Citation
Il y a vingt ans, au mois de février 1993, le président François Mitterrand
donnait son feu vert à l'une des opérations les plus secrètes et les plus
lourdes de conséquences qu'eut à effectuer l'armée française depuis la fin
de la guerre d'Algérie. Totalement inconnue en France à l'époque, l'opéra-
tion Chimère (appelée également opération Birunga) eut pour théâtre le
Rwanda et pour objectif d'encadrer, voire de commander indirectement
par l'envoi de conseillers opérationnels, l'armée d'un régime ethniste dont les
thèses et les pratiques extrémistes étaient déjà connues. Un an plus tard, le 6 avril
1994, l'attentat contre l'avion du président hutu Juvénal Habyarimana joua le rôle
de gâchette dans le déclenchement d'un génocide, celui des Tutsis du Rwanda,
minutieusement organisé par ce même régime dont Paris avait soutenu à bout
de bras les ultimes tentatives de résistance.
Pendant deux décennies, le fil rouge de cette culpabilité française a été masqué
par une seule et unique explication déclinée à l'envi et dont le point d'orgue aura
été la fameuse « enquête Bruguière »: si génocide il y a eu, ce sont Paul Kagamé
et ses proches qui en sont les boutefeux, puisque ce sont eux qui ont abattu, en
toute connaissance de ce qui allait suivre, l'avion présidentiel. Cette thèse qui
revient à faire de l'actuel président rwandais une sorte de monstre machiavélique
planifiant l'extermination de sa propre communauté pour parvenir au pouvoir,
et dont il importe de préciser qu'elle n'a jamais été prise réellement au sérieux
hors de France, a été conduite jusqu'à l'égarement judiciaire avant d'être battue
en brèche par les successeurs du juge Bruguière au profit de celle, évidente dès
le départ aux yeux de nombre d'observateurs présents à Kigali, de la piste des
extrémistes hutus de l'entourage présidentiel.
Un livre et un documentaire qui sortiront début avril, dont Jeune Afrique a pris
connaissance en avant-première, reviennent avec des éléments inédits sur l'acte
fondateur de cette tragédie africaine.
FRANÇOIS SOUDAN
F
aux documents, fausses écoutes
radio, faux témoignages, faux
lanceurs de missiles, fausse boîte
noire, faux interprète, mais vraie
manipulation. L'empilement d'ano-
malies qui encombrait le dossier
d'instruction au moment où le juge antiterro-
riste Jean-Louis Bruguière a passé la main à
son collègue Marc Trévidic, en 2007, restera
dans les annales. Reste à comprendre comment
une telle impéritie a pu prospérer pendant près
d'une décennie sans que quiconque, au sein de
l'appareil judiciaire ou parmi les parties civiles,
ait tiré le signal d'alarme.
Dans un tir groupé livre et documentaire
réalisé au terme d'une enquête commune, deux
journalistes belges, Catherine Lorsignol, de la
RTBF, et Philippe Brewaeys, ancien du Soir
Magazine, font souffler un courant d'air frais
sur ce cloaque judiciaire. Leur conclusion est
sans appel. « Depuis le premier jour, les Français
cherchent à cacher des choses autour de cet atten-
tat », estime Catherine Lorsignol. « La justice belge
était sur une tout autre piste que celle suivie par
le juge Bruguière: celle des extrémistes hutus de
l'entourage [du président] Habyarimana », lance
en écho Philippe Brewaeys.
Dans Rwanda: une intoxication française (lire
p. 34), qui sera diffusé par Canal+ le 8 avril et
par la RTBF le 10, Catherine Lorsignol revient en
détail sur les principaux errements d'une enquête
partie dès le premier jour sur une mauvaise piste
avant de s'obstiner dans l'erreur. Dans son livre
Rwanda 1994, Noirs et Blancs menteurs (clin d'oeil
à Noires fureurs, blancs menteurs, l'ouvrage dans
lequel le journaliste français Pierre Péan reprenait
à son compte les conclusions du juge Bruguière),
Philippe Brewaeys (lire p. 35), qui a enquêté en
tandem avec sa consoeur, analyse comment le
magistrat français s'est, dès le départ, laissé intoxi-
quer par une série de pseudo-informateurs, tous
liés les uns aux autres. Dans ce patchwork interlope,
constitué d'opposants résolus au régime de Kigali,
on retrouve pêle-mêle les services secrets français
qui prendront en main certains transfuges du
Front patriotique rwandais (FPR, mouvement
politico-militaire tutsi) pour les offrir sur un plateau
au juge parisien , des acteurs sulfureux entre-
tenant des liens troubles avec l'Élysée (l'ancien
gendarme Paul Barril, lire p. 32), les principaux
concepteurs et organisateurs du génocide (que
le juge Bruguière ira auditionner longuement
dans leur prison d'Arusha, en Tanzanie) et des
représentants de l'opposition rwandaise en exil,
qu'elle soit armée, républicaine ou monarchiste.
