Les séquelles d‘un génocide :
quelle justice pour les Rwandais?
L
affrontements entre Hutu
et Tutsi semblent être une
question sans fin depuis la (( Révolution sociale o de 1959 qui vit
l’abolition de la royauté tutsi au
Rwanda et les premiers massacres
communautaires au sens moderne
du terme. Le 6 avril 1994, l’assassinat du président Habyarimana sur
l’aéroport de IGgali déclenchait un
des plus formidables génocides de
notre siècle et facilitait uaradoxalement l’arrivée au pouvoir de la guérilla des victimes tutsi, le FPR
(Front patriotique
rwandais).
Aujourd’hui, l’apaisement des tensions dans la région des Grands
Lacs, à défaut de résoudre le problème, nécessite justice. I1 faut tout
à la fois condamner les responsables
des violences, mettre fin à l’impunité dont bénéficient les massacreurs de tout bord, satisfaire les
exigences des victimes et poser les
bases d’une réconciliation nationale
entre Rwandais.
Sous l’égide de l’ONU, le TPIR
(Tribunal pénal international pour
le Rwanda) aurait dû avoir cette
vocation. L‘expérience aurait pu
ES
faire des émules, par exemple au
Burundi qui à un moment était
demandeur, et aurait dû servir à
poser les bases d’une juridiction
permanente de ce type (I). Mais
elle s’est enlisée en étant confrontée
à maints problèmes pratiques, à
commencer par une gestion déplorable qui a valu au greffier d’être
renvoyé. Symboliquement basé à
Arusha en Tanzanie, oÙ avaient été
signés des accords de paix entre le
gouvernement Habyarimana et le
FPR en août 1993, le TPIR s’est
retrouvé à l’écart dans une ville difficile d’accès, avec un aéroport à
50 lun et des télécommunications
déficientes et onéreuses. Si les
contreforts du mont Kilimanjaro
font le bonheur des touristes, il s’est
avéré difficile d‘y attirer un personnel qualifié et bilingue en anglais et
français, les deux langues officielles
du tribunal, ceci sans même men(1) J.-F. Dupaquier (éd.), L a justice
intei-izatioiialeface azi draine rwandais, Pans,
Karthala, 1996, 227 p. ; A. Destexhe et
M. Foret (éd.), Justice intentationale. De
Nuremberg à L a Haye et Amsha, Bmxelles,
Bruylant, 1997, 144 p.
1 o9
MAGAZINE
tionner les problèmes de traduction
pour la transcription des débats en
kinyarwanda. Qui plus est, l’établissement du procureur-adjoint à
Kigali et le partage de la Cour
d’appel avec le TPIY (Tribunal
pénal international pour la Yougoslavie) à La Haye ont multiplié les
déplacements inutiles. Basé à La
Haye, le premier procureur du tribunal, le fameux juge sud-africain
Richard Goldstone, n’a presque pas
mis les pieds au Rwanda, donnant
des arguments au FPR pour
demander la concentration de ces
institutions à Kigali, où se trouvent
la plupart des témoins du génocide.
De fait, le TPIR s’est révélé
assez impuissant. Ne disposant pas
de bureaux au Zaïre, au Burundi et
au Kenya, ses enquêteurs n’ont pas
eu les moyens d’appréhender les
suspects dans les milieux réfugiés et
encore moins de procéder à des
arrestations munu rnilituri comme
en ex-Yougoslavie récemment. La
plupart du temps, les accusés ont
été livrés à Arusha par des gouvernements coopératifs. Le coup de
filet de la fin juillet 1997 à Nairobi,
a permis l’arrestation de sept personnalités, dont un ancien Premier
ministre de Habyarimana, co’ïncidant avec une visite officielle au
Kenya de l’homme fort du nouveau
régime à Kigali, Paul Icagamé, et un
rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays ( 2 ) .Le
TPIR, qui s’était déjà fait livrer un
suspect par Nairobi en septembre
1996, a beau arguer que ses enquêteurs étaient depuis longtemps sur
cette piste, il paraît évident que la
réconciliation entre Paul Icagamé et
le président kenyan Daniel h a p
Moi a précipité le dénouement de
1’affaire.
Sur le fond, le TPIR justifie ses
(2) Nation (Nairobi), 23-7-1997,
p. 3 ; 24-7-1997, pp. 1, 3 et 8.
