Citation
Table des matières
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 16 septembre 2025. J1 4
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 17 septembre 2025. J2 12
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: jeudi 18 septembre 2025. J3 26
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: vendredi 19 septembre 2025. J 4 34
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 22 septembre 2025. J 5 44
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 23 septembre 2025. J 6 52
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 24 septembre 2025. J 7 68
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: jeudi 25 septembre 2025. J 8 88
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: vendredi 26 septembre 2025. J 9 109
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 29 septembre 2025. J 10 123
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 30 septembre 2025. J 11 137
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 1 octobre 2025. J 12 151
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: jeudi 2 octobre 2025. J 13 166
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: vendredi 3 octobre 2025. J 14 181
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 6 octobre 2025. J 15 203
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 7 octobre 2025. J 16 213
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 8 octobre 2025. J 17 219
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: vendredi 10 octobre 2025. J 18 232
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 13 octobre 2025. J 19 240
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 14 octobre 2025. J 20 253
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 15 octobre 2025. J 21 276
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: jeudi 16 octobre 2025. J 22 292
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: vendredi 17 octobre 2025. J 23 311
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 20 octobre 2025. J 24 322
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 21 octobre 2025. J 25 334
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 22 octobre 2025. J 26 342
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: jeudi 23 octobre 2025. J 27-VERDICT 354
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 16 septembre 2025. J1
17/09/2025
• Ouverture de l’audience, constitution du jury.
• Audition du Colonel CHEVALIER, attaché de sécurité intérieure à l’ambassade de France au Rwanda.
• Audition de David CHAURY, médecin à Villeneuve-sur-Lot, ancien collègue de l’accusé.
• Audition de madame BARTOU, médecin à Villeneuve-sur-Lot, ancienne collègue de l’accusé.
• Audition de Michaël MUNYEMANA, fils de l’accusé.
• Audition de Fébronie MUHONGAYIRE, épouse de l’accusé.
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• Début d’audience : 10h30
L’audience s’ouvre à 10h30 avec 1 heure 30 de retard, en raison du fait que l’accusé, monsieur Sosthène MUNYEMANA, n’était pas encore arrivé au sein du Tribunal judiciaire. Le président a pris la parole pour présenter ses excuses à l’assemblée, et prier l’établissement pénitentiaire de procéder à l’extraction de monsieur Sosthène MUNYEMANA en temps et en heure, au regard de la longueur des débats à venir.
Après avoir salué l’intégralité des intervenants, l’avocat général, avocats, greffier, parties civiles, jurés et accusé, le Président a présenté les membres de la Cour. Puis les interprètes ont été appelés, afin de décliner leur identité et prêter serment d’apporter leur concours à la justice, en leur honneur et conscience.
Le président s’est ensuite adressé à l’accusé, et lui a demandé de décliner son identité (Sosthène MUNYEMANA, né le 9 octobre 1955), sa profession (médecin retraité), et de confirmer le nom de ses avocats.
Puis le président lui a énoncé son droit de répondre aux questions qui lui seront adressées, de faire des déclarations et du droit de se taire.
Le président a précisé que s’agissant d’un procès d’assise en appel, celui-ci sera enregistré, et non filmé comme le fut le procès de première instance.
Constitution du jury
Le président de la cour a précisé que la veille, le greffier l’a prévenu que des jurés avaient l’intention de demander des dispenses. 4 jurés se sont présentés, le premier a renoncé à la demande de dispense, les trois autres demandes de dispense ont été accordées par la cour, et l’avocat général ne s’y est pas opposé.
Néanmoins, l’avocat général a tenu à rappeler l’importance capitale d’avoir 23 jurés, pour une bonne administration de la justice[1].
Pour la sélection des jurés, le président de la cour d’assise d’appel a indiqué que la défense bénéficiait d’un droit de récusation à hauteur de 5 jurés, l’avocat général bénéficiant quant à lui d’un droit de récusation à hauteur de 4 jurés. Il rappelle à l’attention des jurés que cette sélection n’a pas besoin d’être motivée, et que 5 jurés supplémentaires seraient sélectionnés afin de pallier les difficultés liées aux potentielles absences de ces derniers.
Durant la constitution du jury, l’avocat général a récusé 1 juré et la défense en a récusé 4. À 11 heures, le jury était composé de 9 jurés titulaires, dont 3 femmes et 6 hommes ainsi que de 5 suppléants. Après que le président eut lu le serment des jurés, ceux-ci ont déclaré tour à tour « Je le jure ».
Prestation de serment :
« Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre monsieur Système MUNYEMANA, de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse, ni ceux de la victime ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de vous rappeler que l’accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ; de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions. »
Le président ajoute à l’attention des jurés qu’ils ont le devoir d’être attentifs au débat, qu’ils peuvent prendre des notes, poser des questions par l’intermédiaire du président, et qu’il leur est interdit de manifester leur opinion. Il ajoute qu’il en est de même pour les jurés supplémentaires, mais que ceux-ci ne participeront pas à la délibération.
• Suspension d’audience – 11h10
• Reprise d’audience – 11h33
La parole est donnée aux avocats des parties civiles, afin qu’ils confirment leur constitution. Il y a 7 parties civiles personnes morales et 127 parties civiles personnes physiques.
Appel des témoins et experts :
Il s’en est suivi l’appel des témoins et des experts, afin de procéder à l’établissement du calendrier d’audience définitif. Une difficulté est apparue s’agissant d’un témoin ayant indiqué vouloir réaliser une audition par visioconférence aux autorités rwandaises, ce que conteste la défense.
• Avocats de la défense :
La défense dépose sur cette question des conclusions accompagnées d’une attestation écrite reçue la veille par WhatsApp. Au nom du principe du contradictoire, ils souhaitent verser cette pièce aux débats. La défense déclare avoir eu connaissance par deux biais distincts que le témoin en question n’avait jamais sollicité son audition par visioconférence, contrairement à ce qui est allégué par les autorités rwandaises. Ils indiquent que le témoin souhaiterait, au contraire, déposer en présentiel. Ils font également savoir que ce déplacement constitue une assurance de sécurité pour ledit témoin.
Les avocats de la défense soulèvent la question de savoir pourquoi les autorités rwandaises semblent déterminées à tromper la cour. À cela, ils ajoutent que se pose la question de l’ingérence de « certains agents rwandais pour influer sur le procès d’aujourd’hui ».
In fine, les avocats de la défense demandent à la cour de prendre en considération le document versé quelques minutes plus tôt, et de tout mettre en œuvre pour faire venir déposer le témoin au sein de la salle d’audience parisienne.
• Réponse des parties civiles :
Les avocats des parties civiles font remarquer à la défense qu’au nom du principe du contradictoire justement, il aurait été préférable de soumettre ce document en amont à l’ensemble des avocats présents ainsi qu’à l’avocat général. Les parties civiles soulignent également qu’une incompréhension n’est pas toujours synonyme d’ingérence des autorités rwandaises.
S’agissant du document en lui-même, il est demandé à la cour de prendre en compte l’absence de valeur probante du document, dont l’expéditeur n’a pas été identifié, est passé par le canal WhatsApp et dont personne n’avait entendu parler jusqu’alors. Par ailleurs, il est souligné que la signature sur le document présenté par la défense ne correspond pas à la signature sur le passeport du témoin dont il est question. Concernant le témoin, il s’agit de monsieur Fabrice ISHIMIWE auquel la défense semble tenir.
Enfin, les avocats de la partie civile soulignent que l’argument tenant à l’ingérence rwandaise n’est « qu’un écran de fumée », et que cet argument sera « dégainé à chaque occasion et va infuser le procès tout entier ». Enfin, il est indiqué à la cour le paradoxe de l’argumentaire de la défense. Les parties civiles indiquent à cet effet que la question de sécurité a été et sera maintes fois utilisée par la défense pour solliciter des témoignages par visioconférence, et que le même argument est ici utilisé, pour solliciter cette fois la présence du témoin.
Réponse de l’avocat général :
L‘avocat général indique qu’il est très précipité de conclure à une ingérence de l’État rwandais. Il demande de surseoir à statuer sur ce point, eu égard au peu de valeur probante du document remis par la défense. Et ce, afin d’avoir le temps de faire la lumière sur les documents qui ont été remis.
Réponse de la défense :
La défense indique que le document transmis par les autorités rwandaises semble dire que le témoin a indiqué au parquet rwandais qu’il ne souhaitait pas être entendu en présentiel. Or, la défense soutient au contraire être en possession d’informations, dont le document remis, qui indiquent le contraire. De sorte que ceux-ci déclarent qu’il s’agit d’une obstruction aux droits de la défense, que les autorités rwandaises ont, par le document délivré, commis l’infraction de faux intellectuels, et que ces faits violent l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
La parole est au président :
Le président prend acte des demandes des parties, et remercie les greffiers pour tout le travail accompli de concert avec le parquet général, en vue de convoquer l’ensemble des témoins. La cour reprend l’appel des témoins et des experts sans autre difficulté.
L’audience est suspendue à 12h42.
• Reprise de l’audience à 14h00 :
À titre liminaire, le président indique aux avocats de la défense qu’il vient de recevoir la confirmation de la venue du témoin (objet de la question soulevée supra) à l’audience.
Le président fait ensuite lecture de son rapport jusqu’à 15h15.
Audition du Colonel CHEVALIER, attaché de sécurité intérieure à l’ambassade de France au Rwanda.
Le témoin dit être chargé de recevoir les demandes d’entraide des juges français et d’organiser les témoignages des visioconférences au moment des procès. Lors de ces auditions, seules trois personnes sont présentes dans la salle: le témoin , l’interprète et lui-même. Aucune autorité rwandaise n’est présente. Hormis les difficultés matérielles, le colonel CHEVALIER déclare qu’il n’a jamais rencontré de difficultés avec les autorités rwandaises. Témoins des parties civiles et témoins de la défense sont traités de la même façon. Le seul problème rencontré est celui de monsieur Emmanuel BIRASA qui, lors du procès RWAMUCYO, a demandé l’asile une fois arrivé en France.: il n’est jamais rentré au Rwanda[2].
Le témoin affirme que le Rwanda est un pays sûr et qu’aucun avocat n’a rencontré de difficulté. Il aura du mal à en convaincre la défense! Le colonel CHEVALIER rappelle qu’à chaque procès on met en cause le régime de Kigali, ce qui n’est pas l’objet de ces procès.
Est alors posé le cas de monsieur ISHIMWE, témoin cité par la défense. Entraîneur de basket, il avait fait savoir qu’il ne souhaitait pas venir témoigner en présentiel. Il a changé d’avis et viendra finalement témoigner à Paris. (NDR. La défense avait donné une autre version des faits dans la matinée.)
Maître BIJOU-DUVAL, assez suspicieux, fait préciser au témoin les conditions dans lesquelles les convocations sont remises aux témoins. Il ne peut s’empêcher de faire remarquer que les Rwandais seraient les réfugiés politiques les plus nombreux, que « le Rwanda est un pays sûr pour les étrangers mais pas pour les Rwandais » (sic). Maître LURQUIN, autre avocat de la défense, voudrait absolument démontrer que le Rwanda n’est pas un pays sûr, que les événements du Kivu et l’action du M23 créent une insécurité dans le pays. Le témoin dément catégoriquement. Maître Florence BOURG, à son tour, fait remarquer que « le Rwanda est placé au 148ème rang pour le manque de libertés! » (NDR. Une fois encore, la défense s’éloigne volontairement du procès de Sosthène MUNYEMANA.) Le témoin fait remarquer que sur le plan personnel lui et sa famille se sentent en totale sécurité au Rwanda.
Audition de monsieur David CHAURY, médecin à Villeneuve-sur-Lot, ancien collègue de monsieur MUNYEMANA, cité par la défense, en visioconférence.
Le témoin connaît l’accusé depuis septembre 2012. Il souligne la grande compétence en gériatrie de Sosthène MUNYEMANA et sa grande humanité envers les personnes âgées. Il loue sa fidélité à la parole donnée. Contrairement à d’autres collègues, l’accusé a toujours cherché à innover. Il le considère comme un SAGE qui cherchait à résoudre les conflits dans une profession où l’on trouve beaucoup d’ego!
Par pudeur, le témoin précise qu’il n’a pas parlé des manifestations qui se sont déroulées devant l’hôpital de Villeneuve-sur-Lot. Il a toujours apporté son soutien à monsieur MUNYEMANA. Sa condamnation l’a quelque peu ébranlé sans pour autant le convaincre de sa culpabilité. Il compte sur la procédure d’appel pour l’éclairer. Il regarde son ancien collègue à l’aune des dix ans passés avec lui: « Je fais confiance en la justice de mon pays. Je n’ai pas de raison de changer d’avis avant la procédure d’appel » ajoute-t-il. Et de poursuivre: « Je n’ai jamais parlé politique avec Sosthène MUNYEMANA, c’est un sujet tabou dans le milieu médical. »
Tout de que le témoin a lu sur l’affaire ne lui a pas permis de se faire une opinion sur son collègue. Il a bien lu des articles sur un site de parties civiles (NDR. Probablement celui du CPCR!) mais il n’a pas trouvé de site qui aurait pu présenter l’affaire sous un autre jour.
Et de conclure: « J’ai toujours considéré Sosthène MUNYEMANA comme un SAGE de l’équipe. Il jouait le rôle de médiateur entre nous. »
Sur question de la défense et du traumatisme que les massacres de masse à TUMBA auraient causé chez l’accusé, le témoin répond que Sosthène MUNYEMANA a toujours eu peur pour ses enfants. Il n’a pas voulu augmenter son traumatisme en parlant des événements avec lui.
« Modérateur, sens des autres », autant de qualités que la défense veut retenir de son client.
Monsieur CHAURY avait déjà été entendu lors du procès en première instance[3].
Audition de madame BARTOU, médecin à Villeneuve-sur-Lot, ancienne collègue de monsieur MUNYEMANA au Service des urgences.
Le témoin est médecin urgentiste depuis trente ans à Villeneuve-sur-Lot. Elle a côtoyé Sosthène MUNYEMANA pendant 17 ans, à partir de 2001. Dix-sept ans de coopération avec « un collègue exemplaire, toujours disponible pour effectuer des remplacements et qui a fait un nombre important de gardes. Une personne ressource extrêmement agréable, valeureuse qui aimait beaucoup son travail, empathique, toujours bienveillant avec ses patients. »
Et d’ajouter que c’était « un modérateur, pondéré, qui savait ramener la sérénité au sein de l’équipe.. Il suscitait la confiance des étudiants en médecine. J’ai beaucoup d’estime pour lui. Dans sa loyauté, il m’a averti longtemps à l’avance qui souhaitait rejoindre le service de gériatrie. À l’occasion de sa retraite en 2022, nous lui avons rendu hommage. Sa condamnation fut un choc. Nous avons écrit une lettre pour qu’il nous revienne: il aurait été de nouveau embauché à l’hôpital. »
Et de conclure, émue: « J’ai parlé avec mon cœur. »
Sur questions de monsieur le président, le témoin va compléter sa déclaration spontanée: « Sosthène nous a dit qu’il avait eu peur en 1994 pour avoir ouvert sa porte à des gens en danger. Ce qu’il racontait nous touchait beaucoup. J’ai trouvé beaucoup de sincérité dans ce qu’il nous disait. Vu sa personnalité, je ne vois pas comment il aurait pu participer à des crimes. Je n’ai pas pu imaginer qu’il ait pu faire des choses graves. Pour moi, il a mis sa vie en danger pour protéger certaines personnes. Je vois de temps en temps son épouse, en guise de soutien. J’ai suivi le procès en première instance. Il a été innocenté pour certains faits. Ce n’était pas un meneur. »
À la question de savoir pourquoi l’accusé n’était pas rentré dans son pays, le témoin déclare: « Dans ces pays-là, on n’y va pas par quatre chemins! » (NDR. Chacun appréciera!) Si j’avais un doute sur sa culpabilité, je ne serais pas ami avec lui. »
Pour la défense, maître BOURG remercie le témoin d’être venue et d’avoir parlé avec son cœur.
Madame BARTOU avait déjà été entendue lors du procès en première instance[4].
Audition de monsieur Michaël MUNYEMANA, fils de monsieur Sosthène MUNYEMANA.
Le témoin ne souhaite pas faire de déclaration spontanée. Il veut bien répondre aux questions qu’on lui posera.
Sur questions de monsieur le président , le fils de l’accusé évoque son enfance au Rwanda dont il a gardé peu de souvenirs. Il parle d’un père qui aimait beaucoup travailler pour la communauté et qui s’occupait de ses enfants. À l’âge de seize ans, il reconnaît avoir fait une dépression. Et d’ajouter: « Mon père a toujours cherché à nous protéger par rapport à ce qui s’est passé au Rwanda. Il était présent à nos côtés. » Quant à la questions ethnique, il déclare qu’il est Rwandais avant tout.
« Pour moi, mon père est innocent, marié à une femme tutsi (NDR. Cette appartenance de sa mère au groupe tutsi sera longuement abordé et débattu lors de l’audition de cette dernière.) Il est médecin dont le rôle est de sauver des gens. Je n’ai jamais parlé politique avec mon père. »
Le témoin, qui était jeune, garde de vagues souvenirs de leur fuite au Zaïre fin juin 1994. Il était persuadé que son père serait innocenté lors du procès en première instance. Il n’a pas parlé de l’affaire avec sa mère non plus: « Dans la mesure où mon père est innocent, je n’ai pas besoin d’en savoir plus. Je ne suis jamais retourné au Rwanda par peur. »
Maître LURQUIN mettra un point final à l’audition: « Les accusations portées contre son père n’ont pas de sens. »
Audition de madame Fébronie MUHONGAYIRE, épouse de monsieur Sosthène MUNYEMANA.
Le témoin commence par remercier la cour de lui donner la parole dans ce procès contre son mari. Elle déclare avoir perdu beaucoup d’amis et de membres de sa famille au cours du génocide des Tutsi.
Une bonne partie de l’audience va tourner autour des origines de sa famille. Son arrière-grand-père était un Tutsi du nord du pays qui, suite à une guerre intestine entre deux clans tutsi en 1896, avait fait le choix de se réfugier dans le sud, à la frontière avec le Burundi voisin. C’est là qu’il avait alors souhaité devenir hutu. Même si lors d’une audition devant les juges français en 2011 madame MUHONGAYITE avait dit n’être « ni l’un ni l’autre », ni Hutu ni Tutsi, elle ne cesse aujourd’hui de se déclarer Tutsi. Elle prétend qu’au Rwanda certaines personnes avaient deux cartes d’identité!
Sur questions de monsieur le président, le témoin sera amenée à dire comment elle a rencontré celui qui devait devenir son mari. Elle évoque ses enfants et ses 9 petits-enfants. Et d’ajouter: « Mon mari est courageux, très honnête, il pense aux autres, il protège les personnes vulnérables.»
Monsieur le président évoquera ensuite la proximité du couple avec des personnalités politiques dont Jean KAMBANDA, le premier ministre du gouvernement intérimaire[5], et certains ministres. Puis on abordera ensuite leur adhésion au parti MDR[6], le premier parti à s’opposer au MRND du président HABYARIMANA[7]. Est-ce en 1991? En 1993? Le témoin reconnaît avoir participé à deux meetings de ce nouveau parti (NDR. Une résurgence du PARMEHUTU du président KAYIBANDA[8]) mais que, finalement, elle se rangera du côté de la faction médiane du part, ni Pawa[9], ni tendance de la première ministre. ( NDR. Une faction médiane qu’on aura toujours du mal à définir.)
Siméon REMERA, le responsable CDR[10] à Tumba? Elle le connaît de nom. Elle ne sait même pas où il habitait! (NDR. Ce dont on peut douter.) Idem pour le conseiller de secteur François BWANAKEYE.
A Tumba, son mari était connu en tant que gynécologue compétent. Il travaillait avec beaucoup d’abnégation: c’était un SAGE. Ce n’est que plus tard qu’elle apprendra que son mari avait été signataire, le 17 avril 1994, d’une motion de soutien au gouvernement intérimaire.
Les rondes, les barrières, la clé du bureau du secteur, autant de thèmes abordés lors de cette audition. En enfermant les Tutsi dans le bureau de secteur dont son mari possédait la clé, elle précise qu’il a posé ainsi « un acte de bravoure »
L’achat des billets d’avions pour permettre à son mari de la rejoindre en France fera l’objet d’un échange avec le président.
Lors de l’audition, madame MUHONGAYIRE va revenir sur l’origine des problèmes que son mari finira par avoir avec la justice. Le premier responsable est leur ami James VUNINGOMA qui voulait que Sosthène MUNYEMANA rejoigne le FPR[11], puis Jean-Paul GOUTEUX (NDR. Auteur de La nuit rwandaise[12] ) et enfin Dafroza et Alain GAUTHIER! Monsieur le président fait alors remarquer au témoin que beaucoup d’autres personnes se sont constituées parties civiles dans cette affaire.
La suite de l’audition sera consacrée aux questions de différents avocats des parties civiles qui vont tenter, en vain, d’y voir clair dans le positionnement de madame MUHONGAYIRE sur l’échiquer politique de l’époque, sur son appartenance au groupe tutsi…
Pour la défense, c’est maître LURQUIN qui sera chargé d’interroger le témoin. Autant de questions qui finiront par déclencher une crise de larmes chez l’épouse de l’accusé. À la demande des autres avocats de l’accusé, monsieur le président mettra un terme à l’audition du témoin. Il est environ 22h15!
Lors de cette déposition, il est à noter que le témoin, à un moment donné, ira jusqu’à avouer: ayant appris que des mères avaient tué leurs enfants, des maris leurs femmes » J’ai eu peur que Sosthène ne tue nos enfants. » Et de se tourner vers son mari, beaucoup d’émotion dans la voix, pour lui demander pardon d’avoir eu de telles pensées. On peut dire que c’est à ce moment que l’audition va prendre un ton nouveau plus larmoyant, jusqu’à la crise de larmes finale lorsque maître LURQUIN a lu une lettre que son mari lui avait envoyée. Monsieur le président a aussitôt demandé qu’on suspende l’audition, avec le plein accord des trois autres avocats de l’accusé.
Rendez-vous est donné au lendemain 9h.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole au sein du CPCR
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. Voir la composition de la cour d’assises dans la rubrique « Repères »[↑]
2. Voir l’audition d’Emmanuel BIRASA lors du procès RWAMUCYO, le 17 octobre 2024[↑]
3. Voir l’audition de David CHAURY en première instance, le 30 novembre 2023[↑]
4. Voir l’audition de Christine BARTOU en première instance, le 30 novembre 2023[↑]
5. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
6. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
7. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
8. le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Focus – les origines coloniales du génocide, créé en 1959 par Grégoire KAYIBANDA, premier président du Rwanda indépendant[↑]
9. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
10. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
11. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
12. La Nuit Rwandaise – L’Implication française dans le dernier génocide du siècle, Jean-Paul Gouteux, Esprit frappeur, 2002.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 17 septembre 2025. J2
17/09/2025
• Interrogatoire de l’accusé.
• Audition d’Hélène DUMAS, chargée de recherches au CNRS.
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Début d’audience à 9h08
Le président salue la salle, les parties civiles, l’avocat général, les avocats et l’accusé.
À titre liminaire, le président annonce que l’ensemble des parties a dû recevoir le planning actualisé, et que celui-ci a été donné à tous les jurés afin de pouvoir suivre l’organisation du procès. Il évoque ensuite plusieurs points relatifs aux constitutions de partie civile et des aides juridictionnelles provisoires qui ont été accordées. Vient ensuite la question des pièces versées aux débats. Le président indique qu’il souhaite qu’il y ait un processus formel, afin d’éviter les oublis. Il demande ainsi à ce que les pièces soient envoyées par courriel aux parties afin d’assurer le principe du contradictoire, qu’elles doivent faire l’objet d’une impression et d’une transmission au greffier. Si bien, que si ces formalités ne sont pas accomplies, elles ne seront pas versées aux débats. Le président termine par faire un point sur les pièces versées aux débats par la défense.
Puis vient la question des témoins, pour laquelle une difficulté se présente pour l’un d’entre eux, monsieur AUDOUIN-ROUZEAU. En effet, celui-ci a indiqué à la cour ne pas pouvoir se déplacer en vue de son audition.
La partie civile propose notamment que soit visionné son témoignage, réalisé en première instance dans le cadre de ce procès. Le Président souligne la difficulté d’accès au dossier et a fortiori de l’enregistrement du procès, rendant peu vraisemblable toute chance de réussite d’un tel procédé. Les avocats des parties civiles insistent au regard du caractère indispensable de ce témoignage.
Quant à l’avocat général, il souligne également le caractère indispensable de ce témoignage, d’autant que ce témoin a été cité par le parquet général. Néanmoins, eu égard aux difficultés exposées s’agissant de l’âge et de l’état de santé du témoin, la durée envisagée de son audition, il propose de passer outre et va réfléchir au moyen de pallier cette absence.
Les avocats de la défense rejoignent les observations de l’avocat général quant aux difficultés évoquées par le témoin. Par ailleurs, ils ajoutent que s’agissant d’un témoin, il est même indispensable de pouvoir l’interroger et tester son témoignage ? en particulier pour la défense. De sorte qu’il est absolument hors de question qu’à la place d’un témoignage à minima réalisé par visioconférence, il soit diffusé un témoignage antérieur et enregistré, qui empêcherait ainsi la défense de lui poser des questions, et qui a fortiori, serait contraire au droit à un procès équitable.
Le président prend la parole pour indiquer que la cour de cassation a certes élargi le recours à la visioconférence s’agissant des experts, mais que sa solution n’a pas vocation à s’étendre aux témoignages. D’autant que le Conseil constitutionnel est, quant à lui, hostile au recours à ce procédé. De sorte que la Cour sursoit à statuer sur ce point, et indique à l’assemblée qu’elle donnera sa réponse en fin de matinée, et au plus tard à la reprise d’audience.
L’interrogatoire de Sosthène MUNYEMANA débute à 9h34.
Interrogatoire de Sosthène MUNYEMANA
Le président indique à l’accusé que ce premier interrogatoire touche à sa personnalité, de sorte que le fond ne doit pas être abordé. Il souligne par ailleurs que son appartenance ou non à certains groupes politiques ne fera pas non plus l’objet de questions, ce point devant être réservé pour le fond. Les points suivants seront donc abordés successivement :
• L’enfance et la famille (parents, frères, sœurs, famille élargie)
• La scolarité, jusqu’aux diplômes et l’expérience professionnelle
• La vie sentimentale et amoureuse
• Les pratiques culturelles et sportives
• Les éléments recueillis depuis la détention, le rapport du SPIP et le casier judiciaire
Enfance et famille :
Sosthène MUNYEMANA déclare être né le 9 octobre 1955 dans la commune de SANGIRA au centre du Rwanda. Il indique que ses parents étaient agriculteurs de niveau moyen, et n’avaient pas eu la possibilité de suivre des études. Il ajoute qu’ils étaient 4 frères et sœurs et que Sosthène MUNYEMANA était le troisième de cette fratrie. Il explique qu’il avait également beaucoup de cousins, qu’il ne pourrait dénombrer en l’état.
S’agissant de son patronyme, Sosthène MUNYEMANA explique que la culture rwandaise invite à les choisir et non à les transmettre, et que ceux-ci sont sexués afin de savoir si la personne est un homme ou une femme. Il explique que ces noms étaient donnés au huitième jour de vie d’un enfant par les parents, car à l’époque beaucoup d’enfants mouraient avant. S’agissant de son nom, il indique que « MUNYE » signifie « de » et MANA signifie « Dieu ». MUNYEMANA signifie donc « de Dieu ».
