Citation
Marin Gillier à Rwesero et Kirambo le 24 juin 1994
Transcription et commentaire par Jacques Morel
31 décembre 2008, v0.6
Ce reportage de Philippe Boisserie et Eric Maizy, est diffusé sur France 2 dans l’émission spéciale du
25 juin 1994 à 20 heures. 1 Il montre les soldats français du commando Trepel commandés par le capitaine
de frégate Marin Gillier à Rwesero et Kirambo entre Cyangugu et Kibuye.
De quand date ce reportage ? Cette séquence est présentée le 25 juin 1994 par Benoît Duquesne en
ces termes « La première journée au Rwanda s’est parfaitement passée. Je vous propose de la vivre avec
Philippe Boisserie... ». Ce serait donc vendredi 24 juin. Mais Philippe Boisserie nous assure que c’est du
samedi 25 juin. 2 Gillier dans son rapport à la MIP donne la date du 24 pour sa première reconnaissance
vers “KIBOUYE” au cours de laquelle un accueil « particulièrement chaleureux » lui est réservé par la
population au camp de réfugiés Hutu de Kirambo. 3 Les premiers Français étant arrivés à Cyangugu le 23
juin, du moins officiellement, la première journée au Rwanda évoquée par Benoît Duquesne serait plutôt
le 23 ou le 24, mais pas le 25. L’article de Jean Hélène sur l’arrivée de la colonne Gillier à Kirambo lève
le doute. Gillier est arrivé la première fois à Kirambo le 24 juin. 4
[P. Boisserie :]
Ils ont été applaudis comme on applaudit une armée de libération.
Au moindre village, au moindre barrage tenu d’ordinaire d’une main de fer par les soldats
des forces armées rwandaises, une haie d’honneur salue l’arrivée des militaires français.
Et plus les soldats avancent en pays hutu et plus la rue se pavoise de tricolore.
[On entend la foule scander des slogans. On aperçoit dans la foule un parapluie tricolore,
au fond un grand pylone à haute tension. ]
Le bataillon de commando marine, tout juste arrivé de Lorient, est lui plus là pour voir
l’envers du décor, établir les problèmes, évaluer l’urgence.
Première prise de contact avec le sous-préfet de Rwesero.
[Un capitaine montre une carte de la région au sous-préfet qui désigne à Gillier le camp
de Kirambo.]
[Gillier : ]
« Donc il y a un camp de réfugiés à Kirambo. Il est où ? Au nord, au sud ? »
[Terebura se penche sur la carte.]
« En fait, euh ... »
[P. Boisserie :]
1. France 2, 25 juin 1994 à 20 h. file:///u/ina/TvRwandaIV2/1994-06-25-20hEditionSpeciale.avi.
2. « Le reportage sur l’arrivée des militaires français de la colonne Gillier a été réalisé le 25 juin 1994. ». Courriel de
Philippe Boisserie à l’auteur, 08 Nov 2007.
3. Marin Gillier, capitaine de frégate, Attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à
BISESERO, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise [3, Tome II, Annexes, p. 402]. Dans l’article «
Retour sur images » de Danièle Birck et Philippe Boisserie, (Temps Modernes, juillet 1995, page 213), pour le reportage
sur l’entrée au Rwanda des soldats français accueillis « comme une armée de Libération » et qui relate l’accueil de Gillier
à Rwesero et Kirambo, il est noté : Séquence le 22/06/94.
4. Jean Hélène, Liesse chez les Hutus, soulagement chez les Tutsis, Le Monde, 26-27 juin 1994, pp. 1, 4. Ce numéro du
Monde daté du dimanche 26 juin a été publié samedi 25 juin après-midi. Hélène y décrit l’arrivée à Kirambo sans indiquer
de date. Mais c’est un matin puisqu’il dit : « Le détachement français n’est pas là pour se poser ce genre de question. Il
continuera cet après-midi vers Kibuye, plus au nord ». Puis le journaliste décrit le camp de Nyarushishi. Il donne alors des
dates : « Mais leur [les Tutsi du camp] angoisse quotidienne a disparu depuis qu’un détachement français, arrivé jeudi [23
juin], veille sur le camp. Ce matin, il a d’ailleurs chassé des miliciens qui rôdaient alentour. La veille, ils avaient réussi
à tuer trois réfugiés. » Nous supposons que « ce matin » désigne le vendredi 24, « la veille » le jeudi 23. L’arrivée de la
colonne à Kirambo semble être du vendredi 24.
