Fiche du document numéro 4620

Num
4620
Date
Jeudi Juillet 2010
Amj
Taille
1347564
Titre
Le génocide du Rwanda : un négationnisme structurel
Sous titre
Le négationnisme est une contestation de la réalité, consubstantielle à tous les génocides. Au Rwanda, c'est la reconnaissance juridique du génocide qui, en 1994, déclenche une vive polémique. Les « thèses » des négationnistes se développent et se succèdent dans le temps...
Mot-clé
Cote
Hommes & Libertés N° 151 juillet / août / septembre 2010 p 29
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
international
Afrique

Le génocide du Rwanda:
un négationnisme structurel
Le négationnisme est une contestation de la réalité, consubstantielle
à tous les génocides. Au Rwanda, c’est la reconnaissance juridique
du génocide qui, en 1994, déclenche une vive polémique. Les « thèses »
des négationnistes se développent et se succèdent dans le temps... *
Jean-Pierre CHRETIEN, historien et directeur de recherches au CNRS

L

e « négationnisme » désigne,
depuis la fin des années
1980, les dénégations de la
réalité de la Shoah qui se
présentaient sous le jour, apparemment scientifique, d’un « révisionnisme ». Dans le cas rwandais, la première négation fut
celle de l’opinion internationale
refusant de voir la réalité de ce
qui se passait au Rwanda à partir
du 7 avril 1994, après avoir déjà
fermé les yeux sur les pogromes
des années précédentes et sur
la propagande raciste qui les
accompagnait notoirement. Il
fallut attendre la mi-mai 1994
pour que le mot « génocide » soit
employé sur le plan international.
Très vite en fait, les massacres de
Tutsi ont été présentés comme un
des éléments d’une guerre civile,
et une balance a été établie entre
les victimes de deux « camps »
ethniques. Le fait que le Rwanda
se situe en Afrique n’est pas un
hasard dans le succès de ce relativisme. Nombre d’observateurs
partagent plus ou moins confusément la conviction que les tueries
sont dans l’ordre des choses sur ce
continent, et que la barbarie est à
fleur de peau chez ses populations.
Surtout, ce pays faisait l’objet
d’une vulgate raciale spécifique,
devenue officielle sur place et
médiatisée sans fin à l’étranger,
qui « expliquait » d’avance les
issues les plus extrêmes. Il s’agis-

* Une version plus développée
de cet article est consultable
sur le site de la LDH Toulon
(http://www.ldh-toulon.net/
spip.php?article3981).

«

L’argumentaire
de « la colère
normale en
temps de guerre »
permettait de
masquer le rôle
de la propagande
extrémiste,
d’entretenir la
bonne conscience
des tueurs
potentiels et de
marginaliser les
Hutu opposants
au projet
totalitaire.

«

sait de l’idéologie hamitique définissant les Hutu comme les véritables autochtones, de culture
« bantoue », et les Tutsi comme
des envahisseurs étrangers, d’origine « nilotique » ou « hamitique »,
les premiers étant décrits globalement comme de simples « paysans » et les seconds comme de
fourbes « féodaux ».

Un « conflit interethnique »
légitime
C’est ce béton idéologique mortifère que les négationnistes
s’acharnent à occulter pour
masquer la nature de la tragédie au moment même où elle se
déroule, et pour tenter de la justifier par la suite. Ils s’emploient
simultanément à relativiser, normaliser et légitimer les tueries.
Trois types d’arguments sont tour
à tour employés :
- le contexte de la guerre civile
opposant les Forces armées
rwandaises du régime Habyarimana et la rébellion du Front
patriotique rwandais (entre
octobre 1990 et août 1993, puis
de nouveau à partir du 8 avril
1994) justifierait ces meurtres de
masse au titre d’une simple tactique « d’autodéfense ». L’entreprise d’extermination des Tutsi
devient le dégât collatéral d’un
conflit politico-militaire, dont les
deux belligérants partageraient la
responsabilité ;

- l’existence d’un antagonisme
ancestral entre les Hutu et les Tutsi
fournirait une explication quasi
scientifique. La rhétorique des
atavismes « ethniques », récurrente dans la littérature coloniale
et omniprésente dans les médias
étrangers, préparait les esprits à
cette logique ;
- une « colère populaire » meurtrière aurait éclaté spontanément
au lendemain de l’attentat du
6 avril contre l’avion présidentiel.
Cette thèse ne fait que reprendre
le discours officiel tenu par les
représentants du gouvernement
génocidaire rwandais, jusque
devant le Conseil de sécurité
d’avril à juin 1994. Elle reflète
un mépris inouï pour le peuple
rwandais, traité comme un agrégat de hordes naturellement
prêtes aux pires horreurs.
En fait cet argumentaire de « la
colère normale en temps de
guerre » permettait de masquer le
rôle de la propagande extrémiste,
d’entretenir la bonne conscience
des tueurs potentiels et de marginaliser les Hutu opposants à ce
projet totalitaire. Ce corpus de
justifications est présent de façon
lancinante sur les ondes de la
radio RTLM en 1994. Il sera repris
par les encadreurs des camps de
réfugiés du Kivu entre 1994 et
1996.
Cette perception reste vivace
aujourd’hui dans divers milieux,