Concernant son prénom, il explique qu’il l’a choisi en feuilletant un magazine au sein de l’établissement de médecine de son frère, et que ce prénom lui plaisait bien, sans en connaître la signification ou la provenance. Aujourd’hui, il indique qu’il sait que c’est un prénom protestant, alors que lui-même est catholique. Ce qui explique par la suite son cheminement au sein de différents établissements hospitaliers, dont l’affectation dépendait de l’appartenance religieuse tel que le collège SHYOGWE. Il indique à cet égard qu’il s’est retrouvé dans des établissements protestants, où « quelques catholiques étaient égarés » et que dans certains établissements catholiques, « certains protestants étaient aussi égarés ».
Il raconte également que sa mère a été victime de plusieurs fausses couches, et que l’état dans lequel il l’a vu rentrer de l’hôpital suite à la perte de l’enfant qu’elle portait lorsqu’il avait 10 ans, a déterminé son choix d‘embrasser la médecine. Par ailleurs, il explique que son frère était également assistant médical mais qu’il était la première génération de la famille à faire des études.
À la question de savoir si l’ethnie faisait l’objet d’échanges au sein de la famille ou à l’école, Sosthène MUNYEMANA répond ne pas en avoir le souvenir et qu’il vivait en symbiose avec les Tutsi. Il ajoute que certains membres de sa famille (cousine) étaient eux-mêmes Tutsi.
À la question de savoir si ses parents étaient engagés politiquement, Sosthène MUNYEMANA explique qu’en 1956 ou 1957 on ne parlait pas de politique ni d’engagement. En revanche, ses parents effectuaient des « prestations locales », sans plus de détails.
Le président pose une question en rapport avec les précédentes déclarations de Sosthène MUNYEMANA s’agissant de l’enquête de personnalité. Il lui demande, conformément à ce que l’accusé avait indiqué, si son père était tout de même sensible à l’évolution du pays, notamment en lien avec la monarchie. Ce à quoi l’accusé répond que cela n’avait rien à voir avec la monarchie, mais plutôt le MDR[1]. Il explique qu’ils habitaient à MUSAMBIRA, et que les gens qui y vivaient avaient entendu parler de ce parti, de sorte que son père et ses tantes s’y sont intéressées. Néanmoins, il explique qu’il s’agissait d’action de partage, et que c’était expliqué à la population, ce à quoi son père a participé.
Le président demande à l’accusé de revenir sur l’incendie de sa maison. Sosthène MUNYEMANA explique que cet épisode a eu lieu en novembre 1959, lorsqu’un chef hutu du pays a été attaqué par des jeunes monarchistes à 30 km de chez l’accusé. Il indique que les troubles ont réellement commencé durant cette période. Il explique qu’il y avait plusieurs incendies de maison, orchestrés par des miliciens poursuivis par des policiers venus du Congo. Son père a fait sortir l’intégralité de la famille de la maisonnée, cachant les enfants dans une plantation de manioc, tandis que sa mère s’était cachée dans une bananeraie. Il explique également que les miliciens étaient montés sur le toit de sa maison, avait repéré sa mère cachée dans la bananeraie mais ne l’aurait pas tuée, en raison du « mauvais sort » qui touche tous ceux qui tuent les femmes. Il explique que rapidement, il y a eu des revanches et que des Tutsi étaient pris pour cible. Si bien que sa famille et lui-même en ont recueillis par quelques-uns. Il termine en expliquant qu’il a toujours grandi en voyant ce genre de solidarité. Il ajoute qu’il s’agit plutôt d’appartenance sociale plus que d’appartenance ethnique s’agissant de son enfance.
Sosthène MUNYEMANA souligne que ce récit est celui qu’on lui a rapporté, n’étant à l’époque âgé que de 4 ans.
Sosthène MUNYEMANA explique qu’aujourd’hui ses parents sont décédés ainsi que sa fratrie. Il indique que son frère est décédé d’une maladie, et que la vie de sa mère est arrivée à son terme à ses 95 ans. Néanmoins, à la question de savoir si les membres de sa famille sont des victimes du génocide, Sosthène MUNYEMANA répond que leur mort n’est pas liée au génocide, modulant son propos s’agissant de son frère, dont l’hospitalisation n’a pu être réalisée d’après lui, en raison des troubles dans le pays.
Scolarité :
Sosthène MUNYEMANA explique avoir commencé l’école primaire à 6 ans en 1961. Il explique qu’il faisait les trajets à pied, à hauteur de 8 ou 9 km. Il indique que c’était un système de double vacation, de sorte qu’il n’était pas à l’école toute la journée. En 6ème, il indique avoir fait la rencontre d’un enseignant tutsi qui l’a pris sous son aile malgré un premier redoublement. Il indique avoir développé à l’égard de cet enseignant un fort sentiment d’amitié qui a perduré jusqu’en 1994, date à laquelle ce dernier sera tué dans le cadre du génocide.
Monsieur MUNYEMANA explique ensuite avoir voulu devenir médecin par rapport à la situation de sa mère évoquée supra, ainsi qu’avoir été inspiré par le parcours de son frère ayant également fait des études médicales Il explique également avoir eu un parcours scolaire exemplaire, n’ayant eu aucun redoublement.
Il ajoute ensuite, s’agissant de la spécialisation, qu’elle était inexistante à RUHENGERI, qui était un hôpital français dans lequel il a exercé. Néanmoins, trois médecins qui le suivaient de 1981 à 1984 (d’après ses souvenirs), avaient fini par avoir confiance en lui, au point de lui confier la direction de l’hôpital durant leurs deux mois de vacances. S’est ensuite posée la question de sa mutation, notamment en raison de problèmes rencontrés par son épouse, qui employait des personnes tutsi, et qui était elle-même soupçonnée d’être tutsi. Une première proposition lui a été faite en ce sens, mais Sosthène MUNYEMANA n’a pu se rendre en France, faute de documents administratifs valables.
Par ailleurs, monsieur MUNYEMANA explique qu’il faisait l’objet d’une surveillance par les services de renseignement rwandais, et que ceux-ci sont intervenus afin de faire échouer sa demande de formation au sein d’un établissement hospitalier situé en France. De ce fait, l’accusé a insisté pour que sa mutation soit prise en compte, faisant face à une résistance de la part des autorités rwandaises, et notamment du service de délivrance des passeports.
Il explique également que le ministère de la santé de l’époque lui a demandé de signer un document selon lequel il ne souhaitait plus se rendre en France, ni obtenir la bourse qui lui était offerte. Toutefois, il aurait refusé de signer ledit document et il indique qu’un document émanant des services de renseignement lui a permis en définitive d’obtenir une réponse favorable.
Sosthène MUNYEMANA termine en déclarant que bien que l’on gagne mieux sa vie en France, son souhait était de retourner travailler au Rwanda, pour venir en aide à la population et plus particulièrement aux femmes sur le point d’accoucher.
MUNYEMANA indique qu’il rentre au Rwanda en janvier 1990, et qu’il est muté à BUTARE au sein de l’hôpital public. Il explique qu’il avait trois fonctions, à savoir médecin gynécologue, enseignant en obstétrique et secrétaire de l’hôpital.
À la question de savoir combien de gynécologues comptait le Rwanda à cette époque dans sa totalité, monsieur MUNYEMANA indique qu’ils étaient 6, dont 4 à BUTARE et 2 à KIGALI.
Le président fait remarquer à Sosthène MUNYEMANA que ce dernier avait donc une importance significative dans ce registre. Il indique à l’accusé que des témoignages indiquent tour à tour soit qu’il était un excellent médecin, soit au contraire que les habitants ne voulaient pas le voir. Dès lors, il est demandé à l’accusé d’expliquer ce qui, objectivement, lui permettait de bénéficier d’une telle image.
Monsieur MUNYEMANA répond qu’il n’aime pas se vanter, mais qu’il pense qu’il était apprécié. Il raconte une anecdote selon laquelle le mari d’une des parties civiles s’est rendu à son domicile pour une urgence médicale, et qu’il a fixé un rdv à 14h00 à l’hôpital et l’a pris en charge immédiatement à son arrivée.
Concernant ses formations à l’Ile Maurice et au Maroc, Sosthène MUNYEMANA a indiqué qu’il s’agissait de projets américains pour lesquels il était volontaire. Il explique qu’il était heureux professionnellement et que ces différents projets lui ont permis des avancées notamment au Rwanda, s’agissant de l’implant sous cutanée pour les femmes.
S’agissant d’anciens collègues de travail, le Président indique que l’accusé était vu comme un “sage” ou un “modérateur”. Ce à quoi monsieur MUNYEMANA déclare qu’il est difficile de se juger soi-même, trouvant qu’il vivait plutôt normalement. Néanmoins, il indique qu’il avait effectivement cette étiquette, qui devait selon lui, être collée à cause de ses actions sans pouvoir dire lesquelles. Il explique être une personne calme, et que cela pouvait être dû à certains aspects de sa personnalité, ayant toujours eu de très bons rapports de travail avec ses collègues.
L’audience est suspendue à 10h45.
L’audience reprend à 11h06 avec la poursuite de l’audition de S. MUNYEMANA.
Vie sentimentale et amoureuse :
Sosthène MUNYEMANA déclare que sa femme est la seule qu’il ait connue. Il explique que leur rencontre est le fruit du hasard, en 1976. À la suite d’une rencontre, il se sont de nouveau retrouvés trois jours après, et de là est né “un coup de foudre”. Il explique qu’au cours de discussions, il lui demande d’avoir une relation de couple, ce qu’elle décline parce que celle-ci devait remplir un dossier de bourse pour étudier en Égypte. Sosthène MUNYEMANA déclare que « sentant qu’elle allait m’’échapper, j’ai demandé à voir ses parents avant son départ ». Il conclut en expliquant qu’à la suite, ils ont continué leurs échanges par correspondance, et qu’ils ont décidé de se fiancer alors qu’elle se trouvait encore en Égypte. Il lui fera sa demande en mariage à la fin de ses études. En réponse à la question du président, monsieur MUNYEMANA explique qu’il ne s’est jamais enquis de l’ethnie de son épouse. Il indique que c’est lorsqu’ils ont dû faire des documents qu’il s’est aperçu qu’elle était hutu, puis le sujet est arrivé sur la table. C’est au détour d’une conversation que sa femme lui apprend être en réalité tutsi. L’accusé souligne que cela lui était indifférent.
S’agissant de la conciliation vie de famille – vie professionnelle, Sosthène MUNYEMANA explique qu’il travaillait beaucoup, mais que le soir il était entièrement disponible pour la maisonnée.
Vie sociale :
Le président interroge l’accusé afin d’avoir son sentiment quant aux témoignages qui indiquent « une séparation, pour ne pas dire frontière », entre les catégories sociales considérées comme élitistes (médecin, agronome par exemple), et les personnes plus modestes. Monsieur MUNYEMANA explique qu’il fréquentait les deux milieux.
Le président lui demande si à TUMBA notamment, ces séparations existaient en général. Ce à quoi l’accusé répond “je ne crois pas”. Il indique qu’il n’a pas vu cette situation, et que personnellement, il n’avait pas ces barrières. Il indique que Evariste SENKWARE était son voisin immédiat, que celui-ci vivait chichement en tant qu’agriculteur, et qu’il était pourtant ami avec lui. Il explique qu’un autre ami et voisin à lui était tutsi, et que ce dernier a été tué lors du génocide.
Il conclut en expliquant que pour certaines amitiés, c’était à sens unique, de sorte qu’il était seul à inviter ou aider, et que la réciproque n’était pas vraie. Il nuance son propos en expliquant que cela est inhérent à la culture, ce qui empêche par pudeur les personnes pauvres de le recevoir à leur domicile.
À la question de savoir comment l’accusé a pu en très peu de temps, en ayant acheté sa maison en 1991, apparaître comme « un sage » auprès de la population, Sosthène MUNYEMANA répond que la raison se trouve peut-être dans sa simplicité, mais ne saurait trouver de justification. Il ajoute cependant qu’ayant fait des études, il était nécessairement « surveillé » par les habitants, afin de savoir quel genre d’homme il était.
Le président s’adresse à l’assemblée et indique que les relations de l’accusé avec les personnages qui ont joué un rôle au cours du génocide ne doit pas faire l’objet de questions, et que cela doit être réservé pour son interrogatoire au fond.
Le président s’adresse à monsieur MUNYEMANA et lui demande ensuite comment il a vécu son déracinement avec le Rwanda lorsqu’il a dû partir en France. Ce à quoi l’accusé répond l’avoir vécu comme un échec, étant donné qu’il a créé une cellule de réflexion sur le SIDA et qu’il avait l’intention de ramener ces connaissances au Rwanda. Il raconte une anecdote selon laquelle en décembre 1994, il a rencontré le ministre de la santé du FPR[2], accompagné du secrétaire général. Après avoir discuté des possibilités sur son retour, Sosthène MUNYEMANA lui a demandé de faire libérer un confrère qu’il disait être innocent, de sorte que sa libération serait ainsi pour lui un signal positif pour son retour.
Les pratiques culturelles et sportives, :
Le président indique que Sosthène MUNYEMANA a longtemps pratiqué la course à pied et le foot, et que celui-ci était membre d’une association culturelle de cinéma. L’accusé indique faire un peu de sport en prison, mais souffrir d’une maladie, notamment aggravée par la solitude pénitentiaire.
Eléments recueillis depuis la détention, le rapport du SPIP[3] et le casier judiciaire :
Le président indique que le rapport de détention est positif, aucun incident n’étant relevé. Monsieur MUNYEMANA explique qu’il est très absorbé par son dossier, et cherche la faille qui a permis de le faire condamner. Il explique vivre sa détention avec « beaucoup de souffrance psychologique », d’autant qu’il estime que toute sa famille vit également sa peine, puisqu’elle est très investie dans sa vie et angoissée pour lui. Il explique ne pas comprendre la raison de sa condamnation.
Le président explique à l’attention des jurés que des décisions judiciaires sont inscrites au casier de l’accusé. Il explique que selon la procédure Gacaca[4] au Rwanda, des juridictions composées de magistrats non professionnels ont été créées. Il indique que ses décisions sont prises concernant de nombreuses personnes et demande à l’accusé s’il souhaite réagir.
Sosthène MUNYEMANA indique qu’il n’a été au courant de ces décisions qu’à posteriori. Il explique qu’en première instance, il aurait été acquitté. Ensuite, il explique que cette décision n’a jamais été versée au dossier et qui plus est, qu’il ne détient aucune information relative au dossier en lui-même ni à l’appel qui aurait été formé. Il explique ensuite que ces deux décisions l’ont condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité pour l’une, et à une peine d’emprisonnement de 30 ans pour l’autre. Sosthène MUNYEMANA déplore à ce jour ne pas disposer des éléments présents au dossier lors du procès en première instance.
L’avocat de la défense formule une observation, indiquant qu’effectivement, ils ne détiennent pas ce dossier, qui prononcerait pourtant un acquittement.
Le président souligne à l’attention des jurés que Sosthène MUNYEMANA n’était pas présent lors de ces procédures Gacaca. Il rappelle également qu’une demande d’arrestation a été délivrée par le parquet général qui souhaitait faire extrader l’accusé au Rwanda. Néanmoins, la cour d’appel de Bordeaux a refusé la demande d’extradition de l’intéressé.
Le Président passe la parole.
La Cour :
La Cour s’interroge quant au fait de savoir si Sosthène MUNYEMANA se connait des défauts, ses qualités ayant été longuement décrites. Il répond qu’il doit forcément en avoir, néanmoins il aurait du mal à faire une appréciation. Il indique cependant être une personne faisant trop confiance aux gens, qui parfois abusent de sa gentillesse.
Avocats des parties civiles :
Les avocats des parties civiles demandent des précisions quant aux demandes d’asile réalisées par l’accusé par le passé. Sosthène MUNYEMANA explique qu’à l’époque, il pensait que le refus lié à la procédure administrative de l’OFPRA[5] puis devant la CNDA[6] étaient basé sur la procédure judiciaire en cours. À la question de savoir pourquoi ce dossier n’a pas été versé aux débats par l’accusé, l’accusé explique ne pas avoir versé son dossier au débat, pensant que la procédure administrative n’avait pas lieu d’être mentionnée dans le cadre d’une enquête judiciaire.
À la question de savoir pour quelle raison il n’a mis que 3,16 euros de côté pour le dédommagement de parties civiles, monsieur MUNYEMANA explique qu’il met ce qu’il peut de côté. Le président indique à la cour que son épouse réalise un virement mensuel de 100 euros à son endroit.
Les avocats des parties civiles demandent ensuite si Sosthène MUNYEMANA peut revenir sur ses rapports avec la population, et plus précisément si sa position de notable pouvait donner lieu à une forme de déférence à son égard, voire « un fossé ». Ce à quoi monsieur MUNYEMANA répond que, pour lui, cela n’a pas créé de fossé. Au contraire, par sa profession, il explique avoir été très proche de la population rurale et des accoucheuses traditionnelles.
À la question de savoir pour quelle raison son épouse a déclaré hier “avoir eu peur qu’il tue nos enfants”, Sosthène MUNYEMANA s’oppose d’abord à cette citation, indiquant qu’elle n’avait pas tout à fait dit cela. En revanche, il explique comprendre son état d’esprit de l’époque, où durant sa propre enquête son épouse a découvert que des hommes n’avaient pas hésité à tuer leurs femmes et leurs enfants.
Les avocats de la partie civile reviennent sur le respect inhérent aux notables par la population rurale à cette époque au Rwanda. Sosthène MUNYEMANA rétorque que les personnes avaient tendance à être avec les personnes du même niveau social, cela étant notamment dû aux lieux qu’ils sont amenés à fréquenter.
Avocat général :
L’avocat général indique que Sosthène MUNYEMANA a un parcours brillant et lui demande s’il est possible de parler de naïveté le concernant. L’accusé répond qu’il donne effectivement sa confiance aux gens, et qu’à cet égard, le mot proposé est bien choisi pour le définir lorsqu’il est avec des proches. Il ajoute qu’il est un homme qui tient ses engagements.
L’avocat général lui demande si de façon générale, ce mot pouvait le définir en partie, ce à quoi il répond qu’il ne lui arrive pas souvent d’accorder sa confiance aux gens.
L’avocat général poursuit en lui indiquant que son ancien chef de service le décrit comme ayant une intelligence de situation, ce que l’accusé confirme. L’avocat général poursuit en expliquant que dans le milieu professionnel, l’accusé est décrit comme étant une personne sage, dotée d’une intelligence de situation. Monsieur MUNYEMANA explique alors qu’il a effectivement un comportement qui permet de calmer les choses, et que c’est un comportement qu’il a toujours eu.
Avocats de la défense :
Les avocats de la défense demandent à leur client si des discussions autour de l’ethnie avaient cours dans sa famille ou durant son enfance, ce à quoi l’accusé répond avoir déjà répondu et réitère sa réponse antérieure.
Les avocats de la défense demandent ensuite si, lors de l’épisode de l’incendie de la maison familiale, sa famille a recueilli des personnes tutsi, ce à quoi l’accusé répond par l’affirmative. Il explique qu’il a le souvenir d’une femme qui s’appelait Rose, et que cette dernière, son mari et ses enfants étaient effectivement tutsi et que sa famille les a recueillis, ce qui a donné lieu à une amitié.
Les avocats de la défense reviennent ensuite sur ses relations avec l’instituteur tutsi qui l’avait pris sous son aile durant ses études. Sosthène MUNYEMANA explique qu’il s’appelait Vincent MUNYANGEYO, et que celui-ci étant tutsi, il a été tué pendant le génocide en 1994. Il explique également qu’un de ses camarades de classe était également Tutsi, qu’il s’est lié d’amitié avec lui mais que ce dernier a également été tué lors du génocide. À la question de ses avocats, il répond que la véritable origine ethnique de son épouse ne lui importait pas.
Après avoir indiqué qu’il était « sous-jacent dans les débats » qu’on lui « reproche ses amitiés avec Straton[7] et les autres » et qu’on ne parle « finalement que de ces amitiés nuisibles », la question a été posée de savoir si en parallèle, Sosthène MUNYEMANA avait des amitiés avec des intellectuels tutsi. Ce à quoi l’accusé répond que Laurent NKUSI était un de ses proches, intellectuel tutsi qui enseignait à la faculté de lettres. Il explique qu’ils ont travaillé ensemble et que son épouse et deux enfants ont été tués au cours du génocide. Sosthène MUNYEMANA indique avoir écrit à son épouse un courrier en date du 9 mai 1994 dans lequel il relate sa disparition. (NDR. À titre personnel, Laurent NKUSI était un de nos amis. Mon épouse était amie de Germaine, sa femme. Laurent se trouvait à Paris en 1994. Ayant fait des études à Nice avec lui, c’est moi qui avais tapé sa Maîtrise à la machine.)
Les avocats de la défense lisent trois lignes du courrier à ce propos et indiquent qu’il y avait des liens d’amitié entre ces deux hommes.
Sosthène MUNYEMANA cite également un autre ami tutsi, qui lui était vétérinaire.
Les avocats de la défense demandent à l’accusé l’état de ses liens avec la famille KARANGANWA. Sosthène MUNYEMANA explique qu’une amitié de voisinage s’est développée entre cette famille et la sienne. Il indique qu’il s’agit de l’une des premières familles massacrées. Il souligne que de ce qu’il en sait, les tueries ont commencé à TUMBA, derrière le bureau du secteur, de sorte qu’il l’a appris rapidement.
Les avocats de la défense demandent s’il a déjà accouché des femmes tutsi, ce à quoi l’accusé répond par l’affirmative. Il explique que durant le mois d’avril 1994, il a aidé une femme tutsi a accoucher à l’hôpital, et l’a cachée au sein du département VIP. Il indique que celle-ci était présente avec son fils à son premier procès.
À la question de savoir comment s’est déroulé le début de la procédure ouverte à son encontre, Sosthène MUNYEMANA indique à la cour qu’un document a été remis dans le cadre de cette procédure, et que celui-ci était en réalité un faux.
Le président indique que cette question du faux fera l’objet des débats sur le fond.
Sosthène MUNYEMANA, sur question de ses avocats, indique ensuite qu’une « cabale » a été lancée contre lui, lorsqu’il est revenu en France après le génocide. Il explique qu’il était dans un milieu où les personnes lui demandaient son opinion sur les exactions qui ont eu cours au Rwanda, « sans pour autant les justifier ». Il explique qu’il s’attelait à expliquer le contexte et qu’à force d’interventions orales, il finit par réaliser un document écrit de trois pages au sein duquel il parlait de la responsabilité du président KAGAME et du FPR dans les tueries. Il explique que ce sont ces mentions qui ont tout déclenché par la suite et indique qu’il « aurait mieux fait de ne pas en parler ».
Enfin, à la question de savoir si Sosthène MUNYEMANA a été surpris par la décision de rejet de sa demande d’asile, l’accusé répond qu’il ne l’avait pas été, néanmoins il n’est pas en mesure de dire pourquoi ce refus lui a été opposé, sachant que l’enquête judiciaire faisait accroître le risque de menaces qu’il encourait.
Le Président annonce la suspension de l’audience à 12h52. Reprise à 14h10.
Avant la projection du documentaire « Tuez-les tous !» de Raphaël GLUCKSMANN, David HAZAN et Pierre MEZERETTE[8], monsieur le président revient sur le cas de Fabrice ISHIMWE pour faire savoir qu’il viendra bien pour être entendu en présentiel. Une information qui ne convainc pas la défense qui aimerait bien en savoir un peu plus: « Au Rwanda, on ne sait pas ce qui se magouille » ne peut s’empêcher de faire remarquer maître BOURG.
Concernant les demandes de versement tardives des livres de monsieur KAREMANO « Au-delà des barrières »[9] et de monsieur Florent PITON, « Le génocide des Tutsi du Rwanda »[10], il est décidé de renoncer à les verser au dossier. Seules les 5 pages de la préface du premier ouvrage seront versées au débat.
Audition de madame Hélène DUMAS en visioconférence, chargée de recherches au CNRS.
Après avoir prêté serment le témoin est invitée à faire sa déclaration spontanée. Madame DUMAS évoque son parcours professionnel. Elle travaille depuis plus de 20 ans sur le génocide des Tutsi qui a eu lieu au Rwanda. Ses recherches, elle les fait avec les chercheurs qui travaillent sur le génocide des Arméniens et du Cambodge. Le génocide des Tutsi s’inscrit dans une logique de massacres, dans une histoire longue.
Deux catégories sociales se côtoient au Rwanda, bien avant la colonisation. Le témoin s’appuie sur les travaux de Jean-Pierre CHRETIEN, spécialiste reconnu de la région des Grands Lacs. Les Rwandais partagent une même langue, le Kinyarwanda, et donc une même culture. Ils partagent une même foi, la croyance en un dieu unique, IMANA. Les colons vont rattacher les Tutsi à une race blanche (cf. les théories raciales de GOBINOT)[11]. Les Tutsi seraient venus du Caucase, d’Éthiopie et se seraient installés au Rwanda : c’est la Théorie hamitique qui considère les Tutsi comme des étrangers venus d’ailleurs. Par opposition aux Hutu et, dans une moindre mesure, aux Batwa. Cette théorie a entraîné des conséquences très importantes: les Tutsi appartiendraient à une race supérieure. Ils seront favorisés par le colon belge. Au cours des années 50, les Tutsi, choyés jusque-là, adhèrent aux revendications d’indépendance. En 1957, est publié le Manifeste des Bahutu, recueil des revendications contre les Tutsi. Les Hutu ne demandent pas le départ des Belges mais la fin de la domination tutsi. En novembre 1959 se produisent les premiers pogroms contre les Tutsi. C’est la Toussaint rwandaise.
De nombreux Tutsi fuient le Rwanda et vont former les premiers groupes de réfugiés.
Le Rwanda accède à l’indépendance en juillet 1962. Grégoire KAYIBANDA, le premier président, représente la majorité hutu[12]. À la Noël 1963, ce sont les premiers massacres de masse dans la région de GIKONGORO, aujourd’hui dans la province du Sud, massacres justifiés, selon leurs auteurs, par l’attaque de groupes de Tutsi venus de l’extérieur. Ces massacres seront répercutés par la presse internationale. On utilise déjà le terme de génocide.
En juillet 1973, un coup d’État met en place le ministre de la défense. Juvénal HABYARIMANA devient président de la République. L’utilisation de statistiques permet de mettre en place une politique de ségrégation. Les Tutsi ne représentant que 10% de la population, seuls 10% seront admis à l’école secondaire ou à l’université. Les Tutsi se retrouveront alors dans le commerce, le grand séminaire. seul lieu qui permette aux Tutsi de faire des études supérieures, pratiquant ainsi une politique d’évitement.
Le génocide des Tutsi, comme c’est le cas pour les Arméniens et les Juifs, se déroule en période de guerre. Les réfugiés tutsi de 1959 se regroupent à partir de l’Ouganda pour rentrer au Rwanda par la force : c’est le FPR, le Front Patriotique Rwandais qui entre au Rwanda le 1er octobre 1990. Le président HABYARIMANA avait toujours refusé leur retour pacifique¬ment. L’ennemi ne sera pas seulement les combattants du FPR, mais les Tutsi dans leur ensemble : hommes, femmes, enfants, vieillards. C’est ainsi que se mettra en place la notion de l’ennemi. Se forment alors les milices Interahamwe[13] rattachées au parti unique, le MRND[14].
Dernier élément : c’est un État qui organise un génocide, depuis le sommet jusqu’aux plus petites structures, sur les collines. C’est l’État à l’échelle locale (instituteurs, conseillers, religieux…) qui met en place le génocide. Toutes les valeurs sociales, morales, religieuses sont renversées. Tous les garde-fous moraux sautent. Le viol, arme du génocide, se veut la négation de la transmission patrilinéaire. L’enfant né du viol d’une femme tutsi, naîtra hutu comme son violeur. Le viol vise aussi à transmettre le SIDA aux victimes: d’où un nombre important de femmes tutsi qui seront infectées. Un rapport du ministère de la santé de 2021 souligne un rapport de 1 à 6 quand on compare la santé psychique du rescapé à celle de la population.
