JEAN-CHRISTOPHE MITTERRAND,
LE CONSEILLER
Mai 1981, En arrivant à l'Élysée, François Mitterrand découvre, parmi d'autres arcanes du pouvoir, les « affaires africaines ». Dont celle-ci, au Tchad: l'envoi « accompagné » via le Caire, par le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), de plusieurs véhicules tout terrain au « rebelle » Hissène Habré. L’ex-ministre de la Défense du président Goukouni Oueddeï, après des combats acharnés dans les rués de la capitale N'Djamena, à pris le maquis à l’est. Depuis la province soudanaise du Darfour, limitrophe, il tente la conquête du pouvoir central. La France de Giscard, pour contrer l'influence grandissante de la Libye, décide de lui apporter une aide en sous-main : contre le gouvernement légal que Paris reconnaît officiellement. François Mitterrand désapprouve cette « manipulation », redoute un « piège » tendu par son prédécesseur. Aussi ordonne-t-il l'arrêt immédiat de toute aide à Hissène Habré, Ce dernier, grâce au soutien apporté par les Américains, n’en prend pas moins, en juin 1982, le pouvoir à N'Djamena.
Dix ans plus tard. La république socialiste s'est réconciliée avec les « services », François Mitterrand n’abhorre plus la « manip », en Afrique, Au point que, pour se débarrasser du président Hissène Habré qui s’était permis, au sommet franco-africain de La Baule en juin 1990, de rejeter le « paternalisme » de l'appel à la démocratisation lancé par François Mitterrand, l'Élysée approuve l'envoi d’une « barbouze » dans le maquis du Darfour Paul Fontbonne, 43 ans, agent arabisant de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE, nouvelle appellation du SDECE), « accompagne » dans sa conquête du pouvoir Idriss Déby, l'ex-commandant en chef de l'armée tchadienne entré en dissidence contre Hissène Habré en avril 1989. Des armes, y compris des missiles, sont livrées aux rebelles qui combattent un gouvernement que la France ne reconnaît pas seulement sur le plan diplomatique mais qu’elle « protège» militairement, par la présence de son dispositif « Épervier » et de ses 1 200 soldats « prépositionnés » au Tchad. Ces derniers ne se déploient à N'Djamena qu'après la défaite, puis la fuite nocturne du président Hissène Habré, « lâché » par Paris. Le 1er décembre 1990, des grappes de bazookas accrochées à leurs Toyota barbouillées de suie en guise de camouflage, les « combattants » d'Idriss Déby entrent à leur tour victorieusement à N'Djamena, « ville ouverte » gardée par la France, Avec « M. Paul », l'officier traitant d'Idriss Déby à la présidence, commence alors une « démocratisation » sous haute surveillance. Mode d’emploi DGSE...
En changeant ainsi de méthode, François Mitterrand s'est-il assuré de meilleures chances de succès dans ses «affaires africaines »? Rien n'est moins sûr, À N'Djamena, sous des dehors de « démocratisation » et sous le parapluie militaire de la France, des exactions, arrestations arbitraires, tortures et assassinats se poursuivent dans l'impunité. À l'échec de la « moralpolitik » au Tchad, en 1982, pourrait succéder l’échec d’une nouvelle « real-politik », confiée aux « services », En attendant d'en juger définitivement, il est une certitude : en dix ans, le pouvoir socialiste s’est rallié au mode de gestion manipulatoire de l’Afrique qu’on croyait, avant 1981, l’apanage de la droite. Aujourd’hui, «l'héritage» est assumé. Comme avant, l’Élysée fait et défait les régimes en Afrique. La «cellule africaine » de la présidence tisse ses liens, entretient ses « réseaux », récompense ou lâche sur le continent noir comme du temps de Jacques Foccart, René Journiac ou Martin Kirsch, les « messieurs Afrique » successifs du général de Gaulle, des présidents Pompidou et Giscard La seule différence du «socialisme à la française»: il règne sur l’Afrique le professionnalisme en moins, la familiarité en plus. Tel est le bilan de Jean-Christophe Mitterrand, fils aîné du président et son conseiller pour les affaires africaines et malgaches. Pendant plus de dix ans, il a accompagné l'Afrique dans sa descente aux enfers. Au nom du père.
Mai 1981, Le pouvoir socialiste s'installe dans les murs nus de la présidence. La droite, subissant pour la première fois l’alternance, a emporté tous ses dossiers, archives et documents. « Pour l'Afrique, on n'avait même pas la liste officielle des gouvernements», se souvient encore, dix ans plus tard, Jean-Christophe Mitterrand. Le fils du président, né en 1946, est arrivé au 2, rue de l'Élysée, dans le petit hôtel particulier qu’occupe la «cellule africaine », quinze mois après la victoire électorale de son père : au départ comme « documentaliste », simple
à Guy Penne, l’ami de longue date de la famille Mitterrand et premier « monsieur Afrique » du président socialiste. Mais, très vite, les faits et les gestes de « Papamadit » sont décryptés, par les chefs d’État dans les capitales africaines, comme l'indicateur le plus sûr de leur cote à l'Élysée. Jean-Christophe Mitterrand devient le véritable « patron » de la «cellule africaine», Dans les faits et dans l’intimité de son père-président, il détermine la politique africaine de la France. Ainsi, «l'agent contractuel», à qui le tribunal de grande instance de Paris ne veut reconnaître, en 1990, «aucune délégation de l'autorité publique », dicte-L-il la conduite des «affaires africaines» à l’État français : au ministère des Finances, à celui de la Coopération et, surtout, au Quai d'Orsay, formellement son employeur, son « ministère de tutelle »...
« J'essaie, chaque fois que je le peux, de fuir les ambassades et de me balader seul dans les quartiers populaires», confie Jean-Christophe Mitterrand, en avril 1983, au journaliste François Soudan de l’hebdomadaire Jeune Afrique «Je peux vous faire visiter Dakar, Lomé, Nouakchott ou Cotonou, les bas-fonds d'Accra et les ruelles de Conakry : si ce n’est pas cela, connaître l'Afrique!» C’est en tout cas l'Afrique telle que la connaît l'ex-journaliste de l'agence France-Presse. En poste pour l'AFP dans la capitale mauritanienne, Nouakchott, d'avril 1975 jusqu’en 1979, puis à Lomé, au Togo, avec mission de « couvrir » aussi le Bénin et le Ghana voisins, Jean-Christophe Mitterrand est familier du continent. « Cela fait quand même vingt et un ans que je me promène en Afrique! » proteste-t-il, à nouveau, en décembre 1991.