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international
Afrique

Le « double génocide »,
cliché trompeur
La thèse du « double génocide »,
chère depuis 1994 aux dirigeants
politiques ou militaires français,
qui avaient toujours pensé leur
intervention en termes « d’interposition » entre « belligérants », a
été reprise par des nostalgiques
de l’ancien régime rwandais.
Ce renvoi dos à dos de deux
camps « ethniques » représente
une amnésie étonnante par
rapport aux enquêtes journalistiques, scientifiques ou judiciaires, qui ont mis en lumière
l’encadrement méthodique des
tueries, le ciblage des victimes,
la mise en condition de l’opinion
par une propagande raciste répétitive. Il masque à la fois la complexité de la société rwandaise et
l’option politique que constituait
le génocide. Celui-ci visait globalement les boucs émissaires tutsi
(tous âges, sexes et conditions
confondus), mais aussi les Hutu
mal pensants, présentés comme
des « complices » (ibyitso) de
« l’ennemi ». De fait, tous les
Hutu n’adhéraient pas à ce programme : nombreux ont été ceux
qui ont sauvé des Tutsi ou qui ont,
ensuite, témoigné de la réalité du
génocide. La logique de celui-ci
était aussi de briser cette dissidence au sein du « peuple majoritaire », en forgeant une complicité apparemment unanime,
profitable au « Hutu power ».

© dr

jusqu’en Europe et en Amérique
du Nord, avec le souci non dissimulé de nier toute intention
et toute organisation dans les
massacres systématiques des
familles tutsi du Rwanda d’avril
à juillet 1994. Tout le monde
serait coupable, c’est-à-dire en
fin de compte innocent. On comprend que ce discours disqualifie a priori tout effort de justice
et ait souvent été repris devant
le Tribunal pénal international
(TPI) d’Arusha, ou ailleurs pour
la défense des autorités civiles ou
militaires accusées d’implication
dans le génocide.

La reconnaissance d’un « double
génocide », présentée parfois
comme un gage de « réconciliation », est donc un cliché trompeur, lié à une volonté de diluer
le génocide des Tutsi dans des
massacres indifférenciés. On
sait, mutatis mutandis, que la
réconciliation entre les Juifs et les
Allemands s’est effectuée avec un
pays qui ne trichait pas sur la réalité de la Shoah et qui avait rejeté
clairement la logique nazi, et que
la réconciliation attendue entre
Arméniens et Turcs progresse sur
la base de la reconnaissance du
génocide de 1915.

Une bataille stratégique
sur les chiffres
Cette quête d’un « équilibre »
repose notamment sur une dispute de chiffres. D’une part on
cherche à mettre en doute et à
minorer le nombre des victimes
du génocide : les recensements
effectués sont contestés, l’appartenance des corps est discutée au nom d’une anthropométrie raciale d’un autre temps,
les innombrables témoignages

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Réalisé en trois mois
avec une efficacité
terrifiante, presque
à huis clos, dans
l’espace réduit
d’un pays pas
plus grand
que la Belgique,
le génocide déchire
cruellement
et intimement
une société
qui est invitée,
dès le lendemain,
à se « réconcilier ».

recueillis depuis le lendemain
des tueries auprès de rescapés,
d’observateurs et de repentis
sont présentés comme le produit
d’une fourberie congénitale des
Tutsi, conduisant des veuves et
des orphelins à monter de toutes
pièces des « délations ». D’autre
part le nombre des victimes du
Front patriotique rwandais (FPR)
est maximisé en additionnant
les crimes de guerre commis au
Rwanda lors des représailles de
l’année 1994 et lors de la répression de la rébellion au nord-ouest
du pays en 1998, avec les victimes
de la guerre du Congo de 19961997 (incluant toutes les formes
de mortalité induite par le conflit
dans la gabegie sanitaire de ce
pays). L’objectif de cette opération est de contrebalancer le million de victimes du génocide par
les « millions de victimes » de la
guerre en Afrique centrale.
Mise en scène pénible d’une
« concurrence » des victimes…
Faut-il rappeler qu’un génocide
se caractérise par un processus
d’extermination systématique ?
L’horreur intrinsèque d’un tel

santes « ethniques » invoquées
pour continuer à « expliquer »
la logique d’extermination de la
veille. Les représailles commises
par les forces du FPR, lors de
leurs opérations contre le pouvoir génocidaire, sont intervenues presque immédiatement :
comme si dans ce cas Auschwitz
et Sabra-et-Chatila s’étaient succédé en continu sur le même
territoire. Bourreaux et victimes
sont amenés bon gré mal gré
à cohabiter dans ce qui est leur
pays, avec les confrontations et
les brouillages de mémoire qu’on
peut imaginer. Il est trop facile,
loin des charniers, des traumatismes des rescapés et des peurs
ou des haines incontournables,
de développer un confortable
équilibrisme.