110
déficiences en se plaignant de ne
pas avoir été soutenu par la communauté internationale, qui s’est
vite désintéressée du génocide
rwandais pour ne s’occuper que de
la guerre des riches en Yougoslavie. Avec un budget d’environ
275 millions de francs pour 1997, le
TPIR affiche un piètre tableau de
chasse : 24 personnes arrêtées, dont
4 en détention à l’étranger et 20 a
Arusha, oh 50 cellules doivent être
construites, ce qui en dit long sur
les objectifs du tribunal, si tant est
que son mandat de quatre ans soit
renouvelé. D’un point de vue quantitatif, le score n’est peut-être pas si
mauvais comparé à celui du TPIY
(neuf détenus, un verdict et cinq
procès en cours), qui a été créé un
an avant le TPIR. La lenteur des
procédures s’explique par le strict
respect des droits de la défense.
Tous les accusés ont choisi d’être
défendus par des avocats fournis
par le TPIR. Ceux-ci peuvent
ajourner les procès le temps de trouver les témoins à décharge enfuis de
par le monde et d’assurer leur protection. De plus, l’acte d’accusation
doit être confirmé par un juge et la
culpabilité du suspect approuvée
par un jury. La disqualification des
juges qui signent alternativement
l’acte d’accusation, le mandat
d’arrêt ou l’ordonnance de transfert
du suspect oblige à jongler entre les
neuf juges disponibles entre La
Haye et Arusha tandis que le TPIR
piétine et attend toujours sa
seconde salle d’audiences, en
construction.
((
Un tribunal suspecté
de partialité
Au-delà des obstacles d’ordre
matériel, on a surtout reproché au
TPIR son manque d’indépendance.
.
.
. .
.
&A GAZI”,
Mis en place un an après la résolution 955 du Conseil de sécurité le
8 novembre 1994 qui décida de sa
création, il a d’abord été contesté
pour des questions de forme car il
n’a jamais été approuvé par un vote
de l’Assemblée générale. Plus grave,
il a paru être au service du vainqueur, à l’image du tribunal de
Nuremberg instauré par les Américains pour juger les responsables
nazis au sortir de la Seconde Guerre
mondiale. Dans une certaine
mesure, on peut suspecter le TPIR
d’être otage de Kigali, qui lui fournit les témoins nécessaires à la
bonne marche des procès. L‘établissement du tribunal international
à la demande du FPR fait que
celui-ci a revendiqué un droit de
regard sur les enquêtes de l’ONU.
Pour lui, il s’agissait de faciliter le
travail de la justice rwandaise parce
que l’ONU avait plus de facilités à
exercer des poursuites hors du territoire national et à demander
l’extradition des suspects. Le FPR
s’est retrouvé à la fois juge et partie,
au risque d’entraver la présomption
d’innocence des suspects. Une liste
de 1 942 ((génocideurso a été
publiée au Journal officiel rwandais
d’après des indications pas toujours
très sérieuses, puisque cette liste,
d’abord limitée à 446noms, comprend des répétitions et des personnes décédées.
Le principal mouvement des
réfugiés hutu en exil, le Rassemblement pour le retour de la démocratie au Rwanda, fondé à Goma en
avril 1995, reproche évidemment à
la communauté internationale sa
partialité en la matière. A la différence du TPIY, qui a inculpé des
Bosniaques musulmans etapas seulement des Serbes, le mandat du
TPIR, qui s’étend de janvier à
décembre 1994, ne vise que les
auteurs du génocide et non, par
exemple, les assassins du président
Habyarimana, dont la mort a pourtant mis le feu aux poudres ( 3 ) .Le
TPIR dit ne pas exclure le FPR de
son champ d’investigation, qui
inclut toutes les violations graves
du droit international humanitaire o. Mais concrètement, on voit
mal l’ONU entreprendre des poursuites judiciaires contre un membre
du gouvernement à Kigali, d’autant
plus que les Etats-Unis soutiennent
le FPR et sont un des principaux
pays finançant le TPIR.
De leur côté, juristes et défenseurs des droits de l’homme critiquent une structure ad hoc. Ils
auraient préféré un tribunal permanent qui couvre aussi les exactions
du FPR à partir de 1990 et les massacres de réfugiés par les troupes de
Kabila dans l’est du Zaïre en 1996.
