Citation
En hommage à la mémoire des dix militaires tués au Rwanda, un ancien para publie une enquête qui tente de faire la lumière sur les circonstances du drame.
En avril 1994, lorsqu'ils regagnèrent la Belgique avec leur béret bleu inutile et leur béret vert qui n'avait pas servi, les hommes du 2e Codo, le deuxième bataillon paracommando de Flawinne, avaient envie de hurler. De hurler pour ne pas pleurer: car ils laissaient derrière eux dix camarades, morts sous les coups de la haine sans que nul n'ait pu même tenter de les secourir. Ils abandonnaient aussi à ses bourreaux un peuple dont les cadavres jonchaient les rues, les fossés, les latrines. De rage, à l'époque, ils lacérèrent leur béret bleu, certains mirent en cause leurs officiers, leur chef de corps le colonel Dewez, et le colonel Marchal, numéro deux de l'ONU. Depuis lors, le deuxième bataillon paracommando est blessé à l'âme, d'autant plus que dans les coulisses sévit une sorte de « guerre des chefs », la hiérarchie militaire se rejetant la responsabilité du drame.
Contre l'injustice du sort, contre la haine d'inconnus soudainement déchaînés, contre la cruauté du destin, qui a rattrapé les soldats de la paix, que faire à part hurler et pleurer ? Ecrire peut-être, rechercher la vérité, témoigner, encore et toujours...
Alexandre Goffin a été paracommando, volontaire de carrière. De son passage dans l'armée belge, il a gardé des copains, et le désir obsédant de rechercher la vérité des faits.
La chronologie du drame
Aurait-il jamais pensé jadis, alors qu'il crapahutait en tenue de camouflage, qu'un jour il mettrait ses dons d'écriture au service de ses copains paracommandos ? C'est ainsi que, voici un an et demi, Alexandre Goffin, soutenu par l'ASBL «In Memoriam j'avais dix camarades», a décidé de retracer la vérité sur les événements du Rwanda, et en particulier sur les circonstances de la mort des dix casques bleus belges après l'attentat contre l'avion présidentiel (1).
Le résultat de ce travail est surprenant, à bien des égards. Surprenant par la qualité du texte, la puissance d'évocation de certaines images : «la mort se masse les chevilles», l'enchaînement fatal des séquences, dont l'absurdité inexorable laisse le lecteur à la fois haletant et indigné... Mais le texte surprend surtout par la précision des informations qu'il contient. Alexandre Goffin le reconnaît : il a cherché partout, interrogé tout le monde, pour savoir, pour retracer la chronologie de ces journées qui firent basculer le Rwanda.
L'enquêteur, ancien membre du peloton mortier du 2e commando, qui a pu jouer de ses relations en France, au Rwanda, au Zaïre, a vu bien des portes s'ouvrir, des langues se délier. Visiblement, il a eu accès aux «carnets de campagne» du régiment, peut-être à certains documents tombés entre les mains de l'auditeur militaire, à de multiples confidences. Des confidences orientées cependant : alors que le chef de corps des paras, le colonel Dewez, sort pratiquement blanchi des terribles accusations qui pesaient contre lui jusqu'à présent (avoir minimisé le danger, conseillé aux hommes de remettre leurs armes, d'essayer la «palabre»), le colonel Marchal, numéro deux de l'ONU et qui n'appartient pas, lui, au bataillon paracommando, se trouve accablé de reproches, comme s'il était le seul à avoir mal mesuré l'ampleur de la tragédie.
Malgré cette salve d'accusations, parfois unilatérales, contre le colonel Marchal, Alexandre Goffin a réussi à retracer, séquence après séquence, le récit le plus précis à ce jour de ces heures terribles où s'enchaînèrent l'attentat contre l'avion présidentiel, l'assassinat du Premier ministre Agathe Uwilingyimana, le déchaînement des Interhahamwes à travers Kigali, la mise à mort des dix casques bleus, l'affrontement devant le stade Amahoro où les Belges n'eurent la vie sauve que parce qu'ils forcèrent les portes du stade et ouvrirent le feu...
Les éléments neufs ne manquent pas, qui confirment, ou illustrent parfois certaines des informations qu'en son temps «Le Soir » avait déjà publiées. On apprend ainsi que, le matin de l'attentat, des personnalités rwandaises et des Européens qui habitaient près du camp de la garde présidentielle avaient été évacuées, avec de lourds bagages, à bord d'un vieil avion Nord Atlas, que les Casques bleus belges - et donc les instances supérieures des Nations unies - étaient parfaitement au courant de l'existence des Interhahamwes, des caches d'armes, des listes. Qu'ils savaient que les miliciens avaient subi un entraînement de trois mois : à l'aide de cassettes vidéo, on leur avait enseigné comment frapper pour tuer...
