Fiche du document numéro 5143

Num
5143
Date
Lundi Juillet 1996
Amj
Taille
54780
Titre
Le génocide du Rwanda
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Le génocide du Rwanda
par Jean-Pierre Chrétien*

Le 9 juin 1994 Le Soir de Bruxelles décrivait au Rwanda des “tueurs
aussi efficaces que les nazis”. Le rapprochement de cette crise africaine
majeure avec le racisme allemand des années 30 a une vertu pédagogique : l’Afrique n’est pas en dehors d’une réflexion proprement historique et la tentation de l’exotisme ne doit pas nous aveugler sur
l’exemplarité des situations. Les tueries qu’a connues le Rwanda du
7 avril à juillet 1994, ont été traitées durant plusieurs semaines de
“conflit interethnique”, comme un effet quasi naturel de la “guerre
civile” entre le pouvoir issu du régime du président Habyarimana à
dominante hutue et la rébellion du Front patriotique rwandais à dominante tutsie.
Depuis lors, la tragique réalité s’est imposée. Pour la première fois
depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale la communauté
internationale a reconnu l’existence d’un génocide méritant une action
judiciaire spécifique. Les rapports successifs soumis au Conseil de
sécurité des Nations Unies par M. Degni Ségui, rapporteur spécial de
la Commission des droits de l’homme, les 28 juin, 12 août et 11 novembre 1994, puis, le 25 novembre 1994, le rapport final de la Commission
des trois experts formée en vertu de la résolution 935, sont sans ambiguïté1. La création le 8 novembre 1994 d’un Tribunal pénal international pour le Rwanda (mis en place à Arusha en 1995), pendant de
celui créé pour l’ex-Yougoslavie, se situe dans le droit fil des principes
élaborés depuis Nuremberg, notamment de la convention sur le génocide de 1948. Ces décisions reflètent la prise de conscience des secteurs
des opinions publiques qui ont perçu qu’il ne s’agissait pas d’une “crise
humanitaire”, mais du “mal absolu” d’un génocide2. On peut espérer
voir démentie l’inquiétude d’Alfred Grosser sur l’attention inégale portée par notre civilisation aux massacres, selon qu’il s’agit d’Africains
ou d’Européens (Le crime et la mémoire, Paris, 1989, p. 20).

*

Directeur de recherche au CNRS (Centre de Recherches africaines, Paris I).

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Les exemples de crises sanglantes ne manquent pas sur ce continent : Soudan, Libéria, Somalie, Angola, Zaïre, etc. Elles nous invitent
à une réflexion sur l’ethnisme en tant que phénomène idéologique et
que stratégie sociale et politique3. Mais le Rwanda, comme son voisin
le Burundi, a connu un parcours historique spécifique qui doit être
connu si on veut comprendre la gravité extrême de la crise de 1994. Il
consiste justement dans la modernité des processus et des références
qui ont produit un des génocides du XXe siècle dans ce petit pays
“enclavé” de l’Est africain. La pertinence de la référence à la “Solution
finale” tient à la forme prise par les tueries, au contenu de la propagande qui les a préparées et accompagnées et d’abord à la nature de
l’idéolgie qui a marqué cette région d’Afrique depuis un siècle. La
logique du génocide ne s’est pas forgée en quatre ans de guerre civile.
Elle a représenté le paroxysme de ce qu’on peut appeler une idéologie
rwandaise, à savoir l’ethnisation d’un vieux clivage social selon des critères typiquement racistes.
Les antécédents : la racialisation d’une société
L’ancien peuple rwandais était une paysannerie agropastorale occupant les montagnes subéquatoriales situées entre les lacs Kivu et Victoria depuis plus de 2000 ans4. Il partageait une culture et une langue
communes. Il avait peu à peu (entre le XVIe siècle et le XIXe siècle) été
unifié politiquement autour d’un pouvoir monarchique. Il se subdivisait socialement sur des bases lignagères et claniques, mais aussi selon
une référence, qui malgré l’existence de liens matrimoniaux, évoque un
système de castes. Les anciennes catégories hutue et tutsie, héréditaires en voie patrilinéaire, étaient associées respectivement (avec
beaucoup de nuances) à l’agriculture et à l’élevage des bovins. C’est de
la seconde qu’était issue pour l’essentiel l’aristocratie politique.
Sous la colonisation, Hutus et Tutsis sont assimilés à deux couches
de peuplement, racialement différentes, “nègres bantous” d’un côté et
“Hamites” venus d’Ethiopie de l’autre, les premiers censés avoir été
tous des serfs, et les seconds tous des aristocrates. Les calculs administratifs fondant le privilège tutsi, les hypothèses ethno-bibliques des
missionnaires et la raciologie africaniste de l’époque constituent les
bases d’une sorte de bio-ethnisme officiel, dans la tradition gobinienne.
En 1948 encore un administrateur belge pouvait écrire dans un bulletin réservé aux lettrés rwandais : “De race caucasique aussi bien que
les Sémites et les Indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’origine rien de commun avec les nègre5”. Les missionnaires de leur côté
avaient glosé durant plus d’un demi-siècle sur le mélange de fascination et de répulsion que leur inspiraient les Tutsis, ces “Juifs de
l’Afrique”, ces “Abyssins monophysites” porteurs de l’idée du Dieu
unique, mais qui, de leur culture d’origine, n’auraient gardé que la