Le fait est qu’aujourd’hui, le nouveau régime à Kinshasa, allié à celui
de Kigali, reprend les arguments du
FPR autrefois pour échapper aux
enquêtes de la Commission des
droits de l’homme de l’ONU sur la
disparition des réfugiés hutu et
interdire à son rapporteur spécial,
Roberto Garreton, d’entrer au
Congo-Zaïre. Le ministre de la
Reconstruction et de la Planification du gouvernement Kabila
s’insurge contre un mandat d’investigation qui commence en septembre 1996 : Nous ne voulons pas que
les violeizces perpétries sous le rigiine
Mobutu soient escamotées pour
n’accuser que nous (4). I1 souhaiterait que l’ONU enquête sur la
période allant de mars 1993 a mai
1997, incluant le génocide de 1994
((
((
))
(3) Aucune enquête n’a pu établir de
responsabilités dans cet attentat ; tant le
FPR que les faucons hutu, opposés B un
partage du pouvoir, n’avaient pas intérêt a
une démocratisation trop poussée du
régime Habyarimana.
(4) Le Monde, 5-7-1997, p. 2.
111
mais pas l’invasion du Rwanda par
le FPR en octobre 1990.
A cet égard, la compétence territoriale du TPIR est tout aussi
sujette à caution. Elle donne
l’impression de ne toucher que les
citoyens rwandais et donc un
régime hutu à une époque où nombre de guérilleros du FPR, tutsi,
avaient la nationalité ougandaise.
En fait, le TPIR ratisse au-delà des
seuls cercles rwandais et un ressortissant belge, animateur de la
fameuse radio des Mille Collines, a
été arrêté à Nairobi. Les avocats
hutu de l’Organisation internationale des juristes ou de la mouvance
chrétienne démocrate en Belgique
ne sont pas pour autant convaincus
de l’objectivité des enquêteurs et
qualifient d’agression extérieure le
rôle joué par l’Ouganda dans la victoire du FPR. Le TPIR réplique
que la rébellion était composée
d’exilés tutsi fondamentalement
originaires du Rwanda et qu’avec le
cessez-le-feu né des accords de paix
d’Arusha en 1993, il n’y avait pas à
proprement parler d’agression
armée au moment oÙ débuta le
génocide, en avril 1994.
Le soutien de l’Ouganda au
FPR en 1990 est à mettre en parallèle avec celui du Rwanda au Zaïre
en 1997 et permet à certains Hutu
de parler d’invasion étrangère.
Selon eux, la violation de la souveraineté rwandaise par le FPR aurait
dû être condamnée au titre des articles 1 et 2 de la Charte de l’ONU
du 26 juin 1945, de l’article 3 de la
Convention de l’OUA de 1969 et
des articles 2 et 23 de la Charte africaine des droits de l’homme et des
peuples du 27 juin 1981. L’article 1
de la Convention de Genève du
27 juillet 1951 précise même que
l’exil de réfugiés ne saurait légitimer
la reconquête par la force de leur
pays. Dans cette optique, le géno-
112
cide rwandais de 1994 est présenté
comme un gigantesque dérapage
dans un pays en proie à un complexe obsidional, voire une forme
d’autodéfenseprovoquée par l’invasion du FPR !
Génocide ou gigantesque
pogrom ?
Le fond du contentieux ne
porte en effet pas sur l’ampleur d’un
génocide qui a emporté environ
1O % de la population mais dont les
chiffres - entre 500 O00 et
800 O00 victimes - restent contestés (5). La question est plutôt celle
de la planification des massacres,
d‘une préméditation qui permet de
dissocier le génocide systématique
du simple pogrom. La rapidité du
déclenchement des tueries après
l’assassinat du président Habyarimana témoigne de l’existence de
listes noires. Celles-ci étaient entre
les mains des groupes qui exécutaient les basses besognes du
régime : Réseau Zéro, garde présidentielle, gendarmerie, milices interahamwe, société secrète Amasasu
((( Munitions ))). Des personnalités
du pouvoir, des milieux d’affaires et
du ministère de la Défense étaient
au courant, tels le colonel Théoneste Bagosora (aujourd’hui détenu
à Arusha), le général Joseph Nzirorera, le banquier Pascal Musabe, le
(5) Les observateurs restés sur place
n’ont vraiment compté que 100 O00 cadavres: 60 O00 ramassés par les camions
d’éboueurs à Kigali et 40 O00 autres charriés par les rivières vers l’Ouganda. Les
charniers n’ont pas encore tous été découverts ;20 O00 corps ont été exhumés mais,
à quelquesexceptions près, n’ont pas subi
d’autopsie, ce qui laisse planer un doute
sur la date exacte de leur mort sachant les
possibilités de confusions aux abords des
cimetières communaux, voire les mises en
scène.