Question de monsieur le président : « Qu’est-ce qui aurait pu éviter ce génocide? »
Réponse : À partir de 1991, se met en place le multipartisme qui va profondément bouleverser la situation politique au Rwanda. Se met en place une opposition à plusieurs têtes avec la naissance de plusieurs partis d’opposition.
La communauté internationale aurait pu, aurait dû empêcher l’extension du génocide à l’ensemble du territoire rwandais.
Le président: Comment une personne dont la vocation était de protéger les autres, prêtre, enseignant, médecins a pu participer au génocide ?
Le témoin : Si ces personnes dont vous parlez, qui ont autorité, tuent elles-mêmes, elles seront facilement suivies par la population.
Sur question de monsieur le président, le témoin est invité à parler des Gacaca[4] qui ont permis, entre 2002 et 2012, de traiter environ deux millions d’affaires. Le taux d ‘acquittent a été de 35% environ. L’histoire du génocide continue aujourd’hui d’imprégner le tissu social au Rwanda. La référence HUTU/TUTSI n’est plus prise en compte pour obtenir un emploi. Le contraire serait puni par le loi.
Suivront une série de questions de la part des avocats des parties civiles qui permettront de préciser un certain nombre de notions abordées par le témoin: les gacaca, le négationnisme… Mais ce sont les avocats de la défense qui occuperont le plus le terrain.
Maître BIJU-DUVAL ouvre le bal, sur un ton professoral. Il évoque le cas de Laurien NTEZIMANA, membre d’un comité de sécurité à Ngoma et qui a profité de son appartenance à ce comité pour sauver des Tutsi. Il connaissait à l’avance les démarches des tueurs et pouvait ainsi les déjouer. Ce témoin sera entendu le lundi 29 septembre.
Un autre thème abordé par l’avocat de la défense, celui des bâtiments dans lesquels les Tutsi se sont réfugiés. Il voudrait à tout prix démontrer que les Tutsi avaient confiance dans leurs dirigeants puisqu’ils avaient pris l’initiative de rejoindre bureaux de secteur, préfectures. Il oublie de préciser, et madame DUMAS le lui rappellera, que dans beaucoup d’endroits les Tutsi n’ont pas choisi de se rassembler dans des bâtiments publics mais qu’on les a parqués pour les exterminer plus facilement.
Concernant les Gacaca, maître BIJU-DUVAL souligne le fait que cette procédure aurait plutôt été une « prime à l’aveu » pour celui qui acceptait de dénoncer ses complices. (NDR. Il n’a pas été évoqué la procédure du « plaider coupable » utilisé dans les Gacaca, comme cela existe en droit français, qui permettait effectivement d’obtenir une réduction de peine. Il est fort probable qu’un certain nombre de tueurs ont eu recours à cette procédure uniquement pour voir leur peine diminuée.) Et l’avocat de la défense de faire appel aux rapports de Human Rights Watch dont on peut parfois douter de la véracité. Maître BIJU-DUVAL cite quatre exemples tirés du rapport alors qu’il ya eu deux millions d’affaires traitées par les Gacaca.
C’est au tour de maître LURQUIN d’intervenir pour faire remarquer au témoin qu’elle n’a pas parlé du TPIR[15]. Madame DUMAS reconnaît volontiers cet « oubli », mais pouvait-elle évoquer tous les sujets dans le temps qui lui était imparti?
L’avocat de la défense parle ensuite « des milliers de morts hutu » dont on n’évoquerait pas le souvenir lors des commémorations. Madame DUMAS fait remarquer à l’avocat que lors des premières commémorations de REBERO ces derniers avaient été au cœur des célébrations. Au site du mémorial de Nyanza Kicukiro, est inscrit le nom de Ignace RUHATANA (NDR. Ce dernier était membre d’une association des Droits de l’Homme, KANYARWANDA, aux côtés de Fidèle KANYABUGOHI, tué le 11 avril 1994 lors de l’abandon des Casques Bleus belges regroupés à l’ETO[16].)
Enfin, maître LURQUIN cite l’ouvrage de Jean HATZFELD, Là où tout se tait[17], livre dans lequel l’auteur part à la recherche des très rares Hutu qui ont résisté à la folie génocidaire au péril de leur vie. L’avocat de la défense ne manque pas de souligner que « le Rwanda est en guerre » (NDR. Façon d’interprêter la réalité), que des crimes sont commis au Congo attribués bien sûr au régime du président KAGAME. (NDR. On peut légitimement se demander quel rapport cela peut bien à voir avec le procès de monsieur MUNYEMANA! Idem lorsqu’il évoque l’organisation du championnat du monde de cyclisme qui se déroulera au Rwanda!)
Enfin, toujours pour la défense, maître BOURG intervient à son tour. Elle revient sur les Gacaca pour faire savoir que dans les procès qui ont concerné son client parmi les Inyangamugayo[18], les SAGES qui constituaient le jury, on relève bien les noms de familles de victimes. Certains viendront témoigner à Paris. Cela dit pour contredire l’affirmation du témoin.
Concernant Alison DES FORGES[19], maître BOURG explique pourquoi, à la fin de sa vie, elle ne pouvait plus se rendre au Rwanda. Et ironiquement de mettre en garde le témoin: « Si vous critiquez trop le régime, madame DUMAS, faites attention! Vous avez bien fait de ne pas être trop critique sur le régime! »
Il est déjà tard, 19h30. Monsieur le président a pris la décision de reporter l’audition de Florent PITON à vendredi. À la satisfaction générale.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole au sein du CPCR
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
2. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
3. SPIP : Services pénitentiaires d’insertion et de probation[↑]
4. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑][↑]
5. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]
6. CNDA : Cour Nationale du Droit d’Asile[↑]
7. Straton NSABUMUKUNZI: ministre de l’Élevage, l’Agriculture et des Forêts au sein du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Il a aidé son ami Sosthène MUNYEMANA à fuir au Zaïre le 22 juin 1994.[↑]
8. « Tuez-les tous ! » Histoire d’un génocide sans importance, un documentaire réalisé par Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, diffusé le 27 novembre 2004 sur France 3, cf. africultures.com[↑]
9. Au-delà des barrières – Dans les méandres du drame rwandais, Charles Karemano, Éd. L’Harmattan, 2003[↑]
10. Le génocide des Tutsi du Rwanda, Florent Piton, Éd. La Découverte, 2018[↑]
11. Voir dans la rubrique « Repères »: les origines coloniales du génocide[↑]
12. Grégoire KAYIBANDA : premier président du Rwanda indépendant, le 1er juillet 1962. En 1957, il avait déjà publié le « Manifeste des Bahutu » qui désigne le Tutsi comme étant d’une race étrangère avant de créer en 1959 le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Repères – les origines coloniales du génocide.[↑]
13. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
14. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
15. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
16. ETO : Ecole Technique Officielle.[↑]
17. Là où tout se tait, Jean Hatzfeld, Gallimard, 2021[↑]
18. inyangamugayo : les « intègres », juges des Gacaca élus par la population, souvent d’anciens voisins, survivants ou témoins, ayant traversé l’expérience des massacres. cf. Glossaire de l’exposition Rwanda 1994 – le génocide des Tutsi au Mémorial de la Shoah[↑]
19. Alison Des Forges, historienne américaine, a notamment publié Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, Éditions Karthala, 1999[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: jeudi 18 septembre 2025. J3
19/09/2025
• Audition de Damien VANDERMEERSCH, ancien juge d’instruction à Bruxelles.
• Audition de Charles KAREMANO, auteur de l’ouvrage « Au-delà des barrières ».
• Visionnage des documentaires « Tuez-les tous » et « Rwanda, vers l’apocalypse ».
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Audition de monsieur Damien VANDERMEERSCH, ancien juge d’instruction à Bruxelles.
Déclaration spontanée.
Le témoin a été juge d’instruction en Belgique dès le dépôt des premières plaintes en 1994 contre des Rwandais réfugiés en Belgique. La Belgique avait la loi de la compétence universelle. Le 2 mars 1995 on lui confie une dizaine de dossiers concernant des victimes belges : 10 Casques Bleus, trois coopérants de RAMBURA et des dossiers de Rwandais.
Le procès dit des « quatre de Butare« [1] concernait monsieur HIGANIRO, directeur de l’usine d’allumettes de BUTARE, ¬Vincent NTEZIMANA, professeur d’université, deux religieuses : sœur GERTRUDE et sœur KIZITO. Quant au dossier concernant Joseph KANYABASHI, le bourgmestre de Ngoma, il sera transféré au TPIR[2].
Le témoin a commencé son travail de juge d’instruction avec des commissions rogatoires au Rwanda en mai 1995. Il y avait aussi des témoins en Belgique.
Relations avec le Rwanda. On a mis en garde le juge : les témoins sont téléguidés, au Rwanda, il y a la culture du mensonge (NDR. voir Joseph MATATA qui a été entendu dans un procès en France[3]. La défense, qui l’avait fait citer, n’a pas recommencé l’expérience!) À cette époque, le système judiciaire rwandais était sinistré. Des officiers de police judiciaires (OPJ) avaient été formés : ils ont aidé le juge dans ses investigations.
Monsieur VANDERMEERSCH va toujours travailler en duo avec un OPJ rwandais. Tout était acté en Kinyarwanda. La première difficulté, c’était la réalité des faits. On exhumait les corps des fosses communes, ce qui troublait beaucoup le juge. Les gens ne sont pas entre-tués, précise-t-il, comme certains le disaient. Ce sont des victimes qui ont été exécutées.
Le juge devait entendre les témoins:
1) Les victimes qu’il fallait identifier mais qui n’avaient qu’une connaissance partielle des faits dans la mesure où ils se cachaient.
2) Les témoins qui ne se sentaient pas menacés. Difficile de les interroger car ils étaient parfois amenés à dénoncer des amis, des proches.
3) Les détenus à rencontrer dans les prisons rwandaises. Impossible pour eux de dire qu’ils n’avaient rien vu. Pour un juge, il y a la nécessité d’aller sur le terrain.
Sur questions de monsieur le président, le témoin évoque le poids du pouvoir colonial belge qui a construit la notion des ethnies.
Mise en place des cartes d’identité en 1931[4].
Carte d’identité « ethnique » : la mention Tutsi figure sous la photo.
Après avoir soutenu les Tutsi, le colon belge et l’Église ont favorisé la prise du pouvoir par les Hutus majoritaires, en 1959 (NDR. Evénements connus sous le nom de la Toussaint rwandaise)
Le témoin parle de la mise en place de la MINUAR, force de maintien de la paix, avec un fort contingent de soldats belges. La Belgique se retirera après l’assassinat des dix Casques Bleus belges (NDR. C’était le 11 avril 1994. Les soldats belges, rassemblés à l’École Technique Officielle (ETO) à Kicukiro ont abandonné les Tutsi aux tueurs. Ceux qui ne sont pas morts sur place seront exécutés à Nyanza/Kicukiro, lieu où a été installé le Jardin de la mémoire, sur un projet de l’artiste Bruce CLARKE).
Le Jardin de la Mémoire à Nyanza, Kicukiro (préfecture de Kigali) ©Bruce Clarke
La Belgique refusant d’extrader les ressortissants rwandais, il fallait les juger. Le témoin a eu une trentaine de dossiers à traiter. Certains cas ont été transférés au TPIR, d’autres bénéficieront de non-lieux ; d’autres encore seront jugés.
Le président demande au témoin d’évoquer ses relations avec les autorités rwandaises. Monsieur VANDERMEERSCH a exigé d’être accompagné par deux OPJ, un Hutu et un Tutsi. À l’époque, le pouvoir judiciaire au Rwanda était très affaibli. Le témoin a exigé de travailler en toute indépendance. Il explique sa façon de travailler, rencontrant des témoins qui n’étaient pas avertis. (NDR. Sans être des enquêteurs de profession, au CPCR, nous travaillons exactement de la même façon. Ce qui nous attire souvent les foudres de la défense). Le témoin insiste sur le fait qu’il n’a jamais subi aucune pression au Rwanda. Il en a eu beaucoup plus en Belgique.
Le président recentre l’audition sur le préfecture de Butare. Évocation de l’Akazu[5] et de son rôle : les proches de madame HABYARIMANA. À BUTARE, le génocide a commencé plus tard après la mort du préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA. C’est le discours du président SINDIKUBWABO[6] qui va mettre le feu aux poudres.
Les réunions et la mise en place des barrières et des rondes.
À Butare, le juge rapporte qu’ils ont trouvé un nombre imposant de documents entassés dans une
maison. Les barrières avaient été installées pour repérer les infiltrés! En fait l’ennemi n’est pas seulement le FPR[7], mais aussi les infiltrés, les espions, puis ceux qui appartiennent au groupe où sont recrutés les infiltrés, enfin tout Tutsi et toute personne qui ne travaille pas à l’effort de guerre.
Les mots du génocide.
Travailler voulait dire tuer.
C’est le discours de SINDIKUBWABO et les propos de HIGANIRO, directeur de l’usine d’allumettes à Butare, qui parlent de nettoyage, d’auto-défense civile!
Les lieux où se sont regroupés les Tutsi ou les lieux dans lesquels on a rassemblé les Tutsi pour mieux les éliminer. C’est le cas AKAYESU qui, dans un premier temps, a protégé ses concitoyens regroupés dans des bâtiments publics, puis a permis leur exécution.
Le président demande au témoin de parler du bourgmestre Joseph KANYABASHI. Ce n’était pas un radical au départ. Mais en fonctionnaire zélé, il a relayé les directives venues d’en haut. C’était un « mou » qui était un rouage du système.
Le témoin n’a jamais entendu parler de Sosthène MUNYEMANA. Un procès d’assises est un lieu d’humanité après que des faits d’inhumanité ont été commis.
Sur questions de maître LINDON, le témoin explique ce qu’est une demande d’acte ?
Des non-lieux en Belgique ? Le témoin confirme. (NDR. Il y en eu plusieurs aussi en France
Le système judiciaire au temps du génocide. Le témoin en a déjà parlé. Le Rwanda n’avait pas la capacité de juger toutes les personnes emprisonnées. Les Gacaca[8] ont été une idée géniale.
Maître EPOMA demande au témoin ce qu’il pense de la culture du mensonge. Le témoin répète qu’on l’avait averti avant son départ pour le Rwanda.
Le viol comme « arme du génocide »?
Le viol, l’anéantissement d’une autre ethnie. Difficile d’enquêter sur le viol au Rwanda. Difficile pour une victime d’avouer qu’elle a été violée.
Maître TAPI évoque la notion de l’accusation en miroir et du négationnisme.
Monsieur l’avocat général demande en en quoi ces dossiers sur le génocide des Tutsi sont difficiles
à gérer ? Les dossiers des détenus sont-ils traités plus rapidement en Belgique ? Distinction en Belgique pour bien séparer le politique et le judiciaire. Il y a eu une évolution de la justice belge : au début, on a d’abord jugé pour crime de guerre puis pour génocide
La parole revient maintenant à la défense.
Maître LURQUIN signale que la compétence universelle en Belgique a évolué. Effectivement, la justice belge a été submergée par des plaintes venant du monde entier. L’avocat, fidèle à sa façon d’intervenir veut encore entraîner le témoin sur la situation actuelle au Rwanda. Ce dernier n’est plus retourné au Rwanda depuis 2004. Il ne peut répondre à la question.
La MINUAR aurait-elle pu arrêter les massacres de masse si on lui avait permis d’intervenir avec des armes? En n’intervenant pas, la MINUAR a laissé le champ libre aux tueurs.
Maître LURQUIN demande si le témoin a pu enquêter sur les crimes du FPR. (NDR. Toujours la volonté de faire de ce procès un procès politique. Or, il devrait savoir qu’on juge un homme qui est son client!) L’avocat dénonce les lenteurs de la justice, la plainte contre son client datant de 1995. (NDR. Les parties civiles ne cessent, de leur côté, de dénoncer ce retard à juger, préjudiciable aux victimes.)
Étonnamment, au détour d’une phrase, l’avocat présente RUSESABAGINA comme un sauveteur. On sait que la réalité était tout autre. Aucune réaction des différentes parties.
Maître BIJU-DUVAL, qui prend son tour de parole, fait savoir que Cyriaque HABYARABATUMA, autorité militaire à BUTARE qui a tout tenté pour s’opposer aux massacres, aux côtés du préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA[9] est maintenant en prison pour génocide. Monsieur VANDERMEERSCH dit qu’il ne connaît pas le dossier.
Joseph KANYABASHI : Filip REYNTJENS en fait un portrait flatteur. On le surnommait même KANYABATUTSI. Maître BIJU-DUVAL voudrait à tout prix démontrer que KANYABASHI a été condamné à tort par le TPIR. Le témoin reconnaît qu’avant le 19 avril, KANYABASHI n’était pas un extrémiste. (NDR. Tous ceux qui l’ont connu avant le génocide peuvent l’attester!) Toutefois, le témoin dit qu’il n’est pas là pour refaire le procès de KANYABASHI.
Maître BOURG va clôturer l’intervention des témoins de la défense. Elle demande au témoin si, avec ses méthodes d’enquête en 95, il n’a pas eu de problèmes. En aimant rencontrer les témoins sans qu’ils soient avertis, ne prenait-il pas de risques? Et de poursuivre; « Que pensez-vous des associations de parties civiles qui ont rencontré les témoins avant vous? »(NDR. Les jurés ne peuvent rien comprendre depuis longtemps. Le CPCR est ici visé. À force d’utiliser des sous-entendus, des allusions incompréhensibles à tous ceux qui ne connaissent pas le dossier, quel intérêt pour monsieur MUNYEMANA qui est seul jugé?)
Les lieux de refuges.
L’avocate voudrait à tout prix démontrer que MUNYEMANA a eu raison d’enfermer des Tutsi dans le bureau communal. C’était pour les sauver (NDR. La suite du procès prouvera le contraire!) Monsieur le président rappelle à l’avocate qu’il faut « sourcer » ses affirmations. Toujours avec des sous-entendus que les jurés ne peuvent comprendre, maître BOURG évoque le cas de l’abbé MUNYESHYAKA. Il a bien obtenu un non-lieu, après 25 ans d’information judiciaire, décision que victimes et parties civiles n’ont jamais pu accepter. Et de conclure en disant que si MUNYEMANA avait fait partie d’un maillon génocidaire, monsieur VANDERMEERSCH en aurait probablement entendu parler.
Trop souvent, la défense préfère croiser le fer avec les témoins plutôt que de s’intéresser au sort de leur client.
Il est 13 heures. Monsieur le président suspend l’audience qui reprendra à 14 heures.
Audition de monsieur Charles KAREMANO, auteur de l’ouvrage « Au-delà des barrières« [10]. Cité par la défense.
Prévue pour commencer à 14h, l’audition du témoin a été retardée, monsieur MUNYEMANA ayant eu un problème de santé.
« Bonjour mon colonel » dit le témoin en guise de salutation. « Appelez-moi monsieur le président » lui fait remarquer monsieur ASSASSI. Le témoin se présente. Témoin de la défense, il a été convoqué selon le pouvoir discrétionnaire du président.
Déclaration spontanée.
« J’ai quitté le Rwanda en mars 1995, suite à des menaces. Après l’attentat, je suis resté un mois à Kigali avant de rejoindre TUMBA. A l’époque, je ne connaissais pas MUNYEMANA (NDR. Il ne le connaît pas davantage aujourd’hui. Il ne l’a rencontré qu’une fois lors d’un mariage en Belgique, sans échanger un mot avec lui.)
À BUTARE, beaucoup de médecins ont été accusés d’avoir participé au génocide, parfois par leurs collègues. Beaucoup de faux témoignages ont été faits, souvent par jalousie. Je demande à la cour de rester vigilante, certains témoignages pouvant avoir été contraints. »
De Kigali, il se rend à CYARWA, secteur proche de celui de TUMBA, le 8 mai. Et de poursuivre: « J’étais Hutu. En 1994, je travaillais dans une ONG et j’étais adhérent du PSD[11]. À Butare, je n’ai jamais entendu parler de MUNYEMANA » (NDR. Pourquoi la défense l’a-t-elle alors fait citer? La suite de son audition confirmera le sentiment qu’il n’avait rien d’intéressant à dire, même s’il a fini par se présenter comme un témoin de contexte.)
« J’ai ensuite été logé dans la maison de BWANAKEYE à TUM BA. J’étais menacé en tant que membre du PSD. J’aitenté de rejoindre l’Hôtel des Mille Collines, en vain. J’ai vu des gens tués. » (NDR. Pourquoi évoque-t-il à ce moment-là les Mille Collines alors qu’on est à Butare?)
« Au delà des barrières »? Le titre de son livre évoque les barrières physiques qui barraient la route aux infiltrés ou aux Tutsi, mais aussi les barrières intérieures, psychologiques qui séparent les individus.
Pourquoi a-t-il été obligé de quitter le Rwanda ? C’est la question qui lui est posée.
« J’étais prévu comme ambassadeur à Nairobi, mais cela ne s’est pas réalisé. Puis on m’a désigné comme député. Mais dans mon propre parti, des gens voulaient la place. J’ai quitté le Rwanda en mars 1995 ».
« Quel témoignage voulez-vous faire passer? » lui demande-t-on. La réponse reste assez évasive: « Il y a des innocents qui sont victimes de faux témoignages ». C’est probablement ce qui lui est arrivé, mais on n’en saura pas davantage.
Plusieurs avocats des parties civiles interrogent le témoin sur la crédibilité de son propre témoignage. N’aurait-il pas mieux valu se dispenser d’interroger un tel témoin à qui on donne l’occasion d’ajouter des éléments qui le concernent directement mais pas vraiment utiles dans le cadre du procès de Sosthène MUNYEMANA. « Je n’ai aucun intérêt à donner mon témoignage ni à mentir, déclare-t-il. Ma propre sœur été tuée parce qu’on l’a prise pour une Tutsi. Je demande que les tueurs soient punis. » (NDR. Qui sont-ils?) Et de poursuivre: « La carte d’identité n’a pas servi à être tué. On ne m’a pas donné le poste d’ambassadeur à Nairobi. On m’a forcé à accepter un poste de député. Sur les barrières on a tué des Tutsi, mais aussi des Hutu. L’ennemi? C’était toute personne qu’on ne voulait pas voir vivre. » (NDR. Une réponse fourre-tout qui nous déroute un peu. »
Le génocide de Tutsi? « Je ne souhaite pas répondre » commence-t-il par dire. Mais il finit par dire qu’il reconnaît le génocide des Tutsi.
Monsieur BERNARDO, l’avocat général, rappelle au témoin qui est allé témoigner devant le TPIR au service de la défense du préfet NSABIMANA, nommé après la destitution et l’exécution de Jean-Baptiste HABYARIMANA[9].
Interrogé sur le sens des mots dans le discours de SINDIKUBWABO[6], il affirme que « travailler » ne voulait pas dire tuer les Tutsi. Dont acte. Le TPIR avait noté que son témoignage n’était pas « plausible ». Un avocat de la défense trouvera une phrase qui dit le contraire. (NDR. Que faut-il retenir?)
La suite de l’audition de monsieur KAREMANO, grâce aux questions de la défense, lui donnera l’occasion de parler de lui qui fut un « premier de classe ». Il voulait changer le monde! Mais rien sur Sosthène MUNYEMANA. Fallait-il vraiment faire citer un tel témoin?
Visionnage de la fin du documentaire « Tuez-les tous »[12].
Visionnage du documentaire « Rwanda, vers l’apocalypse »[13]
Bande annonce de « Rwanda, vers l’apocalypse » pour sa diffusion sur France 5 le 7 avril 2024.
L’audience est suspendue à 19h30.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑]
2. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
3. Voir l’audition de Joseph MATATA lors du procès en appel NGENZI/BARAHIRA, 15 mai 2018[↑]
4. Voir les origines coloniales du génocide dans la rubrique « Repères »[↑]
5. Le terme Akazu, apparu ouvertement en 1991, signifie « petite maison » en kinyarwanda. L’Akazu est constituée d’une trentaine de personnes dont des membres proches ou éloignés de la famille d’Agathe KANZIGA, épouse de Juvénal HABYARIMANA. On retrouve au sein de l’Akazu de hauts responsables des FAR (Forces Armées Rwandaises) ainsi que des civils qui contrôlent l’armée et les services publics et accaparent les richesses du pays et les entreprises d’État, cf. Glossaire.[↑]
6. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑][↑]
7. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
8. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
9. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA) : le préfet de BUTARE qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné (à na pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA).[↑][↑]
10. Au-delà des barrières – Dans les méandres du drame rwandais, Charles Karemano, Éd. L’Harmattan, 2003[↑]
11. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
12. « Tuez-les tous ! » Histoire d’un génocide sans importance, un documentaire réalisé par Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, diffusé le 27 novembre 2004 sur France 3, cf. africultures.com[↑]
13. « Rwanda, vers l’apocalypse », documentaire de Michaël SZTANKE, Maria MALAGARDIS et Seamus HALEY, narration par Gaël FAYE, 70 mn, 2024.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: vendredi 19 septembre 2025. J 4
20/09/2025
• Audition d’Alain VERHAAGEN, professeur d’université.
• Audition d’Hervé DEGUINE, ancien membre de Reporters sans Frontières.
• Audition d’Eric GILLET, avocat honoraire du barreau de Bruxelles.
• Parole à l’accusé.
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L’audience s’ouvre à 9h16. À titre liminaire, le président salue la salle et donne des informations relatives au planning. S’agissant d’un témoin cité par la défense, ce dernier est en Afrique du Sud. Une structure policière/parquetière a bien reçu la demande d’entraide pénale internationale et évoque un point qui pose difficulté : les policiers indiquent que le témoin souhaite témoigner à visage couvert.
Le président explique d’abord que notre dispositif législatif ne le permet pas. Le président explique à la défense qu’il ne comprend pas la demande de leur témoin, d’autant que celui-ci devait être en présentiel, de sorte que son visage aurait été nécessairement vu par la cour et les parties. Le président explique que cette information sur le visage dissimulé n’a jamais été évoquée auparavant, de sorte que la réponse à cette question est suspendue.
S’agissant des pièces versées aux débats ce matin par les avocats de la partie civile (une tribune écrite par des experts et contredisant les articles de journaux versés par la défense), la cour délibère sur le siège et décide que celles-ci ne feront pas l’objet d’une lecture après la diffusion d’un documentaire. En revanche, il sera loisible aux avocats de s’y référer durant leurs plaidoiries.
Le président demande à faire entrer le témoin pour son interrogatoire devant la cour.
Audition de monsieur Alain VERHAAGEN, professeur d’université
Il est demandé au témoin de décliner son identité et sa profession (professeur d’université et haut fonctionnaire retraité). Il dirige actuellement en RDC une équipe congolaise d’implantation d’une faculté privée de sciences.
Le témoin prête serment de dire la vérité, toute la vérité. Le président explique que le temps est très contraint, que nous disposons de 2h00 pour l’entendre et qu’il a la possibilité de faire un propos introductif de 30 minutes.
Le témoin explique qu’il s’agit du 13ème procès où il est appelé à comparaitre dans le cadre du génocide et qu’il est l’un des rares témoins belges en qualité de conseiller politique de la première mission de secours lancée par Médecins Sans Frontières Belgique au Rwanda en 1994. Il explique avoir consacré sa carrière à l’Afrique subsaharienne, dont sa thèse d’État qui portait sur l’éducation des adultes et la lutte contre l’illettrisme. Il a ensuite fait des recherches sur la soumission à l’autorité. Ses recherches l’ont amené à faire entre 150 et 200 séjours de durée variable et en tant qu’expert politique. Il explique qu’en 1994, au Burundi, le premier président Hutu avait été élu démocratiquement quelques jours plus tôt. A l’époque, la tête des Belges qui n’étaient pas du côté du régime génocidaire étaient mises à prix, de sorte qu’il prit toutes ses précautions pour se rendre au Rwanda.