Pour « Christophe », l'aventure africaine à en effet commencé bien avant l'engagement politique — il ne prendra d'ailleurs jamais sa carte au PS... — et, aussi, avant l'exercice de sa profession journalistique, En 1970, âgé de 24 ans, une licence d'histoire contemporaine dans sa poche, il s'embarque pour l’Algérie. Il y enseignera, pendant deux années scolaires, les mathématiques et les sciences naturelles, du côté d'El-Oued, dans le département des Oasis, non loin de la frontière tunisienne. Le jeune homme, proche d’un père souvent absent, mais en délicatesse avec une mère ressentie comme trop « couveuse», vient seulement de jeter sa gourme en Israël, Cheveux au vent et barbe flottante, il s'en était allé vivre, en décembre 1969, dans le kibboutz Kfar Hanassi, en Haute-Galilée. « C’était la suite de 68 », dira-t-il, songeur, en se remémorant. Rien n'est renié de ces années de vagabondage. En visite officielle dans le pays, le président François Mitterrand se rendra chez Israël Avidor et Jacques Golan, les deux familles qui avaient alors accueilli son fils. En janvier 1991, lorsque la crise du Golfe bascule dans la guerre, il appellera au téléphone les Avidors pour, selon un communiqué officiel de l’Élysée, « s’enquérir de la situation dans le pays »,
Revenu de cette Algérie entre Biskra et Hassi Messaoud, Jean-Christophe Mitterrand rentre on France comme... chômeur. Après quelques mois, fin 1973, il est embauché par l'AFP où il travaille d’abord au « desk central », puis au « desk Afrique ». Enfin, c'est à nouveau le départ, cette fois-ci pour la Mauritanie où l'agencier couvrira, cing mois après son arrivée au poste, la première offensive des Sahraouis du Polisario, en juin 1976. Plus tard, au Ghana, Jean-Christophe Mitterrand sera le premier journaliste occidental à rencontrer le capitaine d'aviation Jerry Rawlings, justicier révolutionnaire qui vient de s'emparer du pouvoir. Le correspondant de l'AFP n’a pas démérité, loin s’en faut. Cependant, à la veille de l'élection présidentielle en France, en avril 1981, Il est rappelé au siège à Paris et affecté d'office au «service diplomatique ». Un fils Mitterrand, cela se gère. Au Togo, pendant longtemps encore, tout le monde croira à une expulsion, une brouille soudaine entre « Christophe » et le général Eyadema, qui s'en était pourtant fait un confident. Au point de le convoquer, nuitamment, à la présidence, Comme il avait l'habitude de le faire avec les ambassadeurs de France qui se sont succédé à Lomé, eux aussi appelés par l'ex-sergent-chef de l’armée coloniale, visionnaire insomniaque depuis que Paris, à en croire, lui a « confié le Togo».
La victoire de la gauche en France. Le soir du 10 mai, pour les manifestants rassemblés à la Bastille, parmi lesquels de nombreux Africains, elle « change tout ». La nomination de Jean-Pierre Cot, comme nouveau ministre de la Coopération, viendra les conforter dans leur conviction. Il n'aura à la bouche que «la moralisation de la politique africaine de la France». Mais à l’Élysée, là où cette politique se décide réellement, le « changement » est plus qu’ambigu. François Mitterrand confie la « cellule africaine» à Guy Penne, truculent cofondateur de la Convention des institutions républicaines, ex-président de l'UNEF dans les années cinquante, membre du Grand Orient, doyen à Paris-VII de la faculté de. chirurgie dentaire. Quel rapport avec l’Afrique ? Celui de l'intimité avec le chef de l’État et des réseaux maçonniques, très importants sur le continent noir, Guy Penne est nommé « conseiller auprès du président de la République » pour les affaires africaines et malgaches. Protocolairement, avec François de Grossouvre pour les « services spéciaux » et Paul Legatte pour les « problèmes juridiques et constitutionnels », il est ainsi placé au-dessus de la vingtaine de « conseillers techniques » et de « chargés de mission » qui forment le brain-trust de la présidence,
Le « monsieur Afrique » de l'Élysée reste, comme sous les septennats précédents, avant tout un fidèle du chef de l’État : son «homme de l'ombre » chargé de veiller sur le « pré carré » de la France, la chasse gardée présidentielle à l’intérieur même du «domaine réservé » qu’est la politique étrangère sous la Ve République, En l'absence de qualifications particulières pour l'Afrique, Guy Penne épouse parfaitement ce profil. Il parle et s'engage au nom de François Mitterrand. À maintes reprises, Jean-Pierre Cot en fera l’amère expérience. Refusant à tel ou tel ministre ou président africain le financement d’un projet coûteux et aberrant, il se voit désavoué par cette réplique sans appel : « Mais monsieur Cot, j'ai déjà l'accord du président Mitterrand qui m'a été transmis par Guy Penne….» Ne lui reste alors qu’à s'incliner. La France n’a qu’une parole.
«Le contact et les relations personnelles avec les Africains sont préférables aux procédures bureaucratiques, si généreuses soient-elles », confie Jean-Christophe Mitterrand en décembre 1982, à la démission de Jean-Pierre Cot. Toute l'opposition fondamentale entre, d’un côté, l’institutionnalisation de relations transcendant les rapports personnels et, de l'autre, l'apologie du «contact avec les Africains» se trouve exprimée ici, Jean-Christophe Mitterrand ne perçoit l’institutionnel que comme le règne d’inhumaines « procédures bureaucratiques ». À l'Élysée, où il travaille avec sa « bande de copains », il donne, dans la chaleur conviviale, un aperçu de la « patrimonialisation » de l'Afrique, Répondant à l’appel du père et de Guy Penne, « Christophe » n'arrive on effet pas seul. Dans les tout premiers mois suivant la victoire socialiste, ses « copains » sont nombreux à venir faire un tour au 2, rue de l’Élysée, pour y essuyer les plâtres de la nouvelle république socialiste. Ainsi, son meilleur « pote » à l'AFP, le très peu discret Michel Herrman, participe-t-il un temps au travail documentaire à la «cellule» et surtout, avec enthousiasme, aux week-ends en Mystère 20 passés à Latché, « Que voulez-vous? » lui aurait lancé un jour, goguenard, François Mitterrand, « Je connais l'Afrique », aurait, modestement, répliqué Michel Herrman. En définitive, cette connaissance un peu vague ne suffira pas pour le garder à l'Elysée. Mais le « joyeux fêtard » qu’adore aussi le député Jeanny Lorgeoux est généreusement dédommagé ; après un passage comme chef du bureau de l'AFP à Marseille, Michel Herrman se voit bombardé attaché culturel à Bangkok. Sous l'autorité paternelle de Georges Vinson, député-maire de Tarare, conventionnel, beau-père de Jacques Séguela et frère de lumière dans la même loge que Charles Hernu et Guy Penne, qui a lui-même été nommé ambassadeur par François Mitterrand, grâce au « tour extérieur »..