président de Radio Mille Collines,
Félicien Kabuga, et Joseph Nzirorera, secrétaire général de l’ancien
parti unique rénové pour cause de
multipartisme, le MRND (D). Si
les événements ont mis quelque
temps à gagner Butare, qui est restée calme jusqu’au 20 avril, c’est
que le préfet de la seconde ville du
pays était un Tutsi. En milieu
urbain, l’indication de l’appartenance ethnique sur la carte d’identité a facilité l’extermination de
populations tutsi qui, par ailleurs,
vivaient mélangées avec leurs voisins hutu. En milieu rural, la densité de population, le déboisement
à des fins agricoles et la configuration du terrain, tout en collines, ont
empêché la fuite des victimes dans
des maquis. La peur de la paysannerie hutu pour le Tutsi avait été
sciemment entretenue et se nourrissait de nombreuses frustrations
dues, entre autres, à la pression foncière et à une éducation religieuse
des plus strictes sur le plan sexuel.
Pour certains c o m e le chercheur G. Prunier, le génocide des
Tutsi s’apparente carrément à la
solution finale des nazis : il a pu
avoir lieu parce que 1’Etat était totalitaire et non parce que le régime,
attaqué par la guérilla du FPR, se
retrouvait en position de faiblesse (6). Les taux quotidiens
d’homicides pendant la période du
génocide, certes beaucoup plus
courte que celle de la Shoah, étaient
cinq fois supérieurs à ceux des
camps de concentration nazis.
Faire l’amalgame entre l’héritage colonial belge au Rwanda et
l’efficacité de la discipline germanique pendant la Seconde Guerre
mondiale est cependant tout aussi
douteux que d’invoquer une tradi(6) G. Prunier, Tlie Rwaiida crisis.
Histoy of a Genocide, 1959-1993, Kampala,
Fountain, 1995, pp. 245, 261 et 354.
tion d’obéissance des Hutu à la
monarchie précoloniale pour expliquer les bases dictatoriales de 1’Etat
post-indépendance. En aucun cas
on ne peut comparer la puissance
de la machine de guerre nazie, au
sous-développement de 1’Etat
rwandais. La machette d’Afrique de
l’Est, la punga, n’est pas une chambre à gaz. En guise de programmation, l’augmentation des ventes de
machettes avant le génocide autant pour le mois de février 1994
que pour toute l’année 1993- pouvait tout aussi bien correspondre à
la préparation d’un nettoyage ethnique qu’à l’armement de milices
paysannes en vue de repousser les
incursions de la guérilla (7). Elle ne
correspond en rien au degré de
sophistication de l’industrie de
guerre nazie.
En réalité, après une première
vague très ciblée s u Kigali, le génocide rwandais a pris des allures de
pogroms populaires, spontanés et
aléatoires. I1 est même possible d’y
voir une vengeance du paysan sur le
citadin, une forme de jacquerie
dont les protagonistes ont ciblé
toute personne grande et mince (le
stéréotype du Tutsi), bien habillée
et d’apparence intellectuelle. Les
nombreux actes de banditisme
armé perpétrés par des miliciens
drogués au chanvre montrent que le
processus n’était plus contrôlé par
l’administration centrale.
Le
sadisme et la cupidité n’étaient certes pas absents des motivations
nazies dans les camps de concentration. Mais au Rwanda, la déperdition relativement aux objectifs premiers est telle qu’on ne peut plus
parler de bavures ou de dérapages.
Si la ponction du génocide sur la
population rwandaise correspond à
peu près à la proportion de Tutsi
(7) La
16-6-1994.
Lettre
du
Contizeiit,
113
MAGAZINE
recensés officiellement, elle inclut
en fait de 10 O00 à 30 O00 Hutu,
soit environ 7 ‘YO des victimes. La
solution finale )) apparaît d’autant
moins performante que le nombre de Tutsi au Rwanda était certainement
supérieur
aux
700 O00 recensés, du fait des réticences à s’avouer Tutsi et de la
volonté du gouvernement Habyarimana de minimiser les quotas de
rattrapage des minorités (8).