Figure 1 – Sur un panneau au milieu de la route goudronnée est écrit « LE VERITABLE AMI SE
DISTINGUE DANS LE MALHEUR » Source : P. Boisserie, E. Maisy, D. Vérité, F. Granet, Édition
spéciale Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20h
Un camp est repéré 50 km plus au nord, 2.500 personnes s’y trouveraient, sans plus de
précision. Pour le sous-préfet, il n’y a qu’un responsable à cette situation :
[L’image montre un homme au béret noir au visage de tueur.]
[ Terebura : ]
« A part l’élément du FPR qui a complètement divisé la population, et bien la population
s’entremariait, la population s’entraidait. »
[P. Boisserie :]
Pourtant, les quelques 15% de Tutsi qui vivaient dans sa ville ont aujourd’hui disparu.
[Terebura : ]
« Bon séjour, et ... ok merci beaucoup et ... la population, bon ... »
[il s’adresse en kinyarwanda aux gens – surtout des femmes et des enfants – qui applaudissent. Gillier replie sa carte.].
[P. Boisserie :]
Le bataillon reprend sa route, soulagé par un accueil qu’il croyait moins favorable, tranquillisé que la rumeur d’infiltration de commandos tutsi s’avère fausse. Leur direction, Kirambo et son camp.
Là, le comité d’accueil a particulièrement bien fait les choses. Les écoliers ont bien retenu
les leçons des institutrices.
L’entrée dans le camp est triomphale.
[Alors que Gillier debout sur sa Jeep salue la foule, on entend des bonjour, bonjour]
[P. Boisserie :]
Sous le portrait de l’ancien président hutu, fleurs à la main, le cliché est idéal.
Pour les représentants du gouvernement rwandais il est clair que la France vient les soutenir
contre l’agression du FPR.
[M. Gillier : ]
« La France a décidé de lancer une opération humanitaire au Rwanda. Je crois que le
premier objectif est atteint avec, encore une fois, tous ces sourires qui fleurissent sur vos
visages. »
Figure 2 – Le sous-préfet de Rwesero, Gérard Terebura, montre sur la carte le camp de Kirambo au
capitaine de frégate Marin Gillier. Source : P. Boisserie, E. Maisy, D. Vérité, F. Granet, Édition spéciale
Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20h
[P. Boisserie :]
La visite du camp se veut l’illustration de cette politique humanitaire.
Ici personne n’est en danger de mort. Si les conditions sanitaires sont précaires, si les
médicaments manquent cruellement, la sécurité est néammoins assurée. Seuls des Hutu chassés
par la guerre habitent les lieux. Aucun Tutsi. Il n’y a plus de Tutsi à Kirambo.
[P. Boisserie :]
Il y avait combien de Tutsi à Kirambo ?
[Ephrem Kamaranpaka (Croix Rouge Rwandaise) : ]
Il y avait environ 800.
[P. Boisserie :]
Oui, et maintenant ?
[Ephrem Kamaranpaka : ]
Certains sont déplacés, sont au Zaïre.
[P. Boisserie :]
Et les autres ?
[Ephrem Kamaranpaka : ]
Les autres sont tombés dans ce massacre ... et ... dans ce massacre, ce massacre de la
population ethnique.
[P. Boisserie :]
Il y en a combien qui ont été massacrés ?
[Ephrem Kamaranpaka : ]
Je ne connais pas le nombre.
[P. Boisserie :]
Vous m’avez dit 700 tout à l’heure.
[Ephrem Kamaranpaka : ]
Je disais aux environs de ... je pense.
[P. Boisserie :]
Figure 3 – Un milicien à Rwesero. Source : P. Boisserie, E. Maisy, D. Vérité, F. Granet, Édition spéciale
Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20h
Combien ont participé aux massacres parmi ces danseurs et ces chanteurs ? L’histoire le
dira peut-être. En attendant les premières missions des soldats français ont montré qu’il y
avait peu d’espoir de trouver beaucoup de rescapés des massacres.
Reste alors la guerre entre le gouvernement rwandais et le FPR avec l’avancée de la ligne
de front, c’est aussi l’avancée de problèmes plus politiques qu’humanitaires. 5
Le panneau visible en début de reportage au milieu de la route goudronnée avec le slogan : « LE
VÉRITABLE AMI SE DISTINGUE DANS LE MALHEUR » est un clin d’œil à François Mitterrand.