Le témoin indique avoir été sur place durant la période du génocide, et s’être employé à relever les traces de préméditation, dès lors qu’à contrario en France et Belgique, on plaidait la colère spontanée. Le témoin explique par exemple que dans les maternités il y avait des fiches relatives aux enfants, et que celles liées aux nouveau-nés Tutsi étaient toutes déchirées. Il explique s’être étonné que des miliciens analphabètes et pourchassés aient pris le temps de déchirer lesdites fiches. Il explique que dans l’église de NTARAMA, au moment des premières secondes du reportage » Rwanda, autopsie d’un génocide« , on comprend le mouvement des tueries grâce aux cadavres.
À ce propos, Alain VERHAAGEN explique que le mur arrière de l’église était percé de trous, qu’à l’intérieur il y avait des corps mutilés par des grenades qui avaient été lancées à travers ces trous. Il ajoute que de l’autre côté de l’église, à la sortie, on voyait les cadavres en arc de cercle. Il explique qu’au regard de la position des cadavres dans l’église et après discussion avec des rescapés, il a été établi que lorsque les milices et militaires décidaient d’attaquer l’église, ils creusaient en amont avec des barres à mines, des trous à l’extérieur. De sorte que, lorsque les personnes tentaient de s’échapper, il y avait des miliciens qui les attendaient à l’extérieur pour les couper en morceaux. Ce qui explique le mouvement des victimes, qu’il a vu sur place, dont les cadavres jonchaient le sol en « arc de cercle ». Il indique que l’expression « être mort de peur » prenait aussi tout son sens.
Il explique être parti avec une escorte du FPR[1] vers des paroisses dans tout l’est, qui était en zone FPR (Gashora, Zaza et Byumba). Il indique avoir revu dans ces paroisses le même schéma. Il explique qu’il y avait partout des barrières, « là où on contrôlait l’identité des gens et où on coupait en morceaux ceux qui avaient des papiers d’identité Tutsi ou ceux qui n’en avaient pas, c’est-à-dire ceux à qui on avait déchiré les pièces ».
Ce qui lui a permis d’une part de faire le rapprochement avec les cartes des nouveau-nés déchirés au sein de l’hôpital, et d’autre part d’indiquer que cela découlait nécessairement d’une organisation en amont. Le témoin explique que la majorité de la population ne savait ni lire ni écrire, de sorte que ce dispositif n’a pas pu être mis en œuvre de façon spontanée, mais qu’il s’agit plutôt « d’opérations méthodiques, réalisées avec rigueur et planification entre les églises, les barrières et les document déchirés ». À ce propos, il explique que les tueurs ne massacraient pas jusqu’à épuisement de leur force, mais plutôt jusqu’à environ 15h. Si bien qu’à cause de l’ivresse notamment, les miliciens déchiraient les pièces d’identité des personnes qu’ils identifiaient comme Tutsi, et les envoyaient à la barrière suivante. Et les personnes avec des papiers Tutsi ou sans pièces d’identité étaient ainsi tuées.
S’agissant de la soumission à l’autorité dont ont fait preuve les tueurs, le témoin fait d’abord référence à l’expérience de Milgram en 1961 pour expliquer à l’assemblée que les bourreaux, lorsqu’ils sont soumis à une autorité qu’ils estiment légitime, se déresponsabilisent, se défaussent de leurs actes sur l’autorité et perdent leur empathie. Ainsi, plus la chaîne criminelle est grande, plus cela dilue leur sentiment de culpabilité. Il finit par expliquer qu’au moment du génocide, il retrouvait ainsi les mêmes paramètres, à savoir la déshumanisation de la victime, et une déresponsabilisation de l’auteur des assassinats. À l’appui, le témoin cite une autre expérience scientifique qui, en 2024, soit plusieurs années après lui et ce sans concertation, en arrive aux mêmes conclusions.
Le président demande au témoin ce qui fait la particularité du Rwanda et pourquoi ce génocide en 1994 ont pu prospérer dans ces proportions. Il explique que c’est la recherche de l’exclusivité de l’autorité qui a renforcé et permis le génocide. Raison pour laquelle une autorité respectée a été tuée dès le début, car s’il y a plusieurs autorités légitimes, la machine génocidaires ne pouvait pas être mise en place. Par la suite, le témoin précise que, le 19 avril, le président SINDIKUBWABO dit à plusieurs reprises dans son discours[2] « Gukora », qui veut dire « le travailler », et signifie « couper en morceaux ». Le discours disait « on est en guerre, il faut les couper en morceaux ». Et le 19 avril en quelques heures, tout a basculé à Butare.
Concernant les lieux supposés et présentés comme une protection à la population (églises et bâtiments administratifs), Alain VERHAAGEN explique qu’il ne s’agissait pas de lieux de protection bien au contraire : « Les Tutsi y étaient parqués afin d’être exterminés ». Il ajoute que « c’est le même principe avec les hôpitaux, les bâtiments administratifs et les églises. On ramassait les Tutsi, on leur disait d’aller dans les églises car c’était un lieu d’asile. Pourquoi? Parce qu’en mars 1991 et en 1992, et dans les années soixante (donc avant le génocide de 1994) lorsqu’on eu lieu des massacres, ces lieux fonctionnaient effectivement comme des lieux d’asile, ce qui était resté dans le souvenir et ce qui a aussi poussé les Tutsi à faire confiance à cette mise à l’abri ». Le témoin indique que c‘est ce qui explique la présence de valises et de jerricans au sein de ces lieux : les Tutsi étaient persuadés d’être à l’abri. Il conclut en indiquant que ces lieux étaient en réalité « des garde-manger et c’était très clair comme à NYAMATA. L’église va servir de réservoir où les miliciens vont chercher les gens selon leur humeur et leur état de fatigue, pour les tuer ».
Le témoin souligne le fait que chaque jour en Zone Turquoise[3] et ailleurs, les miliciens venaient « s’approvisionner en personnes à tuer », et que ces lieux « n’étaient pas des lieux de protection mais de parquage de celles et ceux qu’on allait finir par découper en morceaux ».
Concernant les barrières, le témoin explique qu’il était impossible d’y échapper, et que les personnes finissaient toujours par être tuées. S’agissant des rondes, le témoin indique qu’il n’a eu aucun écho de rondes pacifiques, mais qu’au contraire, il avait entendu parler des rondes qui avaient vocation à tuer. Par ailleurs, Alain VERHAAGEN souligne également que dans le cas d’unions mixtes (mari hutu et femme tutsi), il y a eu des matricides mais également des infanticides, de sorte que des enfants Hutu ont tué leur mère pendant le génocide, et que des maris ont également tué leur femme et parfois leurs enfants.
Suite à la question du président, le témoin explique également que ce qui est difficile pour les victimes aujourd’hui au Rwanda, c’est de devoir vivre sur les lieux du massacre, et d’être amené à croiser et vivre près de chez leur bourreau et ceux de leur famille (suite à des remises de peine et/ou s’ils ont purgé leur peine).
L’audience est suspendue à 10h40 puis reprend à 10h52.
Sur question des avocats des parties civiles, le témoin explique qu’au Rwanda, vu que la majorité de la population n’est pas instruite, les figures d’églises, du corps médical, du corps enseignant ou n’importe quel intellectuel incarnait nécessairement une figure d’autorité derrière laquelle la population pouvait se retrancher.
Sur question des avocats de la partie civile, le témoin explique ensuite, s’agissant de l’organisation préalable du génocide, que cela tient également à la rapidité d’intervention des forces armées au Rwanda. Il prend pour exemple les attentats du 11 septembre 2001 aux USA, pour lesquels il a fallu 40 minutes pour que le premier intercepteur se déploie, tandis qu’après l’assassinat du président, il n’aura fallu que 19 minutes à l’armée pour se déployer à Kigali. Le témoin reste ferme sur ses positions, et explique de nouveau que le génocide répond au principe de planification, d’abord par les Dix commandements des Bahutu de décembre 1990[4], qui ordonne de posséder (sexuellement y compris) les femmes Tutsi.
Ensuite par la création des Interahamwe[5] en août 1991, la création du Hutu Power[6] en 1993 et la radio qui en est la pièce maîtresse, la RTLM[7]. Il explique à cet égard que la radio, dans une population analphabète, était le meilleur moyen d’inciter au génocide. De sorte qu’il existe chronologiquement « une série de pièces mécano-criminelles qui expliquent l’enchainement de moyens criminogènes qui ne peuvent qu’attester d’une mise en place d’un génocide stratégique ».
Sur question des avocats des parties civiles, le témoin réaffirme que les lieux censés être de protection étaient en réalité des lieux où les Tutsi « étaient parqués avant extermination ».
S’agissant des sévices vécus par les rescapés, Alain VERHAAGEN explique avoir recueilli le témoignage de femmes : « on leur avait laissé le choix : soit elles acceptaient de se faire violer pour donner naissance à un enfant Hutu, et ainsi participer à l’extinction de l’ethnie tutsi, soit elles acceptaient de se faire mutiler le sexe définitivement avec des bambous dans le but de les empêcher d’avoir un enfant tutsi”. Le témoin explique que parmi ces femmes, certaines avaient le sexe mutilé, d’autres avaient été violées.
À la demande de l’avocat général, le témoin souligne que même à près de 300 km de Kigali, ainsi qu’à Bruxelles, au Burundi mais également à Butare, tout le monde savait ce qui se passait dans le pays, de sorte qu’il n’est pas possible de soutenir l’inverse.
À la demande de la défense, Alain VERHAAGEN explique, s’agissant des bâtiments protégés, que Butare n’était ni une zone protégée, ni une « bulle angélique » et que même s’il n’y a pas eu jusqu’au 19 avril les mêmes massacres, « il y a tout de même eu des personnes qui ont été tuées, des assassinats collectifs et des demandes de sacrifice. De sorte que la machine génocidaire y était déjà en marche ».
En réponse à la défense, le témoin précise également que « tous les habitants de Butare avaient personnellement conscience qu’un génocide était lancé, surtout à partir du moment où on a ouvert la RTLM en 1993 ».
Le témoin insiste : « toute la population était au courant qu’il fallait, je cite, tuer des cancrelats, les serpents. Qu’il faut cesser d’avoir pitié des Tutsi quand on est Hutu. Ça, c’était les messages qui étaient diffusés par la radio » et conclura en disant que ces messages étaient « des incitations directes à l’assassinat ».
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Alain VERHAAGEN lors du procès en première instance, le 17 novembre 2023.
L’audience est suspendue à 12h15 et reprendra à 13h45.
Audition de monsieur Hervé DEGUINE, ancien membre de Reporters sans Frontières.
Déclaration spontanée
Le témoin rejoint Reporters sous Frontière en 1993 au moment des accords d’Arusha. Depuis, il a fait plusieurs séjours au Rwanda, jusqu’en 2005. Il s’est intéressé au cas de Guy THEUNIS, Père Blanc belge arrêté à l’aéroport de Kigali et accusé d’avoir participé au génocide.
Sa méthode de travail : Journaliste et historien sur le terrain, il a rencontré beaucoup de responsables de tout niveau, de nombreux militants des droits de l’Homme. « Il est très difficile d’enquêter au Rwanda. Je n’ai jamais pris de position politique C’est accidentellement que je me suis retrouvé au Rwanda, en remplacement d’un collègue. Je devais faire l’état des lieux de la liberté de la presse . J’ai rencontré André SIBOMANA connu pour son opposition au président HABYARIMANA. J’ai enquêté aussi sur la RTLM[7]. J’ai rencontré Janvier AFRIKA, peu
crédible, surtout attiré par l’argent. »
« En juillet 1993, il y avait un camp de un million de Rwandais aux portes de Kigali, suite aux attaques du FPR dans le nord du pays. J’ai enquêté sur la mort des journalistes : 48 sur 100 journalistes tués dans le monde étaient rwandais. J’ai déposé plainte contre Agathe HABYARIMANA et KABUGA. Nous avons voulu installer une radio au Rwanda pour contrer la RTLM. Nous avons finalement installé cette radio à GOMA au moment où beaucoup de Rwandais traversaient la frontière début juillet 1994. J’ai enquêté sur les atteintes à la liberté de la presse au Rwanda. En 1995, la liberté de la presse est toujours bafouée. Kangura continue à être diffusé à partir de Nairobi J’ai collaboré avec Jean-Pierre CHRETIEN et Jean-François DUPAQUIER. Les enquêtes sont très difficiles à mener au Rwanda, plus qu’ailleurs. Les témoins ont peur. Le pouvoir menait des campagnes d’intimi¬dation ».
Affaires André SIBOMANA et Guy THEUNIS
Le témoin évoque ensuite son engagement à la défense du Père André SIBOMANA, injustement accusé par la revue Golias. Tout ce qui était dit sur l’abbé SIBOMANA était faux. Malade, ce dernier mourra par manque de soins.
Guy Theunis était directeur de la revue Dialogue. En 2005 il est arrêté à son passage à l’aéroport de Kigali et emprisonné : accusé de génocide. Reporters sans frontières est intervenu: son dossier comportait de faux témoignages. Il sera libéré contre la promesse qu’il soit jugé en Belgique. Il n’en sera rien. Le témoin affirme que la revue KANGURA est peu diffusée et peu lue en 1994. D’ajouter: « Sur Radio Rwanda, il n’y avait pas d’appel à la haine. Quant à la RTLM, Radio Télévision Mille Collines, à qui le TPIR n’a jamais rien reproché, c’était une radio extrémiste à sa création et en 1994. Je ne sais pas si cette radio était entendue à Butare. »
Le témoin dit n’avoir jamais entendu parler de Sosthène MUNYEMANA. « Je n’ai aucune idée sur qu’a fait l’accusé, ou ce qu’il n’a pas fait. S’il avait été journaliste, je me serais intéressé à son cas ».
Sur questions des avocats des parties civiles, monsieur DEGUINE précise que la RTLM a quitté Kigali pour Gisenyi autour du 2 juillet. Elle a recommencé à émettre puis a été interdite une fois au Zaïre. La subtilité de la langue rwandaise permettait de faire des sous-entendus: utilisation de péri¬phrases ou autres tournures. « Je n’ai jamais dit que les Rwandais avaient des problèmes avec la vérité, poursuit le témoin. J’ai dit qu’il était difficile d’enquêter au Rwanda. Quant aux témoignages, ils sont plus crédibles s’ils sont recueillis immédiatement après les faits. Trente après, cela pose problème ». Il a connu Pierre PEAN, auteur de Noire fureur, Blancs menteurs, mais il ne partageait pas sa façon de travailler.
Monsieur BERNARDO, l’avocat général, fait remarquer au témoin qu’il l’a entendu parler de ses enquêtes sur la liberté de la presse, mais ce n’est pas le sujet. Monsieur DEGUINE de répondre qu’il faut toujours s’assurer que le témoin parle librement. Et d’ajouter: « Le Rwanda n’est pas une démocratie. La parole n’est pas libre au Rwanda, ni en dehors du Rwanda. Il faut que les témoins ne se soient pas concertés : d’où la nécessité d’enquêter au plus près des faits. »
La défense intervient à son tour pour parler de l’association African Rights, dirigée à l’époque par Rakya OMAR. Pour maître BIJU-DUVAL, elle n’est pas crédible. Elle accusait monsieur Sosthène MUNYEMANA d’être le « Boucher de TUMBA ». Puis l’avocat de s’en prendre à monsieur GASANA NDOBA qui avait signé, en Belgique, un document accablant contre l’accusé. Ce dernier s’est présenté comme un militant des droits de l’Homme alors qu’il était en réalité un cadre du FPR.
Dans l’affaire Guy THEUNIS, l’avocat précise que le principal accusateur du prêtre était Antoine MUGESERA qui voulait prendre sa place à la direction de la revue Dialogue.
L’avocat interroge le témoin sur la Commission internationale d’enquêtes de la FIDH en 1993. Pour monsieur DEGUINE, le principal témoin, Janvier Afrika, un repenti qu’il a rencontré par l’intermédiaire de monsieur Alphonse NKUBITO, ministre de la justice, n’était pas un témoin crédible. Maître BIJU-DUVAL fait remarquer que le génocide ne s’est pas étendu à tout le pays dès le 7 avril et qu’il y avait des modérés au sein de l’armée: Marcel GATSINZI, Augustin NDINDILYIMANA ou RUSATIRA. Ces derniers ne voulaient-ils pas la pacification du pays? Jusqu’au 16 avril, ne peut-on pas remercier les FAR?
L’avocat de la défense lit ensuite un communiqué des évêques des 14/15 avril. Ces derniers rendent hommage aux FAR[8] et soutiennent le nouveau pouvoir. Monseigneur Thaddée NSENGIYUMVA était un modéré. Il sera assassiné par le FPR le 3 juin avec deux autres évêques, dont l’archevêque de Kigali. (NDR. On peut se demander en quoi tous ces rapports intéressent-ils l’affaire MUNYEMANA.)
Et de parler ensuite de la motion de soutien au gouvernement lu à la radio et signé par le Cercle des intellectuels du MDR[9] auquel appartient l’accusé le 16 avril 1994. Le témoin ne voit rien de mal dans cette déclaration. Ce n’était pas un appel à la haine.
PS. Avant de quitter la salle, monsieur DEGUINE souhaite que son intervention ne provoque pas de messages de haine comme ce fut le cas suite à son audition de première instance.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Hervé DEGUINE lors du procès en première instance, le 17 novembre 2023.
Audition de monsieur Eric GILLET, avocat honoraire du barreau de Bruxelles.
Le témoin intervient au Rwanda en 1990 à l’occasion de l’arrestation des « Ibyitso »[10], les complices du FPR pour plaider la remise en liberté de journalistes et autres détenus. Avec la FIDH, il participe à une Commission internationale d’enquêtes sur le massacre des Bagogwe, Tutsi du nord du pays, en représailles de l’attaque de la prison de Ruhengeri par le FPR. Le rapport est publié le 8 mars 1993. Il décrit un mode opératoire de la part des autorités : des fosses communes sont découvertes, dont une dans le jardin d’un bourgmestre.
Concernant les accords d’Arusha, c’est un « chiffon de papier » pour HABYARIMANA.
Le discours de Léon MUGESERA à Kibilira marque un tournant dans la progression de l’extrémisme: « On va renvoyer chez eux les Tutsi venus d’Ethiopie. » Leurs corps sont jetés dans le Nyabarongo.
En mars 1992, ce sont des massacres dans le Bugesera qui font apparaître les liens entre les autorités politiques, les Interahamwe[5], les militaires et les gendarmes. L’ORINFOR[11] attise la haine et des Hutu s’en prennent à des Tutsi. Les milices interviennent de l’extérieur. Les massacres respectent les frontières adminis¬tratives. On peut évoquer le rôle des bourgmestres.
Lors de leur séjour, on leur remet un document qui définit l’ennemi : c’est le Tutsi, pas le FPR. On définit aussi les complices de l’ennemi. Des personnes sont nommément désignées. Les complices se sont ceux qui gardent des contacts avec les Tutsi. Et ce sont les femmes qui sont particulière¬ment visées. Aux barrières, on va surveiller les infiltrés. En janvier 1994, un transfuge des Interahamwe, Janvier AFRICA, fait des révélations sur des caches d’armes. La MINUAR[12], en février 1994, demande à l’ONU qu’on change sa mission. Cela ne se fera pas.
Sur question du président, monsieur GILLET répond: « J‘ai toujours refusé de travailler au service d’une personne mise en examen. » Pour lui, le génocide ds Tutsi est un génocide préventif : on tue les Tutsi avant qu’ils ne nous tuent.
Monsieur le président : « En avril 1994, est-ce qu’on pouvait ne pas savoir qu’on avait emmagasiné des armes? »
Monsieur GILLET: « L’évêque de Nyundo avait demandé pourquoi on avait armé ses paroissiens. A la mi-avril, tout le monde sait. Il est évident que les discours de KAMBANDA et de SINDIKUBWABO sont un signal clair donné à la population. Tant que le préfet Habyarimana était là les bourgmestres se tenaient à carreau. »
Monsieur le président: « l’évolution des témoignages avec le temps qui passe : cela vous a-t-il fait douter?»
Monsieur GILLET: « Les doutes, on les a en permanence, les parties civiles aussi. Les témoignages évoluent. Les témoins vivent au contact les uns des autres. Les témoignages s’enrichissent les uns les autres. »
Monsieur le président: Une question sur le vocabulaire ambigu des autorités et le rôle des intellectuels?
Monsieur GILLET cite un exemple: « N’oubliez pas de débusquer les souris, et les souris enceintes. » Le message est clair pour les tueurs. Ils reçoivent l’ordre de tuer les femmes, sans oublier les femmes enceintes. Quant au rôle des intellectuels ou des groupes d’intellectuels. ils sont tenus en haute estime au Rwanda. Il étaient là pour valider le message des autorités auprès de la population. C’est eux qui ont fourni l’argumen¬taire pour justifier les massacres. La motion signée par les intellectuels du MDR[9] mi-avril 1994 en soutien au gouvernement intérimaire diffusée sur Radio Rwanda le 19 avril, le jour où SINDIKUBWABO intervient à BUTARE n’est pas un hasard[13].
Sur question de monsieur l’avocat général, le témoin précise que ce n’est pas le massacre des Bagogwe qui annonce le génocide, mais bien celui du Bugesera. À Kigali, Fidèle KANYABUGOYI a beaucoup fait pour que le massacre des Bagogwe soit connu.
Maître BIJU-DUVAL prononce alors des propos accablants contre monsieur GASANA, président de la Commission nationale des droits de l’Homme. Etait-ce un homme proche du régime?
Le témoin reconnaît que GASANA NDOBA était un homme proche du régime : « Après le génocide, il fait le pari de rentrer au Rwanda. La vie des rescapés n’a pas-été un long fleuve tranquille. J’ai été effectivement son avocat ».
« Les lieux de refuge, était-ce une stratégie généralisée ? » demande le président.
Monsieur GILLET: « Beaucoup de Tutsi ont pris l’initiative de se réfugier comme autrefois, dans les lieux de culte ou des bâtiments publics. À d’autres occasions, les Tutsi ont été conduits dans des lieux autrefois sécurisés. » (NDR. A MURAMBI, des gens ont été forcés de s’entasser dans l’école en construction. Ils y seront achevés.)
Maître BOURG va terminer la partie réservée aux avocats de la défense. Elle demande au témoin s’il connaît Sosthène. « Non, répond le témoin. Je pense avoir lu son nom dans le livre d’Alison DES FORGES.»[14]
L’avocate: « Son nom apparaît effectivement dans le livre d’Alison DES FORGES. GASANA tient des propos accablants contre Sosthène MUNYEMANA. Vous, son avocat, vous ne connaissiez pas ses propos? » Maître BOURG poursuit: « Connaissez-vous un faux qui est dans le dossier ? »
« Non » répond le témoin.
Maître BOURG: « Vous avez prêté serment? »
Elle cite alors William BOURDON qui atteste que ce document n’est pas un faux et qui dit en avoir discuté avec maître GILLET. La réponse de l’ONU dit le contraire. L’avocate de la défense veut prouver que le témoin ment. Ce dernier ne se souvient plus du tout être intervenu dans cette affaire. Il faut dire que cela date depuis plus de 20 ans!
Maître Simon FOREMAN, avocat du CPCR, intervient pour dire que ce faux n’a jamais été utilisé dans la procédure. On en restera là.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Eric GILLET lors du procès en première instance, le 8 décembre 2023.
Avant de donner la parole à monsieur MUNYEMANA, le président avertit l’ensemble des personnes présentes que monsieur Florent PITON ne pourra pas être entendu ce soir. Il est déjà tard. Il devrait être entendu lundi.
Parole à l’accusé.
En fin d’audience, monsieur le président ABASSI donne la parole à l’accusé, comme il le fera chaque semaine.
« À la fin de cette première semaine, je voudrais évoquer l’émotion de ma femme et la mienne. Elle a renforcé toute la confiance que j’avais en elle. En entendant mes confrères, mon fils, j’ai compris que ma vie n’était pas réduite à mon statut d’accusé. Est-ce que j’aurais pu faire quelque chose pour que ce qui s’est passé au Rwanda n’arrive pas? Je n’ai jamais été ni de loin ni de près mêlé à cette barbarie. J’espère que les jurés pourront prendre une bonne décision. »
Monsieur le président: « Nous serons toujours attentifs à ce que ce procès soit équitable. »
L’audience est suspendue à 20h02.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole au sein du CPCR
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en pages
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
2. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
3. « Zone Humanitaire Sûre » visant à empêcher les affrontements entre les Forces armées rwandaises (FAR) du gouvernement génocidaire et le Front patriotique rwandais (FPR) dans le sud-ouest du Rwanda, mise en place par la France en juillet 1994 lors de l’Opération Turquoise, cf. Wikipedia[↑]
4. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
5. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
6. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
7. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑][↑]
8. FAR : Forces Armées Rwandaises[↑]
9. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑][↑]
10. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais), cf. Glossaire.[↑]
11. ORINFOR : Office Rwandais d’Information.[↑]
12. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
13. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
14. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 22 septembre 2025. J 5
23/09/2025
• Visionnage du documentaire « Rwanda: autopsie d’un génocide ».
• Audition de Johan SWINNEN, ex-ambassadeur de Belgique au Rwanda.
• Visionnage de deux documentaires proposés par la défense.
________________________________________
L’audience débute à 9h30. À titre liminaire, le président indique qu’il sera passé outre un témoin. Par ailleurs, les avocats de la partie civile souhaitent verser aux débats des pièces afin d’interroger le témoin du jour : Johan SWINNEN, ancien ambassadeur de Belgique à Kigali. Ce que va accepter la cour après le visionnage du documentaire prévu ce jour.
Visionnage du documentaire « Rwanda: autopsie d’un génocide ». La marche du siècle.
« Rwanda : autopsie d’un génocide », documentaire réalisé par Philippe LALLEMANT, diffusé en septembre 1994 dans l’émission « La marche du siècle » présentée par Jean-Marie CAVADA sur France 3.
L’audience est suspendue à 10h50 et reprend à 11h05.
Audition de monsieur Johan SWINNEN, ex-ambassadeur de Belgique au Rwanda.
Le président indique qu’il est possible pour le témoin de réaliser un propos introductif de 30 minutes maximum. Celui-ci étant présent en raison du pouvoir discrétionnaire du Président, il ne prêtera pas serment. En revanche, il lui a demandé de s’exprimer « en toute franchise ».
Il est demandé au témoin de décliner son identité, son âge (79 ans), et sa profession (diplomate retraité). Le témoin explique que sa présence est requise du fait de son ancien poste d’ambassadeur de Belgique de 1990 à 1994. Il s’agissait de son premier poste. Le témoin raconte être arrivé le 15 août avec sa famille à Kigali, et que 6 semaines après, il y a eu la première attaque du FPR[1]. Le témoin souhaite indiquer au préalable qu’il va tenir « des propos avec beaucoup de questions, ayant fréquenté des acteurs comme le président de la République, les ministres, les autorités importantes et également la société civile au Rwanda ».
Le témoin explique que l’histoire du génocide « rwandais » est mal contée, n’est pas objective et emprunte de malhonnêteté, « l’histoire telle qu’elle est racontée en général ». Il souligne que « pour certains, nous sommes loin de la vérité car nous sommes dans un débat trop polarisé pour ou contre HABYARIMANA »[2].