Si l’on veut parler de génocide,
il faudrait d’ailleurs revenir en profondeur sur une analyse ethnique
qui oppose systématiquement des
Tutsi aux Hutu, des nobles 1 des
roturiers, des conquérants à des
serfs, une race hamite à un peuple
bantou. Pour asseoir son pouvoir, le
colonisateur a insisté sur cette classification. I1 y avait le pasteur tutsi,
le cultivateur hutu et le chasseur ou
le potier twa. La crise actuelle
trouve ses racines dans cet héritage,
les Belges s’étant d’abord appuyé
sur les Tutsi contre les Hutu, puis
avec la (( révolution sociale H de
1959, sur les Hutu contre les
Tutsi (9). Mais se cantonner dans
la thèse du conflit ethnique serait
réducteur. D’autres clivages interviennent, interfèrent. L’identité clanique du groupe eibwooko repose sur
une définition patrilinéàire et non
sociale ou ethnique. L‘attachement
au terroir ancestral compte plus que
tout. F. Reyntjens, spécialiste belge
des questions rwandaises, préfère
ainsi pa51er de conflits régionaux
entre le centre-sud et le nord, entre
les préfectures de Gisenyi et Ruhengeri au nord, entre le Bushiru et le
((
((
(8) I1 y aurait en fair eu 930 O00
Tutsi, soit 12 % de la population nvandaise. Cf. G. Prunier, op. cit., 1995, p: 364.
(9) J.-P. Chrétien, o La crise politique
rwandaise o, Genève-Ajtiqtie, vol. 30, no2,
déc. 1992, pp. 121-140 ;C. Vidal, Sociologie des passions. Côte-d’Ivoire, Rwazda,
Paris, Karthala, 1991, 180 p
114
Bugoyi (10). Avec le président
Kayibanda à l’indépendance, le
pouvoir a été concentré entre les
mains de politiciens de Gitarama,
au sud. Après le coup d’Etat de
1973, le pouvoir est monté dans le
Bushiru, la région du président
Habyarimana au nord.
Sans même mentionner les
((hybridesD ibyimaizyi, issus de
mariages entre Hutu et Tutsi, les
brassages de populations empêchent de séparer nettement les catégories ethniques. Tous les habitants
parlent le l~yarwanda.Les chefs
coutumiers ne sont pas tous des
Tutsi de pure souche. Mariages,
migrations, enrichissement des paysans hutu et usurpations ont révisé
l’image d’une aristocratie tutsi (1 1).
Le concept de Banyamulenge, qui
est né avec la rébellion des forces de
Kabila dans l’est du Zaïre en 1996,
est significatif des manipulations
ethniques. I1 s’agissait en fait de
Banyanvanda établis dans le IGvu
depuis des générations, des Rwandais de l’étranger en quelque sorte,
pour la simple raison que l’ancien
royaume du Rwanda était plus
étendu que l’actuel Rwanda. Alors
qu’une loi de 1981 leur avait interdit la citoyenneté zaïroise, la lutte
armée contre le régime de Mobutu
a réduit ces quelque 300 O00
((Banyamulengeo du IGvu à une
dimension purement tutsi du fait du
(10) F. Reyntjens, L’Ajiqzte des
Grands Lacs en crise. Rwanda, Burundi,
1988-1994, Pans,
Karthala,
1994,
pp. 52-53.
(11) Ainsi, des deux figures de la
résistance entrées en concurrence pendant
Ia révolte contre le colonisateur allemand
en 1912, c’est un étranger prétendant au
trône (Ndungurse) qui parvint à soulever
la population, et non un autochtone
(Rukara, recherché par les Européens pour
avoir assassiné m‘missionnaire) ;l’usurpateur avait eu plus de facilités à conclure de
nouvelles alliances que le notable du cru à
faire cesser de vieilles vendettas.
.
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...
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.
.
.
soutien que Kabila recevait du
FPR.
En d’autres termes, les massacres de 1994 au Rwanda ne peuvent
correspondre précisément à la définition ethnique que donne du génocide l’article 2 de la convention de
Genève du 9 décembre 1948. A
moins, comme G. Prunier, d‘étendre la notion de génocide à une
définition politique, auquel cas il
s’agit d’éliminer physiquement une
opposition à qui les autorités ne
laissent aucune possibilité de négociation (12). La sélection de victimes tuées sans jugement élargit
alors la marge d’appréciation et
d‘erreur car les critères politiques
sont autrement plus subjectifs, en
un sens, que ceux du délit de (i sale
gueule)). Du même coup, on
retrouve des Hutu du côté de
l’opposition et du côté des bourream des Tutsi comme Robert
Kajuga, qui dirigeait la milice kzpuzamugmzzbi d’un parti extrémiste
allié au régime Habyarimana, la
Coalition pour la défense de la
République. Le génocide rwandais
ne s’apparente pas à la solution
finale des nazis mais plutôt au génocide khmer rouge, avec le Viêt-nam
dans le rôle de l’Ouganda.
