Le 4 décembre dernier, une plainte avec constitution de partie civile a été déposée auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal judiciaire de Paris. Le motif claque comme une condamnation morale avant même d’être pénale : «
complicité de génocide et crimes contre l’humanité ». Dans le viseur du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR) et de ses fondateurs, Alain et Dafroza Gauthier : la Banque de France. L’accusation porte sur sept virements bancaires, opérés entre le 5 mai et le 1
er août 1994, depuis les comptes détenus par la Banque nationale du Rwanda (BNR) logés rue de la Vrillière, à la Banque de France. Montant total : 3,17 millions de francs, soit près de 500 000 euros.
Des fonds débloqués en plein massacre, alors que le gouvernement intérimaire rwandais orchestrait l’extermination des Tutsi. L’argent n’a pas d’odeur, mais il a une destination. Parmi les bénéficiaires identifiés figure la société Alcatel, destinataire d’un virement de 435 000 francs le 5 mai 1994. Selon les plaignants et leurs avocats, cette somme aurait servi à l’acquisition de téléphones satellites. Pas de fusils ici, mais de la technologie. Des outils de coordination jugés cruciaux pour la machine génocidaire, permettant aux donneurs d’ordres de piloter les massacres à distance. Pour cette transaction, des émissaires rwandais auraient été tracés lors de séjours à Bonn, en Allemagne, puis en France, pour négocier l’achat de ces équipements de communication.
D’autres lignes de crédits interpellent également. Des fonds ont été transférés vers des représentations diplomatiques rwandaises en Éthiopie, en Afrique du Sud et en Égypte. Pour Kathi Lynn Austin, enquêtrice sur les trafics d’armes, le schéma est classique : les ambassades servent de courroies de transmission pour l’achat d’armement à l’étranger. « L
es ventes d’armes ne se font jamais en ligne droite. Il faut essayer de noyer le poisson le plus possible. Donc on passe par des intermédiaires. Ça permet de ne pas trop pouvoir tracer les demandes », abonde Alain Gauthier.
Cécité ou négligence ?
La chronologie est accablante. Le 17 mai 1994, l’ONU décrétait un embargo formel sur les ventes d’armes au Rwanda. Pourtant, les flux financiers ont continué de transiter par Paris jusqu’en août, alors même que d’autres institutions financières européennes bloquaient les mouvements suspects. Aussi, l’argument de l’ignorance peine à convaincre face à l’ampleur médiatique et diplomatique du génocide dès la mi-mai 1994. Pour les parties civiles, ne pas geler les comptes de la BNR relevait,
a minima, d’une négligence coupable. La Banque de France a agi. Elle a autorisé. Elle a exécuté. «
La banque Bruxelles Lambert, par exemple, a refusé de financer ces achats. Donc personnellement, je pense quand même que la Banque de France ou le directeur de la Banque de France de l’époque ne pouvait pas ignorer à la mi-mai ce qui se passait au Rwanda. Tout le monde sait ce que faisait le gouvernement intérimaire à cette époque-là. La plupart des victimes du génocide étaient déjà mortes. La Banque de France ne pouvait pas l’ignorer. Après, c’est l’enquête qui permettra de dire si oui ou non c’est une négligence ou si c’est une volonté d’aider les génocidaire », assène Alain Gauthier.
Amnésie de papier et temps long de la justice
Juridiquement, l’angle d’attaque des avocats du CPCR est précis : il ne s’agit pas de démontrer une adhésion idéologique de la Banque de France au projet génocidaire, mais de prouver la fourniture consciente de moyens. Selon le texte déposé au tribunal, l’institution «
avait connaissance de ce que les autorités gouvernementales commettaient, et allaient commettre, des crimes contre l’humanité ». L’accusation soutient qu’en autorisant ces transferts alors que les massacres étaient de notoriété publique, la Banque de France ne pouvait ignorer qu’elle facilitait «
matériellement la commission de ces crimes ». C’est cette «
connaissance de cause » qui constitue, pour les plaignants, le cœur de la complicité.
Face aux accusations, l’institution oppose un silence administratif réglementaire. La Banque de France affirme n’avoir trouvé à ce stade aucune trace des virements évoqués. La raison invoquée est procédurale : les pièces comptables sont détruites après dix ans. Elle précise, laconique, que les montants seraient compatibles avec des dépenses de fonctionnement, sans fournir de détails. Il est vrai que les preuves matérielles sont fragiles. Le tableau récapitulatif des transferts, pièce maîtresse de l’accusation, a été établi en 1996 par des experts du PNUD, Pierre Galand et Michel Chossudovsky. Les documents originaux, un temps stockés dans un coffre de la Banque nationale du Rwanda, ont depuis disparu.
À Kigali, la démarche est accueillie avec gravité. Philibert Gakwenzire, président de l’association de rescapés Ibuka, considère cette plainte comme un «
acte fondé », soulignant que le rôle trouble de certaines institutions financières est une donnée historique connue. Il rappelle toutefois la «
complexité de rendre justice » sur des faits vieux de plus de trois décennies. Le parallèle est fait avec l’affaire Agathe Kanziga, veuve du président Habyarimana, dont le dossier a souffert de non-lieux partiels liés à la temporalité des faits. Pour les associations, l’ouverture d’une information judiciaire et la nomination d’un juge d’instruction sont désormais les étapes cruciales pour espérer percer, un jour, le secret des archives bancaires françaises. L’instruction, comme celle visant BNP Paribas pour des faits similaires depuis 2017, s’annonce longue.