées par le président rwandais Paul Kagame, un ancien officier de l'armée de terre, Guillaume Ancel, engagé dans l'opération Turquoise censée venir en aide aux victimes, en a contesté le caractère humanitaire, soutenant que les ordres de mission étaient clairement de s'opposer à la rébellion du FPR par des actions offensives : « Je suis parti avec l'ordre d'opération de préparer un raid sur Kigali, a-t-il notamment affirmé sur France Culture. Quand on fait un raid sur Kigali, c'est pour remettre au pouvoir le gouvernement qu'on soutient, pas pour aller créer une radio libre. » À cette époque, Jacques Hogard était lieutenant-colonel de la Légion étrangère et commandait le groupement sud de l'opération Turquoise à Cyangugu, au sud-ouest du Rwanda. Il conteste vigoureusement ces accusations. Interview.

Le Point.fr : Le 7 avril, France Culture a affirmé sur la foi des déclarations d'un ancien officier français, Guillaume Ancel, que durant l'opération Turquoise l'armée française avait programmé une attaque terrestre sur Kigali, accompagnée de frappes aériennes. Qu'en pensez-vous ?

Jacques Hogard : Tout d'abord, je me souviens bien de Guillaume Ancel. Il s'est en effet trouvé sous mes ordres au sein du groupement sud de Turquoise. Arrivé un peu après la mise en place du groupement au Rwanda, il en est parti quelque temps avant notre propre départ. Le capitaine Ancel n'était pas un officier de Légion. Saint-cyrien de la promotion Cadets de la France libre, c'était un jeune capitaine détaché en renfort individuel du 68e RA (régiment d'artillerie) de la Valbonne. Il a été aussitôt affecté au DL (détachement de liaison, NDLR) humanitaire, dont la mission première, comme son nom l'indique, était d'établir la liaison et la coordination avec les ONG. Il n'a jamais été affecté au groupement sud en tant que « DL d'artillerie » comme il le prétend dans son interview. Il précise même qu'il était destiné à un emploi de TACP (chargé de l'appui aérien, NDLR). Or, l'organigramme du groupement sud n'a jamais comporté de DL d'artillerie ni de TACP, ni avant ni pendant l'opération Turquoise. Cette inexactitude, si elle est volontaire, est lourde de sens, alors que nous n'avons jamais disposé de telles équipes et qu'il n'en a jamais été question.

Dans quelles conditions avez-vous participé à Turquoise ?

Je suis arrivé au Rwanda par le Zaïre via Goma et Bukavu et ai installé le 30 juin mon PC sur l'aérodrome de Cyangugu, chef-lieu de la préfecture du même nom, ville-frontière rwandaise faisant face à la ville congolaise de Bukavu. Lorsque la formation du groupement que j'ai commandé a été décidée par l'état-major des armées à Paris, j'étais alors chef du bureau opérations au sein de l'état-major des FFDj (forces françaises de Djibouti, NDLR), et donc, en tant que tel, parfaitement au courant de tous les ordres d'opération qui émanaient du COIA (centre opérationnel interarmées, NDLR) à Paris, où je comptais encore de nombreux camarades, puisque j'y avais passé moi-même quelques années lors de mon affectation précédente. Jamais il n'a été question de créer un DL artillerie au groupement sud de Turquoise, constitué d'unités opérationnelles de la Légion étrangère autour d'un état-major tactique de différentes armes et spécialités. En revanche, un besoin bien réel avait été identifié : celui de disposer de DL humanitaires. Une équipe m'a donc été affectée composée de deux officiers : un commandant qui en était le chef et le capitaine Ancel. Ils avaient pour mission d'assurer la liaison et la coordination avec les ONG présentes, comme la Croix-Rouge internationale, Médecins du monde, l'Ordre de Malte et d'autres. Puis est rapidement apparue une deuxième mission : les opérations de récupération de survivants tutsi dont on nous signalait la présence. Pendant les quelques semaines où ces deux officiers sont restés avec nous, ce fut le coeur de leur travail.

Vous étiez le chef du capitaine Ancel. Qu'avez-vous pensé de son action ?

J'étais son chef, j'ai même eu à le noter ! Je ne l'ai jamais revu depuis bientôt 20 ans, mais je conserve le souvenir d'un gentil garçon, un peu falot, pas d'une forte personnalité en tout cas. J'ai entendu avec étonnement dans son interview qu'il se serait mis « en colère » et qu'il aurait manifesté sa désapprobation lors d'une occasion bien précise sur laquelle nous allons revenir : cela n'est jamais arrivé, nous avons au contraire le souvenir d'un garçon très discret, parfaitement discipliné, faisant son travail de manière tout à fait correcte, normale et efficace, mais pas flamboyante. Je ne me souviens pas qu'il ait jamais manifesté d'états d'âme ou de problèmes de conscience particuliers. Il ne parlait pas très souvent, sinon pour exprimer son accord en toutes occasions. C'est le souvenir qu'il a laissé. Les graves inexactitudes qu'il énonce aujourd'hui sont d'autant plus surprenantes et lourdes de conséquences, je ne peux donc évidemment pas les laisser passer et c'est la raison pour laquelle j'ai bien entendu accepté votre interview !