Le témoin explique ensuite qu’il a été témoin dès 1990 d’une « politique de réformes », allant vers une démocratisation de la société rwandaise. Il explique que le problème majeur était « le retour des réfugiés qui voulaient revenir, et qui se sont organisés en 1987 ou 1988 en mouvement : le FPR » et que le gouvernement avait réagi de façon « réticente pour ne pas dire hostile » face au « retour en masse des réfugiés ». Il ajoute qu’il y a des efforts « positifs à ne pas oublier, comme l’introduction d’une Constitution qui a introduit le multipartisme », ajoutant avoir assisté à « une explosion de libertés ». Le témoin explique que les attaques du FPR ont mené au déplacement d’un million de personnes, qui n’avaient aucune responsabilité dans les conflits entre le FPR et le régime. Le témoin souhaite ensuite poser des questions, pour les sortir du domaine des tabous : « Comment se fait-il que tant de Rwandais soient tombés dans le piège de la radicalisation et de l’extrémisme ? Qui avait intérêt à ce que ce développement négatif se fasse ? Pourquoi n’y a t-il pas eu d’enquête internationale sur l’attentat du 6 avril 1994 ? Est-ce que ce génocide faisait l’objet d’un plan organisé, structuré ? »
À cette dernière question, le témoin déclare qu’il « n’a pas la réponse, mais que cette question est primordiale ». Le témoin poursuit en indiquant que selon lui « il y avait peut-être des projets, un dessein génocidaire, mais il n’en avait pas connaissance ».
Le témoin explique que « certes, la RTLM[3] a attisé la haine, mais les évènements liés au Burundi aussi ». Le témoin se questionne ensuite longuement sur la question de savoir si monsieur KAGAME disposait finalement de moyens suffisants pour stopper ce génocide plus tôt.
À la question du président de la cour d’assises, demandant quel jour le témoin est parti du Rwanda, le témoin répond le 12 avril 1994, arrivant le 13 à Bruxelles. Il explique ensuite, sur question du président, qu’il y a eu des réunions entre ambassadeurs, une coopération et un contact régulier et intense entre les Français, les Allemands et les Belges durant cette période, ainsi qu’avec le représentant de l’Union européenne.
Le président revient sur les déclarations du témoin qui présente le Rwanda comme « un pays stable à son arrivée ». Il exprime sa surprise, au regard des soubresauts terribles avant les années 1990 qu’a pourtant connus ce pays. Le témoin confirme que selon lui le pays était stable « à ce moment-là, en 1990 ». Le président lui indique pourtant qu’en 1989, des exactions ont été commises. La question est alors de savoir en quoi le pays était stable pour le témoin. Ce dernier indique à la cour « qu’il n’y avait pas de conflits armés mais une famine ». Et que le Burundi voisin avait connu des massacres vers 1988 mais que « le Rwanda était plutôt stable depuis la 2ème république en 1973, alors que sous la première, il y avait régulièrement des attaques et des représailles ».
À la question du président «À quelle date les institutions internationales ont-elles employé le mot génocide? », le témoin explique que le mot « génocide » est intervenu officiellement dans un télex en 1992 ou 1993 avec l’ambassade du Burundi. S’agissant du Rwanda, il (l’ambassadeur) parlait davantage de « crainte d’un génocide », sans pour autant que cette crainte soit confirmée. Le témoin parlera de son souhait de voir évoluer le Rwanda favorablement vers la démocratie et s’étend sur l’effort de paix, mais la question du président n’aura finalement aucune réponse.
Le président indique qu’un télex en date de février 1994 évoquait le « génocide ». Le témoin explique que le ministre des affaires étrangères au début de l’année a exprimé ses craintes de « débordements négatifs ». Le président explique au témoin que le ministre belge utilise pourtant le mot génocide. La question est de savoir pour quelle raison le témoin se pose encore la question d’un « génocide ». Johan SWINNEN explique qu’il se demande « s’il y a des choses en coulisse que nous ne savons pas et qu’aujourd’hui je n’en sais pas davantage ». Il conclut en expliquant n’avoir aucune preuve d’une organisation ou d’un plan structuré.
Il indique néanmoins avoir envoyé un tract anonyme (recueilli au Rwanda) à Bruxelles « qui parle d’un état major autour du président, et ce tract parlait d’un plan de préparation de l’extermination du peuple tutsi ».
Le président demande si les informations qui lui ont été transmises en tant qu’ambassadeur étaient de nature à l’inquiéter. Ce à quoi le témoin répond que la RTLM a commencé à émettre en juin 1993, pratiquement en même temps que la finalisation des accords d’Arusha ; et qu’ils (les services de l’ambassade) ont immédiatement enquêté pour en savoir plus. Ils souhaitaient « savoir qui était derrière, étant donné que la voix avait un accent belge, et qu’il lisait les édito virulents contre les Belges, contre les Tutsi.. et attisait la haine qui apportaient de l’eau au moulin de la polarisation et à la radicalisation ». (NDR. La RTLM a été encouragée et en partie financée par l’épouse du président HABYARIMANA, madame Agathe KANZIGA, qui habite la ville de Courcouronnes, sans statut de réfugiée politique et sans titre de séjour. C’est son frère, Protais ZIGIRANYIRAZO, alias monsieur Z, décédé récemment au Niger, que la ville d’Orléans a refusé d’inhumer dans le cimetière de la ville[4].)
Le président demande au témoin quel était le résultat de leurs recherches à ce propos. Johan SWINNEN a longuement expliqué son inquiétude de l’époque et insiste pour expliquer que ce n’était pas « qu’une question de génocide, car des massacres avaient été perpétrés par le FPR ». En revanche, le témoin n’apportera aucune réponse à la question de savoir quel a été le résultat des recherches de l’ambassade.
Le président indique au témoin qu’à la suite de l’attentat du 6 avril 1994, d’autres témoins ont très vite indiqué qu’il y a eu des barrières, des rondes et un déploiement de force à une vitesse si élevée que la spontanéité de ces actions peuvent poser question. Le témoin confirme que ces barrières et ces meurtres ont effectivement eu lieu rapidement. Pour le témoin, cette rapidité est « inhérente à la structuration de la société et à la multiplication des massacres »
Le président revient sur la diffusion, dans de nombreux documents, de la haine des femmes tutsi, et fait notamment référence aux Dix Commandements des Bahutu[5] et aux messages à la radio Il indique que le témoin parle beaucoup du FPR, et souhaite savoir si pour le témoin, il y avait également une diffusion de messages haineux à l’encontre de personnes tutsi et notamment de femmes. Le témoin confirme et indique que les Dix Commandements « étaient une horreur et inacceptables, mais que ce genre de textes existait déjà dans les années 90 ».
Le président explique que certains reportages et documents indiquent que certains pays (France et Belgique), sous couvert d’humanitaire, étaient en réalité en soutien du régime pour repousser le FPR à certains moments. Il est demandé l’avis du témoin, qui explique qu’entre collègues sur place, il y avait une relation correcte mais qu’il ne savait pas tout et se demandait si l’ambassadeur de France était sincère et honnête avec lui. Le témoin s’étend sur la volonté de paix pour le pays et qu’il y avait davantage « une ambiance anti-belge dans les jours qui ont précédé le génocide ». Le témoin conclut en expliquant « qu’il aurait fallu faire mieux pour répondre à la caricature belge ».
Le président explique ensuite qu’il y a eu dès le 7 avril, le meurtre de la Première ministre. Le président demande au témoin si la bascule vient de là, ou bien s’il était encore possible de faire quelque chose au niveau international à ce moment-là. Johan SWINNEN explique qu’il pensait que ça allait s’arranger, et donc qu’il pourrait revenir au Rwanda assez rapidement après son départ. Ce à quoi le président indique qu’il est surprenant qu’à la suite de son départ le 12 ou 13 avril, le témoin pensait pouvoir revenir alors qu’à Kigali notamment, les massacres avaient démarré. Il demande à propos du gouvernement intérimaire (considéré comme génocidaire), la perception qu’en a le témoin. Ce dernier explique qu’une délégation de ce gouvernement est venue le voir le samedi 9 avril et que cette rencontre « était houleuse et très sévère car ils venaient demander le soutien de la Belgique pour leur projet d’un Rwanda nouveau ». Le témoin explique que jusqu’à ce moment-là, il n’y avait pas encore eu d’appel au calme malgré ses demandes.
Le président demande si, avec tout ce que sait le témoin aujourd’hui, il estime ou non que ce gouvernement était génocidaire ou que la réalité est plus nuancée. Johan SWINNEN explique avoir toujours dit que « ce gouvernement n’a pas seulement attisé et renforcé la haine, incité à se venger, mais je trouve surtout que ce gouvernement s’est empêché d’arrêter les massacres, n’a pas fait assez d’effort pour empêcher la multiplication des tueries ». Il déclare que « peut-être le gouvernement a fait une grande erreur quand il a encouragé le génocide, mais de l’autre coté le gouvernement aurait du faire beaucoup plus d’effort pour empêcher les tueries ». (NDR. Des explications toujours un peu emberlificotées d’un ambassadeur qui a du mal à donner un avis précis. Qu’auront compris les jurés de cette audition?)
Il conclut en expliquant que « le gouvernement belge n’a pas voulu avoir de contact avec ce gouvernement intérimaire, qui n’a pas été reconnu ». Il finit par dire qu’on ne « parle pas suffisamment du comportement du FPR » et que « l‘histoire est tronquée ».
Le président souligne le paradoxe dans les propos du témoin, qui indique d’une part que la société rwandaise était structurée de façon verticale, à l’instar des Belges (avec un gouvernement, la préfecture, le bourgmestre, le responsable de cellule, le responsable de secteur..) et d’autre part que ce même gouvernement n’aurait pas fait ce qu’il fallait pour stopper ces massacres. La question est de savoir s’il aurait pu y avoir un tel génocide dans un pays très structuré, sans volonté du gouvernement qui, selon le témoin, perlait sur toute la structure du pays.
Le témoin répondra à la question par cette phrase: « En effet, c’était notre grand souci et notre consternation : que ce gouvernement n’arrive pas à stopper la situation ». À la question du président qui est de savoir si oui ou non il y avait, selon le témoin, une intention de commettre un génocide au sein du gouvernement intérimaire, monsieur SWINNEN s’étend sur la sévérité des discours pro-génocidaires qu’il décrit comme « trop durs », que les structures au Rwanda étaient finalement relativement performantes, et qu’une haine a fini par se développer « dans un débat politique qui s’envenimait ». En revanche, le président n’obtiendra pas de réponse à sa question.
À la question de savoir pour quelle raison le témoin ne parle pas de la haine envers les Tutsi, des explications sont attendues. Le témoin indique en avoir parlé mais revient aux Hutu ainsi qu’aux attaques du FPR. Le président insiste: « Quid de la haine envers les Tutsi y a-t-il eu des discours haineux à l’égard des Tutsi ?” Le témoin explique avoir entendu ces discours haineux à la radio RTLM, « avoir vu des feuilles, des papiers qui circulaient, des tracts, des caricatures et dessins monstrueux, surtout concernant les Belges », puis insiste sur « les messages de haine envers les Hutu modérés, opposés au nouveau régime ».
S’agissant de BUTARE, il est demandé au témoin s’il avait eu l’occasion de discuter de l’état du pays avec des Rwandais de BUTARE. Le témoin répond par l’affirmative et ajoute avoir rencontré une fois le préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA[6] à Kigali et salue “son courage”.
Le président présente l’accusé et demande au témoin, selon lui, quel niveau de connaissance pouvait avoir un médecin sur ce qui se passe dans le pays au niveau gouvernemental. Le témoin explique qu’il ne connaît pas l’accusé et dit ne l’avoir rencontré que dans le cadre de la première instance. Mais il indique que « le docteur MUNYEMANA avait cosigné une lettre avant le génocide en 1993, avant la motion de soutien au gouvernement intérimaire du 16 avril 1994”. Le témoin déclare que l’accusé y parle « d’état de droit, d’un processus démocratique, qui devait permettre aux pays de désigner quelqu’un qui n’est pas en litige ou en discussion ou en conflit avec son propre parti ».
Le président demande si cette lettre est dans le dossier mais aucun des avocats (partie civile et défense), ni l’avocat général n’en ont entendu parler. Le témoin indique l’avoir découverte après le premier procès, et que cette lettre est disponible sur internet en accès libre[7]. Pour conclure, Johan SWINNEN indique que tous les intellectuels et les médecins s’intéressent à la politique au Rwanda.
Enfin, à la question sur le départ de Sosthène MUNYEMANA du Rwanda, qui a été aidé par l’ancien ministre STRATON[8], il est demandé au témoin si pour lui, il est facile ou non de quitter le pays de cette façon, en rejoignant le Zaïre par la route la plus longue, truffée de barrières. Le témoin explique qu’il ne connaît pas ce ministre, puis s’étend sur les raisons profondes qui touchent un individu qui souhaite fuir (la peur), sans répondre à la question du président.
L’avocat général revient sur la lettre du 7 septembre 1993[9], qui est en source libre sur internet, et demande l’autorisation de verser cette pièce aux débats pour pouvoir interroger le témoin ci-dessus.
Le président indique que ce point sera vu après la suspension.
Le président passe la parole aux membres de la cour. Il est demandé au témoin qui, selon lui, aurait empêché de diligenter une enquête internationale. Le témoin explique que c’est l’ONU qui organise et réclame des enquêtes. De sorte qu’il faut, selon lui, s’adresser aux membres permanents du conseil de sécurité, et que pour lui, les États-Unis n’y sont pas étrangers.
L’audience est suspendue à 13h07. Elle reprendre à 14h15 par les questions des parties civiles, de l’accusation et enfin de la défense.
Questions des parties civiles.
Maître PARUELLE demande au témoin si, lorsqu’il parle de « génocide rwandais », il veut bien parler du génocide des Tutsi. Monsieur SWINNEN confirme que c’est bien le cas. Le témoin parle souvent du million de déplacés aux portes de Kigali sans parler du million de victimes du génocide. Pour le témoin, c’est cette présence des déplacés du Nord qui a fait monter la haine et la radicalisation.. Quant aux massacres des Bagogwe et du Bugesera, condamnés par la Belgique, ils étaient probablement annonciateurs du génocide des Tutsi, mais le témoin ne peut s’empêcher de dire qu’il y avait aussi des massacres perpétrés par le FPR. Et de faire allusion à l’encerclement de la ville de BYUMBA et du massacre de beaucoup de personnes par le FPR.
Maître EPOMA énumère tous les massacres qu’on peut considérer comme signes précurseurs du génocide. Le témoin rapporte qu’à KIGALI comme à BRUXELLES, ils étaient extrêmement inquiet. Quant à KAMBANDA et TWAGIRAMUNGU ils n’acceptaient de se parler qu’en présence du témoin. Ce dernier ne sait pas si MUNYEMANA et KAMBANDA étaient amis[10].
Concernant « l’attaque » de la nuit du 4 au 5 avril, le témoin reconnaît qu’il n’a pas compris tout de suite qu’il s’agissait d’un simulacre. « On voulait nous faire croire que le FPR était à Kigali pour justifier l’arrestation des « complices ». » reconnaît monsieur SWINNEN. D’évoquer ensuite la personne de Fred RWIGEMA qu’il est tenté d’opposer à Paul KAGAME, la comparaison allant plutôt en faveur du premier qui aurait plus ou moins conclu un accord avec HABYARIMANA à propos du retour des réfugiés. Ce dernier n’avait pas le soutien de son entourage, ce qui a rendu cet accord caduque. (NDR. À condition que cet accord ait vraiment existé. Le témoin n’en est pas du tout certain. Il l’évoque quand même!) L’assassinat des Casques bleus belges. Il y avait un grand sentiment anti-Belges, accusés d’avoir abattu l’avion[11].
Sur d’autres questions des parties civiles, le témoin reconnaît qu’il avait des craintes de ce qui pouvait arriver, mais pas concernant une « préparation » du génocide: « Des signes précurseurs, oui, mais pas un plan. Plan que le TPIR n’a jamais prouvé! » (NDR. Peut-être faudrait-il tout simplement en revenir à la définition d’un génocide considéré comme un crime préparé par un État? » Le témoin s’étonne qu’il n’y ait pas eu d’enquête internationale sur l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA. Enquête française, oui, mais était-ce suffisant?
Il est fait remarquer au témoin qu’il est venu témoigner au procès de Charles ONANA, en sa faveur, alors que ce dernier a été condamné pour contestation du génocide[12]. Il déclare ne pas être d’accord avec toutes les formules de l’accusé: « J’aurais formulé autrement! » (NDR. C’est bien léger comme déclaration. Il est quand même venu soutenir une personne condamnée pour négationnisme!) Il regrette aussi qu’on ait confié l’organisation du championnat du monde cycliste au Rwanda, un pays « qui viole le droit international, qui viole le droit avec le pays voisin. Ce n’était pas le moment. » (NDR. Allusion à la tribune que le témoin a publiée récemment en Belgique.) Il a appris que KAMBANDA était devenu Pawa[13], mais il n’était plus là.
C’est au tour de l’avocat général d’interroger le témoin pour lui faire remarquer qu’il représentait la Belgique mais qu’il était personnellement impliqué dans la situation et qu’il avait son propre jugement. Monsieur SWINNEN se contente de dire qu’il a essayé d’être « un diplomate moderne » en ne suivant pas seulement la politique de son gouvernement tout en essayant de contribuer à la construction de cette politique. (NDR. Réponse de diplomate!) Il avait la confiance de son gouvernement, ce qui l’encourageait à prendre des décisions. Monsieur l’avocat général lui fait remarquer qu’il n’avait toutefois pas l’indépendance d’un historien.
« Vous n’avez pas la preuve d’un plan concerté. Pour vous, il manquerait un décret pour le prouver? » demande l’avocat général. Et le témoin de répondre: « Jusqu’à présent, je n’ai pas cette preuve, ni de contre-preuve. Mais ce plan concerté pourrait exister sans que ce soit mis sur papier! »(NDR. Encore bien une réponse de diplomate!) Monsieur SWINNEN, reconnaît, que jeune diplomate (c’était son premier poste), il a ressenti « une immense émotion lors du massacre des Bagogwe, et plus encore lors de ceux du BUGESERA ». Il a bien rédigé un rapport sur les Bagogwe, « mais on n’est jamais sûr de la vérité! » Et de donner l’exemple de l’assassinat de Félicien GATABAZI. Sa femme a commencé par lui révéler que c’était l’acte de HABYARIMANA pour lui confier dix ans plus tard que, preuves à l’appui, c’était finalement le FPR le responsable.
Le témoin tend à minimiser la portée des propos du président HABYARIMANA à propos de ses déclarations selon lesquelles les accords d’Arusha n’étaient qu’un « chiffon de papier ». Il accepte l’interprétation que lui aurait donnée le président: c’était un accord qui pour l’instant n’était inscrit que sur du papier. (NDR. Peu convaincant comme explication mais qui correspond bien à ce qu’est le témoin depuis le début de son audition. IL navigue de-ci de-là.) Par contre, toujours sur question de l’avocat général concernant la définition de l’ennemi, il n’a jamais dit que les ennemis étaient tous les Tutsi .
La lettre ouverte du 7 septembre 1993, dans laquelle MUNYEMANA se plaint de la désignation de TWAGIRAMUNGU comme futur premier ministre, dans un souci d’avoir un minimum de consensus au sein du MDR[14] et dans le pays (on lui reprochait d’avoir été exclu du MDR), le témoin déclare que cela « fait partie du théâtre politique. Je vois cela comme une lamentation. Je ne veux pas attaché à cette lettre une trop grande importance. »
Questions de la défense.
C’est maître BIJU-DUVAL qui ouvre le bal. Il évoque à son tour le retour des réfugiés, parle de Fred RWIGEMA dont des sources disent qu’il aurait été assassiné par ses propres troupes. C’était pour lui une personne « charismatique », ce qui ne semblait pas être le cas de Paul KAGAME. Il parle ensuite du multipartisme mais comme sa Bible c’est toujours les déclarations de GUICHAOUA[15]), il n’est peut-être pas nécessaire de s’apesantir sur ses réflexions. L’avocat de la défense partage la position du témoin concernant la définition de l’ennemi. Et encore GUICHAOUA. On en restera là.
Après plus de six heures d’audition, monsieur le président met fin à l’audience.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Johan SWINNEN lors du procès en première instance, le 20 novembre 2023.
Visionnage de deux documentaires proposés par la défense. Le seul objectif de cette diffusion: démontrer que le régime de KAGAME est une dictature sanguinaire qui exécute ses opposants, fait disparaître des journalistes… On n’en attendait pas moins de la défense. Mais quel rapport avec l’affaire qui nous occupe devant la cour d’assises de Paris.
Demain matin seront entendus monsieur Florent PITON et madame Diana KOLNIKOFF. L’après midi, ce sera le tour de monsieur Jean-Philippe REILAND, enquêteur de l’OCLCG. La journée se terminera par l’audition de votre serviteur initialement prévue le 13 octobre. Mais je serai absent à cette date-là.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole au sein du CPCR
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
2. Juvenal HABYARIMANA : Président de la République rwandaise de 1973 jusqu’à son assassinat le 6 avril 1994. Juvénal HABYARIMANA a instauré un régime à parti unique, le MRND, discriminatoire à l’encontre des Tutsi et marqué par un favoritisme à l’égard des Hutu originaires de la préfecture de Gisenyi (Nord), région dont il était originaire. Il a introduit des quotas ethniques dans l’administration et l’enseignement pour limiter le poids des Tutsi et laissa la propagande et la haine anti-Tutsi se développer massivement sous son pouvoir, cf. glossaire[↑]
3. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
4. Lire notre communiqué du 28/8/2005 : Obsèques de monsieur Z: le Tribunal Administratif donne raison au maire d’Orléans[↑]
5. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
6. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA) : le préfet de BUTARE qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné (à na pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA).[↑]
7. Voir Lettre ouverte des intellectuels du MDR de Butare à Monsieur le Président de la République rwandaise (document pdf archivé sur le site francegenocidetutsi.org ) datée du 7 septembre 1993, in André GUICHAOUA : Butare, la préfecture rebelle, rapport d’expertise, Tome 3, Annexe 13[↑]
8. Straton NSABUMUKUNZI: ministre de l’Élevage, l’Agriculture et des Forêts au sein du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Il a aidé son ami Sosthène MUNYEMANA à fuir au Zaïre le 22 juin 1994.[↑]
9. Voir Lettre ouverte des intellectuels du MDR de Butare à Monsieur le Président de la République rwandaise (document pdf archivé sur le site francegenocidetutsi.org ) datée du 7 septembre 1993, in André Guichaoua : Butare, la préfecture rebelle, rapport d’expertise, Tome 3, Annexe 13[↑]
10. Voir dans le procès RWAMUCYO l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
11. Attentat du 6 avril 1994 contre l’avion présidentiel. Voir également : FOCUS – Avril – juin 1994 : les 3 mois du génocide.[↑]
12. Voir sur le site de Survie : Charles Onana et son éditeur condamnés pour contestation du génocide des Tutsis au Rwanda : le tribunal de Paris condamne un « déploiement sans frein de l’idéologie négationniste », article publié le 11 décembre 2024. [↑]
13. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
14. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
15. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 23 septembre 2025. J 6
24/09/2025
• Audition de Florent PITON, enseignant chercheur.
• Audition de Diana KOLNIKOFF, psychologue clinicienne et psychanalyste.
• Audition de Jean-Philippe REILAND, enquêteur de l’OCLCH.
• Audition d’Alain GAUTHIER, président et co-fondateur du CPCR.
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Audition de monsieur Florent PITON, enseignant chercheur, auteur de Le génocide des Tutsi au Rwanda[1].
Sur le contexte, le témoin explique qu’antérieurement à la période du génocide, existait déjà une instrumentalisation de l’assimilation ethno-raciale par les acteurs locaux, qui y voient l’opportunité de pouvoir mettre la main sur des territoires fonciers qu’ils revendiquent. Florent PITON indique à ce propos que cette manipulation procède notamment d’un projet politique et que le génocide lui-même est bien le résultat de ce projet, porté par des acteurs locaux et nationaux. Il explique également que le régime de 1975 est à parti unique : le MRND fondé en 1975[2]. À cet égard, il explique que ce monopartisme est fortement critiqué et dénoncé à partir de la fin des années 80, ce qui conduit à la promulgation du nouvelle constitution en 1991, autorisant la constitution de nouveaux partis. Dans cette phase, toute une série de partis politiques émergent, dont le MDR (Mouvement démocratique républicain). Le témoin expose ensuite que le MDR est un parti qui, au moment de sa fondation en juillet 1991, rassemble des individus et acteurs politiques qui n’ont pas les mêmes projets pour le Rwanda. De sorte que dès sa création, le MDR était un parti clivé entre à minima deux positions : d’un côté ceux qui défendent une lecture sociale de la situation politique au Rwanda, et d’autres qui revendiquent un héritage historique du MDR et qui lui au contraire, s’inscrit dans la lecture ethnique de la question sociale au Rwanda.
Florent PITON explique ensuite que progressivement, cette seconde branche, qui fait une lecture davantage ethno-raciale de la situation politique “va remporter la mise au sein du MDR”. Il conclut en expliquant que ce basculement se fait notamment en 1993, autour de trois évènements qui vont être importants. D’abord l’attaque du 8 février 1993 du FPR[3], qui radicalise certaines positions et où toute une série d’acteurs au sein du MDR vont considérer que “les ennemis de l’intérieur” sont les Tutsi. Ensuite une série d’événements à l’été 1993, dont l’ajout du nom “Parmehutu” au nom du parti MDR, soulignant que l’ajout de ce nom témoigne “de la volonté de remettre au centre du jeu la question ethno-raciale au sein du parti”. Enfin, l’assassinat du président nouvellement élu du Burundi, Victor NDADAYE et le discours d’un cadre du MDR, où sera théorisé le “Hutu Power”.
Le témoin explique ensuite que la mobilisation ethno-raciale est “une stratégie politique délibérément choisie par des acteurs politiques à l’échelle locale et nationale”. Florent PITON explique que la question de planification est centrale, et qu’elle intervient à deux niveaux : sur le temps long, avec une maturation progressive d’un projet idéologique consistant à voir dans les Tutsi des étrangers à la nation rwandaise. De sorte que les théories selon lesquelles les Tutsi sont l’ennemi de l’intérieur conduisent progressivement à justifier, au nom d’un “principe d’auto-défense”, à se débarrasser des Tutsi. Elle intervient également sur le temps court, tant à l’échelle nationale que locale, où les acteurs politiques et militaires organisent et mettent en œuvre l’extermination des Tutsi dès le 6 avril 1994. Le témoin conclut sur la dimension éminemment politique du génocide.
Le génocide des Tutsi du Rwanda, Florent PITON, Éd. La Découverte, 2018
Le président demande au témoin ce qui, d’après lui, le qualifierait mieux qu’un autre sur le fait d’aborder ces points pour aboutir à la planification du génocide. Le témoin explique avoir fait une thèse qui a duré 7 ans, au cours de laquelle il a mené un travail de terrain à l‘échelle locale. Il a par ailleurs écrit un ouvrage en parallèle[1].
Il se qualifie comme “un historien des archives”, ayant pu consulter des archives administratives connectées dans différents espaces (au Rwanda, plusieurs mois dans les archives de la province du Nord par exemple). Le témoin indique s’être appuyé aussi sur les archives mobilisées dans les procès du TPIR[4].
Le président demande si le témoin a vu un jugement qui indique l’existence d’une planification. Ce dernier explique que ce qui correspond le plus à la notion de planification, c’est la notion d’“entente en vue de commettre le génocide”. Le témoin parle par exemple d’un document qui cite les caches d’armes en vue de tuer des milliers de Tutsi en quelques minutes. Il explique que la mobilisation de la notion “d’infraction continue” était présente dans les documents du TPIR, permettant ainsi d’inscrire ces faits dans le temps long. Le témoin confirme ainsi qu’il y a de quoi parler de planification.
Le président demande ensuite si son travail est duplicable sur le reste du pays ou si toutes les zones sont particulières. Le témoin répond que les zones sont différentes mais que le génocide est une constante, et que les acteurs locaux (préfets, bourgmestres), s’engagent dans le cycle génocidaire. Il cite par exemple BUTARE où il y a un décalage de deux semaines, et indique “qu’on y observe le même cycle”. Ainsi “même si la chronologie diffère, il y a des constantes dans le rôle fondamental de la notabilité locale et administrative, à l’échelle des communes et de préfectures” .