Autre copain de « Christophe » et troisième larron du « trio inséparable » formé, au début du premier septennat socialiste, avec Michel Herrman: Jean-Noël Tassez. Journaliste, lui aussi, il avait lancé, à Marseille et avec l'argent de Michel Pozet, L'Hebdomadaire, qui mourut au bout de trois mois. Finalement, après un nouvel échec de presse, cette fois-ci à la Réunion, Jean-Noël Tassez devient « conseiller spécial » d'Hervé Bourges lorsque ce dernier accède à la présidence de Radio Monte-Carlo (RMC). «On m'a demandé de le prendre», nous a expliqué l'actuel PD-G d’À 2 et de FR 3. Qui «on» ? Réponse: « Par Jean-Christophe et Jeanny Lorgeoux, Tassez avait été introduit auprès de François Mitterrand.» Interrogé à ce sujet, le député-maire de Romorantin est même plus explicite : « On à imposé Tassez à Bourges.» Après le départ de ce dernier, le « copain » devient à sa place directeur général de RMC.
Dans les premières années à l'Élysée, un homme, plus que tous les autres, accompagnera l'irrésistible montée en puissance de Jean-Christophe Mitterrand : son « ami d'école» Jean-Pierre Fleury, Un homme voyant. Avec sa Jaguar bleue aux fauteuils en cuir blanc, ses chaussettes extravagantes et son rêve, largement professé, de monter « la première boîte de relations publiques dans le monde», Jean-Pierre Fleury ne passe pas inaperçu. D'autant qu’il appelle, pour un oui et pour un non, souvent plusieurs fois par jour, là « cellule» de l'Elysée. Quand le locataire du 2, rue de l'Élysée ne vient pas carrément s'installer chez lui, dans les bureaux de sa société ADEFI-International, sur l'île de la Jatte à Neuilly. « En 1984, lors d'une première enquête sur cette société, nous avons été étonnés d'apprendre que le véritable secrétariat de Jean-Christophe n'était pas à l'Élysée. Pour le joindre, il fallait téléphoner à ADEFI », expliquera ainsi, à L’Événement du jeudi, l'ancien directeur du mensuel Black, Alain Baruch.
Rien de plus normal. En ces temps, « Christophe » et «Jean-Pierre» travaillent la main dans la main. Sans connaissance des rouages de l'administration française, sans autres «relais» sur le continent africain que ses contacts noués en tant que journaliste, Jean-Christophe Mitterrand, pour asseoir sa nouvelle autorité à l'Élysée, s'appuie d'abord sur le Togo. Puis, à partir de là, avec laide d'hommes aussi introduits que le «mage» rosicrucien Raymond Petit et le « négociant » Georges Kentzler, il prend successivement pied dans les présidences au Cameroun, au Congo et en Côte-d'Ivoire, Or ce sont exactement les pays-clients dont ADEFI-International soignera les « relations publiques ». Un premier contrat, dès 1983, est signé avec le Togo du général Eyadema, puis, en 1985, avec le Cameroun de Paul Biya, en évinçant le « publicitaire de Rocard », Claude Marti, En 1988, s'y ajoute le Congo du général Sassou N'Guesso et, enfin, en 1989, en pleine «guerre du cacao» menée par Serge Varsano et Georges Kentzler pour le président Houphouët-Boigny, la Côte-d'Ivoire, qui tombe à son tour dans l'escarcelle. Double réussite : pour Sucden et pour ADEFI, dont Georges Kentzler est l'actionnaire majoritaire.
Hasard ou nécessité? Jean-Christophe Mitterrand a toujours nié, catégoriquement, tout « copinage» dans l'attribution des marchés à ADEFI-International. Selon lui, c'est une « coïncidence » si la société de ses amis Fleury et Kentzler n’a percé, exclusivement, qu'auprès des chefs d’État avec lesquels il entretient des rapports particulièrement étroits. Le fils du président a, en particulier, démenti d'avoir introduit le P-DG d'ADEFI dans les résidences africaines. Or, le 24 février 1988, le journal Cameroon Tribune livre, sous le titre « France-Cameroun : dialogue permanent », ce compte rendu des entretiens avec le président Paul Biya: « Le chef de l'État a reçu lundi dernier, en fin de matinée, à la résidence de Sangmélima [son village natal] en audience puis à déjeuner M. Jean-Christophe Mitterrand, conseiller du président de la République française pour les Affaires africaines. [..] Un déjeuner à ensuite été offert par le chef de l’État en l'honneur de M. Jean-Christophe Mitterrand. Y ont pris part, du côté français, MM. Kentzler et Fleury.» Suivent, «pour la partie camerounaise », les noms des ministres, du directeur du cabinet et du préfet de la région également conviés à table.
«N'oubliez pas mon ami Fleury », aurait dit, au président Sassou N'Guesso, Jean-Christophe Mitterrand C'est du moins ce que rapporte le conseiller en communication du chef de l’État congolais, un proche parmi les proches, Roger Okoula. « On ne peut pas se fâcher avec Fleury si on veut rester en bons termes avec l'Élysée », explique-t-il. Aussi, quoique dépouillé de tous ses pouvoirs à l'issue d'une « conférence nationale », en juin 1991, le président Sassou N'Guesso honorera-t-il, au mois de septembre, une dette de 2 millions de francs auprès d'ADEFI. Bon investissement, Lorsque l'ancienne garde présidentielle descendra dans les rues de Brazzaville pour intimider le gouvernement de transition mis en place par la « conférence nationale », Jean-Christophe Mitterrand, approché par le PS, estime que «ce n'est pas la peine » de sortir un communiqué. Tout au long de la crise, l’appui de la France aux démocrates congolais restera « chichement mesuré ». C'est la formule employée par le Premier ministre André Milongo dans une « lettre ouverte > au président de la République française. Mais le père pouvait-il désavouer le fils?