De cet assemblage hétéroclite surgira, à l'aube
des années 2000, un scénario de l'attentat aussi
accablant pour l'actuel président, Paul Kagamé,
et son proche entourage que matériellement
invraisemblable. Une version fondée sur des
témoignages contradictoires, multipliant les
détails saugrenus et les inepties historiques, sans
la moindre preuve matérielle.
Les témoins
se rétractent
La thèse Bruguière prospérera pendant plus de
dix ans, relayée par des universitaires français,
belges ou nord-américains. Le scénario était écrit
d'avance: une ordonnance du juge d'instruction,
fin 2006, sollicitant des mandats d'arrêt contre
neuf hauts responsables du FPR ou de l'armée
rwandaise tout en préconisant l'inculpation du
président Kagamé devant le Tribunal pénal inter-
national pour le Rwanda (TPIR, basé à Arusha);
un parquet français qui s'exécute docilement et, à
l'horizon, un procès in absentia, sans contradicteur
aucun, où la thèse officielle portée par Bruguière
aurait probablement été entérinée par une cour
d'assises antiterroriste subjuguée.
Mais voilà qu'une série d'imprévus vient gripper
la machine. À peine rendus publics, fin 2006, les
témoignages mis en avant par le magistrat à l'appui
de sa thèse s'effondrent tel un château de cartes.
Leurs présumés auteurs (comme Deus Kagiraneza
ou Emmanuel Ruzigana) contestent le récit que
Bruguière leur attribue, tandis que Joshua Abdul
Ruzibiza, ancien lieutenant de la branche armée
du FPR qui accusait son propre camp en affirmant
avoir personnellement participé à l'opération
commando, se rétracte purement et simplement.
Peu après ces rebondissements, sept des
Rwandais mis en cause font leur entrée dans la pro-
cédure judiciaire, obtenant ainsi l'accès au dossier
d'instruction. Cette condition élémentaire d'une
saine justice que les accusés d'un crime puissent
présenter leur défense sera pourtant dénoncée
comme un complot franco-rwandais initié en cou-
lisses par l'ex-ministre des Affaires étrangères de
Nicolas Sarkozy, Bernard Kouchner, considéré par
la galaxie anti-FPR comme un pro-Kagamé infiltré
au Quai d'Orsay. Rose Kabuye, alors directrice du
protocole du président rwandais, est arrêtée en
Allemagne fin 2008, et accepte son extradition vers
Paris. Deux avocats viennent l'assister au pied levé:
le Français Léon-Lef Forster et le Belge Bernard
Maingain. Au milieu de la nuit, ils plaident sa mise
en liberté sous contrôle judiciaire devant le juge
des libertés et de la détention. Obtiennent gain de
cause. Et ont enfin accès au dossier.
Une expertise
révolutionnaire
Dès lors, l'information judiciaire est relancée
de manière inattendue. Les accusés rwandais
peuvent organiser leur défense. Leurs avocats
pointent les incohérences et invraisemblances
du dossier, qui vole en éclats. En septembre 2010,
accompagnés par cinq experts de diverses disci-
plines, les juges Nathalie Poux et Marc Trévidic
se rendent au Rwanda. Une première depuis
l'ouverture de l'information judiciaire. Le juge
Bruguière avait en effet décrété qu'il n'y poserait
pas même un orteil, s'abstenant de confronter sa
construction idéologique aux réalités du terrain
et aux témoignages directs.
L'expertise balistique résultant de cette visite
sera communiquée aux parties en janvier 2012,
provoquant un tsunami médiatique. Ce docu-
ment, contesté par l'ex-première dame Agathe
Habyarimana et d'autres parties civiles dont le
recours demandant une contre-expertise a été
rejeté le 19 mars par la chambre de l'instruction
de la cour d'appel de Paris , conclut en effet que
le périmètre de tir des deux missiles sol-air qui ont
abattu l'avion présidentiel était situé dans l'enceinte
même (ou à proximité immédiate) du camp mili-
taire de Kanombe, alors strictement contrôlé par
l'armée gouvernementale rwandaise. Un scénario