Le président demande ensuite au témoin si, lorsqu’il évoque les Tutsi, tous étaient désignés ou bien uniquement les Tutsi extrémistes et politisés. Le témoin répond qu’entre 1990 et 1994, “c’est bien l’entièreté des Tutsi qui deviennent l’ennemi dans la totalité”. Le président demande, s’agissant du MDR, s’il était possible d’en être membre en avril 1994 sans être extrémiste ou sans épouser les positions extrémistes. Le témoin explique qu’à l’été 1993, ceux qui prennent les rênes du parti sont les plus extrémistes, de sorte qu’il faut distinguer le MDR de 1991-1992 et le MDR de 1993-1994, qui lui est rangé du côté Hutu power, et qui exclut d’office les Hutu modérés.
Le président parle d’une lettre adressée en 1993 au président HABYARIMANA[5], dans laquelle des intellectuels évoquent Faustin TWAGIRAMUNGU, et le fait que celui-ci était en passe d’être choisi par le président. L’accusé étant l’un des signataires de cette lettre, la question est de savoir s’il est possible d’être signataire de cette lettre et d’être en retrait, c’est-à-dire être modéré et ne pas faire partie des plus extrémistes du MDR. Le témoin explique qu’il devra lire la lettre pour répondre. Il est donné lecture de la lettre au témoin.
Après lecture, le témoin souhaite d’abord dire que cette lettre se fonde, pour ce qu’il en comprend, sur les décisions prises au sein du bureau d’exclusion et sur les accords d’Arusha qui sont déjà signés. Il explique qu’elle s’appuie aussi sur la répartition de postes de pouvoir telle qu’elle a été fixée dans les différents accords aboutissant aux accords finaux du 4 août 1993. Ce qui est important pour le témoin, c’est la référence récurrente à la notion de “démocratie”. Le témoin explique que cette notion, dans le contexte des années 1990, est associée à ce qui va devenir dans les semaines qui suivent un positionnement ethno-racial (comme avec le Hutu Power). Ainsi, la mobilisation de cette notion, c’est de dire que le pouvoir doit revenir à la majorité, qui est dans leur esprit à l’époque les Hutu. Pour le témoin, la mobilisation de “démocratie” et “république”, sont deux caches pour proposer une lecture ethno-raciale de la vie politique rwandaise.
Le président demande ensuite si pour le témoin, il est possible qu’à BUTARE comme ailleurs, il y ait pu avoir un certain nombre de faits qualifiés de genocide de Tutsi, sans la participation active de toute l’administration militaire et administrative. Le témoin répond que le préfet de Butare est destitué le 17 avril, assassiné le lendemain et que le président de la république se rend à BUTARE avec une partie de son gouvernement le 19, pour l’investiture d’un nouveau préfet. Et c’est ce discours du président SINDIKUBWABO[6] et le remplacement de ce préfet qui impulsent et généralisent la commission des massacres[7]. De sorte qu’il y aurait bien “une corrélation entre ces changements administratifs et la généralisation du génocide”. Pour le témoin, il paraît difficile de se dire qu’il aurait pu y avoir des massacres considérables, sans se référer aux rôles des autorités locales dans l’organisation de ces massacres.
À la question de savoir s’il est plausible qu’un médecin-gynécologue adhérent au MDR, puisse penser qu’un bourgmestre puisse mettre à l’abri des Tutsi en danger. Le témoin explique que la plupart des bourgmestres qui tentent de mettre en œuvre ces stratégies de protection des Tutsi ne restent pas en poste. Ces derniers sont soit destitués ou soit assassinés dans les 15 premiers jours du génocide. Il explique que les bourgmestres restent en poste durant toute la durée du génocide et qu’il parait difficile d’expliquer qu’ils n’auraient joué aucun rôle.
L’audience est suspendue à 10h10 et reprend à 10h15.
Les avocats des parties civiles demandent au témoin comment selon lui, cette dynamique génocidaire est capable d’entrer au sein des familles. Le témoin explique que la notion ethno-raciale est une frontière qui finit par prendre le pas sur la solidarité et les alliances familiales.
S’agissant d’une question portant sur la notabilité locale, il est demandé au témoin si le génocide était possible sans l’accord de ces notables. Le témoin explique qu’il semble difficile d’imaginer que l’impulsion génocidaire puisse être mise en branle sans le rôle de ces notabilités. Il explique que dans la manière dont se met en place l’auto-défense civile, celles et ceux à qui on va distribuer les armes sont précisément les notables locaux.
À la question des avocats des parties civiles, de savoir si lors de la radicalisation, il a été décidé de tuer les Hutu qui ne suivaient pas le mouvement, le témoin explique que c’est exactement ce qui se passe dans les premières heures du génocide, et ce aussi bien à KIGALI que dans les campagnes, où les Tutsi sont ciblées dès le 6 et 7 avril 1994. À cela s’ajoute le ciblage systématique, à Kigali notamment, de l’opposition politique dite modérée, dont l’essentiel des membres sont tués dans les premières heures. Le témoin conclut en indiquant que ces assassinats “participent bien de la clarification du paysage politique, où désormais la seule voie politique possible c’est le Hutu power; et les modérés sont considérés comme des ennemis qu’il faut cibler et qu’ils le sont de facto. Certains étant assassinés antérieurement par ailleurs, en février 1994”.
À la question de savoir si ce génocide aurait pu être exécuté sans préparation, le témoin répond “absolument pas”. Il explique que “l’entièreté des génocides du 20ème siècle mobilise l’État, parce qu’il faut du matériel, coordonner les actions et qu’un surgissement de violence n’est pas suffisant”. Et d’ajouter que “le rôle de l’État est une constante”.
S’agissant de la lettre du 7 septembre 1993, le témoin explique que “le dévoiement de la notion de démocratie est quelque chose que l’on voit apparaître dès la fin des années 50. Le mouvement politique Hutu qui se structure défend l’idée que le pouvoir au Rwanda doit être redistribué au profit des seuls Hutu, qui représentent la population statistiquement majoritaire. C’est donc une vision de la démocratie du gouvernement majoritaire sur le plan ethnique”.
Sur question des avocats des parties civiles, le témoin explique que la décision prise d’adjoindre la notion “Parmehutu” au MDR fait référence à une volonté de se réinscrire dans un héritage ethno-racial. Puis à la question de savoir si “Hutu Power” est un slogan, le témoin réfute. Il explique qu’au contraire, l’utilisation de cette expression est utilisée dans une lecture ethno-raciale politique : “c’est l’idée que toutes les branches du parti doivent lutter contre les Tutsi ; et il est utilisé pour dire qu’il faut s’en protéger”.
L’avocat général indique ensuite au témoin qu’il parle d’une structure hyperadministrée au Rwanda, de sorte que la question est de savoir si en 1994, le génocide demande la publication d’un décret “organisation du génocide au Rwanda”. Le témoin répond par la négative, expliquant que par définition, il n’y a pas un document unique par lequel tout le projet serait dévoilé. Il explique à ce titre que le plan concerté ne se lira jamais dans un seul document qui permettrait à lui seul de tout comprendre.
Sur question de l’avocat général, le témoin explique que des militaires, comme la garde présidentielle, s’engagent aussi dans la logique génocidaire. Sur question de l’avocat général, le témoin précise qu’il y a notamment un document qui émane de l’armée en date de septembre 1992 (la commission BAGOSORA – document également présent dans les archives du TPIR) avec une série d’échanges entre l’administration et les camps militaires qui organisent la livraison d’armes et l’envoi de troupes. De sorte que la participation militaire est archivée.
À la question de l’avocat général, qui est de savoir qui était désigné comme “les ennemis” dans cette note de 1992, le témoin explique que ce document s’inscrit dans la droite ligne des 10 commandements Hutu[8], avec tous les arguments anti-Tutsi, où les femmes sont d’ailleurs particulièrement visées. De sorte qu’il est possible de soutenir que “les Tutsi sont désignés comme les ennemis de l’intérieur dans ce document”.
L’avocat général en termine en posant la question de savoir si, lorsque l’on adhère au MDR en 1993, il était possible d’avoir connaissance des dissensions qui pouvaient exister et de la naissance du Hutu power. Ce à quoi le témoin répond par l’affirmative, expliquant que la “branche power au sein du MDR a pris le pas sur le reste”, de sorte “que l’on sait dans quel type de parti on s’engage”.
Sur questions de la défense, le témoin indique avoir effectivement pris connaissance des jugements du TPIR. Puis le témoin indique qu’à cette époque, le MDR faisait l’objet de luttes d’influence. Enfin, monsieur PITON explique qu’avant 1959, c’est la Belgique qui était au pouvoir. De sorte qu’à cette époque, bien que les cartes d’identité aient été créées, celles-ci étaient loin d’être généralisées.
L’audition de Florent PITON se termine à 11h25. L’audience est suspendue et reprend à 11h40 avec l’interrogatoire de madame Diana KOLNIKOFF.
Audition de madame Diana KOLNIKOFF, psychologue clinicienne et psychanalyste.
Il est demandé au témoin de décliner son identité, son âge et sa profession (psychologue clinicienne et psychanalyste). Après avoir prêté serment, le président indique au témoin qu’elle dispose de 30 minutes pour réaliser des déclarations. Le président autorise le témoin de lire ses notes.
Le témoin explique avoir 30 ans de carrière derrière elle, en contact et au soutien des victimes de violences politiques et de crimes de masse (Khmers rouges, Bosnie-Herzégovine et Rwanda). Elle explique que la spécificité des crimes politiques dans les crimes de masse sont les effets similaires sur les victimes, alors même que ces crimes ont été perpétrés dans des temps et des lieux différents.
Elle explique ensuite que la violence politique dans le contexte du génocide et crimes contre l’Humanité s’inscrit avec les mots suivants : cruauté, terreur, intentionnalité et impunité. De sorte que dans la soudaineté de la violence politique, les victimes n’ont plus les réflexes d’auto-conservation les plus basiques car elles sont dans l’incapacité de pouvoir se protéger ou protéger leurs proches. Elle explique également la différence entre violence et cruauté, indiquant que là où la violence est toujours présente dans les conflits armés, la cruauté s’inscrit quant à elle dans la spécificité des crimes de masse, où il s’agit de détruire les personnes désignées par des “actes barbares et spectaculaires, comme le viol et la torture, avec une mise en scène de la violence devant les familles. Cela ayant pour but la destruction des liens familiaux, l’humiliation et l’anéantissement de l’humanité de l’autre, et de tout ce qui lui est sacré. La cruauté a pour but de terroriser la population, qui se trouve en état de sidération. Les actes commis se déploient ainsi en toute impunité”.
S’agissant des effets sur les victimes, le témoin explique que celles-ci ressentent très fortement les visées intentionnelles de destruction. Elle explique que beaucoup souffrent d’effets post-traumatiques physiques et psychologiques, certaines se sentant coupables de ce qui leur est arrivé. Elle souligne que certaines victimes peuvent également donner l’impression d’aller bien et parler avec détachement “comme si les faits étaient arrivés à quelqu’un d’autre”. Sauf que dans ces cas-là, la personne a simplement développé des mécanismes de défense, pour se protéger de ce qu’elle a vécu.
S’agissant de l’implication des personnes victimes à témoigner, madame Diana KOLNIKOFF explique que les victimes “attendent de la justice une reconnaissance des horreurs commises et elles espèrent être à la hauteur du devoir de mémoire” qui pèse sur elles. Elle indique à la cour que pendant le procès, certaines victimes ont un fort sentiment d’anxiété à l’idée de revoir l’accusé. Elle conclut ce propos en indiquant que la phase du procès est une “re-traumatisation ».
À propos de la façon dont peut se dérouler le témoignage d’une victime, le témoin explique que la victime va témoigner de sa vérité, de “ce qu’elle a vu, ce qu’elle a ressenti dans le détail”, de sorte que “la temporalité ne suivra pas forcément l’exigence de chronologie du récit”. Elle explique également qu’un témoin peut sembler se contredire dans un témoignage, donnant l’impression de ne pas être fiable. Elle explique qu’en réalité, ces incohérences apparentes trouvent des explications : il y a un écart temporel entre les faits et le témoignage apporté d’une part, et d’autre part il y a la mémoire traumatique, qui peut faire ressurgir des souvenirs enfouis. Elle conclut en expliquant que “la justice permet aux victimes de faire leur récit en toute liberté, pour lutter contre l’impunité”.
Le président demande au témoin si le témoignage d’une personne entendue au plus proche des faits est susceptible d’être considéré comme prévalant sur le témoignage d’une personne entendue ultérieurement. Le témoin explique que la véracité du récit n‘est pas remise en cause et qu’il y a toujours des défaillances de la mémoire. En revanche, en ce qui concerne “ce que la victime a vécu dans sa chair et dans son intérieur le plus profond”, elle ne peut pas l’oublier. Elle explique par ailleurs qu’avec le temps, il peut également y avoir des souvenirs qui reviennent et peuvent même apparaître durant le procès. Mais que “le fondement de ce qui a été vécu reste intact”. Le témoin conclut en indiquant que de toute son expérience, elle n’a vu que deux personnes qui avaient effectivement menti (celles-ci n’ayant rien à voir avec le génocide des Tutsi).
Le président demande ensuite que le témoin fasse la distinction entre règlement de compte/mensonge, vengeance et soif de justice. Ce à quoi le témoin explique que l’esprit de vengeance ne peut, selon elle, tenir dans le temps, et donc au travers des auditions. Elle indique que le type de témoignage change aussi quand on est sur la vengeance.
Sur question de la cour, le témoin explique ensuite que les événements restent intacts dans la mémoire des victimes. Toujours sur question de la cour, le témoin précise avoir eu comme patients de nombreuses victimes Tutsi, et que celles-ci avaient impérativement besoin d’un suivi avant, pendant et après le procès.
Sur question des avocats de la partie civile, le témoin explique ensuite que la remise en cause des témoignages des victimes est extrêmement dure à vivre pour elles, et qu’elles nécessitent à ce titre, un suivi, notamment pour y être psychologiquement préparées. Elle ajoute que lorsqu’une victime, qui était notamment enfant au moment des faits, décide de témoigner, elle le fait uniquement parce qu’elle a vécu de véritables traumatismes résultant des massacres, et a besoin que justice soit rendue. Elle ajoute que cultiver le doute autour de leur témoignage “détruit toute notion de procès pour eux”.
Sur question des avocats des parties civiles (qui sera également posée par les avocats de la défense par la suite), qui est de savoir si une victime peut être affectée par le souvenir collectif (réunion de paroles, gacaca[9], ..) le témoin répond par la négative. Elle explique que selon son expérience, chaque individu a sa propre histoire, même s’il est évident qu’elles partagent des choses communes. En revanche “chaque victime vit son traumatisme individuellement”. De sorte “qu’aucune association entre les histoires d’individus n’est possible, chacune étant unique et spécifique”.
L’audience est suspendue à 12h42 et reprend à 12h44.
Les avocats de la défense rappellent à la cour qu’elle existe ”pour défendre les intérêts d’un homme qui est accusé du pire”. La défense indique ensuite que le génocide est souvent “un totem inébranlable”, de sorte que se pose la question de savoir si, face à l’émotion considérable et aux souffrances – qui ne sont pas contestables – avec un accusé derrière une vitre et dans cette configuration, il est possible d’avoir un récit objectif. Le témoin rétorque que ce n’est pas le génocide qui est jugé, et qu’en tout état de cause, elle ne saurait répondre à cette question.
Les avocats de la défense demandent ensuite au témoin si le mensonge peut être considéré comme une façon de se protéger des représailles. Ce à quoi le témoin répond que ce n’est pas une façon de se protéger. Au contraire, si il y a des représailles, alors la personne ne vient pas. Elle ajoute que le mensonge peut également exister du côté de l’accusé.
Les avocats de la défense évoquent ensuite un témoignage au sein de la procédure (sans le nommer) selon lequel les versions données seraient diamétralement opposées, et demande au témoin s’il a des clefs pour trancher. Elle explique qu’il ne s’agit pas de son rôle, celui-ci étant celui de la cour, d’autant qu’elle ne dispose ni du témoignage en question, ni des faits, ni de la moindre information lui permettant d’avancer une réponse. Enfin, à la question de savoir, “compte tenu des enjeux, si ces différences (relatives au témoignage évoqué supra) créent par nature un doute, la prudence ne devrait-elle pas conduire à écarter un témoin qui a deux versions ?”, le président intervient pour indiquer qu’il appartient à la cour de trancher, et non au témoin.
Le témoin conclut en indiquant aux avocats de la défense qu’elle ne détient aucun élément sur le cas qui lui est soumis, de sorte qu’elle ne peut, en tout état de cause, donner aucun jugement sur le témoignage dont il est question.
L’interrogatoire se termine à 12h58. L’audience est suspendue et reprendra à 14h30.
Audition de monsieur Jean-Philippe REILAND, enquêteur de l’OCLCH[10].
Enquêteur à l’OCLCH qu’il dirige depuis 2020. L’Office central de police judiciaire est composé de 14 offices en France avec chacun sa spécialité. Le témoin énumère les cinq objectifs de l’organisation qu’il dirige. Sa création date de 2013 suite aux engagements internationaux de la France suite au traité de Rome. Il a fallu modifier la constitution en 2000: adoptée à l’unanimité du parlement.
L’OCLCH est composé de 42 membres, tous volontaires. Une formation à la conduite des enquêtes est donnée aux personnes qui intègrent l’organisme. Si plusieurs missions sont conduites à l’étranger, le Rwanda n’est plus la première destination. Aujourd’hui ce sont les dossiers en relation avec la Syrie qui composent la plus grande partie des affaires. Le fait que ces affaires soient éloignées dans le temps les rend plus difficiles. Le recueil de preuves matérielles est rare: seule reste la parole des témoins.
On ne peut intervenir à l’étranger sans l’aval du pays. Lors des commissions rogatoires, les auditions sont réalisées par les enquêteurs français, au Rwanda. Les enquêteurs choisissent les témoins les plus pertinents et les convocations sont remises aux témoins par le Parquet de Kigali qui organise les commissions rogatoires.
Sur place, les auditions se font au plus près de l’habitat du témoin, soit au sein de la prison s’il s’agit d’entendre des détenus.
Sur questions de monsieur le président; le témoin reconnaît ne pas avoir enquêté personnellement sur l’affaire MUNYUEMANA. Le témoin de poursuivre: « De nombreux défis se présentent lorsqu’on va enquêter au Rwanda. Le pays vit encore dans l’histoire du génocide, les commémorations, chaque année, sont un temps fort. Un début de paix civile règne au Rwanda. Quand on part en enquête dans ce pays, on est tenu de faire émerger la vérité. Il faut donc faire preuve d’une grande vigilance lors du recueil des témoignages afin de ne pas augmenter le traumatisme des rescapés. Quant aux relations avec les autorités judiciaires du Rwanda, elles sont plutôt apaisées. Je n’ai jamais ressenti aucun frein de la par des autorités judiciaires du pays. Aucune entrave pour rencontrer des témoins, même à décharge. Lors des auditions, nous ne sommes accompagnés d’aucun OPJ[11] du Rwanda. Ce qui est extrêmement rare, même en France ou dans un pays occidental. Nous sommes seuls avec l’interprète si sa présence est nécessaire. Les procès verbaux sont imprimés sur place. »
Le témoin s’est bien rendu deux ou trois fois à BUTARE mais ce n’était pas pour enquêter lui-même, c’était pour superviser le travail de ses hommes. Au sein de l’OCLCH, les femmes représentent 40% de l’effectif. Des dossiers ne sont pas allés au bout tout simplement parce que les juges d’instruction ont prononcé des non-lieux. Après chaque commission rogatoire, les gendarmes font une synthèse qu’ils remettent au juge d’instruction. Selon le témoin, 50% des dossiers se terminent par des non-lieux, pas pour ceux concernant le Rwanda. Malgré le retard pris par la justice française, le témoin déclare n’avoir jamais douté de la nécessité de continuer ce travail.
Un avocat des parties civiles demande au témoin s’il a eu l’impression, en se rendant au Rwanda, d’être dans une dictature. Le général REILAND répond par la négative. S’il y a beaucoup de militaires dans les rues, ce n’est pas plus que dans certains quartiers de Paris! Quant à la culture du mensonge dont on parle souvent à propos du Rwanda, le témoin dit que le mensonge est bien partagé dans le monde entier.
Simon FOREMAN, avocat du CPCR: « Vous intervenez sur des lieux où sont intervenus des associations. Est-ce un obstacle pour vous? »
Le témoin souligne alors le travail très utile des associations et reconnaît qu’il est parfois difficile d’entendre des témoins qui l’ont été plusieurs fois par d’autres enquêteurs de différents pays. C’est une très grande charge émotionnelle pour le témoin. Et de préciser que le travail d’une ONG peut leur être parfois utile.
Maître LINDON demande si un gouvernement peut avoir une influence sur les enquêtes. Le témoin répond une nouvelle fois par la négative. « Ce n’est qu’au Rwanda qu’on nous laisse conduire seuls les auditions » répète le général REILAND.
La parole est à monsieur BERNARDO, l’avocat général. Il se demande pourquoi ces dossiers ont pris un tel retard. Devant la prudence du témoin: « Vous pouvez critiquer la justice » précise-t-il, un sourie au coin des lèvres. Le témoin a-t-il connaissance des procédures judiciaires en cours en France? Apparemment pas vraiment, même s’il a témoigné lors de deux ou trois procès.
La défense intervient à son tour pour déclarer que pour témoigner il faut être libre (NDR. Les avocats de la défense doutent beaucoup que l’on soit libre de témoigner au Rwanda). Comme l’a dit monsieur CHEVALIER, en charge de l’organisation des témoignages en visioconférence à Kigali, les auditions ont confidentielles. L’avocat semble ignorer que le GFTU[12] n’existe plus et que toutes les instances judiciaires ont été rassemblées au Parquet général de Kigali. Les enquêteurs travaillent plus en lien avec l’organe chargé de la protection des témoins.
Toujours sur question de la défense, le témoin reconnaît que les enquêtes partent assez souvent d’une plainte déposée par les parties civiles. La rupture de relations diplomatiques en 2006? Elle a été causée par le rapport du juge BRUGUIÈRE qui mettait en cause des personnes de l’entourage immédiat du président KAGAME dans l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA.
L’audience a été suspendue à 16h06 et a repris à 16h41.
Audition de monsieur Alain GAUTHIER, président et co-fondateur du Collectif des Parties Civiles (CPCR)
Alain GAUTHIER a précisé avoir travaillé 55 ans sur le Rwanda, depuis qu’il a fini ses études, au moment où il est parti en coopération dans le cadre de son service militaire au Rwanda. Il est parti enseigner le français pendant deux ans à SAVE, de 1970 à 1972. Il a indiqué que pendant ce séjour, il avait été accusé injustement par les frères d’avoir volé, comme ses prédécesseurs. Alain GAUTHIER a souligné une seconde anecdote, alors qu’il traversait les frontières pour un tournoi de foot, un coup d’État s’était déroulé au Burundi. Cet épisode l’a beaucoup marqué parce qu’il y avait vu des camions de cadavres défilaient dans les rues. Alain. GAUTHIER a indiqué avoir quitté le Rwanda en 1972, où il a décidé de reprendre des études de Lettres. Le curé de SAVE, le père BLANCHARD, l’a invité chez lui à ROANNE, où il a rencontré sa future épouse. Entre 1977 à 1989, les deux époux ont trois enfants et font des voyages réguliers au Rwanda. En août 1981, Alain GAUTHIER est mis en état d’arrestation à l’aéroport, parce qu’il avait été confondu avec son homonyme, aussi appelé le Serpent. Pendant plusieurs années, Alain GAUTHIER et sa famille ne pourront pas se rendre au Rwanda pour des questions de sécurité. En 1993, il a qualifié son premier geste politique comme celui d’avoir envoyé une lettre au Président MITTERRAND pour le questionner sur la responsabilité française au Rwanda.
Dès février 1994, Alain GAUTHIER a précisé qu’alors que sa femme se trouvait au Rwanda, elle a dû rentrer parce que des corps se trouvaient déjà dans les caniveaux et des miliciens paradaient déjà. Le 8 avril, au surlendemain de l’attentat, Alain GAUTHIER a raconté avoir téléphoné immédiatement à la paroisse de NYAMIRAMBO, à KIGALI, où il savait que la famille de son épouse s’était réfugiée. Le père BLANCHARD lui a alors appris que sa belle-mère avait été tuée, abattue dans la paroisse le matin même. Alain GAUTHIER a indiqué avoir rencontré, en 1996, une cousine rescapée de l’église de la Sainte Famille, puis d’autres rescapés, et d’avoir recueilli les témoignages pour les rendre aux avocats en charge de ces dossiers. En 2001, le premier procès des « Quatre de Butare » a pris place en Belgique[13]. Alain GAUTHIER et son épouse s’y sont rendus, d’autant que sa belle-famille avait contribué à fonder un collectif de victimes. Alain GAUTHIER a alors décidé de fonder un collectif similaire en France, alors qu’ils n’avaient pas encore de dossier en main, et ils ont pu récupérer six dossiers, dont celui de Sosthène MUNYEMANA. Alain GAUTHIER estimait à l’époque qu’il s’agissait de « plaintes dormantes », la justice française ne s’en étant pas encore saisie sérieusement. Alain GAUTHIER a témoigné avoir déposé une quarantaine de plaintes avec le CPCR[14].
Alain GAUTHIER a précisé la méthode de travail : à chaque nouvel accusé potentiel, à chaque cas, l’association se rend au Rwanda, pour rencontrer des rescapés, qui ne sont pas toujours les meilleurs témoins parce que, par définition, s’ils ont survécu c’est qu’ils s’étaient cachés, ou pour rencontrer des tueurs. Ceux qui ont plaidé coupable en Gacaca[9] ou ceux qui sont emprisonnés, pour lesquels ils font des demandes aux autorités rwandaises, qui acceptent régulièrement. À propos des témoignages recueillis, Alain GAUTHIER a précisé que s’il existait des éléments à décharge, le CPCR laissait ces éléments dans le dossier. Néanmoins, il a précisé que ce qui les intéressait, eux, plus particulièrement étaient les témoins à charge, et, n’étant pas des juges d’instruction, ils se limitaient à leur rencontre prioritairement. Alain GAUTHIER a précisé que lorsqu’il était allé à BUTARE pour rencontrer des parties civiles qui n’avaient pas encore été entendues, il avait rencontré un certain nombre de témoins. Alain GAUTHIER a mentionné un cas en particulier, d’une personne qui était en possession d’une lettre lui indiquant quoi dire devant les juges d’instruction, signée Sosthène MUNYEMANA. Lorsque Alain GAUTHIER est revenu au Rwanda, la personne qui lui avait donné la lettre était morte brutalement. Il s’agissait de Éric NZABANDORA, un fils rescapé de Marie NYIRAROMBA.
Le témoin a également cité le rapport DUCLERT, commandé par Emmanuel MACRON, qui avait conclu à une « responsabilité accablante de la France« [15]. Alain GAUTHIER a indiqué que le CPCR avait déposé un recours de plein contentieux auprès du Tribunal administratif et maintenant devant Conseil d’État pour faire reconnaître la complicité de l’État français dans le génocide des Tutsi..
Le président de la cour a demandé à Alain GAUTHIER de préciser l’objectif du CPCR.
Le témoin a indiqué qu’il s’agissait tout simplement de poursuivre les accusés du génocide en justice, lorsqu’ils vivaient en France (se reporter aux statuts du CPCR disponibles sur le site).
Le président de la cour a interrogé Alain GAUTHIER sur des cas où le CPCR avait décidé de ne pas porter plainte s’il n’y avait pas suffisamment d’élément.
Le témoin a indiqué que non, que toutes les plaintes avaient été déposées et acceptées par le Parquet.