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LE MONDE JUIF

fourberie d’une race supérieure déchue. Les citations abonderaient6.
Tout se passe comme si les images de l’antisémitisme du début du
XXe siècle avaient été projetées sur un groupe est-africain supposé
d’origine orientale et identifié comme “hamito-sémitique”.
En 1961, à la veille de l’indépendance, la monarchie tutsie est remplacée par une République hutue, avec l’appui du colonisateur. Cette
“révolution sociale” abolit l’injustice en place, mais sans en remettre en
cause l’idéologie. Le clivage “racial” est maintenu sur les papiers
d’identité. Un système de quotas dans les recrutements va cantonner
“la minorité”. Une propagande lancinante entretient dans la population un véritable intégrisme ethniste, béni par un populisme chrétien,
car entretemps les Tutsis étaient apparus comme des adeptes du nassérisme et du communisme ! Il est étonnant de voir combien l’Eglise
catholique, les Pères blancs, les chrétiens-sociaux belges et tout un
réseau d’ONG liées à cette mouvance politico-confessionnelle ont
appuyé sans défaillance ce régime. Le christianisme social a durablement fait bon ménage avec une lecture raciale, comme si c’était naturel en Afrique. Une confusion socio-raciale structurelle était en fait au
cœur du système. Faute de clivage réellement culturel, la qualité de
hutu était valorisée sur le double registre de l’autochtonie supposée
(face aux “envahisseurs” Tutsis) et de l’éminente dignité de “peuple
majoritaire” (face aux “féodaux” tutsis). Le volet “ethnique” permettait
d’entretenir les passions, le volet “social” permettait de les justifier
sous un argumentaire apparemment moderne. La minorité tutsie a
fourni une réserve permanente de quasi étrangers statutaires, boucs
émissaires en cas de difficulté du régime. Le 8 mai 1960 le comité
national du Parmehutu (le Parti du mouvement de l’émancipation des
Hutus), artisan de la révolution, proclamait : “Le Rwanda est le pays
des Bahutus (Bantus) et de tous ceux, blancs ou noirs, tutsis, européens ou d’autres provenances, qui se débarrasseront des visées féodocolonialistes7”. En juin 1994 un paysan hutu, témoignant pour
l’enquête de l’association African Rights, raconte spontanément : “On
me demanda ma carte d’identité et je leur répondis que j’étais hutu et
donc un citoyen de plein droit de ce pays8”. Des massacres et des
vagues successives d’exilés, en 1959-1961, en 1964, en 1973 ont rythmé
cette logique d’exclusion.
En 1973, une IIe République est proclamée à la suite d’un coup
d’Etat militaire. Le général Habyarimana est réélu président en 1988
avec 99,8 % des voix. Le Rwanda, qui bénéficie de très nombreuse aides
internationales, publiques et privées, est décrit comme une Suisse des
tropiques. Ses amis chantent sa paysannerie laborieuse, son administration honnête et son christianisme rayonnant. Il reste à comprendre
comment cette espèce de salazarisme a pu engendrer la logique
d’extermination d’un “nazisme tropical”9 ?