«Pour être bien avec l'Élysée, on a signé, on octobre 1990, avec l'ami du fils Mitterrand », explique également, en Côte-d'Ivoire, un proche du président Félix Houphouët-Boigny. Mais le « Vieux » ne mettra que huit mois pour rompre avec ADEFI-International. « Il n’y à jamais eu de contrat signé», explique-t-on dans son entourage. « Nous avions simplement convenu de verser, pendant un an, 150 millions de francs CFA [3 millions de francs français] par semestre. Mais on n’est pas prêt À renouveler l'expérience. On n’a jamais reçu la moindre facturation des services rendus.» Jean-Pierre Fleury confirme que la facturation se pratique «au forfait », ajoutant : « S'ils [les clients africains] le souhaitent, ils peuvent toujours venir voir ma comptabilité, » Selon les Ivoiriens, les services d’ADEFI se chiffreraient, pour le semestre d'octobre 1989 à avril 1990, à moins de 1 million de francs : pour deux pages de publicité dans Le Figaro (560 000 francs), des lettres mensuelles d'information, la revue de la presse internationale faxée tous les jours à Abidjan et plusieurs billets d’avion pour des journalistes invités, dont Yves Mourousi et Hervé Bourges venus interviewer le « Vieux» à Abidjan. Bénéfice net pour ADEFI, en six mois et dans la seule Côte-d'Ivoire : 2 millions de francs.
C'est le prix fort. En contrepartie, outre les prestations déjà mentionnées, la société de Jean-Pierre Fleury sert de «relais polyvalent » aux présidents africains. Le vocable recouvre des services aussi variés que « l'accueil » des clients à Paris, l'inscription de leurs enfants dans les meilleures écoles privées Françaises, l'acquisition de biens immobiliers à Paris et, plus traditionnellement, la rédaction de discours et de « textes promotionnels ». À cette dernière tâche s'attellent surtout les épouses : l’ancienne hôtesse de l’air Malika Lazraq qui, pour son mari Jean-
Pierre Fleury, à rédigé des discours du président camerounais Paul Biya, et… Élisabeth Mitterrand, « Minouche » pour les intimes, qui est employée et rémuférée à ADEFI comme « rédactrice ». Déléguée du Parti socialiste pour les Français de l'étranger, candidate malheureuse pour les représenter au Sénat en 1989, l’épouse de Jean-Christophe n'a jamais cessé cette collaboration bien que sa fiche de paie — indiquant des honoraires de 45 666 francs — ait été publiée, en juillet 1990, dans L'Événement du jeudi, En décembre 1991, Jean-Christophe Mitterrand et Jean-Pierre Fleury confirment tous les deux que la belle-fille du président français continue à rédiger des textes pour les présidents africains. « Je ne vois pas en quoi c'est gênant », nous a répondu le fils du président français, conseiller pour les affaires africaines...
Plus « gênant », de l'aveu même de Jean-Christophe Mitterrand, est le fait qu'ADEFI ait rendu des services de police politique aux anciens régimes forts du Congo et du Cameroun, Par les soins techniques de l'une des nombreuses sociétés du holding ADEFI — la bien nommée « Dolce Vita » — la surveillance d'opposants à Paris s'est en effet ajoutée aux prestations fournies. Par doux fois au moins, lors de la manifestation d’opposants congolais, le 4 mai 1990, et, le lendemain, lors d’une marche de protestation d'opposants camerounais, des cassettes vidéo ont été réalisées et expédiées aux « services compédents» à Brazzaville et Yaoundé. Révélée dans les colonnes de Libération. le 6 juillet 1990, cette délation rémunérée fait des remous... au Congo. Dans une lettre ouverte qu’il adresse au chef du gouvernement français, l’ancien Premier ministre congolais, Me Moudileno-Massengo, écrit : « L’émotion est vive au Congo. Les familles sont très inquiètes car elles redoutent des représailles dans les jours qui viennent, étant, elles, plus à la portée de la main des services de sécurité congolais que leurs enfants qui ont manifesté à Paris. »
Rien n’est venu arrêter l’irrésistible ascension de Jean-Christophe Mitterrand. Le 23 octobre 1986, à l’âge de 40 ans, il est devenu officiellement « conseiller à la présidence de la République ». À ce titre, protocolairement inférieur au « conseiller auprès du président de la République» qui était celui de son prédécesseur, « Christophe » a succédé à Guy Penne, élu sénateur représentant les Français de l'étranger. Aux côtés du fils présidentiel est alors appelé, comme « conseiller diplomatique », Jean Audibert, ambassadeur à Bruxelles après avoir été le directeur de cabinet de Jean-Pierre Cot au ministère de la Coopération. On est en pleine période de cohabitation. Pour faire pièce à Matignon où s’est installé, après douze ans d’absence du pouvoir, Jacques Foccart, l’Élysée a besoin d’un vrai « pro» des relations franco-africaines, Fidèle inconditionnel de François Mitterrand, Jean Audibert servira le père en supportant le fils. Jusqu'au « clash » presque public, dans les coulisses du sommet franco-africain de Casablanca, en décembre 1988. Nommé ambassadeur à Alger, Jean Audibert quittera officiellement la «cellule africaine» de l’Élysée, le 15 janvier 1989.
« On ose à peine imaginer les hurlements qu'auraient poussés le PS et son patron de l’époque, Mitterrand François, de 1974 à 1981, si Giscard avait bombardé son fils Riton à la tête de la cellule africaine de l'Élysée », écrit, en juillet 1990, Le Canard enchaîné. Quatre ans plus tôt, la France n’a guère poussé de hurlements, à l'annonce de la nomination de Jean-Christophe Mitterrand. C’est trois semaines après, en novembre 1986, lors d’un voyage au Burkina Faso du capitaine Thomas Sankara, qu’un journaliste de l'hebdomadaire satirique local, L‘Intrus, s'étonne des « familiarités» à l'Élysée, «Mon fils était là lorsque l’autre personnalité [Guy Penne] de la cellule franco-africaine de l’Élysée est partie remplir un mandat parlementaire, Je l’ai donc tout naturellement chargé d'occuper une part élargie des responsabilités, jusque-là occupées par deux personnes. Je n'aurais pas été chercher mon fils, si cela ne faisait pas une dizaine d'années au moins qu'il était familier des problèmes de l’Afrique », lui répond François Mitterrand. « Le père peut conseiller le fils », intervient alors, souriant, le président Sankara, « Mais cela devient intéressant quand le fils peut conseiller le père. » Rire général dans la salle.