La planification par une
« internationale tutsi »
projet tétanise les esprits il est
vrai, mais ce n’est pas en le niant
qu’on contribue à un travail de
vérité sur les autres victimes. Les
centaines de milliers de civils
innocents morts dans les bombardements alliés sur les villes
allemandes en 1943-1945 ont
attendu 2002 pour qu’un débat
s’ouvre à leur propos, avec un
ouvrage intitulé L’Incendie, mais
sans que cela remette en cause la
spécificité d’Auschwitz.
Le montage du « double génocide » ne tient nullement compte
du nœud spatio-temporel qui
distingue le génocide de 1994
de celui des Arméniens ou de la
Shoah : réalisé en trois mois avec
une efficacité terrifiante, presque
à huis clos (contrairement à ce
que suggère le slogan mensonger sur un génocide devant les
caméras), dans l’espace réduit
d’un pays pas plus grand que la
Belgique, il déchire cruellement
et intimement une société qui
est invitée dès le lendemain à se
« réconcilier », à « pardonner », à
« juger sereinement », à bâtir un
« équilibre » entre des compo-

Depuis 2005, une thèse plus
radicale, déjà soutenue par pires
extrémistes dix ans plus tôt, a été
réactivée, y compris en France.
Tous les Rwandais auraient été
victimes d’un génocide dont la
cible primordiale était les Hutu
et dont les planificateurs étaient
les exilés tutsi, organisés dans le
FPR, alliés au président ougandais Museveni et appuyés par les
« puissances anglo-saxonnes »
et par Israël. Les responsabilités
sont dès lors inversées, selon le
principe bien connu de la « propagande en miroir ». Dans ce
schéma, le FPR aurait programmé une extermination des Hutu,
mais aussi le sacrifice des Tutsi de
l’intérieur dans le but cynique de
disqualifier les autorités hutu de
1994 : les génocidaires ne seraient
que les pions d’une stratégie tutsi
de conquête du pouvoir à Kigali
et de constitution d’un « empire
nilotique » en Afrique centrale.
Le génocide n’aurait été qu’une
« autodéfense » provoquée.
Cette thèse, qui fonctionne en
boucle sur des sites du net imprégnés de conspirationnisme et
qui relaie un « Plan de colonisation tutsi » diffusé par des extré-

«

Le renvoi
dos à dos
de deux camps
« ethniques »
masque à la fois
la complexité
de la société
rwandaise et
l’option politique
que constituait
le génocide.

«

mistes hutu rwandais depuis les
années 1960, est digne des Protocoles des Sages de Sion, dans son
contenu et son fonctionnement.
Elle touche hélas des illuminés,
à droite comme à gauche, invoquant ici un souverainisme français, et là un altermondialisme
antiWall Street.
Deux éléments ont été exploités
en ce sens : la controverse sur
l’attentat du 6 avril contre l’avion
de Habyarimana attribué au FPR,
et présenté comme le déclencheur mécanique des tueries
qui ont éclaté dans tout le pays
dès le lendemain ; d’autre part
la dérive sécuritaire et policière
du régime qui a dû gérer le pays
après le génocide, décrite, selon
une vision téléologique, comme
relevant d’un complot antérieur.
Au lieu d’argumenter sur l’enchaînement complexe d’événements dûment documentés, les
négationnistes récusent les travaux existants en les rangeant au
rayon d’une « thèse officielle », et
traitent a priori les auteurs qui
ont contribué à analyser le génocide d’affidés du FPR. Ils réduisent la multiplicité des débats à
une opposition simpliste de deux
« camps » et à une étrange rhétorique : amnésique ou hypercritique sur tout ce qui a été attesté,
fascinée au contraire par des
« révélations » sur les « secrets »
d’un complot international. Cette
ambiance nous ramène quinze
ans en arrière et même bien plus
loin, si on relit Les Assassins de la
mémoire de Pierre Vidal-Naquet.
La lenteur initiale des enquêtes
du TPIR, muselées aussi par un
mandat réduit à l’année 1994, a
certes nui tant à la condamnation
exemplaire du génocide qu’au
développement d’une action sur
les autres crimes de guerre. Mais
c’est quand cette instance est
entrée dans le vif du sujet que le
négationnisme s’est déchaîné. Or
ce dernier contribue gravement
à bloquer l’évolution nécessaire
de la société rwandaise vers un
avenir de liberté, débarrassé des
démons de son racisme interne. ●

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