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A la fin des années 80, la situation économique et politique se
dégrade10 : la maffia régionale et clanique liée à la famille présidentielle (le groupe dit : “Akazu”, la “petite maison”) qui a fait main basse
sur l’Etat est confrontée à une opposition croissante des élites du
centre et du sud du pays (aussi bien hutue que tutsie), et à la revendication du droit au retour de la diaspora tutsie (environ 600 000 personnes exilées dans les pays voisins). Le 1er octobre 1990 plusieurs milliers de ces réfugiés désertent “l’Armée nationale de résistance”
ougandaise qu’ils avaient rejointe depuis 1983 (une rébellion arrivée
au pouvoir à Kampala en 1986) pour pénétrer au Rwanda.
C’est le début d’une guerre civile, marquée aussitôt par une persécution des Tutsis, identifiés comme “l’ennemi intérieur”11. L’espoir
semble revenir avec les accords signés à Arusha le 4 août 1993 entre
le Front patriotique rwandais (FPR), représentant cette guérilla
implantée au nord du pays, et le gouvernement de coalition, qui comprenait des membres de l’ancien parti unique MRND (Mouvement
révolutionnaire national pour le développement) et des nouveaux partis démocratiques reconnus depuis juin 1991. Les troupes françaises
qui ont appuyé le régime en permanence depuis octobre 1990 quittent
le pays en décembre 1993. Des contingents de la Mission des nations
unies d’assistance au Rwanda (la MINUAR) doivent veiller à la mise
en place des institutions de transition définies à Arusha. Mais le processus traîne. A une conférence régionale tenue à Dar-es-Salaam, le
président Habyarimana aurait promis de mettre fin à l’obstruction.
L’attentat qui lui coûte la vie à son retour le 6 avril 1994 garde ses
mystères, mais les données tant logistiques que politiques désignent le
réseau politico-militaire le plus dur de la maffia dirigeante. Le 8 avril
1994 un gouvernement intérimaire composé d’extrémistes hutus, avec
à sa tête Jean Kambanda, est formé sous la présidence du docteur
Théodore Sindikubwabo. Le fer de lance de cette équipe est un groupe
d’officiers (notamment le colonel Théoneste Bagosora), qui contrôlent
la garde présidentielle et les milices. La guerre civile reprend. Elle ne
cesse que le 18 juillet avec l’arrivée du FPR à Gisenyi, sur la frontière
du Zaïre et la mise en place d’un gouvernement de coalition élargi à
Kigali. Ce n’était pas les combattants qui avaient le plus subi le conflit,
mais les civils, massacrés à l’arrière des lignes gouvernementales selon
une terrible logique politique et “ethnique”.
Les machettes et les bureaux :
un génocide décentralisé (avril-juillet 1994)
Des centaines de milliers de victimes sont massacrées en trois mois.
Le chiffre d’un million est plausible. C’est la rapidité, la simultanéité,
l’encadrement politique, administratif et militaire, le caractère systé-