La distinction est d’importance
car, dans la perspective d’une
réconciliation des Rwandais, elle
implique de juger toutes les parties
au conflit, et pas seulement le
groupe hum. I1 ne s’agit pas d’effacer les responsabilités des génoci((
(12) G. Prunier, op. cit., 1995,
p. 239. Depuis quelques années, la notion
de génocide de race tend globalement i
être élargie ;ainsi des historiens qui parlent
de génocide de classe pour expliquer la
nature répressive du régime soviétique. Cf.
S . Courtois,
N. Werth,
J.-L.Panné,
A. Paczkowski, I<. Bartosek, J.-L. Margolin, Le Livre noir du conzmunisine. Crhzes,
terreurs, répression, Paris, Robert Laffont,
1997, 830p., et la controverse que cela
suscita : Le Monde, 9-1 1-1997, pp. 6-7.
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dews o mais de juger aussi les
actions d’une guérilla aujourd’hui
au pouvoir, un peu comme I’ANC
de Nelson Mandela qui a accepté
de se soumettre au verdict d’une
Commission Vérité en Afrique du
Sud. Pour l’instant, le FPR s’est
retranché dans une dignité offensée
et n’a donné aucun signe d‘ouverture.
Une justice à deux vitesses
En attendant, le TPIR mécontente à la fois les victimes par sa lenteur et les milieux hutu par son
impartialité. Se développe une justice à deux vitesses. D’un côté, une
machine onusienne lourde mais très
respectueuse des droits de la
défense; de l’autre, une justice
expéditive proche du règlement de
comptes. La magistrature rwandaise n’est pas indépendante et les
personnalités trop remuantes ont
tout simplement été assassinées, tel
le président du tribunal de Kigali,
Gratien Ruhorahoza. La menace
d’être arrêté arbitrairement, sur
simple dénonciation, sans mandat
d’arrêt, et les démissions de personnalités dénonçant l’autoritarisme
du FPR (le procureur de Kigali, le
directeur de cabinet du Premier
ministre) n’incitent guère à l’optimisme (13). Selon la Croix-Rouge,
1 713 détenus dans l’attente de leur
jugement sont morts en 1995, ce
qui est une façon de régler le problème ... en l’étouffant. Les conditions de détention sont épouvantables. Les treize prisons du pays ont
une capacité d’accueil de 9 750 places et sont surpeuplées, avec officiellement 29 403 détenus un an A
(13) D’après des témoignages individuels sur place, il en coûte près de mille
dollars pour être (i blanchi des accusations
de génocide.
115
peine après la prise du pouvoir par
le FPR. La prison centrale de IGgali
est sans doute Ia plus surchargée
relativement à celles de Gikondo,
Nyamirambo et Muhina. Si l’on
compte les 168 centres de détention
répartis dans le pays, les maisons de
rééducation, les cachots communaux de la gendamerie, dits amigos,
et les camps de concentration clandestins dans le parc national de
l’Akagera, la population cqcérale
s’élèverait à 121 571 individus au
total (dont la moitié sans chef
d’inculpation), contre 44 O00 il y a
deux ans (14).
Alors que le TPIR ne peut prononcer de peine capitale, le Rwanda
condamne à mort de simples lampistes ;aucune sentence n’a été exécutée mais, pour les victimes, le
décalage laisse l’impression que les
commanditaires courent toujours et
resteront impunis. On peut se
demander quel sera le véritable
impact des verdicts d’Arusha
auprès de la population rwandaise.
La justice, au sens où l’entend
Kigali, devrait aussi consister à
compenser les victimes en réhabilitant le pays : ses infrastructures scolaires et sanitaires, son système judiciaire (sur les quelque 1 100
magistrats que comptait le Rwanda
avant-guerre, il n’en restait plus que
270 en 1995). Or le TPIR n’a vocation qu’à arrêter les instigateurs du
génocide : propagateurs de la haine
ethnique dans les médias comme la
radio télévision libre des Milles Collines ou le joumal I
du travail sur le plan quantitatif
revient à la magistrature rwandaise.