Il dit être parti avec un ``ordre d'opération'' pour engager ``un raid sur Kigali''. Qu'en pensez-vous ?

Il faut être sérieux : il était tout jeune capitaine, n'avait pas encore fait son stage de futur commandant d'unité et n'avait donc encore jamais commandé de batterie. Il était bien loin de tout ça. En ce qui me concerne, je voyais, de par mes fonctions, les ordres d'opération arriver de Paris. Je suis absolument certain qu'il n'était pas dans ce cas ! Je n'ai, en ce qui me concerne, jamais vu ce fameux ordre d'opération offensif dont il parle, qui, pour moi, relève du fantasme, du rêve ou peut-être du besoin de briller. J'ai conservé dans mes archives les ordres d'opération de cette période. Il n'est à aucun moment question d'un quelconque raid sur Kigali. Il était même au contraire plutôt envisagé initialement de stationner au Zaïre et d'effectuer des missions ponctuelles de va-et-vient au Rwanda.

M. Ancel affirme pourtant qu'il s'est trouvé dans un hélicoptère décollant ``pour aller déclencher les frappes aériennes sur le FPR''...

Alors, là, on est en pleine fiction ! À cette époque, nous avions en effet reçu le renfort ponctuel d'un hélicoptère Puma en version Pirate équipée d'un canon de 20 mm en sabord. Peut-être le capitaine Ancel est-il monté à son bord dans le cadre d'une mission de reconnaissance ? Mais il est fort peu professionnel d'imaginer qu'on aurait eu l'idée de déclencher des frappes aériennes avec un tel engin, contre le FPR de Paul Kagame qui disposait de missiles sol-air. Il faut être sérieux ! Je suis sidéré qu'un ancien officier d'artillerie puisse dire sérieusement de telles choses. J'avais demandé cet hélicoptère en renfort afin d'effectuer des reconnaissances au-dessus de la forêt de Nyungwe dont nous pensions qu'elle pouvait être un terrain privilégié pour toutes sortes d'infiltrations. Il n'a jamais été question de déclencher des frappes aériennes contre le FPR, ne serait-ce que parce que, au groupement sud, nous n'en avons jamais rencontré ! En revanche, il faut rappeler que Kagame, de son côté, clamait depuis des mois que, s'il venait à rencontrer des unités françaises, ce serait pour leur tirer dessus. Nous avions pris donc fort logiquement des mesures de précaution et de protection, face au FPR qui disait vouloir casser du Français ! Mais quant à déclencher des frappes aériennes sur un ennemi invisible à partir d'un Puma Pirate canon de 20 ! Restons sérieux !

Selon ses accusations, vous auriez rendu ``des dizaines de milliers d'armes'' aux génocidaires...

C'est une autre ineptie ! En tout, dans le secteur de Cyangugu, nous avons récupéré au total, au grand maximum, quelques milliers d'armes et de munitions disparates. Je dois avoir encore le chiffre exact dans mes archives. La quasi-totalité a été jetée d'hélicoptère dans les eaux profondes du lac Kivu. Et ce n'est pas le capitaine Ancel qui, comme il le prétend, en avait donné l'ordre, il n'était pas dans la position de le faire ! Il est vrai, en revanche, que nous avons rendu quelques dizaines d'armes aux gendarmes et ex-FAR (Forces armées rwandaises) que j'avais recrutés comme supplétifs pour pallier notre faiblesse numérique face à la diversité de nos missions. Leur chef était le major de gendarmerie Augustin Cyiza, dont on m'avait assuré qu'il était un officier au comportement impeccable, qui avait personnellement protégé de nombreux Tutsi durant le génocide. Theodore Mugyangabe, le seul sous-préfet de Cyangugu qui n'avait pas fui au Zaïre et qui avait accepté de prendre la tête du comité préfectoral intérimaire que j'avais mis en place, me l'avait confirmé. J'ai également fait rendre quelques dizaines d'armes individuelles à d'ex-FAR se trouvant dans des camps de réfugiés au Zaïre qui étaient venus me les réclamer. Il s'agissait de leur permettre de se défendre, eux et leurs familles, femmes et enfants, en cas d'attaques du FPR ou même de coupeurs de route et bandits zaïrois qui dépouillaient les réfugiés.

Avec le recul, estimez-vous avoir bien fait ?