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matique et impitoyable des massacres visant les Tutsis et des Hutus
opposants traités de “complices”, qui attestent la sinistre réalité du
génocide : un mélange de barbarie et de sophistication bureaucratique.
Les témoignages sur le déroulement des tueries se sont multipliés :
observateurs étrangers à Kigali d’avril à juillet, rares journalistes suivant la progression du FPR et découvrant les charniers dans l’est du
pays, récits des rescapés rencontrés dans les pays voisins, contact
quasi direct avec les tueurs et leurs victimes dans la zone “humanitaire
sûre” créée par la France dans le cadre de “l’opération Turquoise” du
22 juin au 21 août et largement médiatisée, enfin les enquêtes systématiques poursuivies depuis mai 1994 par Rakiya Omaar pour l’association londonienne African Rights 12, celles du Collectif rwandais des
ligues et associations de droits de l’homme (le CLADHO)13, aujourd’hui
celles des enquêteurs du Tribunal international, y compris l’analyse de
quelques-uns des innombrables charniers qu’on retrouve partout dans
le pays14.
La chronologie et la géographie des massacres sont déjà significatives de leur concertation. A l’aube du 7 avril les rafles et les assassinats
commencent à Kigali. C’est une véritable Saint-Barthélémy de tous
ceux, Hutus comme Tutsis, qui représentaient l’opposition et la logique
de paix d’Arusha : ministres du gouvernement de transition, magistrats, prêtres, journalistes, militants démocrates non ralliés à la logique
du “Hutu power”, tous dûment fichés sur des listes et abattus souvent
avec le reste de leur famille. La capitale est quadrillée par la garde présidentielle et par les miliciens. Les tueries éclatent simultanément en
plusieurs points du pays, notamment aux périphéries du Nord, du SudOuest et de l’Est, comme si on voulait empêcher les victimes désignées
de fuir à l’étranger. Des barrages surgissent un peu partout. Très vite
il est clair que les tueurs ont pour cible essentielle la minorité tutsie.
Le génocide se généralise à partir de la mi-avril. La planification des
massacres transparaît clairement dans l’action du gouvernement intérimaire. Le Premier ministre Jean Kambanda et le ministre des
Affaires étrangères Jérôme Bicamumpaka les justifient au nom de la
“résistance populaire” ou de “la colère”. Le 16 avril ce gouvernement
décide de limoger les autorités jugées “inactives”. Le 19 avril, le président Sindikubwabo en personne va installer à Butare un nouveau préfet chargé de mener l’épuration de cette région du Sud, y donnant ainsi
le signal des tueries. Le 16 mai il ira à Kibuye féliciter le préfet pour
son œuvre, c’est-à-dire pour l’efficacité des massacres organisés entre le
15 et le 25 avril dans cette localité des bords du lac Kivu.
Ce n’est pas la sauvage mêlée “interethnique” longtemps suggérée
par nos médias. Ces massacres laissent plus de morts que de blessés, il
s’agit de pogromes. Les victimes sont essentiellement les Tutsis, par

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familles entières, hommes, femmes, enfants, vieillards, malades, tous
repérés au faciès, en fonction d’idéal-types physiques, mais surtout
grâce aux cartes d’identité qui, depuis la colonisation, mentionnent
l’appartenance “ethnique” et qui les identifient comme un peuple étranger “non bantou”. Ce pays rural à plus de 90 %, dont l’habitat, malgré
la densité démographique (270 hab./km2 en moyenne), est dispersé (des
“collines” sans villages), est en fait étroitement encadré et fiché par une
hiérarchie bureaucratique qui descend du président aux préfets et souspréfets, puis aux bourgmestres et aux chefs de secteur ou de colline, tous
nommés par le pouvoir de Kigali. Depuis décembre 1991, une commission de l’état-major rwandais avait préparé “l’identification des milieux
ennemis”15, parmi lesquels étaient classés les Tutsis, les “Hutus mécontents”, les “étrangers mariés aux femmes tutsies”, “les peuplades nilohamitiques de la région” et, pour faire bonne mesure, “les criminels en
fuite”… Il ne restait qu’à mettre en œuvre ce programme à travers tout
le pays, selon les règles d’une décentralisation contrôlée.
Les témoignages montrent aussi le rôle de cadres techniques, les
marqueurs de la “modernité” de cette politique de mort au niveau
local : des agronomes, des commerçants, des directeurs d’école, des
infirmiers, des médecins, des catéchistes, des prêtres même. Le suivisme ou la passion raciste antitutsis conduisent ces notables instruits
à encadrer l’action des milices de jeunes formées depuis 1992 par le
MRND et par un nouveau parti extrémiste appelé la CDR (Coalition
de défense de la république). Les miliciens dits : “interahamwe” (les
“solidaires”) ont reçu durant l’été de 1993 un entraînement militaire et
en 1994 certains se retrouvent équipés de grenades et de kalachnikovs.
Le témoignage16 du docteur Blam, un médecin allemand de l’hôpital de Kibuye, illustre de façon saisissante l’implication de l’appareil
administratif local dans le génocide. Le 12 avril environ 10 000 Tutsis,
refoulés de la campagne par des miliciens, sont concentrés dans le
stade de football, à la paroisse et à l’hôpital. Le 15 avril la moitié des
habitants de deux quartiers sont tués, des centaines de cadavres de
femmes et d’enfants tués à la machette y jonchent les classes d’une
école. Les 19 et 20 avril a lieu la tuerie des 5 000 personnes entassées
sur le stade. Un médecin, responsable “régional” de la santé et chef de
milice, explique à son confrère allemand que “cette masse d’opposants
et de sympathisants des rebelles était un danger pour la population de
la ville”. A l’hôpital, des gendarmes viennent expliquer que, d’après la
radio, “tous les Tutsis doivent être exterminés, pour achever et venger
des siècles de domination” et, les 22 et 25 avril, les miliciens viennent
y faire leur “travail”. En quelques jours presque tous les Tutsis de
Kibuye sont éliminés, soit 20 % de la population locale, mais l’épuration se prolonge durant trois semaines et les fuyards sont interceptés
aux barrières bouclant la ville. A la mi-mai les fonctionnaires touchent