Le gouvernement à Kigali ne
s’est d’ailleurs pas gêné pour courtcircuiter la primauté du TPIR, à qui
il reprochait de ne pas lui livrer les
détenus contre qui il avait lancé des
mandats d’arrêt. I1 a obtenu de
l’Inde l’extradition de Frodouard
Karamira, ténor d’un parti hutu
extrémiste, le Mouvement démocratique républicain ; en retour, la
plainte du TPIR au Conseil de
sécurité n’a pas connu de suites. I1
est fait grief aux enquêteurs de
l’ONU de ne pas coopérer avec la
justice rwandaise, qui manque de
tout, et de ne pas être assez discrets,
ce qui a valu à un témoin du génocide d’être assassiné peu après
qu’on ait ‘recueilli sa déposition (15). Jusqu’aux arrestations de
juillet 1997 à Nairobi, le TPIR était
surtout accusé de n’avoir attrapé
que du (( petit gibier )). Le FPR laissait même entendre que la clémence
du tribunal était à mettre sur le
compte de son procureur, la Canadienne Louise Arbour, qui s’était
déjà faite remarquer pour avoir
acquitté d‘anciens nazis.
En un sens, l’enlisement du
TPIR arrange pourtant le FPR, qui
somme toute n’est pas pressé d’en
finir. A défaut d’élections, sa légitimité repose en effet:sur le génocide.
L’épée de Damoclès du TPIR fait
peser une responsabilité collective
sur les Hutu, tous suspects d’être
des Q génocideursD et de ce fait
exclus des droits auxquels peut
aspirer un réfugié Q normal B. Aux
Occidentaux, cela a permis de forcer au retour les Hutu exilés au
Zaïre et en Tanzanie, avec I’avantage de mettre fin par la même occasion à une assistance coûteuse dans
les camps. L’insurrection de Kabila
(14) Ukiiri (Kigali),
1-12-1997;
J.-P. Chrétien, (I Rwanda et Burundi. La
(15) Afncaii Rights : Rwaizda, la
mémoire à vif D, Esprit, no 234, juillet 1997, preuve assassinée. Meurtres, arrestatiotis et
pp. 173-150 ; Libe‘ratioti, 15-6-1995, p. 5 ; intintidatiow des siirvivams et témoins,Lon6-4-1995, pp. 1-4.
dres, African Rights, avril 1996, 110 p.
116
MAGAZINE
a permis de se débarrasser à peu de
fiais d’un fardeau encombrant, tant
pour les donateurs que pour Kigali,
qui craignait la menace que faisait
peser à sa frontière l’infiltration
dans les camps des 30000 à
40 O00 hommes de l’ancienne
armée de Habyarimana.
En même temps, le calvaire des
réfugiés hutu au Zaïre a atténué
l’horreur de 1994. L’épidémie de
choléra dans les camps de Goma,
qui a fait 30000morts en août
1994, puis l’odyssée de plus d’un
million de réfugiés chassés par la
poussée des hommes de Kabila fin
1996 ont fait office de pénitence (16). Un demi-million de
Rwandais sont rentrés dans leur
pays tandis que 180000 autres
s’enfonçaient dans la jungle zaïroise. Beaucoup ont péri en cours
de route, ont disparu ou ont été
liquidés par les troùpes rebelles
dans les camps de Katale et
IGbumba fin octobre 1996 et
d’Amisi et Shabunda en février
1997. A mesure que les forces de
Kabila s’emparaient des villes de
Goma, Uvira, Rutshuru, Nyangezi,
Bukavu, Kisangani et finalement
Kinshasa, les réfugiés étaient
repoussés toujours un peu plus loin
aux abords de la ligne de front ; on
n’en retrouvait plus que 20 O00
dans les trois camps de Ndjundu,
Liranga et Lukolela au nord de
Brazzaville, capitale elle-même en
proie à une guerre civile.