Le président de la cour a interrogé Alain GAUTHIER sur l’utilité des investigations des associations en amont des enquêteurs.
Le témoin a indiqué qu’il n’y aurait jamais eu de procès en France si le CPCR n’avait pas porté d’action en justice.
Le président de la cour a tout de même souligné que certaines enquêtes n’allaient pas jusqu’au bout.
Le témoin a répondu qu’en cas de non-lieu, lorsque cela était possible, le CPCR faisait appel. Alain GAUTHIER a indiqué que l’association acceptait la décision de la justice quoi qu’il arrive. Il a précisé que trois personnes étaient décédées avant même d’avoir été mises en examen.
Le président de la cour a demandé à Alain GAUTHIER s’il continuait à aller au Rwanda.
Le témoin a confirmé, précisant qu’il irait au Rwanda dans le courant du mois pour la reconstitution des faits organisé par un juge d’instruction dans une autre affaire. C’est le CPCR qui a déposé plainte contre un médecin de BUTARE. Sur le site du CPCR, on peut trouver la liste des plaintes déposées par le CPCR où dans lesquelles le CPCR est partie civile[14]. Depuis 2019, le Parquet a fini par ouvrir une dizaine d’informations judiciaires.
Le président de la cour a interrogé Alain GAUTHIER sur les victimes, comment elles réagissaient au fait que les investigations se poursuivaient encore.
Le témoin a indiqué que parfois, certaines personnes critiquaient la lenteur de la justice française, il pouvait y avoir du découragement, mais le CPCR avait décidé de continuer son combat pour la justice. Toutefois, le CPCR, depuis des années, déplore la lenteur de la justice française.
Le président de la cour a interrogé Alain GAUTHIER sur la question de l’objectivité, et si le CPCR en faisait preuve dans les éléments d’analyse, et la nature des relations qu’entretient le CPCR avec les autorités rwandaises.
Le témoin a indiqué que leur mission prioritaire était de recueillir des témoignages, mais qu’il ne leur appartenait pas de juger. Le CPCR n’essayait pas d’atteindre absolument l’objectivité, mais si un témoin les « menait en bateau », ce qui a pu arriver, le CPCR abandonnait. Sur les relations avec les autorités rwandaises, Alain GAUTHIER a indiqué avoir de bonnes relations avec le Rwanda et que le CPCR acceptait lorsque le Parquet rwandais leur proposait de leur donner des pièces utiles au procès.
La juge assesseure a demandé à Alain GAUTHIER de préciser la nature des relations qu’il nouait avec les personnes qu’il était amené à auditionner, et de préciser l’ambiance et les émotions des personnes en question.
Le témoin a indiqué qu’effectivement, certains témoins avaient peur, notamment parce que certaines personnes condamnées à des peines lourdes commençaient à sortir de prison. Il a également précisé qu’un sentiment d’amitié et d’empathie accompagnait souvent les auditions, aussi parce que l’association les accompagnait avant, pendant et après le procès.
La parole aux parties civiles.
Maître FOREMAN a questionné Alain GAUTHIER sur le fait que l’épouse de Sosthène MUNYEMANA l’avait accusé d’être derrière tous leurs malheurs.
Le témoin a précisé qu’il n’avait aucun lien avec la plainte initialement déposée par le collectif girondin.
Le CPCR agit « sans haine ni vengeance » selon la devise inscrite au fronton du site.
La parole à l’avocat général.
L’avocat général a demandé à Alain GAUTHIER si le dossier présent correspondait exactement au dossier déposé par le CPCR ou s’il avait évolué.
Le témoin a indiqué que, bien évidemment, le dossier avait évolué dans la mesure où l’essentiel des documents émanaient de l’information judiciaire menée par les juges et les gendarmes de l’OCLCH[10].
La parole à la défense.
Maître LEVI a évoqué l’affaire Wenceslas MUNYESHYAKA
Le témoin Alain GAUTHIER a précisé que ce dossier avait bénéficié d’un non-lieu.
Maître LEVI a demandé si Alain GAUTHIER acceptait la conclusion de cette affaire.
Le témoin a répondu que oui, que la décision avait été prise par la justice sur la base du fait que les femmes qui l’avaient initialement accusé de viols s’étaient ensuite retractées. Toutefois, dans un premier temps, le CPCR avait fait appel du non-lieu.
L’avocate de la défense a précisé : deux femmes l’avaient accusé de viol, l’une s’est rétractée.
Maître LEVI a questionné Alain GAUTHIER sur la méthodologie du CPCR, et surtout sur le fait que l’association continue à enquêter parallèlement aux enquêteurs de la justice.
Le témoin a précisé qu’en général ce n’était pas le cas, mais que si un témoin leur donnait un nouveau témoignage, ils le prenaient. Lorsque l’enquête n’est pas encore en cours, il faut encore retourner au Rwanda 4 ou 5 fois. Alain GAUTHIER a précisé que le CPCR était très précautionneux avec le fait de ne pas interroger des témoins déjà entendus par la cour.
Maître LEVI a questionné Alain GAUTHIER sur le cas de madame Marie NYIRAROMBA.
Le témoin a indiqué qu’il la connaissait depuis longtemps bien avant le génocide, qu’elle vivait proche de chez sa belle-mère.
Maître LEVI a cité D3080 (référence du dossier) et lui a demandé de commenter le fait que Alain GAUTHIER avait indiqué avoir rencontré madame Marie NYIRAROMBA après qu’elle a été entendue une première fois.
Le témoin a répondu qu’il avait bien vu la personne concernée après son audition, pour des raisons personnelles à la base, puisqu’elle était une amie de la famille initialement, et qu’elle lui avait fait part du fait qu’elle avait reconnu un membre d’une famille génocidaire dans le groupe d’enquêteur (un interprète), et qu’elle n’avait pas osé tout dire. Alain GAUTHIER a précisé qu’à la suite de cet événement, il s’était adressé à monsieur CONTINI, l’ambassadeur de France, pour l’alerter de la situation, et qu’il lui avait dit qu’il essaierait de prendre en compte la liste des personnes « sûres ». Alain GAUTHIER a indiqué s’être déjà expliqué devant un juge d’instruction sur ce sujet. Alain GAUTHIER avait remis une lettre confidentielle pour l’ambassadeur. Une secrétaire l’avait ouverte et avait communiqué le contenu à un enquêteur.
Maître LEVI a insisté sur le fait que Marie NYIRAROMBA était un témoin et non une partie civile sur ce procès.
Le témoin a réitéré sur le fait qu’il s’agissait d’une amie, et qu’elle est bien partie civile aux côtés du CPCR.
Maître LEVI a indiqué que lorsque Marie NYIRAROMBA avait été entendue à nouveau, elle n’avait pas dit la même chose que Alain GAUTHIER.
Le témoin a indiqué ne pas savoir.
Maître LEVI a cité la référence D3047 dans le dossier, soulignant les méthodes du CPCR pour aller chercher des informations, et que parfois ils étaient accompagnés par des officiers judiciaires rwandais pour traduire les dires des témoins/victimes potentiels.
Le témoin a confirmé.
Maître LEVI l’a interrogé sur l’ancien vice-président du CPCR.
Alain GAUTHIER a expliqué qu’il y avait eu des querelles internes à l’association, et que celui-ci était parti.
Maître LEVI a demandé si elle concernait les méthodes de collecte des témoignages.
Le témoin n’a pas souhaité répondre.
L’avocate, maître BOURG a souhaité à son tour revenir sur le cas de Marie NYIRAROMBA.
Le témoin a relaté que Marie NYIRAROMBA avait, personnellement, indiqué avoir reconnu une personne d’une famille de génocidaire dans les interprètes et les chauffeurs.
L’avocate a indiqué que l’information concernant les interprètes et chauffeurs lui avait été donné par Laurence KANAYIRE (référence D3088 du dossier), une amie de TUMBA.
Le témoin a indiqué que c’était certainement le cas, qu’il ne s’en souvenait plus.
L’avocate a indiqué que cette même personne avait dit au juge d’instruction qu’elle n’avait jamais dit ça. L’avocate (référence D3081 du dossier) a également cité la lettre adressée à l’ambassadeur avec une liste d’interprètes et de chauffeurs sûrs.
Le témoin a indiqué s’être déjà exprimé là-dessus, que cette lettre avait été demandée par l’ambassadeur.
L’avocate a demandé à Alain GAUTHIER ce qu’ils faisaient des témoins à décharge.
Le témoin a répété qu’il ne s’occupait pas des témoins à décharge, qu’il n’était pas juge.
L’avocate a questionné Alain GAUTHIER sur comment le CPCR arrivait à se rendre en prison pour interroger des gens.
Le témoin a répété que ces auditions se faisaient avec l’aval des directeurs de prison.
L’avocate a réitéré son questionnement, en demandant à Alain GAUTHIER s’il travaillait en étroite collaboration avec le Parquet de Kigali. L’avocate lui a demandé si le Parquet donnait des « tuyaux » au CPCR.
Le témoin a indiqué que non, parce qu’en général le CPCR en savait plus que le Parquet.
L’avocate a demandé si le CPCR avait travaillé avec le procureur de BUTARE en 2012.
Le témoin a indiqué que oui certainement, mais qu’il ne se souvenait pas dans quelles circonstances.
L’avocate a cité D937 (référence du dossier), où le procureur indiquait avoir été contacté par le CPCR et qu’il avait mis Alain GAUTHIER en relation avec une douzaine de témoins. L’avocate a demandé à Alain GAUTHIER s’il connaissait très bien le procureur.
Le témoin a indiqué qu’il le connaissait mais qu’il ne se souvenait plus très bien de cette rencontre. C’était en 2011?
L’avocate a demandé si Alain GAUTHIER s’il était un collaborateur du Parquet rwandais.
Le témoin a estimé que non, qu’ils travaillaient en lien avec les autorités judiciaires, mais qu’il ne s’estimait pas comme un collaborateur du Parquet.
L’avocate a demandé à Alain GAUTHIER s’il avait été décoré par Paul KAGAME.
Le témoin a répondu que oui, le CPCR avait été décoré avec une sorte d’équivalent de la légion d’honneur. Lui et son épouse avaient reçu la médaille Igihango.
L’avocate lui a demandé pourquoi.
Le témoin a répondu que sans le CPCR, beaucoup de génocidaires n’auraient pas été jugés, notamment ceux qui avaient déménagés en France.
L’avocate a demandé la traduction de Igihango.
La traductrice a répondu « alliance éternelle ».
PS. Ces notes de l’audition de monsieur GAUTHIER ont exceptionnellement été rédigées par une personne qui n’est pas membre du CPCR. Merci à elle.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Alain GAUTHIER lors du procès en première instance, le 1er décembre 2023.
L’audience a été suspendue à 17h53.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole au sein du CPCR
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. Le génocide des Tutsi du Rwanda, Florent Piton, Éd. La Découverte, 2018[↑][↑]
2. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
4. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
5. Voir Lettre ouverte des intellectuels du MDR de Butare à Monsieur le Président de la République rwandaise (document pdf archivé sur le site francegenocidetutsi.org ) datée du 7 septembre 1993, in André GUICHAOUA : Butare, la préfecture rebelle, rapport d’expertise, Tome 3, Annexe 13[↑]
6. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
7. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA) : le préfet de BUTARE qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné (à na pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA).[↑]
8. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
9. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑][↑]
10. OCLCH : Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine. C’est un service de police judiciaire spécialisé rattaché à la direction générale de la gendarmerie nationale ou de la police nationale. La mission principale est l’enquête qui est conduite seule ou en liaison avec des unités de la police nationale. Il y a aussi des missions d’appui et de soutien, de coordination de l’action des différents services. Ce service a été créé en 2013 pour répondre à la signature du Statut de Rome qui institue la Cour pénale internationale. Les magistrats font des demandes qui sont examinées par les autorités de ces pays relatives à des actes précis comme par exemple la demande de procéder à des investigations sur place en interrogeant des témoins. Les équipes de l’OCLCH se rendent en général 2 à 3 fois par an au Rwanda.[↑][↑]
11. OPJ : officier de police judiciaire.[↑]
12. GFTU : « Genocide Fugitive Tracking Unit », section du Parquet de Kigali en charge des fugitifs.[↑]
13. Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001.[↑]
14. Voir le tableau récapitulatif des plaintes[↑][↑]
15. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 24 septembre 2025. J 7
26/09/2025
• Audition de Patrick GEROLD, ancien enquêteur à l’OCLCH.
• Audition d’Anaclet DUFITUMUKIZA, gendarme et chauffeur.
• Audition d’une partie civile qui souhaite garder l’anonymat.
________________________________________
L’audience s’ouvre à 09:08. À titre liminaire, le président indique à la cour que certains témoins se trouvent à l’étranger, et que les autorisations nécessaires ont été délivrées pour pouvoir procéder à leur interrogatoire en visio.
Le président fait entrer le prochain témoin, à qui il est demandé de décliner son identité (Patrick GEROLD), son âge (61 ans) et sa profession (gendarme retraité). Le témoin prête serment de dire la vérité et toute la vérité
Audition de monsieur Patrick GEROLD, ancien enquêteur à l’OCLCH[1]
Le témoin explique avoir quitté l’OCLCH en 2019 et avoir travaillé sur le dossier de Sosthène MUNYEMANA de 2010 à 2013. Il explique avoir travaillé sur plusieurs dossiers sur le Rwanda, dont plusieurs ont déjà été jugés. Il explique que l’équipe se partageait entre juge d’instruction et enquêteur, où le gros du travail consistait à retrouver les témoins de l’époque. Il souligne la difficulté liée à la temporalité, ayant diligenté cette enquête avec 15 ans de retard. Il explique, s’agissant des militaires qui auraient pu être entendus comme témoins dans le cadre de l’enquête, que le gouvernement rwandais ne leur a pas donné accès aux militaires en question. Il indique que selon lui, des témoins clés n’ont pas pu être entendus, et que les investigations étaient incomplètes notamment du fait de cette carence. Il explique ne pas avoir pu entendre le conseiller de secteur BWANAKEYE, ou le couple REMERA. Le témoin conclut en disant “qu’il est difficile de statuer sur la culpabilité de l’accusé car il y a des manques dans la procédure,des trous danslaraquette ”.
Le témoin explique avoir commencé à la section de recherches de Paris en 1991 jusqu’à la création d’un groupe pour les crimes commis hors de France. Il n’a pas reçu de formation particulière en tant qu’enquêteur à la création de l’OCLCH et n’a pas été formé avant de travailler sur le dossier du Rwanda. En revanche, il indique avoir eu une formation sommaire par la suite, dans le cadre d’un dossier sur la Syrie. Il a ensuite cessé de travailler sur ce dossier car celui-ci a été attribué à un autre enquêteur. (NDR. Il aurait été utile de connaître les conditions qui l’ont amené à quitter l’OCLCH car certaines de ses déclarations laissent entendre qu’il a eu des problèmes avec ses responsables vu les critiques qu’il fait de l’OCLCH, voire de son propre travail)
Avec les autorités judiciaires et policières rwandaises, les enquêteurs travaillaient en établissant une liste de témoins à entendre, et cette liste était transmise aux autorités judiciaires rwandaises afin qu’ils retrouvent ces témoins en amont de leur venue. Le témoin souhaite raconter une anecdote avec le procureur de la République du Rwanda avec qui il a été amené à travailler : Martin NGOGA. Patrick GEROLD souligne que “ça s’est très mal passé car au cours de l’exécution d’une mission, il (le procureur NGOGA) a fait appeler un enquêteur pour lui indiquer que l’enquête n’avançait pas assez vite”. Il ajoute que le procureur NGOGA leur a interdit de continuer l’enquête et aurait menacé les enquêteurs de ne plus pouvoir obtenir de visas. Il leur aurait dit d’aller directement à l’ambassade de France. Par la suite, cette problématique a été réglée entre l’ambassade et le procureur de la République NGOGA.
Il indique ensuite qu’au niveau politique et étatique, il y aurait eu des pressions pour faire accélérer le procès. Le témoin précise que “les difficultés n’ont rien à voir avec le gouvernement, mais ont plutôt trait à la possibilité d’entendre les témoins, avec à peine 20% des témoins qui auraient pu être entendus”.
Le président demande au témoin comment il explique que les collègues après lui ayant repris le dossier, plusieurs juges d’instruction, une cour d’appel et une cour d’assise n’ont pas le même point de vue que lui (qui indique qu’il n’y a pas assez d’éléments dans ce dossier). Le témoin rétorque que ceux qui ont écrit l’acte d’accusation “ont dû se tirer les cheveux pour trouver quelque chose”. Il explique également qu’à son arrivée, l’accusé était surnommé “le boucher de Tumba”, alors même qu’il n’est pas possible, selon lui, d’attribuer ces faits à Sosthène MUNYEMANA et que, toujours selon lui, “il n’est pas possible de retenir de charges contre l’accusé”.( NDR. Est-ce à lui de porter ce jugement sur des faits qu’on lui demande simplement de recueillir?)
Il déclare que “les gens de TUMBA accusaient Sosthène MUNYEMANA de différents crimes”, mais “qu’en reprenant les auditions, les propos accusatoires étaient absents des auditions”. Il remet en question la fiabilité de l’ONG African Rights, qui avait fourni les témoignages initiaux. Il précise que “c’est le gouvernement rwandais qui a commandité les témoignages d’African Rights et qui a payé pour rédiger le document qui a servi d’appui aux renseignements militaires”. Le témoin déclare ensuite que l’accusé “s’est fait taillé un short par le gouvernement, a été ciblé dès le lendemain du génocide pour lui nuire et l’empêcher de se lier avec d’autres Hutu”. Lé témoin ajoute que “c’était fait pour décrédibiliser une éventuelle position de l’extérieur”, afin de “lui mettre un dossier judiciaire sur le dos”. ( NDR. Là encore des réflexions qui peuvent paraître déplacées.)
Il déclare ensuite à propos de Sosthène MUNYEMANA, qu’il était “très difficile de recouper les évènements, sachant qu’une quinzaine de meurtres lui étaient imputés”. Il ajoute que “des gens racontent n’importe quoi, ils sont prêts à accuser gratuitement car ils estiment que beaucoup de criminels n’ont pas été jugés. Donc traditionnellement, on aime bien raconter des cracks pour impliquer des gens dans le génocide”. (NDR. Monsieur GEROLD aurait eu intérêt à entendre l’audition de madame Régine WAINTRATER pour comprendre la psychologie des rescapés qui viennent témoigner[2].)
Le président prend la parole pour expliquer que les juges d’instruction ont prononcé des non-lieux, et indique que les exemples cités par le témoin ont justement fait l’objet de non-lieu. La question est de savoir s’il est possible de considérer que d’autres éléments tiennent, selon les décisions prises par ces mêmes juges d’instruction. Le témoin indique “ne pas vouloir donner son avis personnel” (ce qu’il vient pourtant de faire). Il explique que de son point de vue “ce n’est pas étayé et que c’est source d’interprétation, comme le bureau du secteur qui est interprétable”.
Le président demande ensuite au témoin si pendant les auditions menées au Rwanda, il était seul avec l’interprète, sans policier rwandais. Le témoin confirme qu’il n‘y avait pas de représentant du parquet, ni une quelconque autorité présente. Il est demandé au témoin s’il a l’impression parfois que les témoins avaient pu être préparés. Le témoin confirme, expliquant que “cette préparation tient au fait d’avoir déjà été entendu par le passé à plusieurs reprises par le Tribunal judiciaire, ou alors dans le cadre des Gacaca[3]”. Il ajoute que “dans ce contexte, ils s’approprient ce que vivent les autres”. Le témoin précise que “des grands criminels qui ont tué femmes, enfants et vieillards se retrouvent dehors et que les gens qui ont refusé de collaborer, qui sont accusés faussement, eux restent en prison”. Il conclut en déclarant que “nous sommes dans un système rwandais vicié par ce procédé, ce qui pollue le témoignage des gens et les procédures”. (NDR. Unpoint de vue très contestable quand on connaît ce qu’ont été les Gacaca et leurs résultats. Même s’il y a pu avoir des erreurs judiciaires, toujours regrettables. Je dis toujours: » Mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison.)
Le président demande au témoin s’il se souvient des éléments recueillis sur l’appartenance de l’accusé à des partis politiques. Le témoin indique ne plus avoir de souvenir à ce propos, mais se rappeler uniquement de la CDR[4] et du couple REMERA. Il explique que ce couple est retrouvé dans beaucoup d’auditions, et que ceux-ci font partie du “noyau dur de TUMBA au cours du génocide et qu’ils ont beaucoup influencé les tueurs en les encourageant à commettre des traques et le meurtre des “fuyards tutsi”. Il explique que ce couple a “une grande influence sans avoir commis directement les crimes”. (???)
Le témoin explique ensuite que Sosthène MUNYEMANA a écrit une motion de soutien au gouvernement intérimaire, et qu’il s’agit d’une initiative locale. Il explique qu’il est co-signataire de ce document mais qu’il manque des éléments pour incriminer l’accusé, car “les autres témoins et co-signataires n’ont pas été entendus”. (NDR. Là encore un jugement contestable et une déclaration dont il aurait pu se passer. Est-il toujours dans son rôle?)
Le président souhaite réaliser une parenthèse car le témoin a mentionné des personnes qui n’ont pas été entendues. La question est de savoir si c’est le témoin qui s’est restreint ou bien si, toujours selon le témoin, c’est le juge d’instruction qui n’avait pas voulu qu’ils soient entendus. Rappelant que Patrick GEROLD a déclaré plus tôt “qu’il y a des trous dans la raquette” s’agissant de l’enquête qui a été menée. Le président donne l’exemple des dépositions qui ont été prises, notamment devant le parquet de BUTARE. Le témoin répond en expliquant qu’il aurait voulu entendre ces témoins mais qu’il n’a pas pu, supposant un empêchement extérieur. Le président souligne qu’au contraire, c’est le témoin qui avait refusé d’être entendu.
Sur question du président, le témoin explique qu’historiquement la destitution du préfet était “un message codé pour que la population se soulève pour conduire le génocide”[5] mais admet confondre les dates et la chronologie des évènements du 17 au 20 avril 1994. Le président souhaite revenir au 17 avril 1994, mais le témoin insiste : la destitution du préfet n’a, pour lui, pas eu lieu à cette date. Il explique que BUTARE était calme jusqu’à l’arrivée du gouvernement intérimaire. Il indique que l’on nomme des responsables par groupe et l’accusé se retrouve chargé du centre de TUMBA et du bureau de secteur. Il ajoute que Sosthène MUNYEMANA a été nommé chef de la sécurité. Il indique par ailleurs qu’il n’y a pas eu de procès s’agissant de François BWANAKEYE (NDR : alors que ce dernier a été condamné par une Gacaca).
Le président indique que d’autres réunions ont pu avoir lieu avec les responsables politiques, ou responsables de partis politiques et des administratifs. Il est demandé au témoin s’il se souvient d’autres réunions. Ce dernier indique que ses souvenirs sont flous à ce sujet. Il explique que “certains témoins racontent qu’au cours de ces réunions des listes étaient préparées, d’autres disent autre chose”. Il ajoute spontanément “que le génocide est un détournement de ces réunions et que tout le monde avait l’initiative de traquer les Tutsi à la demande des militaires. Mais ça n’a rien à voir avec les réunions qui ont lieu au même moment”.
Il est ensuite demandé au témoin ce qu’il pense des réunions post 21 avril 1994, ce à quoi il répond ne pas s’en souvenir. Le président indique au témoin que l’accusé ne nie pas ces réunions, ni sa présence à celles-ci. Le témoin répond “que les personnes qui participaient à ces réunions ne sont pas toutes impliquées dans le génocide” et que “ces réunions sont à l’initiative du couple REMERA”. (NDR : réunions dont le témoin n’avait pourtant pas le souvenir d’après ses propres déclarations).
Le président demande au témoin s’il pense que les participants à cette réunion, avec le génocide qui démarre, peuvent ignorer ce qui se passe ou s’ils tentent de freiner les évènements. Le témoin explique qu’il y a “des tueurs qui sillonnent les rues et qui sont prêts à tuer les personnes qui ressemblent à des Tutsi, et que des Hutu modérés ont tenté de s’interposer”. Le témoin ajoute qu’il aurait “aimé que ces réunions fassent l’objet de comptes-rendus”.
À la question du président, le témoin déclare que la première réunion est celle du lendemain de l’attentat présidentiel le 7 avril 1994. Il est décidé de faire des rondes et de commencer à “sécuriser les lieux”. Il ajoute que pour ce faire, des responsables sont nommés au niveau des barrières de sécurité. Il précise qu’il “ne sait pas si ces barrières étaient mises en place pour perpétrer le génocide ou pour sécuriser les lieux”, ajoutant “qu’il pense que ces barrières étaient là pour la sécurité, et que c’est après que cet instrument a été détourné de sa mission initiale”.
Le président explique que selon d’autres témoins, au contraire, ces barrières ont été mises en place pour perpétrer le génocide. La question est de savoir si pour Patrick GEROLD il y avait une frontière étanche entre BUTARE et le reste du pays. Le témoin répond par la négative, expliquant que le téléphone fonctionnait et que tout le monde a cherché à connaître quelle est la situation du moment. Il ajoute que “tout le monde avait compris qu’un génocide avait commencé à Kigali”.
Le président demande si le témoin se souvient de ce que les témoins ont dit sur ce qu’aurait fait ou non l’accusé. Patrick GEROLD explique que l’accusé a participé aux rondes et qu’il était responsable de son quartier à TUMBA : “je pense qu’il devait superviser ces rondes et je pense qu’il devait aussi y participer car il ne travaillait plus à l’hôpital jusqu’au 9 mai 1994”.
Le président demande ensuite à Patrick GEROLD s’il se souvient de ce que les témoins disaient de l’accusé. Patrick GEROLD explique que les témoins lui ont déclaré “qu’il avait une feuille à la main et qu’il avait établi une liste”, mais souligne “que lesdits témoins n’ont pas vu ce qu’il y avait sur le papier… Les témoins disent que l’accusé est intervenu dans des exactions mais ils ne se rappellent pas s’il était un meneur de bande”.
Patrick GEROLD indique se souvenir d’un témoignage selon lequel un professeur remontait la rue avec des miliciens, qu’ils étaient passés devant le domicile de Sosthène MUNYEMANA, qui serait sorti voir ce qui se passait. Selon ce témoignage, le professeur avait imploré l’accusé de ne pas être emmené dans la fosse pour être exécuté, et Sosthène MUNYEMANA aurait dit “je ne peux rien faire pour toi”. Le témoin s’interroge à haute voix, et se demande “si c’est un silence complice” de cet assassinat de la part de l’accusé, ajoutant que selon lui, “il manque tout de même des témoignages”.
Il ajoute spontanément “qu’à part cette anecdote”, il n’a pas “en mémoire d’autres preuves à charge contre l’accusé”.
Le président reprend la parole pour expliquer qu’il n’est pas reproché à Sosthène MUNYEMANA d’avoir activement tué une personne. Il lui est reproché d’avoir mis en place ces barrières et d’avoir pu participer, même en retrait, aux évènements qui auraient permis la mise à mort d’un certain nombre de personnes.