L'Élysée, le 8 mars 1989. Quelques heures seulement après la publication d’un article de Pascal Krop dans L'Événement du jeudi, ce communiqué embarrassé sort de la présidence française : « Ayant été alerté le 23 janvier 1989 par M. Jean-Christophe Mitterrand, conseiller à l'Élysée pour les questions africaines, sur les conditions dans lesquelles avait été signé un contrat pour la fourniture de missiles Mistral à la République populaire du Congo, le président de la République à aussitôt demandé au général Fleury, chef d'état-major particulier, de s’informer sur les conditions dans lesquelles ce contrat avait été conclu. Au vu des éléments recueillis par le général Fleury, le président Mitterrand a écrit le 28 janvier au Premier ministre pour qu’une enquête approfondie soit diligentée par le ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement. »
Voilà ce qui n'est pas de la littérature. En raison des conditions, sous-entendu douteuses, dans lesquelles à été conclu un contrat d'exportation d’armes, Jean-Christophe Mitterrand aurait sonné l'alerte déclenchant une «information > du chef d'état-major particulier de son père-président sur ces mêmes « conditions » qui, enfin, feraient l'objet d’une «enquête approfondie» par le ministère de la Défense... Beaucoup de procédures pour un soupçon qu'on a peine à cerner. Et pour cause. Le communiqué de l'Élysée n'est qu'un « parapluie » rapidement ouvert sur la tête de Jean-Christophe Mitterrand. Comme ce dernier le reconnaîtra lui-même « l'affaire des Mistral », sans doute la plus explosive pour lui et.… pour son père, à failli lui « péter à la figure ».
Tout commence comme une tranquille vente d’armes, protégée «en haut lieu », Le 10 août 1988, chez Matra, deux Congolais descendent d’une voiture officielle, à l’immatriculation diplomatique. Il s’agit du commandant Jacques Ongotto, de l'ambassade du Congo à Paris, et du colonel Lucien Gouegel, numéro deux des « services » à Brazzaville et, à ce titre, bras droit du colonel Emma- nue N'Gouelondelé, le chef de la Direction générale de la sécurité d’État (DGSE). L'homonymie du sigle — le même que celui des services de contre-espionnage français — est fâcheux. Que de confusions seront commises en son nom... Mais ce 10 août, ni les agents congolais, ni François Desprairies, un nouveau venu au service vente de Matra, ne songent aux complications ultérieures. Pourtant, dès le départ, le «deal» est « trop gros» pour passer inaperçu : les trois hommes conviennent de la livraison au Congo de cinquante missiles Mistral et de dix trépieds de lancement. L'énormité du contrat ne réside pas dans le volume financier de la transaction, relativement modeste: 53,3 millions de francs, mais dans l’exportation d'un missile antiaérien du type « tire et oublie », qui vient tout juste de sortir de l’armurerie, qui n’a jamais été exporté, et dont même l’armée française n'est pas encore dotée, Or, aux termes de l'engagement pris, ce missile sophistiqué doit être livré... au Congo, « Exporter des Mistral au Congo, c'est aussi absurde que de livrer des porte-avions au Burkina Faso », un pays enclavé au cœur du Sahel, nous dira en juin 1990 Jean-Christophe Mitterrand, Après coup, c'est bien vu. Mais pourquoi alors, d’août à décembre 1988, les diverses instances de contrôle pour l'exportation d'armes en France ne se sont-elles aperçu de rien?
L'affaire suit son cours, tantôt tranquillement, tantôt en forte accélération pour franchir les trois obstacles institutionnels qui, en France, se dressent sur la voie de toute exportation d'armes : les autorisations successives de négociation, de vente et d'exportation que tout fabricant d'armes est tenu de requérir auprès du ministère de la Défense. Dès le mois de septembre 1988, le premier feu vert formel pour la livraison des cinquante Mistral au Congo est accordé. Le 17 octobre, sans déplacement au Congo ni souci de « démonstration » au client de son missile merveille, Matra demande alors l’autorisation de vente, Elle est accordée un mois plus tard, le 17 novembre, par la Commission interministérielle pour les exportations de matériel de guerre (CIEMG). L'appui politique a dû être extrêmement puissant: normalement, pour obtenir le blanc-seing officiel à la vente d’une arme, s'écoule facilement un an… Qui plus est, entre-temps, la DPSD, l'ex-sécurité militaire, a ouvert une enquête avec le Bureau de liaison pour la répression du trafic d'armes (BLIRTA). Leur soupçon, à vrai dire est évident: la destination des missiles commandés par le Congo ne serait pas Brazzaville. L'alerte est étouffée. Le 17 décembre, avec la régularité d’une horloge mensuelle, la CIEMG accorde l'ultime autorisation : celle de pouvoir exporter les Mistral. Il ne manque plus, pour effective- ment embarquer les armes, que l'échange des lettres signées, à Paris et à Brazzaville, par les ministres de la Défense des deux pays. Ce dernier «verrou» a été instauré au lendemain de « l'affaire Luchaire », l’exportation clandestine d’obus à l'Iran. L’officier du renseignement qui, à l'époque, avait alerté l’État français, joue également un rôle dans «l'affaire des Mistral». Son nom : Pierre Lethier, Ex-lieutenant de la cavalerie, il a été l'aide de camp de Pierre Marion à la DGSE... française. Jeune premier, promis à une brillante carrière, il « quitte» néanmoins le service de contre-espionnage fin 1988. En « disponibilité », il s'associe en affaires, dans les sociétés Comoil, Minemet France et dans une nébuleuse de « succursales » de ce groupe lié à Imetal, avec l’un de nos « monsieur Afrique > : Jean-Yves Ollivier, le missi dominici dans l'hémisphère austral.