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la paie du gouvernement intérimaire. Tout était normal et l’ordre
régnait à Kibuye. Quand les militaires français de “Turquoise” arriveront dans cette région, à la fin juin, ils y trouveront un accueil aimable,
mais aussi quelques rescapés, véritables loques humaines qui avaient
passé des semaines cachés dans des trous.
Le caractère méthodique de ce grand nettoyage est le trait le plus
frappant. Les mots d’ordre de ce “travail” (akazi) sont “d’enlever la
saleté” (gukura imyanda…), en fait “d’exterminer” (gutsembatsemba).
Les séquences se répètent de manière lancinante. Les miliciens font
fuir leurs victimes vers des refuges supposés (églises, dispensaires,
écoles), puis encerclent ces lieux devenus des abattoirs. Les militaires
y tirent pour briser toute résistance et déloger les réfugiés terrorisés.
Les miliciens attendent aux sorties avec leurs machettes et leurs gourdins cloutés. Des dizaines de milliers de personnes sont ainsi massacrées en quelques jours, localité par localité. On a pu voir sur la télévision ces corps joncher à côté d’effets personnels. Les blessures ont été
portées à la tête, au cou, aux chevilles, aux bras. Souvent les cadavres
ont été précipités par bennes entières dans des charniers. Mais certains ont dû creuser leurs tombes, d’autres ont été jetés vivants, mains
liées, dans des fosses d’aisance ou abattus sur les bords des marais et
précipités dans les cours d’eau, comme ces milliers de cadavres rejetés
par la Kagera jusqu’au lac Victoria. Parfois des sortes de camps abritaient des otages utiles à divers marchandages : à la paroisse de la
Sainte-famille de Kigali gérée par un prêtre complice des miliciens, au
stade de Cyangugu ou dans les bâtiments du centre catholique de Kabgayi, tombé sous le contrôle des tueurs, l’écrémage est progressif selon
le bon plaisir des miliciens ou des autorités.
Le génocide révèle une double obsession d’élimination de l’ennemi
intérieur et de négation de son humanité. La cruauté qui va jusqu’à
décapiter des bébés en présence de leur mère ou à laisser crever à petit
feu dans les marais des gens préalablement liés et hachés de coups de
machettes, à emmener des filles pour les violer quotidiennement, à forcer un homme à tuer son frère ou sa femme, traduit une volonté diabolique d’humiliation. Avant d’être tués, les Tutsis doivent reconnaître
qu’ils ne sont pas des Rwandais, à peine des hommes, seulement des
“rats”, des “serpents”, des “cafards”. Au sud de Butare, un policier fait
chanter par des Tutsis arrêtés : “Nous haïssons le Rwanda”. Les rescapés sont des miraculés, dont le traumatisme se traduit parfois
aujourd’hui par une sorte de honte d’avoir survécu.
Une propagande raciste (1990-1994)
Au Rwanda en 1994 des dizaines de milliers de jeunes ont été transformés en assassins au nom de “la défense des Hutus”. Comment com-