Cette tragédie a bien entendu
donné des arguments aux ((révisionnistes o. Et si le peuple hutu
avait ainsi payé sa dette de sang ? Et
si le génocide de 1994 n’avait été
qu’un gigantesque pogrom obéis(16) Tous les réfugiés hutu au Zaïre
n’étaient cependant pas rwandais ;dans la
région d‘Uvira se trouvaient quelque
200 O00 Burundais qui, pour certains,
avaient fui les massacres de 1972.
sant à la loi du nombre selon
laquelle la majorité écrase la minorité ? Les Tutsi, s’ils avaient été plus
nombreux, auraient été tout à fait
capables de massacrer les Hutu,
ainsi qu’ils l’ont montré au Burundi
en 1972. Ce sont les élites et non
les masses qu’il faudrait juger, parce
que la compétition pour le pouvoir
a sciemment enflammé les haines
ethniques. Dans les camps de réfugiés, le peuple hutu, lui, n’a fait
qu’être ballotté entre les extrémistes qui rêvaient d’une reconquête
militaire du Rwanda et les guérillas
frontalières qui, par procuration, se
chargeaient de créer une zonetampon au bénéfice du FPR.
La théorie du double génocide
énoncée par Seth Sendashonga, un
ancien militant hutu du FPR parti
en exil, met ainsi sur le même plan
les événements de 1994 et les exactions de la guérilla FPR depuis le
début de l’insurrection en octobre
1990, exactions qui auraient fait
jusqu’à 100 O00 morts. Structurés
sur le modèle de la National Resistance Army du président ougandais
Yoweri Museveni, les 15 O00 guerriers inkotanyi du FPR étaient disciplinés et bien entraînés quand ils
partirent à l’assaut du Rwanda.
Mais en 1994, la branche armée du
FPR, I’APR (Armée patriotique
rwandaise) a recruté hâtivement
quelque 30 O00 hommes sans formation militaire et sans solde, des
survivants du génocide et des réfugiés tutsi du Burundi, tous assoiffés
de vengeance. Radio Muhabura,
l’organe du FPR, menaçait de mort
les collaborateurs du régime Habyarimana de la même façon que la
radio télévision libre des Mille Collines incitait à la haine ethnique.
L‘avancée du FPR entre juillet et
septembre
1994 aurait fait
30 O00 morts hutu selon le rapport
de Robert Gersony, jamais publié
117
par le HCR (17). Le chiffre, à raison de 300 morts par jour, paraît
bien élevé et se rapprocherait plutôt
d’un total de 6 O00 victimes (18).
La commission d’experts créée par
la résolution 935 de l’ONU en 1994
n’a, de son côté, pas relevé d’extermination systématique.
Mais en avril 1995,l’APR massacrait entre 2 O00 et 4 O00 Hutu
dans le camp de Kibého au
Rwanda ;la tuerie était couverte par
une commission d’enquête téléguidée par les autorités (19). Selon
l’organisation américaine Physicians for Human Rights, les opérations de ratissage de l’armée rwandaise dans l’ouest et le nord du pays
(17)
(18)
p. 324.
(19)
8-4-1995,
Libérarioiz, 1/2-10-1994.
G. Prunier, op. cit., 1995,
Libération, 23-6-1995,
p. 7.
auraient par ailleurs tué plus de
2 O00 civils hutu entre avril et juin
1997. A défaut de planifier de tels
incidents, les autorités de Kigali
laissent faire, ce qui revient à les
cautionner. Quelques soldats de
1’APR ont été mis en prison pour
faire bonne mesure. Les dysfonctionnements de la justice au
Rwanda, trop longtemps mis sur le
compte du manque de moyens, ne
laissent aucun doute sur les aspirations démocratiques et la base ethnique du mouvement de Paul
Kagamé. A présent que les militaires tutsi sont au pouvoir au Rwanda
et au Burundi, un rééquilibrage des
forces en présence ne pourrait pourtant pas nuire à la stabilité de la
région.. .
Marc-Antoine Pérouse
de Montclos
ORSTOM
p. 12 ;
Exode des compétences
en Afrique du Sud?
A
l’instar de Hong Kong,
l‘Afrique du Sud a longtemps souffert d’un véritable syndrome de l’épouvantail I). I1 consiste
en une peur, agitée par de multiples
acteurs, qu’un changement sociopolitique radical ferait fuir tous azymuts ses ressources humaines les
plus qualifiées. Comme pour la cité
asiatique, l’avènement négocié d’un
((
118
gouvemement de transition a éloigné l’épouvantail.
Mais l’inquiétude demeure : le
brain drain ou exode des compétences constitue une préoccupation
majeure de la nouvelle Afrique du
Sud.
Les trois paragraphes suivants
analysent tout d’abord l’expression
de cette crainte d’une fuite des cer-