Le 19 janvier 1989, Pierre Lethier reçoit un « appel catastrophé > de l’Élysée. À l’autre bout de la ligne, François de Grossouvre, chargé depuis 1981 des relations avec les « services », ne fait aucun effort pour dissimuler l’affolement qui a saisi le cœur du pouvoir socialiste. Les deux hommes se connaissent depuis douze ans. Pas la peine de se faire des dessins: Patrice Pelat, l'homme d'affaires et l'ami proche de François Mitterrand, n'est pas encore mort, la présidence française en pleine tourmente de « délit d’initié ». Au « château », pour la première fois depuis mai 1981, on craint que «tout ne saute », Or, c'est à ce moment précis qu'intervient « l’affaire des Mistral ». François de Grossouvre n'a été mis au parfum que fin décembre, par Jean Audibert, le numéro deux de la « cellule africaine », Ce dernier l'avait plus ou moins appris par hasard. Un socialiste de chez Matra, tiers-mondiste dans l'âme et en délicatesse avec sa direction, Maurice Brugière, lui avait mis la puce à l’oreille, Mais sans précision. Au point que, en lançant son appel au secours à Pierre Lethier, ce 19 janvier 1989, François de Grossouvre confond ln DGSE congolaise et «son» propre service de contre-espionnage, en France. Lequel, du coup, se voit soupçonné d’avoir commandé cinquante Mistral chez Matra. L'idée, qui en dit long sur la confiance établie entre les « services » et le pouvoir socialiste, huit ans après l'alternance, n'est sans doute pas étrangère à la démarche de François de Grossouvre auprès de Pierre Lethier. L'ex-agent recyclé dans le privé, aux côtés de « l'homme d'influence » en Afrique australe qu'est Jean-Yves Ollivier, lui sert de recours. Nonobstant sa «mise en disponibilité» et quoique plus proche de Jacques Chirac que de François Mitterrand, la promotion de Pierre Lethier se poursuivra : négociant en pétrole et en charbon, courtier de firmes françaises et de grands groupes étrangers, comme le sud-africain Rennies, il recevra le grade de colonel, avec tous les honneurs.
Il est vrai qu’en quelques jours et grâce à quelques coups de fil, passés à partir de ses bureaux au 17, rue Margueritte, dans le XVIIe arrondissement de Paris, Pierre Lethier réussit à élucider « l’affaire des Mistral ». Mieux, îl aura la sagesse de ne pas aller jusqu’au bout de son cnquête… Ainsi établit-il que le contrat entre Matra et les Congolais a été initié par un marchand d'armes, spécialisé dans le « commerce africain », notamment au sud de l’Équateur : Thierry Miallier, Ce dernier, bien connu chez Matra et parfaitement introduit au Congo, croit avoir bouclé son opération lorsqu’est signé, en novembre 1988, le contrat de vente : par le fabricant d'armes français et par le chef de la DGSE congolaise, le colonel N’Gonelondelé. Erreur. Interrogé par Pierre Lethier, qui le connaît très bien, le président congolais Denis Sassou N'Guesso nie avoir la moindre connaissance de cette commande d'armes et prétend que la signature du colonel N'Gouelondelé est un «faux ». On comprend l'embarras des autorités congolaises tellement il est évident qu’il s’agit d’un contrat de « ré-exportation », au bénéfice d'un pays tiers. Lequel ? On soupçonne l'URSS, la Libye. Chez Matra, on n'ignore rien du vrai destinataire : l’acompte de 15 millions de francs, un tiers de l'enjeu du contrat, a été viré par l'intermédiaire de la Kredit Bank du Luxembourg. L'origine de ces fonds, déjà encaissés par la firme française: l’Afrique du Sud.
Vient alors le temps des explications. Le directeur de la Sûreté congolaise et patron de la garde présidentielle, Pierre Oba, vient à Paris où il rencontrera, dans les bureaux de Pierre Lethier, le directeur général de la DGSE française, François Mermet. Puis, il s'expliquera avec le directeur de cabinet du ministre de la Défense, à l’époque Jean-Pierre Chevènement, lequel, entre-temps, s'est déjà entretenu à plusieurs reprises au téléphone avec le président Sassou N’Guesso. Pierre Oba verra aussi le général Fleury, le chef d'état-major particulier du président français, et, enfin, en tête à tête sans témoin, le 21 janvier 1991, Jean-Christophe Mitterrand. Ce dernier nous affirmera plus tard n’avoir été au courant de rien. Jean Audibert, son collaborateur au sein de la «cellule», ne lui aurait jamais parlé de «l'affaire des missiles ». C'est pourtant ce même Jean Audibert qui, fin décembre 1988, avant de gagner son nouveau poste d’ambassadeur à Alger, alerte François de Grossouvre et, par là même, le président de la République.
L'Afrique du Sud est pour le moins embarrassée. Déjà, les relations avec la France sont au plus bas, après l'assassinat dans la capitale française de Dulcie September, la représentante de l'ANC à Paris. Aussi, à la première demande de Jean-Yves Ollivier, l’associé de Pierre Lethier, Pretoria répond par la négative, «Ce n'est pas nous», cherchent à faire croire les Sud-Africains. Nous sommes le 24 janvier 1989. Sur place, les « services » français n’ont aucun moyen de vérifier, de reprendre contact : en 1981, toute coopération avec l'Afrique du Sud a été interrompue et le « poste» de la DGSÉ a été fermé. Depuis « l’antenne » la plus méridionale en Afrique se trouve à Kinshasa... Finalement, une semaine après ses dénégations, le général sud-africain « Witkop » Badenhorst envoie un message à Jean-Yves Ollivier : c’est bien nous, lui explique-t-il en substance. Pour «minimiser les pertes en Angola » où dès «mercenaîres cubains et est-européens » manieraient des avions et missiles soviétiques, le National Intelligence Service sud-africain (NIS) auraient cherché « d'urgence» à se procurer des Mistral, qualifiés de « merveilles technologiques». Tout en se confondant en excuses, les Sud-Africains ne perdront d'ailleurs pas beaucoup de temps avant de récidiver : le 21 avril 1989, dans une chambre d'hôtel au pied de la tour Eiffel, des agents français surprennent trois Britanniques d'Irlande du Nord et un fonctionnaire de l'ambassade sud-africaine à Paris, Daniel Storm, en flagrant délit de trafic d'armes. L'objet de la transaction interrompue : des pièces électroniques servant au système de propulsion du missile soi-air Blowpipe (sarbacane), la version britannique du Mistral. Trois « diplomates » sud-africains sont alors expulsés de France. Parmi eux, le premier secrétaire Louis Steyn, un agent du NIS, Il était déjà impliqué dans « l'affaire des Mistral » et, jusqu’à son expulsion, régulièrement en contact avec Jean-Yves Ollivier.
Conclusion? En plein embargo de toute livraison d'armes au «pays de l'apartheid », la France socialiste à failli exporter ses missiles sol-air les plus sophistiqués en Afrique du Sud, via le Congo. Dans un premier temps, le président congolais Sassou N'Guesso suit les «conseils » de l'Élysée en constituant Me Burguburu et en engageant une action en justice contre Thierry Miallier, l'intermédiaire de la transaction avortée : pour faux, usage de faux et tentative d'escroquerie. Cependant, vite mis en cause à la fois par les services français et sud-africains, qui ne veulent pas croire à son ignorance et à la « contrefaçon » de la signature du colonel N'Gouelondelé, le chef de l’État congolais se « fâche ». Il ne répond plus et n'est même plus accessible pour son propre avocat. Thierry Miallier, en « bouc émissaire » selon ses propres dires, paiera seul les pots cassés : le 8 mars 1989, alors que l'Élysée sort son communiqué embarrassé, il est inculpé.