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prendre l’adhésion populaire qui a rendu possible ce génocide décentralisé ? On retrouve un peu les débats relatifs à la réalisation de la
“Solution finale” en Allemagne : un programme froid ou un engrenage
progressif, “intentionnalisme” ou “fonctionnalisme” ? Il faut chercher
des explications plus sérieuses que les slogans pseudo-ethnographiques sur le réveil d’une sauvagerie ancestrale ou les tartufferies sur
le rôle du Diable ou sur “le mystère du Mal”. Jamais cette ancienne
société africaine n’avait été déchirée par une telle violence, jamais
Hutus et Tutsis ne s’étaient traités de la sorte avant l’Indépendance.
Le génocide n’opère pas, comme le suggèrent certains, une sorte de clarification dans la douleur d’un clivage ethnique trop méconnu17. Il est
l’aboutissement d’une option idéologique et la “réussite” d’une propagande cohérente. Expliquer le génocide rwandais par des haines “traditionnelles” reviendrait à expliquer Auschwitz par une “lutte interethnique” entre “Aryens et Sémites”. Trop d’amateurs font en Afrique
de l’histoire à bon compte où le passé est convoqué en vrac pour justifier n’importe quoi.
Il faut réfléchir sur la montée d’un intégrisme ethniste dans ce
pays, et d’abord mesurer l’impact raciste de la propagande qui y a sévi
dans les quatre années précédant le génocide18. Sous couvert de liberté
d’expression, la faction présidentielle a financé une presse, puis une
radio, dont l’objectif était de mobiliser la “majorité hutue” contre ses
“ennemis”. Leur modèle est le bimensuel Kangura (Réveil !), créé en
mai 1990 par Hassan Ngeze, un homme de paille de l’akazu. et qui
dénonce à longueur de pages les inyenzi et les ibyitso (“les cafards” et
leurs “complices”), c’est-à-dire les Tutsis et les démocrates hutus. En
décembre 1990 il publie un “appel à la conscience des Bahutus… contre
les Batutsis assoiffés de sang”19. suivi de “dix commandements du
Hutu”, véritable charte d’un apartheid racial, les relations amoureuses
autant que les relations d’affaires étant interdites avec les personnes
de l’autre “ethnie”. Le sexe et l’argent sont au cœur de cette propagande raciste, ici comme ailleurs. L’intégrisme ethnique s’accompagne
de “prophéties” suggestives sur les bains de sang à venir, dessins provoquants à l’appui. On y retrouve le style de notre presse fasciste des
années 30. En avril 1993, est créée une radio “libre”, la Radio-télévision libre des mille collines (RTLM), qui popularise cette propagande
officieuse totalitaire. Faite par des professionnels, elle établit durant
les massacres un dialogue quasi permanent avec les miliciens qui tiennent les barrières.
Le véritable bréviaire de la haine ainsi véhiculé est un authentique
racisme. La priorité des identités hutue et tutsie sur l’appartenance à
une nation est martelée. En 1992 Kangura invite “tous les Hutus du
monde” à se “redécouvrir” en tant qu’“ethnie importante du groupe
bantou” et à se méfier des “traîtres” face à “une minorité orgueilleuse

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LE MONDE JUIF

et sanguinaire qui se meut, écrit le journal, entre vous pour vous
diluer, vous diviser, vous dominer et vous massacrer… Les Tutsis,
ajoute-t-il, possèdent un code franc-maçonnique qui leur permet de se
reconnaître.” Les efforts de certains pour modifier ou dissimuler leur
identité sont décrits comme une trahison “à l’égard du sang”.
Le catéchisme socio-racial entretenu durant trente ans a été mobilisé de 1990 à 1994 pour disqualifier toute dissidence en milieu hutu
tout en développant contre les Tutsis des allusions meurtrières codées :
“peuple majoritaire” (rubanda nyamwinshi) des “fils des défricheurs”
(Bene Sebahinzi), face à l’infiltration des “cafards”, des “féodaux”. Ce
discours mène de la discrimination à l’élimination définitive des “serpents”. Selon cette propagande, un “plan de domination tutsi sur la
région des grands lacs” et de “colonisation de l’Afrique centrale” aurait
été “trouvé” depuis 1962 et serait réactivé par le “complot hima”
machiavéliquement monté par le président ougandais Museveni, allié
à “ses frères de race” du Rwanda et du Burundi20. Le procédé est très
proche de la confection des “Protocoles des Sages de Sion” sous d’autres
cieux. Le “travail” de l’extermination est donc justifié en termes d’autodéfense. Le 2 juillet 1994, à la veille la prise de Kigali, l’animateur
Kantano Habimana de la RTLM vaticine encore : “Ces gens sont des
Anté-Christ, c’est une race de gens très mauvais. Je ne sais pas comment Dieu va nous aider à les exterminer… Continuons à les exterminer, pour que nos petits-enfants n’entendent plus parler d’inkotanyi….”21 Et il chante : “Les inkotanyi ont été exterminés. Venez chers
amis, félicitons-nous, Dieu est juste !” Dès novembre 1992, un des
dignitaires du MRND, le professeur Léon Mugesera, avait, lors d’un
meeting en préfecture de Gisenyi, prophétisé selon la même veine,
dans un dialogue imaginé avec un Tutsi22 : “La faute que nous avons
faite en 59,… c’est que nous vous avons laissé sortir sains et saufs. Et
puis, je lui ai demandé s’il n’a pas entendu la récente histoire des Falashas qui sont rentrés chez eux en Israël partant d’Ethiopie… Moi je
t’apprends que votre pays c’est l’Ethiopie, et nous allons vous expédier
sous peu via Nyabarongo [rivière affluent de la Kagera] en voyage
express.” Il concluait en invitant ses auditeurs à “se mettre au travail”…
*
*