Sa photo publiée dans Kangura n◦ 6 du 6 décembre 1990 était suivie de la légende : «Un véritable ami
du Rwanda. C’est dans le malheur que les véritables se découvrent. Un tract diffusé dans la préfecture de
Butare au moment de l’opération Turquoise contenait les slogans : « Les vrais amis sont rares, l’adversité
les fait connaître. Vive François Mitterrand. » 6 Nous reconnaissons-là un slogan diffusé par la CDR dans
tout le Rwanda. Des membres de la CDR sont souvent cités dans les témoignages sur les massacres dans
la région de Kibuye-Cyangugu. Cette organisation a animé les massacres en arborant ce genre de slogan
tout en se faisant recevoir à Paris en la personne de Jean-Bosco Barayagwiza.
En disant : « Et plus les soldats avancent en pays hutu et plus la rue se pavoise de tricolore » le
journaliste adopte le point de vue des militaires français. Le Rwanda est le pays hutu. Les Tutsi sont des
étrangers. Ils sont partis ou ont été massacrés comme il est dit plus loin.
Le sous-préfet Terebura de Rwesero est nommé par le reporter Philippe Boisserie. Il souligne sa
mauvaise foi en remarquant que les rumeurs d’infiltration de « commandos tutsi » sont fausses. Par
ailleurs il est notoire que ce sous-préfet est un des principaux organisateurs des massacres de Tutsi à la
paroisse de Nyamasheke. 7 Gillier ne semble pourtant pas ébranlé. Il repassera le soir à Rwesero. Dimanche
26 juin, il y repasse encore. Le sous-préfet ne sera pas inquiété par Marin Gillier qui, contre l’évidence,
continue à croire à son discours au moins jusqu’au 30 juin.
À Kirambo, Marin Gillier est accueilli par le bourgmestre Mathias Mayira. Celui-ci n’est pas identifié
par le reporter Philippe Boisserie. Mathias Mayira a organisé les massacres dans sa commune :
5. Reportage de Philippe Boisserie et Eric Maisy, Édition spéciale Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20h
6. "Aucun témoin ne doit survivre" [2, p. 792].
7. African Rights, "Bulletin d’accusation n◦ 4 : Emmanuel Bagambiki", p. 6. Rwanda : Death, Despair and Defiance, p.
460.
Figure 4 – Marin Gillier, reçu par Mathias Mayira, bourgmestre de Kirambo et massacreur notoire,
déclare : « Je crois que le premier objectif est atteint avec, encore une fois, tous ces sourires qui fleurissent
sur vos visages. » Source : P. Boisserie, E. Maisy, D. Vérité, F. Granet, Édition spéciale Rwanda, France
2, 25 juin 1994, 20 h.
Mathias Mayira, bourgmestre de Kirambo est un des responsables les plus impitoyables de
la préfecture de Cyangugu durant le génocide. Les massacres ont été si bien planifiés à Kirambo
que beaucoup de Tutsi n’eurent pas la possibilité de fuir dans des hôpitaux ou des écoles. En
plus du nombre énorme de gens massacrés par les tueurs à son service, les Interahamwe qui
pillèrent les magasins des Tutsi sur le marché de Kirambo transportèrent leur butin dans des
camions que Mayira avait volés aux hommes d’affaires tutsi qu’il avait fait tuer. 8
Mathias Mayira ne sera nullement inquiété par les Français. Le reportage ci-dessous de Jean Hélène
dans Le Monde recoupe ce reportage télévisé. Il permet de dater cet accueil des commandos de marine
au vendredi 24 juin. Il rend bien compte de l’enthousiasme de la foule, des drapeaux français agités,
des danses. Le bourgmestre, en complet veston, échange avec Gillier des paroles qui correspondent au
reportage. La hantise des infiltrations est évoquée. Les massacres sont évoqués d’une manière cinglante. Il
n’y aurait pas eu de massacres à Kirambo, « mis à part les partisans du FPR que nous avons débusqués ».
Le village de Kirambo, pavoisé aux couleurs de la France et du Rwanda, fête-t-il sa libération ? Quand au détour de la piste, surgit le premier véhicule militaire français, une clameur
monte de la foule en liesse.Les tam-tams s’affolent, la colonne française entre au pas, se frayant
difficilement un chemin au milieu d’une haie de villageois en délire. Des centaines de mains
se tendent vers les hommes des commandos de marines juchés sur les camions, brusquement
embarrassés par leurs fusils.