Pourquoi la présidence de la République est-elle obligée de mystifier, à la va-vite, ce qui s'est réellement passé? Parce que, entre-temps, Matra a également ouvert le parachute : en mettant la puce à l'oreille de L'Événement du jeudi, par une « fuite » organisée au plus haut niveau. L'affaire, quoique mal connue dans ses détails, éclate ainsi au grand jour. Au risque d'éclabousser Jean-Christophe Mitterrand.
Arrêté en mars 1989 à Tignes, Thierry Miallier a passé deux mois et demi en prison, en détention préventive ordonnée par le juge d'instruction, Mme Marie-Paule Morrachini. Puis, libéré mais toujours inculpé, il à vu ses comptes personnels bloqués pendant plus de deux ans. Enfin, «victime expiatoire d'une opération traitée en haut lieu et dans laquelle il se croyait entièrement couvert », selon un compte rendu confidentiel de la DGSE, il reprend contact avec les « services » en 1991 : pour leur signaler que sa patience est à bout. En fait, il s’agit d’une menace à peine voilée: «J'ai rédigé un historique complet de cette affaire avec tous les noms, les sommes et les dates, et qui est destiné à bien démonter le mécanisme de cette opération avec ses implications notamment politiques et diplomatiques. Je me demande si je dois remettre ce document à la justice, mais dans ce cas, l'affaire ne pourra que rebondir avec les conséquences médiatiques faciles à imaginer. » La menace est prise au sérieux. À la lecture du rapport de la DGSE, on comprend aisément pourquoi : parlant du « compte luxembourgeois sur lequel a été prélevé l'acompte de 15 millions de francs perçu par Matra », la DGSE précise qu’il « appartenait à l’Afrique du Sud ». Pour enchaîner : «Au cours de l'instruction, le juge [Mme Marie-Paule Morrachini] a également constaté que l'Office français d'exportation de matériel aéronautique (OFEMA) avait reçu une trentaine de versements à partir de ce compte. Ce dernier fait pourrait apparaître si l'affaire débouche sur un procès.» En clair : on s'apercevrait alors que, en violation flagrante de l’embargo des Nations unies, la France a livré — au moins à trente reprises... — des armes à l’Afrique du Sud!
Ce n'est pas tout. « Miallier a déclaré qu’une partie des commissions qu'il à reçues à été versée à un parti politique français », poursuit le rapport de la DGSE, précisant : « La transaction a été filmée par des représentants de l’ambassade d'Afrique du Sud à Paris; la bande se trouve en lieu sûr mais elle serait produite en cas de procès.» En fait, c'est la raison pour laquelle Nicolas Nvolk, un « employé administratif » de l’ambassade sud-africaine à Paris, qui était prudemment rentré à Pretoria peu de temps après « l’affaire des Mistral », n’a pas été autorisé par le Quai d'Orsay à revenir en poste à Paris. II figurerait sur la fameuse cassette vidéo, filmé avec ses partenaires français en pleine négociation de business, attaché-case et billets en main...
Reste à savoir à qui ou à quel parti politique ont été reversés les commissions du trafic d'armes avec l’Afrique du Sud? Le rapport de la DGSE ne le dit pas, mais il s'achève sur ce paragraphe : « Jusqu’à maintenant, Miallier affirme s'être tu, se dispensant de toute déclaration à la presse en raison des intérêts et des personnes mises en jeu, mais, dans le cas où il serait amené à comparaître, il entend citer comme témoin le conseiller du président de la République pour les affaires africaines et malgaches. »
Conclusions de la DGSE : « Tout au long de l'entretien, Miallier a donné une impression de sincérité et de lassitude devant la lenteur de la justice dont il impute une part au maintien envers et contre tout de la plainte du président congolais, Ayant jusqu’à ce jour limité les déclarations fracassantes, il semble déterminé à se défendre âprement en révélant tout ce qu’il sait de cette affaire et qu’il affirme ne pas avoir dit à l'instruction. » Sans surprise, ce « déballage » n'a pas eu lieu. L'« affaire des Mistral » a été discrètement enterrée.
L'épilogue se résume à la lente agonie de la «cellule africaine ». Ironiquement, c'est par défaillance, après une décennie d'exercice du pouvoir dans le droit fil de leurs prédécesseurs, que les socialistes finissent par paralyser le cœur du « foccardisme » : la « cellule » de l'Elysée, cette antichambre au «château» réservée à l'Afrique, monacale dans son fonctionnement, monarchique dans l'étendue de ses pouvoirs qui émanent, sans contrôle ni intermédiaire, du « roi élu » de la V: République. Cette particularité-là est en train de se perdre. Ce qui ne signifie pas la fin des «réseaux» entre la France et l’Afrique même si, politiquement, c’est la fin d’une époque. Le «village» perd son chef mais point ses habitudes, son mode de vie, Seulement, dans les multiples relations entre la France et l'Afrique, l’Élysée s’évanouit : son pouvoir absolu éclate en une multitude de centres décisionnels. Les ministères « techniques », de la Coopération aux Finances en passant par la Défense, les « services » et le Quai d'Orsay, « récupèrent » l'Afrique. Là encore, l'histoire est ironique : trente ans après les indépendances, au moment où, dans ses anciennes possessions, les présidences perdent leur monopole du pouvoir, souvent plus économique et policier que politique, l’ex-métropole, elle aussi, « décolonise » et démocratise ses rapports avec l'Afrique, Certes, le Togo est toujours loin d'être traité à légal de l'Autriche, pour reprendre une boutade de Michel Jobert, Mais la tendance est là : vers la « banalisation » de l'Afrique.