*

Le négationnisme qui fleurit actuellement quant au génocide rwandais relaie l’aveuglement antérieur. Le refus des autorités occidentales
de tenir compte des avertissements qui affluaient au début de l’année
199423 traduit le refus d’admettre la perversité d’un “racisme de bon
aloi”, pour reprendre la formule ironique d’une journaliste belge, aussi
ordinaire dans le Rwanda contemporain que l’antisémitisme en

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Europe avant la Shoah. Or un même fanatisme a débouché sur des horreurs analogues.
Aujourd’hui la banalisation, voire la justification du génocide reposent sur des argumentaires bien rodés. Le génocide ne serait qu’une
autodéfense qui aurait dérapé, au pire un gros crime de guerre, les
ténors du “peuple majoritaire” s’installant ainsi en position de victimes. Ou bien les tueries s’expliqueraient rationnellement par des
frustrations sociales de temps de crise, l’argument démographique faisant écho à celui de “l’espace vital” et “l’ajustement structurel” à la
dépression des années 30. La désespérance des quartiers populaires de
Kigali ou des collines surpeuplées expliquerait tout : autant aurait-il
valu en 1938 enregistrer le récit des frustrations d’un chômeur allemand et du mal que lui auraient fait les Juifs, sans s’interroger sur
l’idéologie qui l’amenait à interpréter ainsi sa situation.
Enfin on observe un équilibrisme rampant entre “les Hutus” et “les
Tutsis” pris globalement, chaque “ethnie” avec ses crimes propres. Les
vengeances et les dérapages du régime actuel de Kigali sont censées
équivaloir, à coups d’inventaires plus ou moins faisandés, au génocide
qui a plongé le pays dans l’horreur, la ruine et l’impasse. De nouveau
la régression ethniste permet d’évacuer les responsabilités idéologiques et politiques. Après 1945, l’Europe aurait-elle pu se reconstruire sur des bases saines sans Nuremberg, c’est-à-dire sans la reconnaissance de la réalité du nazisme ?

NOTES
1

2
3
4

5

Office des Nations Unies à Genève, Rapport final de la Commission d’experts
indépendants présenté conformément à la résolution 935 (1994) du Conseil de
sécurité, sur les violations graves du droit international humanitaire au
Rwanda, 25 novembre 1994, 29 pages.
R. Brauman, Devant le mal. Rwanda. Un génocide en direct, Paris, Arléa, 1994.
Voir J.-P. Chrétien et G. Prunier (eds.), Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, 1989, 439 pages.
Sur l’histoire complexe du peuplement de la région des grands lacs et de sa
double gestion agricole et pastorale, voir le bilan actuel de l’archéologie et de
la linguistique dans le Journal of African History, 1993, 1, pp. 1-64.
M. Piron, “Les migrations hamitiques”, Servir, 1948, 6, pp. 280-283. Sur la cristallisation de ce modèle, cf. : J.-P. Chrétien, “Hutu et Tutsi au Rwanda et au
Burundi”, in J.L. Amselle et E. M’Bokolo (eds.), Au cœur de l’ethnie, Paris, La
Découverte, pp. 129-165 ; “Les deux visages de Cham. Points de vue français
du XIXe siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale”,
in P. Guiral et E. Temine (eds.), L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, 1977, p. 171-199 ; “Les Bantous, de la philologie
allemande à l’authenticité africaine. Un mythe racial contemporain”, Vingtième siècle, oct.-déc. 1985, pp. 43-66.

