Citation
Nous recevons, en complément des informations que nous avons déjà publiées sur les massacres de la population Tutsi au Rwanda (1), une longue lettre de M. Vuillemin, détaché par l’Unesco comme enseignant à Butare. Témoin des innombrables scènes de violence qui ont ensanglanté l’ancien protectorat belge, M. Vuillemin a été amené à donner sa démission, ainsi qu’un autre expert des Nations unies, car, écrit-il, « il ne m’est plus possible de rester au service d’un gouvernement responsable ou complice d’un génocide. Je ne peux partager l’indifférence et la passivité de la grande majorité des Européens d’ici, des agents de l’assistance technique bilatérale ou multilatérale. Je la considère comme une complicité objective. Comment pourrais-je enseigner dans le cadre d’une aide Unesco dans une école dont les élèves ont été assassinés pour l’unique raison qu’ils étaient Tutsis ? Comment pourrais-je enseigner [à] des élèves qu’on assassinera peut-être dans quelques mois ou dans quelques années ? »
Voici les principaux extraits de la lettre que nous a adressée M. Vuillemin :
Très peuplé (sa densité est d’environ cent habitants au kilomètre carré), le Ruanda ne compte pas de villages. Les dix préfectures sont des centres administratifs et commerciaux habités par des fonctionnaires rwandais et des commerçants arabes. Seules Kigali et Butare groupent une population qui atteint presque quinze mille habitants.
La plupart des Européens, pour lesquels l’infériorité des Noirs est évidente, ne se soucient des affaires publiques que dans la mesure où elles les concernent directement. Lorsqu’ils apprennent les persécutions dont sont victimes les Tutsis, ils y voient la preuve de la « sauvagerie nègre », cherchent des justifications à leur indifférence, soucieux avant tout de ne pas « s’attirer d’ennuis » de la part d’un gouvernement ombrageux, tant ils savent qu’ils occupent, dans ce pays au climat si agréable, une position dont ils ne sauraient espérer l’équivalent en Europe.
Les missions, très nombreuses, sont dans une situation fausse : heurtés dans leurs sentiments chrétiens, la presque totalité des missionnaires se préoccupent surtout de sauvegarder les positions de l’Eglise, dont l’influence politique est énorme. Des liens très étroits unissent l’archevêque Perrandin au président de la République, M. Kayibanda, qui est aussi le chef du Parmehutu, parti quasi unique.
Il n’y a pas d’autre presse que les bulletins mensuels publiés par le gouvernement et par l’archevêché ; la radio est gouvernementale et jamais elle ne s’est fait l’écho des événements intérieurs de décembre et janvier dernier. Aucun journal étranger n’a de correspondant régulier, ce qui explique pourquoi le Rwanda vit pratiquement hors du monde.
Féodalité et révolution sociale
C’est au quinzième siècle que les Tutsis, probablement venus d’Ethiopie, pénétrèrent au Ruanda et y instaurèrent des structures féodales, différentes cependant de notre féodalisme médiéval. Les seigneurs Tutsis n’étaient que relativement riches, et si quelque Hutu était devenu corvéable en échange d’une vache, objet de prestige plus que de richesse, il faisait partie d’une minorité au sein des Hutus eux-mêmes, comme son « seigneur » Tutsi faisait partie d’une minorité au sein des Tutsis.
Dans les années 1950, la majorité de la population était composée de petits propriétaires, Hutus aussi bien que Tutsis. La Belgique cependant n’a pas cherché à porter atteinte à ces structures, jusqu’à ce que les élites tutsi s’affirment nationalistes, avouent leurs sympathies pour un certain neutralisme, aspirent à une plus grande indépendance à l’égard de l’Eglise et ne cachent pas leur hostilité à la Belgique.
C’est dans ces conditions qu’éclata une révolution sociale, dont les leaders étaient pour une part d’anciens séminaristes. L’Eglise et les autorités belges soutinrent ce mouvement, qui donna lieu à de violents combats dans les années 1959-1961 et qui se termina par la proclamation de la république.
Dépouillés de leurs biens, nostalgiques du féodalisme, cent cinquante mille Tutsis environ se réfugièrent dans les pays voisins. La majorité, cependant, accepta le nouveau régime. Le gouvernement installé à la proclamation de l’indépendance (1er juillet 1962) remit tous les pouvoirs entre les mains des Hutus et, au lieu de dépasser le conflit latent, lui donna un caractère de plus en plus racial, après certains incidents survenus au mois de mars 1962.