Le tournant a été marqué par le sommet France-Afrique de La Baule, en juin 1990. Sur deux plans : celui de la grande histoire qui retiendra que, face aux « remous contestataires » dans son arrière-cour coloniale, Ja France a adopté la même attitude que l'Union soviétique en Europe de l’Est. À défaut d'être à l’origine de Ja « démocratisation », elle à feint d'organiser un mouvement général qui dépassait ses moyens matériels et, surtout, sa capacité — ou volonté — politique. En prononçant à La Baule, pour la première fois lors d’un sommet franco-africain, le mot « démocratisation », François Mitterrand a révélé l'« ambiguîté » de la politique africaine de la France : très prosaïque, elle consiste, plus que jamais, à « épouser le terrain », avec toutes ses contradictions, Le grand desscin de la France, en Afrique, n'est que paresse. On s’en aperçoit aujourd'hui dans ce nouveau monde unipolaire, au sortir de la guerre froide. La France, demeurée sur un continent « déclassé », présente dans cette Afrique sans enjeux ni rivaux, s’abandonne à l’atonie et l'oubli d’une lourde sieste. Mais la clameur dans les capitales africaines, le défi à l’ancien ordre qui est partout lancé? L'Afrique tout entière ne s’est-elle pas mise À « bouger»? Certes, mais quiconque prendra le pouvoir à Bamako, N'Djamena, Brazzaville où Antananarivo, son premier voyage officiel le mènera toujours. à Paris. Nécessité fait loi. En l'absence de « repreneurs », la France, elle aussi, à un monopole dans son « pré carré » en Afrique : le monopole du tuteur géopolitique.
Ne reste alors que la petite histoire, celle de Jean- Christophe Mitterrand. De plus en plus contesté en Afrique et, par un tir involontairement groupé dans Le Canard enchaîné, L'Événement du jeudi et Libération, attaqué à la veille du sommet de La Baule, il s’éclipse. À peine trois semaines après le sommet, son père-président lui indique d’ailleurs, publiquement, la marche à suivre : celle qui mène, en douceur, à l’issue de secours. Interrogé sur son filial «monsieur Afrique», lors du traditionnel entretien dans les jardins de l'Élysée, le 14 juillet, François Mitterrand répond à Patrick Poivre d'Arvor : «Il n'y a pas de monsieur Afrique à l'Élysée. Il y à trois personnes qui s'occupent de l'Afrique. Monsieur Afrique, c’est le ministre de la Coopération, à la limite le Premier ministre et, de temps en temps, quand il s'agit de grandes décisions, moi. Il n'y a pas d'autre monsieur Afrique. » À défaut de correspondre à la réalité, c'est une bonne projection sur ce qui, très lentement, adviendra : la « cellule africaine » finira par ne plus être qu’un «numéro vert» à l’Élysée, pour des présidents africains en détresse. Piqué au vif par ce qu'il ressent comme un crime de lèse-majesté, le président anticipe sur cette « déchéance » en forçant le trait : « L’Élysée ne dispose d'aucun budget, ne décide rien. Alors, quand on a dit ça, on regarde avec un peu plus de philosophie les campagnes qui, ici et là, s'empressent de vouloir nuire à l'honorabilité des gens. Je n'aime pas quand on s'en prend à des gens en lesquels j'ai confiance, surtout sans preuve, sans démonstration, sans rien. » C'était en 1990. Entre-temps, François Mitterrand, à force de preuves et de démonstrations, a dû changer d'idée sur l’honorabilité des gens à qui il accorde sa confiance.
Pour son propre fils, le doute l'a tôt saisi. Dès le lendemain du sommet de La Baule, Jean-Christophe Mitterrand est interdit de « contacts sensibles », comme par exemple avec Jean-Yves Ollivier, l’homme du RPR en Afrique australe. Jeanny Lorgeoux servira plus que jamais de « relais » au fils du prince, désormais enfermé au « château ». Au point que le night-club Black and White, à Paris, retirera de sa vitrine à l’entrée la photo de celui qui, longtemps, fut l'un de ses meilleurs et plus célèbres clients. Pour « Christophe», même les escapades en Afrique se font alors rares. Et quand bien même il part en tournée sur le continent, il n’est plus question d’articles et de déclarations dans la presse locale.
L’effacement devient la vertu cardinale d’une cible qui, fatalement, finit toujours par exposer le père. Cependant, dans les décors de la présidence, Jean-Christophe agit encore ; hors contexte d’une politique, au coup par coup. C'est ainsi qu’il fait nommer, en mars 1991, Paul Dijoud comme directeur du département Afrique au Quai d'Orsay. Une dernière tentative de « verrouiller» la diplomatie française, de la mettre au service de l’Élysée en plaçant un «ami ». En bonne intelligence avec la DGSE, il rendra des «services» dans la gestion manipulatoire des crises au Tchad et à Djibouti. C'est grâce au fils du président et à l’inévitable Jeanny Lorgeoux que l’ex-ministre de Giscard puis, de 1982 à 1987, directeur général de Sucden, était devenu, en 1988, ambassadeur de France en Colombie. Enfin, comme l'admet, avec une joviale franchise, le député socialiste de Romorantin : «Paul voulait rentrer à Paris. Alors, on lui a donné ce poste au Quai d'Orsay. » Bien qu’il n’ait pratiquement jamais mis les pieds en Afrique? « L'amitié, ça existe », rétorque Jeanny Lorgeoux.
En l’an de disgrâce du mitterrandisme qui débute en 1991, après le thermidor de Saddam Hussein, « l'amitié » ne suffit plus. Dans une ambiance très fin de règne, même la parenté ne garantit plus l'impunité. Au sens large et restreint, la famille Mitterrand est sur la sellette. C'est alors que, dans sa dernière grande manœuvre magistralement machiavélique, François Mitterrand organise la sortie de son fils. Il ne peut le destituer sous le feu roulant d’une critique qui, de la tuerie de Madagascar jusqu’au dérapage de la « démocratisation» au Tchad en passant par le massacre au Togo, perpétré par les fidèles du général Eyadema, autre « ami » de son fils, redouble d'intensité à chaque crise en Afrique: pour dénoncer l’impéritie de la «cellule africaine». Or, comment bouger la cible sans risquer un carton? À la faveur de l’arrivée à Matignon d'Édith Cresson, en juin 1991, François Mitterrand réussit ce tour de passe-passe. Orphelin de son secrétariat d'État aux Relations culturelles, au Quai d'Orsay, Thierry de Beaucé, aussi fidèle au père-président que fielleux à l’égard de son fils- conseiller, sera «recasé» à la «cellule» de l'Élysée. Officiellement, pour « assurer la liaison entre l’Afrique noire et le Maghreb », la seule partie du continent qu’il connaît réellement. En fait, il est en mission commandée : pour supplanter « Christophe » que le président pourra ensuite tranquillement « ranger ». Au printemps 1992, l'opération, en cours depuis neuf mois, est pratiquement achevée. On n’attend plus que le rideau. Il se baissera aussi sur la « cellule africaine ».