Les bouquets de fleurs pleuvent sur le capot des jeeps recouvert d’un filet de camouflage,
le mitrailleur du véhicule de tête finit par lâcher une de ses mains crispée sur la poignée de son
arme pour saluer et sourire. Les hommes du capitaine de frégate Marin Gillier ne s’attendaient
pas à pareille réception. Une heure plus tôt, en quittant la route asphaltée pour s’enfoncer
sur la piste qui remonte le long du lac Kivu, ils s’étaient dit d’un air entendu que les choses
sérieuses allaient commencer. Mais tout au long de leur route ce ne sont que chants, danses
et banderoles saluant l’amitié franco-rwandaise.
8. Rwanda : Death, Despair and Defiance [1, p. 139]
Pas la moindre trace de rebelles. Un drapeau rwandais flotte devant la mairie de Kirambo
où le bourgmestre, en complet veston, s’apprête à prononcer un discours.
« Nous espérons que votre présence ici apportera un soulagement à la population et aux
déplacés », lance-t-il. « Merci pour votre accueil et vos sourires », répond le capitaine de
frégate Gillier, s’attirant un franc succès.
La réception se termine par des danses avant que les autorités n’invitent l’officier français
à visiter le camp de réfugiés : quelques 300 000 personnes qui ont fui l’avancée du Front Patriotique Rwandais (FPR).Certains ont quitté leur village la veille de l’arrivée des maquisards,
d’autres n’ont jamais pu rejoindre le leur. Justin Théréroho ne reverra sans doute jamais sa
famille « décimée par les inkontanyi [rebelles] comme tout mon village de Gituza », dans le
Nord-Est.
Théoneste a quitté sa ville de Byumba lors de la mort de ses parents en octobre 1990,
quand le FPR a envahi le nord du Rwanda. Il s’est réfugié à Kigali puis à Butaré où « il
faisait ses humanités » à l’université, quand la guerre a repris. Il s’est replié au bord du lac
Kivu car « ça devenait vraiment trop chaud là-bas », où le FPR est aux portes de la ville. Il
est responsable des réfugiés de guerre et attendait avec impatience la venue des Français :
« Le front est loin mais on a peur des infiltrations ».
La liesse populaire est à la mesure du soulagement des villageois. Il n’y aurait pas eu de
massacres à Kirambo « mis à part les partisans du FPR que nous avons débusqués ». Selon
la version officielle, la majorité des Tutsis menacés par les milices hutues depuis la mort du
président Habyarimana se sont enfuis sur l’île zaïroise d’Ijdwi, au milieu du lac Kivu. Les
autres ont pu atteindre Cyangugu et se réfugier dans le stade de la ville protégé par l’armée.
Ici, il n’est pas question d’aller montrer aux journalistes de passage les fosses communes,
comme le font, plus à l’est, les rebelles, dans chaque village qu’ils viennent de conquérir.
Pas la moindre trace de culpabilité collective, même chez les religieux. « Que voulez-vous
faire quand la foule est en colère ?, s’excuse le pasteur lorsque l’on évoque les massacres de
femmes et d’enfants. Je m’efforce bien de prêcher le pardon mais mes paroissiens ne veulent
rien entendre. »Parmi toutes ces personnes qui serrent avec chaleur les mains des soldats,
qui agitent des bouquets de fleurs ou des drapeaux français, parmi tous ces jeunes gens qui
dansent de joie, combien d’assassins ? Le détachement français n’est pas là pour se poser ce
genre de questions. Il continuera cet après-midi vers Kibuye, plus au nord, en espérant trouver
des Tutsis ou des opposants hutus qui se cachent encore après deux mois de clandestinité pour
échapper aux machettes des miliciens. 9
Même Christian Baldensperger, alias Jean Hélène, très lié comme nous le savons à la DGSE, avait
reconnu que Gillier était accueilli par des tueurs. Celui-ci ne semble pas s’en formaliser.
Merci à Félicien Bahizi pour son aide.
Références
[1] African Rights : Rwanda : Death, Despair and Defiance. African Rights, P.O. Box 18368, London
EC4A 4JE, 1995. 1e édition septembre 1994.
[2] Alison Des Forges : Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda. Karthala, Human
Rights Watch, Fédération Internationale des droits de l’homme, avril 1999.
[3] Paul Quilès : Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994. Assemblée Nationale Rapport n◦ 1271,
http://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/rwanda/, 15 décembre 1998. Mission d’information de la commission de la défense nationale et des forces armées et de la commission des affaires
étrangères, sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda
entre 1990 et 1994.
9. Jean Hélène, Liesse chez les Hutus, soulagement chez les Tutsis, Le Monde, 26 juin 1994, pp. 1, 4.