Mis en place par les forces colonialistes belges et par l’Eglise, le gouvernement ruandais se montre philo-occidental et bigot -- d’une bigoterie qui irrite même certains pères. Faute d’idées sur le développement (la mise à l’écart des élites Tutsis ne pouvait qu’aggraver cette carence), la haine raciale lui tient lieu de programme. La présence de réfugiés aux frontières lui permet d’autre part d’agiter la menace d’un danger extérieur et de réprimer toute critique à l’intérieur. S’il est vrai que de petits groupes Tutsis de l’extérieur ont tenté des incursions, ces tentatives ont toujours été facilement repoussées ; elles fournissent toutefois l’occasion d’accroître la discrimination raciale : les cartes d’identité mentionnent le groupe ethnique, les bourses d’études en Europe sont réservées aux Hutus, l’accès à l’enseignement secondaire est régi par des contingents calculés selon des critères raciaux.
La tuerie systématique
Au cours des événements de décembre, motivés officiellement par l’incursion d’un petit groupe Tutsi en provenance du Burundi et qui n’eut aucune suite, on procéda, dans tous les centres, à l’arrestation systématique de tous les Tutsis évolués ; on les entassait dans des prisons, où ils étaient frappés, pressés, laissés sans nourriture. A Ciangugu, on chargeait 80 Tutsis sur des camions et on les fusillait dans la forêt de Congo-Will, après les avoir poussés dans un ravin.
Si ces faits représentent une élimination de suspects (tout Tutsi évolué étant suspect) au mépris des garanties judiciaires les plus élémentaires, la répression exercée dans la préfecture de Gikangoro constitue, elle, un véritable génocide. Excitées par le préfet, les bourgmestres et les commissaires du Parmehutu, des bandes de tueurs exterminèrent systématiquement, du 24 au 28 décembre, les Tutsis. Dans la plupart des cas les femmes et les enfants ont été également assommés à coups de massue ou percés de lances. Les victimes sont le plus souvent jetées dans la rivière après avoir été déshabillées.
Le nombre total de morts est difficile à évaluer ; on peut cependant tenir pour certain celui de 8 000, et pour probable celui de 14 000 dans la seule préfecture de Gikangoro. Le fait qu’une extermination systématique n’a été appliquée que dans cette préfecture prouve que ces massacres ont été organisés ; il y a lieu de craindre qu’il en soit de même pour d’autres préfectures, et qu’un plan de « nettoyage » soit établi. Le gouvernement aurait-il sans cela décliné l’offre des Nations unies d’envoyer des observateurs aux frontières pour éviter d’autres incursions ?
Le silence officiel
L’attitude du gouvernement, d’autre part, est des plus nettes : alors que la mission de Cyanika avait abrité environ 2 000 réfugiés dont 400 enfants de moins de dix ans, le ministre de l’agriculture donna l’ordre à ces réfugiés de regagner leur « domicile » et traita les Pères de la mission de « mauvais missionnaires ». Or toutes les demeures des réfugiés avaient été pillées et incendiées ; plusieurs Tutsis qui avaient accepté de revenir « chez eux » furent également assassinés.
L’épreuve de force entre le gouvernement et la mission de Cyanika se termina le 14 janvier dernier, lorsqu’un détachement de policiers armés, guidés par le ministre de l’agriculture, chassa brutalement les derniers réfugiés de la mission, ainsi que les blessés.
Sur l’ensemble des massacres, le silence officiel persiste. Aucun règlement du problème n’est recherché. Les collusions des fusillés avec les « terroristes » de l’extérieur ne sont pas prouvées, et pour cause. En revanche, on affirme maintenant que les terroristes sont à la solde de Pékin, après avoir prétendu qu’ils étaient soutenus par Usumbura, puis par Le Caire. Encore un peu et l’on prétendra que ceux qui sont intervenus sont des émules de Mao Tse-toung...
Si vraiment les « rebelles » sont soutenus par une puissance étrangère, on ne comprend pas pourquoi les autorités ruandaises préfèrent les liquider sommairement plutôt que de les confondre lors d’un procès public.
Quant à l’Eglise, soucieuse de maintenir son influence, elle n’intervient que discrètement. Si certains Pères ont pris avec courage le parti des victimes, les hautes autorités semblent avant tout désireuses de ne pas nuire à la réputation d’un gouvernement si attaché aux institutions ecclésiastiques.
De toute évidence, ces événements ne sont pas un accident ; ils sont la manifestation d’une haine raciale soigneusement entretenue. Une réconciliation raciale aurait en effet obligé le gouvernement de M. Kayibanda, qui est l’objet d’un véritable culte de la personnalité, à un partage du pouvoir avec des élites qui sont maintenant assassinées.
(1) Voir le Monde du 17 janvier 1964.