Les auteurs de l'attentat
A propos de l'attentat, le texte confirme les informations publiées l'an dernier par «Le Soir» : il serait l'oeuvre de deux militaires français, qui ont dirigé vers l'avion présidentiel deux tirs de missiles parfaitement ajustés. Ces militaires, dont l'un est qualifié d'«Estevan» et qui auraient été aidés par un métis rwando-belge, ont ensuite été dirigés vers le Burundi. Selon des informations qui sont depuis lors parvenues au «Soir», l'autre tireur, opérant à côté d'«Estevan» portait le nom de code de «Regis». Par ailleurs, Alexandre Goffin retient l'hypothèse d'un informateur de la Sûreté selon laquelle les missiles auraient transité depuis Goma au Zaïre et seraient même passés par l'ambassade du Zaïre à Bruxelles ! Si un tel transit nous paraît invraisemblable (voir «Le Soir» du 25 octobre), d'autres témoins par contre assurent avoir vu deux camions bâchés franchir la frontière entre Goma et Gisenyi le 5 avril 1994, et ce convoi était dirigé par le commandant du camp militaire de Kanombe.
S'il épargne le colonel Dewez, présenté comme un homme intelligent, sensible, et qui n'aurait à aucun moment donné à Lotin et à ses hommes l'ordre de rendre leurs armes, le texte de Goffin par contre met durement en cause la hiérarchie de commandement de l'ONU, et plus particulièrement le général Dallaire et son adjoint belge, le colonel Luc Marchal. Alors que le chef de corps (Dewez) était également responsable de la sécurité de ses hommes, seuls les officiers de l'ONU sont mis en cause pour avoir accepté d'éparpiller les Casques bleus dans 14 cantonnements différents, où ils ne pouvaient évidemment ni se regrouper, ni se défendre. Ensuite, parce que dans la matinée où fut assassiné le peloton mortier, la non-assistance à personne en danger est évidente : à 10 h 45, le général Dallaire qui se rend à une réunion avec l'état-major de crise, dans le camp Kigali, passe non loin des corps de casques bleus qui gisent devant le local de l'ONU, tandis que les derniers paras se battent encore à l'intérieur. Il faudra attendre la fin de la réunion, à 12 h 15, pour que le commandant en chef de l'ONU signale que des hommes à lui sont en difficulté ! Pendant ce temps, le dernier survivant, 1er sergent major Yannick Leroy, se bat tout seul contre des Rwandais déchaînés qui lancent des grenades à l'intérieur du local de l'ONU et tentent de forcer la porte.
Privés d'assistance
Ces précisions rejoignent des témoignages reccueillis par «Le Soir» au Rwanda, selon lesquels les Mortiers ne sont pas morts en même temps, certains d'entre eux ayant encore longuement résisté, sans recevoir aucune assistance extérieure.
L'ouvrage livre une autre précision importante : si les premiers casques bleus ont été massacrés par les soldats rwandais furieux parmi lesquels des invalides de guerre, ils n'ont pas été torturés ou mutilés comme l'état de leurs corps aurait pu, dans un premier temps, le donner à penser.
D'autres questions subsistent cependant à propos de la mort des casques bleus : comment se fait-il que le 7 avril au soir, annonçant que le général Dallaire s'est rendu au camp Kigali, le QG secteur, c'est-à-dire le colonel Marchal, ait annoncé que le numéro un de l'ONU avait vu douze dépouilles et non dix (cette information est reprise dans Kibat, une chronique récapitulative des événements publiée à Flawinne par le colonel Dewez).
La minutie de l'enquête d'Alexandre Goffin, la précision de ses informations font ressortir plus cruellement encore les carences de l'enquête officielle, sur laquelle plane toujours un prudent silence : comment se fait-il que le général Dallaire n'ait jamais été interrogé, ni les casques bleus ghanéens qui furent faits prisonniers en même temps que les Belges, puis libérés, ni l'observateur togolais qui était présent au camp Kigali ? Une commission rogatoire ne pourrait-elle se rendre au Togo ou au Ghana interroger ces témoins de premier plan ?
Un autre point fort de cette recherche devrait intéresser le Tribunal pénal international: elle concerne le rôle du colonel Bagosora. Ce dernier apparaît non seulement comme le responsable de l'attentat et l'un des maîtres d'oeuvre du génocide, mais en outre, organisant une réunion à moins de 80 mètres du lieu où les Casques bleus belges sont encerclés, il ne s'inquiète pas de leur sort et ne fait rien pour leur porter secours...
L'abandon, sur ordre de l'état-major de la Minuar, des civils rwandais pourchassés, la lâcheté des casques bleus du Bangladesh, qui n'osèrent même pas ouvrir les portes du stade Amahoro à d'autres Belges encerclés par la foule hostile, l'évacuation de la paroisse de Kicukiro : d'autres scènes tragiques sont relatées dans ce livre, qui se lit d'une traite, la rage au coeur par moments.
COLETTE BRAECKMAN
(1) «Rwanda, 7 avril 1994 : dix commandos vont mourir», par Alexandre Goffin, éditeur : ASBL «In Memoriam, j'avais 10 camarades »; prix de vente : 550 FB au shop du 2e Codo à Flawinne, 600 FB versés au compte du secrétariat de l'ASBL, no 000-1543767-12 de Didier Hutsebaut.