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LE MONDE JUIF

Cf. A. Pages, Un royaume hamite au centre de l’Afrique, Bruxelles, 1933, p. 8 ;
L. Classe (futur évêque du Rwanda) parle en 1902 de ces “Batousi” qui ont
“quelque chose du type aryen et du type sémitique” (Missions d’Afrique des
Pères blancs, septembre 1902, p. 385). En 1959, dans son mandement de
carême, Mgr André Perraudin, évêque de Kabgayi depuis 1955, traite, sous un
jour social, des “différences de races entre Ruandais”.
Cité par F. Nkundabagenzi, Rwanda politique, Bruxelles, Dossiers du CRISP,
1962, pp. 35-36.
African Rights, Rwanda. Death, despair and defiance, Londres, 1994, p. 306.
J.-P. Chrétien, “Un nazisme tropical”, Libération, 26.4.1994.
Voir J.-P. Chrétien, “La crise politique rwandaise”, Genève-Afrique, 1992, 2,
pp. 121-140.
Association rwandaise pour la défense des Droits de la personne et des libertés publiques, ADL, Rapport sur les droits de l’homme au Rwanda, sept. 1991sept. 1992, Kigali, déc. 1992, 353p ; Commission internationale d’enquête sur
les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
(FIDH, Paris, etc.), Rapport final, mars 1993, 123 p ; Colette Braeckmann,
Rwanda. Histoire d’un génocide, Paris, Fayard, 1994, 343 pages.
Son rapport cité ci-dessus a été réédité avec 500 pages supplémentaires en
1995.
Rapport d’enquête sur les violations massives des Droits de l’homme commises
au Rwanda à partir du 6 avril 1994, établi pour la ville de Kigali, première
phase des travaux de la Commission d’enquête du CLADHO-Kanyarwanda,
Kigali, 10.12.1994.
Cf. F. Fritscher, Le Monde, 3 février 1996.
Ministère de la Défense nationale, Etat-major, G2, Kigali, 21.9.1992,
14 feuilles.
Wolfgang Blam, “Völkermord als ‘modernes’Politikinstrument”, in H. Schürings (hg.), Ein Volk verlässt sein Land. Krieg und Völkermord in Ruanda,
Cologne, ISP, 1994, pp. 75-89.
Voir P. Erny, Rwanda 1994, Paris, L’Harmattan, 1994, 256 pages.
J.-P. Chrétien, Rwanda : les médias du génocide (avec J.F. Dupaquier,
M. Kabanda et J. Ngarambe), Karthala, 1995, 397 pages.
J.-P. Chrétien, “‘Presse libre’ et propagande raciste au Rwanda. Kangura et
“les 10 commandements du Hutu”, Politique africaine, juin 1991, pp. 109-120.
Ce texte, qualifié d’“hitlérien” dès 1991 au Parlement de Bruxelles, avait été
rédigé en Belgique par un universitaire rwandais.
Museveni se distingue par une idéologie nationalitaire antiethniste et a mis fin
à la guerre civile ougandaise. Le fameux “plan” a été pris au sérieux par des
services français qui l’ont associé à l’image des “Khmers noirs” appliquée au
FPR !
Inkotanyi, “les bagarreurs”, nom des maquisards du FPR.
Discours de Kibaya le 22 novembre 1992, traduit du kinyarwanda. Ce linguiste, actuellement en exil au Canada, a été inculpé par la justice de ce pays.
Un autre linguiste rwandais, Eugène Shimamungu, actuellement réfugié en
France, a essayé de prouver que les appels à l’extermination de son collègue
n’étaient que des invitations à la justice. Déjà le révisionnisme…
Voir à ce sujet les révélations publiées par le journal flamand De Morgen,
4-15 novembre 1995.

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