J'ai pris cette décision en conscience, devant leur détresse, et j'aimerais bien qu'on vienne me demander des comptes sur ce point ! Je l'assume parfaitement. Le capitaine Ancel n'en parle pas - il confond d'ailleurs peut-être les deux -, mais j'ai également fait livrer quelques camions de vivres et de couvertures à ces gens qui étaient dans une détresse immense. En ce qui me concerne, j'avais acquis la conviction que le génocide (mené à la houe et à la machette !) était pour l'essentiel l'oeuvre de populations frustes manipulées par quelques politiciens sans scrupules. Je me permets de souligner que le Tribunal pénal international pour le Rwanda a lui-même confirmé dans ses jugements que, dans leur grande majorité, les FAR n'ont pas été engagées dans le génocide. Par ailleurs, je ne voyais pas comment je pouvais en conscience refuser à ces familles en pleine détresse un minimum d'autoprotection contre les drames à venir que nous pressentions sans avoir besoin d'être prophètes ! Je considère que je n'ai fait que mon devoir en laissant à ces gens quelques dizaines d'armes d'autodéfense, lesquelles n'ont d'ailleurs malheureusement pas empêché les drames de 1995, 1996 et 1997, où des centaines de milliers de Hutu ont été massacrés dans l'indifférence générale dans les forêts du Zaïre oriental. Comme l'écrit votre confrère Renaud Girard dans Le Figaro du 8 avril, « M. Kagame serait mieux avisé de nous décrire sa responsabilité directe dans le massacre de dizaines de milliers de civils hutu en République démocratique du Congo (ex-Zaïre) depuis qu'il exerce un pouvoir sans partage à Kigali »... Je suis sûr que le capitaine Ancel, dont les souvenirs semblent passablement brouillés et embrouillés, n'a pas dû réfléchir à tout cela avant de parler à France Culture.


DROIT DE RÉPONSE



Guillaume Ancel nous prie de faire part des remarques suivantes :Je maintiens l'intégralité de mon témoignage sur ce que j'ai fait pendant l'intervention Turquoise et qui est détaillé dans le livre Vents sombres sur le lac Kivu, dont je recommande, y compris à Jacques Hogard, une lecture attentive, même si j'ai romancé les noms. Les propos de Jacques Hogard, pour le formuler poliment, ne correspondent pas à la réalité. Comment du reste peut-il nier des faits qui se sont déroulés avant son arrivée au Rwanda (le 30 juin, si j'en crois le livre qu'il a écrit sur son expérience dans ce pays) et bien avant que je ne sois rattaché directement à son groupement (le 10 juillet) ? En ce qui me concerne, j'étais au Rwanda depuis le 23 juin, et j'y étais comme Forward Air Controller (ou encore TACP, Officier de Contrôle Avancé en français, en charge des frappes aériennes) de la Compagnie de combat du 2° REI. Que la mémoire de Jacques Hogard soit défaillante à vingt ans de distance, qui ne le comprendrait pas. En revanche, qu'il entreprenne de détruire mon témoignage en tentant de me décrédibiliser relève d'un procédé qui ne saurait susciter l'indulgence. Le tableau méprisant et préjudiciable qu'il dresse de moi en me présentant comme un « gentil garçon, un peu falot, pas d'une forte personnalité », n'assumant aucune responsabilité et dont les souvenirs seraient « brouillés et embrouillés » (ce qui est un comble en l'occurrence) n'est pas qu'inélégant. Il signale également un déficit d'arguments solides. Faute de tels arguments, on s'en prend courageusement à la personne dont on dénonce les propos. Par ailleurs, Jacques Hogard décrit un capitaine qui a bien existé, qui était effectivement DL Humanitaire de son état-major ... mais qui n'a aucun rapport avec moi et à qui je laisse le soin de s'exprimer quant à la description dédaigneuse qu'on fait de lui publiquement. Je n'apprécie pas du tout, que pour éviter un débat indispensable sur le drame rwandais, on ne trouve rien de mieux que faire jouer le rôle de crocodile amnésique à des compagnons d'armes. En effet, j'ai le plus grand respect pour le lieutenant-colonel Hogard aux ordres de qui j'ai servi au Rwanda (comme officier rens avec le CNE G), un homme extrêmement droit, respectueux des autres et profondément humain. J'aurais préféré qu'il dise simplement qu'il n'est encore une fois pas d'accord avec mon interprétation des faits et je n'aurais pu que le respecter car je n'ai jamais prétendu détenir la vérité. Je trouve malsain de le mettre en porte à faux, par cet interview, car il ne peut que défendre une situation qu'il a toujours assumée. S'il avait lu mon livre, il saurait que je ne l'ai jamais critiqué, ni aucun de mes compagnons d'armes. Je forme en conclusion le voeu que le débat sur le rôle de la France au Rwanda se tienne dans des conditions sereines. Il appartient aux journalistes compétents, aux historiens et aux hommes politiques de le tenir. Ils pourraient ainsi mettre en lumière les erreurs que nous avons commises et dont nous pouvons apprendre, mais aussi celles qu'on ne peut pas nous reprocher aujourd'hui, car nous n'avons jamais participé au génocide, ni ne sommes restés passifs face à un tel drame.

Guillaume Ancel

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024