Emplacement de l’ancien bureau du secteur de Tumba. Photo Alain GAUTHIER
S’agissant de la clé du bureau de secteur, le président demande si le témoin se souvient si Sosthène MUNYEMANA a pu être détenteur de la clé, et s’il se souvient de ce qu’il s’est passé. Patrick GEROLD explique que “cette histoire d’enfermement des Tutsi dans le bureau du secteur” débute le 21 avril 1994. Très vite survient ce problème et cela s’explique par deux choses: d’abord par le fait que des Tutsi se sont réfugiés dans la « maison 60 » (avec 4 ou 5 personnes enfermées qui ne veulent pas en sortir), et qu’un responsable de cellule ou adjoint ne veut pas qu’on s’en prenne à eux. (NDR. Déclaration qui ne semble pas correspondre à la vérité des faits concernant la « maison 60 »)
« Maison 60 » où étaient enfermés les Tutsi avant d’être conduits au bureau de secteur.. Photo Alain GAUTHIER
Il fallait donc trouver une solution, de sorte qu’ils se sont rapprochés du conseiller de secteur de TUMBA. Selon le témoin, ils trouvent la solution de déplacer ces réfugiés vers le bureau du secteur qui a des barreaux aux fenêtres et qui est donc sécurisé. Il conclut cette hypothèse en disant que “c’est une façon de voir les choses”. Ensuite, il explique que la seconde est différente, “car il semblerait que des Tutsi se soient rapprochés du bureau de secteur et auraient cherché à trouver refuge à l’intérieur. François BWANAKEYE est au départ détenteur de cette clé, et c’est lui qui entérine cette décision de refuge pour les Tutsi en détresse”. Il ajoute que “le docteur MUNYEMANA n’habite pas loin, donc ça lui a été confié dans un but pratique. Il aurait été décidé de donner la clé au docteur MUNYEMANA pour qu’il ouvre les portes aux Tutsi”. Il conclut en précisant que ”d’autres versions disent qu’il a voulu s’emparer de clefs du bureau pour s’assurer que les gens ne s’échappaient pas et qu’ensuite ils seraient déplacés pour être exécutés ailleurs, parce qu’on ne voulait plus qu’ils le soient près des fosses communes”.
Le président indique que deux périodes sont mélangées et explique qu’un des épisodes est au mois de mai et s’agissant de Sosthène MUNYEMANA, cela serait davantage au mois d’avril 1994 entre le 23 et le 24. Il est demandé au témoin ce qu’il pense du principe même d’avoir la clé du bureau de secteur et s’il s’agit d’un élément important. Le témoin confirme, disant “que c’est un élément à charge déterminant si les personnes étaient enfermées pour être exécutées ailleurs”. Le président reprend sa question et le témoin répond que la détention de cette clé donne de l’importance à l’accusé, qui est un notable et ami de Jean KAMBANDA[6]. Ce qui confirme sa position et le fait qu’il ait une influence certaine. Patrick GEROLD conclut en expliquant que l’accusé “a la clé car il est une personne de confiance, écoutée et responsable de son quartier, et que le bureau se trouvait à 200 mètres de son domicile”.
L’audience est suspendue à 10h35 et reprend à 10h50.
S’agissant de la date de destitution du préfet, l’avocat général tient à préciser que la destitution date du 16 et que la nomination du nouveau préfet intervient le 17. La défense n’est pas d’accord, de sorte que le président annonce que cette question sera reprise ultérieurement.
Le président fait projeter la photographie représentant la distance du domicile de l’accusé et du bureau de secteur. Sur présentation de la photographie, il est demandé à l’accusé si cela paraît correspondre à la distance entre chez lui et le bureau de secteur. L’accusé indique qu’il ne peut pas répondre, parce qu’on ne voit pas bien. Une autre photographie est projetée et l’accusé ne semble pas reconnaitre sa maison indiquant que ça a changé, et que le portail n’était pas de couleur bleue. Une autre photo est montrée, et le témoin reconnaît la maison principale mais ne reconnaît pas les dépendances, indiquant “qu’il y a peut-être eu des travaux de faits depuis”.
Au fond, le bureau de secteur. Photo prise à partir de la maison de Sosthène MUNYEMANA. ©Alain GAUTHIER
Le président précise qu’il y avait 275 mètres entre son domicile et le bureau du secteur, l’accusé répond que c’est possible. Le président indique que d’autres notables étaient plus proches du bureau de secteur, ce que confirme Patrick GEROLD citant notamment RUGANZU, qui était ingénieur agronome. Le témoin se souvient du “café bar”, lieu où les Interahamwe[7] allaient boire. Le témoin explique que cette question de clef est à poser à François BWANAKEYE pour savoir pourquoi elle a été donnée à l’accusé et non à une personne plus proche. C’est peut-être parce que “le 17 avril 1994 il aurait été nommé responsable de sa rue pour les surveillances, que le bureau du secteur se retrouve dans sa rue”, de sorte que c’est devenu “un homme de confiance de François BWANAKEYE”. Néanmoins, il ne se souvient pas des circonstances de la remise des clefs à l’accusé. Il explique qu’on remet cette clef à “une personne qui n’a pas de responsabilité administrative, mais qu’on lui remet car il est une personne de confiance”.
À la question de savoir si la clef pouvait être remise à une personne qui n’a pas été adoubée ou bien également à des personnes qui avaient des liens entre elles, le témoin indique ne pas savoir. Il est ensuite demandé si le témoin a le souvenir que le frère de MAMBO aurait fait savoir que l’accusé souhaitait récupérer cette clé. Le témoin indique ne pas s’en souvenir.
Il est demandé au témoin s’il se souvient si l’accusé est allé voir si MAMBO avait la clef du bureau du secteur, et que MAMBO lui aurait dit ne pas l’avoir, sachant que l’accusé lui-même reconnaît y être allé. Le témoin indique ne pas s’en souvenir et précise que MAMBO “c’est un grand tueur, qui a exécuté beaucoup de monde”.
Il est demandé si le fait que l’accusé soit allé voir MAMBO a une importance. Le témoin indique ne pas s’en souvenir. Il ajoute que l’accusé “devait savoir qu’il était un tueur puisque MAMBO ne s’en cachait pas”, pour finir par déclarer “que cela était peut-être étrange”.
La défense intervient pour préciser que MAMBO était responsable de cellule. Le président répond que cette précision a déjà été donnée à deux reprises durant l’audience.
Le président demande ensuite au témoin pourquoi utiliser le mot “emprisonné”, qui est utilisé par un certain nombre de personnes, y compris l’accusé qui parle aussi “de mise à l’abri” (à propos des Tutsi enfermés dans le bureau du secteur). Le nombre a été difficilement déterminé (entre 30 et 40 personnes), de sorte qu’il est demandé au témoin s’il se souvient de ce qu’il est advenu de ces personnes enfermées. Le témoin répond que ces personnes n’ont pas été identifiées, de sorte “qu’on ne sait pas qui est mort et qui a survécu”.
Le président tempère, en expliquant qu’un certain nombre a été identifié par les proches. Le témoin répond que selon lui, “il n‘y avait qu’une femme qui avait survécu”. Le président explique qu’au contraire, il y a eu plusieurs personnes qui ont donné les noms de leurs proches, expliquant que certes, certaines n’ont pas été identifiées, mais que d’autres oui. Le témoin répond alors “c’est ça, on a pas réussi à identifier toutes les personnes séquestrées, il me semble qu’il y a eu des survivants, une dame est venue à la gendarmerie”. Patrick GEROLD ajoute “qu’il n’y a pas de liste complète des victimes et on ne sait pas. La plupart des gens qui ont été enfermés ont été transférés après coup soit à la gendarmerie, soit au bureau préfectoral, d’autres ne sont jamais revenus”.
Il est demandé si le témoin se souvient des conditions dans lesquelles étaient enfermées ces personnes. Le témoin parle de “conditions spartiates” mais indique ne pas se souvenir de tout. Il dit ne plus savoir s’ il y avait des toilettes mais “que ce qui est caractéristique, c’est qu’il y avait des portes et barreaux aux fenêtres qui empêchaient les intrusions par l’extérieur”. Le témoin confirme que “certains Interahamwe avaient des armes à feu”, et sur question du président, le témoin explique que “ce qui les a empêchés d’attaquer, c’était le fait d’avoir des responsables”. Au niveau des conditions de vie, le témoin “pense qu’ils avaient un sentiment de sécurité, et qu’ensuite il y eu une polémique où les gens se sont plaints de n’avoir ni à boire ni à manger”.
S’agissant de l’ouverture à plusieurs reprises de ce local, il a été indiqué qu’il y avait des réunions organisées au bureau pour déterminer la suite, et notamment des lieux par lesquels les personnes devaient transiter. Le témoin indique n’avoir aucun souvenir de ces réunions. Le président demande au témoin d’expliquer l’utilisation du mot “polémique” (évoqué supra). Le témoin explique qu’il parle de polémique car “au cours de l’instruction, des témoins ont évoqué ne pas avoir été nourris”, et qu’“on a parlé de conditions inhumaines”. Le témoin précise avoir peut-être mal choisi ses mots, qu’il s’agissait davantage “d’éléments d’informations”.
À la question de savoir dans quels lieux les gens ont été transférés, le témoin explique que certains ont parlé de la gendarmerie, d’autres parlaient de la préfecture. Il indique que ce sont des lieux étatiques et s’étonne “qu’on ait fait transiter les Tutsi dans ces endroits”. Il ajoute qu’il “y a interprétation, parce qu’on se retrouve avec les Tutsi, et qu’est-ce qu’on doit en faire ?” (parlant des responsables de l’époque).
Le président demande au témoin quelle aurait été la solution pour protéger les Tutsi, et si celui-ci s’était personnellement interrogé, précisant que les veuves du groupe MAMBO disaient qu’il fallait plutôt sortir et se cacher que de rester enfermés dans ces endroits. Patrick GEROLD explique que selon lui, “c’est de la malchance, et que les hordes d’interahamwe les ont pris en chasse, donc se cacher dans une maison c’est non”. Le témoin déclare que des personnes avaient survécu en se cachant dans les champs, et qu’en tout état de cause, il fallait éviter le stade de TUMBA.
Le président demande au témoin si selon lui à cette période (notamment à partir du 23 avril 1994), le fait que les Tutsi aillent se réfugier dans des églises ou bureaux administratifs aurait pu les sauver. Le témoin répond “visiblement non, parce qu’ils s’y sont retrouvés et ont été tués”. Le président explique que ce n’est pas la question et la repose. Le témoin indique que c’était “une mauvaise option”. Il est demandé ensuite au témoin si d’après lui, l’accusé pouvait avoir un doute sur le fait que c’était une mauvaise option. Patrick GEROLD déclare “je ne suis pas dans sa tête, je ne sais pas”.
Il ajoute qu’il comprend la confusion qui devait régner à l’époque, et que cela devait paraître être une solution. Il déclare également que “le bureau du secteur était sécurisant (pour les Tutsi) puisqu’il y avait des barreaux”. Avant d’ajouter “les interahamwe ont indiqué ne pas connaître le bureau de secteur, ils traquaient les Tutsi ailleurs. Ils ne comprennent pas pourquoi les Tutsi ont été mis là, car il y avait une fosse pour les exécuter”. Il souligne néanmoins que “c’est vrai, ça les a sauvés quelques temps mais ça ne leur a pas sauvé la vie.”
La parole est donnée à la cour.
À la question de savoir si, après s’être aperçu que les allégations de l’ONG African Rights aient été jugées peu crédibles, les enquêteurs s’étaient rapprochés d’autres ONG pour avoir des informations, le témoin déclare ne pas se souvenir de s’être adressé à d’autres organisations, si ce n’est les Gacaca[3].
À la question de savoir si les événements sanglants de Kigali pouvaient être connus à Butare, le témoin répond qu’il semble difficile de les ignorer. À la question de savoir si le témoin peut dater (même approximativement) le moment où les exactions commises à Kigali auraient pu être connues à Butare, le témoin répond qu’il ne sait pas.
À la question de savoir ce que le témoin peut dire au sujet de la radio RTLM[8], Patrick GEROLD explique qu’il y avait “des journalistes qui diffusaient des messages explicites qui encourageaient à commettre le génocide”.
Les avocats des parties civiles n’ont pas de questions à poser au témoin.
L’avocat général demande au témoin comment se déroulait la désignation d’un enquêteur dans un dossier de génocide. Le témoin explique qu’il y avait un chef de service qui transmettait les dossiers au chef de groupe qui désignait lui-même les enquêteurs en fonction de leur charge de travail. À la question de savoir s’il était possible d’avoir plusieurs enquêteurs sur un dossier, le témoin répond qu’en France, il n’y a qu’un enquêteur qui s’occupe de son dossier, et que c’est à l’étranger qu’on lui assigne d’autres enquêteurs pour répartir la charge de travail sur place.
À la question de savoir si c’était KERMOAL le directeur d’enquête et Patrick GEROLD une aide pour réaliser des actes à l’étranger, le témoin explique que c’est KERMOAL qui a conclu le dossier, de sorte que c’était lui le directeur d’enquête. Il ajoute toutefois avoir réalisé certains actes comme la liste des témoins à entendre, des résumés d’audition à transmettre au juge “pour lui mâcher le travail”, et des pièces de renseignements.
À la question de savoir si le témoin a réalisé un procès-verbal de synthèse, le témoin reste d’abord silencieux. L’avocat général lui demande s’il n’a pas été marqué par ce dossier, le témoin répond qu’il a travaillé sur plusieurs dossiers, et que lorsqu’il y a un directeur d’enquête, c’est lui qui s’occupe de la majorité des procès-verbaux à réaliser à Paris.
Lorsque l’avocat général demande quelles missions lui ont été données dans le cadre de ce dossier par les juges, le témoin répond “vous me posez une colle. Lorsqu’on m’adresse une commission rogatoire (CR), la mission est dessus. Donc au moment où il fallait faire le point, je reçois une CR pour me demander d’apporter une certaine analyse en plusieurs points, je mets en avant les éléments contradictoires, et notamment les meurtres qu’on reprochait au docteur MUNYEMANA et pour lesquels on s’est aperçu que ça tenait pas debout”.
L’avocat général lui fait remarquer que l’accusé n‘est pas poursuivi pour ce qu’exprime le témoin. Il est demandé au témoin si à son avis, son opinion a été suivie ou a donné lieu à des investigations complémentaires. Le témoin répond “l’enquêteur n’a pas d’opinion”. L’avocat général lui fait remarquer qu’il a pourtant donné son opinion tout au long de la matinée, ce à quoi le témoin semble se braquer et s’emporte “Il ne faut pas sortir de St-Cyr pour se rendre compte que les gens ont énormément fabulé ; et dans ce procès-verbal il est écrit que de nombreux témoins ont menti. Les gens racontent des cracks ! J’ai des anecdotes parce que je suis allé au Rwanda, et vous non!”
L’avocat général indique au témoin ne pas voir l’intérêt de cette remarque. Le témoin lui coupe la parole et déclare “qu’il y a des cracks qui sont racontés dans ce dossier, donc attention aux témoignages! Un jour, dans un dossier, j’entends une personne à BUTARE et la personne me dit “la personne que vous poursuivez en France était connue pour être un anti-Tutsi, il prônait le génocide, il participait à des messes avec un prêtre blanc et disait devant l’assemblée “il faut tuer les Tutsi”. J’ai repris cette personne en lui disant que la personne dont il parle n’était pas au Rwanda, donc il mentait.” Avant d’ajouter “ce témoin est allé voir le procureur de la République qui m’a demandé de réaliser son audition, mais j’ai refusé parce que c’est grave de dire des choses fausses donc ces gens, moi, je les entends pas!”
Le président rappelle le témoin à l’ordre, et lui demande de s’adresser à la cour et de cesser sa confrontation avec l’avocat général.
L’avocat général demande au témoin, s’agissant des témoins qui n’auraient pas été entendus dans ce dossier, si ce sont les juges qui lui ont dit de ne pas l’entendre ou bien s’il n’avait pas été en mesure de le faire. Le témoin répond que “les juges ont été exposés au même problème : les gens n’étaient pas là. Ce n’est pas le juge qui m’a demandé d’entendre telle ou telle personne, c’est qu’on ne la retrouve pas ou qu’elle est décédée”.
À la question de savoir si c’est le cas de François BWANAKEYE, le témoin répond par l’affirmative.
Le président intervient de nouveau pour que le témoin s’adresse à la cour.
À la question selon laquelle des témoins ont déclaré, s’agissant par exemple de KAMBANDA, que celui-ci ne souhaitait pas déposer, notamment en raison d’une procédure du plaider coupable, le témoin répond que selon lui “cet argument n’est pas valable. D’autres personnes ont été entendues alors qu’elles étaient condamnées. Est-ce que le juge a délivré une CRI pour l’entendre au moins ?” se confrontant de nouveau à l’avocat général.
Le président intervient de nouveau et reprend le témoin, en lui rappelant que c’est le rôle de l’avocat général de poser des questions.
L’avocat général indique ensuite que le témoin a déclaré plus tôt déplorer qu’il n’y avait pas de compte-rendu des réunions qui se tenaient au bureau du secteur. À la question de savoir si dans le contentieux du génocide, il était courant d’avoir des comptes-rendus, Patrick GEROLD répond par la négative, expliquant qu’il déplore cette absence car “on devait se contenter de témoignages et on ne pouvait pas faire d’enquête sérieuse”.
À la question de savoir si dans sa pratique d’enquêteur, la commission de ces crimes figuraient par écrit, le témoin répond par la négative.
A la question de savoir, au moment du 17 avril 1994, quelles informations nationales importantes étaient disponibles à BUTARE, le témoin répond que les choses se savent grâce au téléphone, parce que les personnes vivaient dans les lieux où étaient perpétrés le génocide et que le gouvernement intérimaire ainsi que des interahamwe s’étaient déplacées à BUTARE.
À la question de savoir si il y avait des informations particulières disponibles sur le thème politique ou administratif et présentant un intérêt pour organiser la réunion du 17 avril 1994, le témoin explique que le gouvernement intérimaire (considéré comme génocidaire) avait peur de rester à Kigali alors que le FPR[9] arrivait et qu’une pression était ainsi exercée sur celui-ci, de sorte que les habitants de Butare devaient connaître la situation. Il précise qu’il y avait également la RTLM[8].
L’avocat général lui demande s’il savait que la nomination du nouveau préfet était dans le domaine public. Le témoin répond qu’il ne sait pas et qu’en tout état de cause, pour lui, la destitution du préfet s’est déroulée le 19 et non le 17 avril 1994.
L’avocat général indique au témoin que la destitution de l’ancien préfet est intervenue le 16 avril 1994, et que la nomination du nouveau est intervenue le 17 avril 1994. Il demande au témoin s’il ne lui paraît pas logique, dans un état régalien, qu’une nomination suive une destitution et non l’inverse. Le témoin répond “vous en discuterez entre vous, mais pour moi les dates ne correspondent pas. Pour moi c’est la difficulté du dossier, il est très dur de dire si un événement est arrivé tel jour. Mon point fixe c’est la nomination du nouveau préfet qui vient au lendemain de l’assassinat de l’ancien préfet, donc le 20 avril 1994, quand débute les premiers heurts à Butare-ville. Ce qui correspond au discours où on intronise le nouveau préfet, et ce jour-là, vous avez l’enlèvement de la reine Tutsi”.
L’avocat général commence une phrase lorsque le témoin lui coupe la parole et déclare “je connais le dossier et le dossier est mal fait. J’ai mon point de repère, vous avez les vôtres, on est pas d’accord!”.
Après intervention du président, l’avocat général demande si c’était la place d’un simple civil de participer ainsi à une réunion de conseil de secteur alors que l’accusé n’avait pas de fonctions. Le témoin répond qu’il “pense que cette réunion intéressait surtout les notables et responsables administratifs, des gens un peu influents”.
L’avocat général demande au témoin ce que cela suggère pour lui, qu’une personne sans fonction administrative détienne les clefs d’un bâtiment administratif. Le témoin répond “si le docteur MUNYEMANA détient cette clef, c’est qu’il s’est impliqué dans la vie locale de TUMBA et s’y est intéressé. Vous avez raison, c’est un citoyen lambda, il vient s’impliquer mais au même titre que d’autres”.
À la question de savoir ce qui, selon le témoin, était la façon la plus simple d’aider des Tutsi, le témoin répond que c’est difficile car “TUMBA était à feu et à sang, ca tuait à tout va, à coup de machette et de gourdins, de la façon la plus odieuse qui soit. C’était abominable ! Donc aider des Tutsi ciblés par des fous furieux, c’est difficile et il faut beaucoup de courage pour intervenir. Je pense qu’ils restaient chez eux”.
Sur question de l’avocat général, le témoin précise qu’à partir du moment où “ils sont invisibles, les interahamwe ne viennent pas leur chercher des noises” (à propos des Hutu qui auraient pu aider les Tutsi).
À la question de savoir si à son échelle, le témoin aurait des informations qui peuvent établir que Sosthène MUNYEMANA a aidé les Tutsi, le témoin répond ne plus s’en souvenir.
La parole est laissée à la défense. À titre liminaire, les avocats de la défense remercient Patrick GEROLD pour son témoignage et “son excellente mémoire”. (NDR. Ces remerciements sont un peu suspects!)
À la question de savoir si la réunion du 17 avril 1994, où il est décidé de mettre en place barrières et rondes, tout un chacun était convié, le témoin répond qu’il ne s’en souvient plus.
À la question de savoir, s’agissant d’un communiqué en date du 16 avril 1994 du préfet HABYARIMANA dénonçant les massacres en cours, s’il est possible d’imaginer que la réunion du 17 avril 1994 soit simplement l’exécution des instructions de mise à l’abri figurant sur ce communiqué, le témoin répond par l’affirmative.
À la question de savoir si le témoin a rédigé un rapport à propos des personnes ayant déposé devant les autorités rwandaises et qui n’ont pas pu être entendues par les enquêteurs, le témoin répond qu’il ne s’en souvient pas. Il explique avoir repris les témoignages des personnes entendues par les autorités locales et qu’il n’avait pas les mêmes informations.
À la question des avocats de la défense, qui est de savoir si cela complique les choses pour la fiabilité des témoignages, le témoin répond “exactement, il n’y a aucune fiabilité dans ces témoignages, il faut les refaire. C’est pas possible de les prendre en compte dans un dossier judiciaire un peu sérieux. Ma façon de voir les choses, c’est que toutes les personnes entendues dans les Gacaca, par les autorités ou devant les juridictions, il faut systématiquement les reprendre”.
À la question de savoir si la mission d’intervention du témoin a bien duré de 2010 à 2013, le témoin répond par l’affirmative et ajoute spontanément “C’est la période où j’avais d’autres dossiers. C’est le problème, on avait trop de dossiers et ça devenait impossible d’enquêter. C’était un casse-tête pour les juges”.
À la question de savoir combien de témoins ont été entendus, Patrick GEROLD répond environ 200. Il ajoute que “cela peut paraître beaucoup, mais dans ce dossier ce n’était pas le cas, surtout avec tous les témoignages discordants”.
À la question de savoir si le témoin a eu connaissance d’assassinats dans le bureau du secteur, le témoin répond “je ne crois pas”. À la question de savoir si le bureau du secteur pouvait être considéré comme un lieu sécurisant grâce aux barreaux aux fenêtres, et si les Tutsi avaient plus de chance de vie à l’intérieur qu’à l‘extérieur, le témoin répond “je crois que ça a été dit par un témoin, ils étaient rassurés car dehors les Interahamwe étaient à leurs trousses, et donc ils devaient se sentir plus en sécurité à l’intérieur c’est sûr. Rétrospectivement, les champs auraient été mieux pour eux, car le bureau du secteur était un lieu confiné et gardé par les gendarmes”. Il ajoute “que ça provient sans doute d’une des nombreuses personnes entendues”.
Le président intervient pour indiquer au témoin de s’en tenir à ce qu’il sait. Les avocats interviennent également pour indiquer qu’aucun gendarme ne gardait le bureau du secteur.
À la question de savoir si le bureau du secteur pouvait être un refuge temporaire pour les Tutsi, le témoin répond par l’affirmative, précisant “les miliciens n’ont pas cherché les Tutsi à l’intérieur pour les tuer donc il y avait une forme de sécurité de ce bureau qui a été mise en place”.
Fin de l’interrogatoire à 12h08. L’audience est suspendue et reprendra à 14h00.
Audition de monsieur Anaclet DUFITUMUKIZA, gendarme et chauffeur.
« Je vous remercie de m’avoir invité à ce procès de Sosthène MUNTEMANA. À 21 ans, je suis devenu gendarme. Je vais parler de la période de 1992 quand je me suis installé à TUMBA. J’habitais près de chez Sosthène MUNYEMANA, encore plus près du bureau de secteur où Sosthène MUNYEMANA enfermait les Tutsi. Quand il a quitté BUTARE, j’étais présent. » C’est ainsi que le témoin commence sa déclaration spontanée.
En 1992, il y avait une situation de guerre de libération suite à l’attaque du FPR. Il y avait à TUMBA une ambiance de racisme : un enseignant d’université avait dit : « Nous n’avons pas besoin de la paix qui vient d’Arusha. Nous devons tuer tous les Tutsi. »
À propos de Sosthène MUNYEMANA: « au début du génocide, celui qui ne voulait pas tuer les Tutsi était démis de ses fonctions ou tué. BWANAKEYE, le conseiller de secteur, qui était peu actif, a été remplacé par une équipe plus zélée dont monsieur MUNYEMANA faisait partie, à
l’exemple de celui qui était mon supérieur à la gendarmerie: Cyriaque. Il est en prison. Certains prétendent qu’il est innocent mais il a envoyé des gens tuer à CYAHINDA. C’est moi qui suis allé les rechercher après 4 jours de tuerie.
On dit que Sosthène MUNYEMANA est intelligent. Il n’est pas innocent car il a envoyé des gens tuer. Comme j’étais militaire, les gens ne se méfiaient pas de moi. Peu savaient que je pouvais sauver des gens. J’ai sauvé une femme qui est toujours en vie. Le génocide a été bien préparé par des gens intelligents et instruits. Les gens pouvaient venir chez moi. Au moment de la pacification, la femme que je cachais a quitté sa cachette et elle est allée demander la protection de Sosthène MUNYEMANA qui ne l’a pas sauvée. Il avait le pouvoir de sauver ou de tuer. Il avait enfermé des gens dans le bureau de secteur dont le cousin de ma femme (NDR. Le témoin, à cette évocation, pleure). Nous étions militaires et armés mais le pouvoir était aux mains des tueurs. Les Interahamwe étaient plus puissants que nous[7]. Pour sauver des gens il fallait être rusé. Nous apportions à manger aux personnes enfermées dans le bureau de secteur.
Sosthène MUNYEMANA dit qu’il a sauvé des gens. Il faudra qu’il dise comment il a fait. J’ai vu beaucoup de femmes violées, et de personnes tuées. Difficile de dire les choses de manière chronologique. Nous partagions la bière chez RUGANZU. Je ne sais pas comment il a fait pour basculer dans le MDR Pawa[10]. J’imagine que vous connaissez le contexte.
Pour finir, je vais parler du départ de Sosthène MUNYEMANA de TUMBA. J’ai croisé chez lui des gendarmes qui avaient tué. Ce sont ces gendarmes qui chargeaient ses bagages dans le véhicule. C’est lui qui dirigeait les tueries à TUMBA. »
Monsieur le président pose des questions au témoin et l’interroge sur les ethnies.
« C’est difficile de parler des ethnies. J’avais une carte d’identité hutu. Ma mère était Tutsi du clan des Abakono. Mon père avait aussi une carte d’identité hutu. Il est possible qu’en 1959 ou en 1963, il ait été rescapé. En 2011 mes deux parents étaient Tutsi mais pour pouvoir entrer dans la gendarmerie, j’ai dû dissimuler que j’étais Tutsi. »
Le témoin confirme qu’il était chauffeur dans la gendarmerie, à BUTARE depuis 1992.
Il était marié et avait deux enfants. Sa femme, Tutsi, était enceinte. Ils habitaient à 50 mètres du bureau de secteur, une maison qu’ils louaient située à environ 100 mètres de chez MUNYEMANA.
De poursuivre. « Je n’adhérais à aucun parti politique J’étais membre de l’Emmanuel de Cyprien RUGAMBA [11]. On ne pouvait pas faire de politique. J’ai été poursuivi par des Gacaca mais n’ai pas été condamné.
Les relations entre les personnes avant 1994 étaient bonnes. Les choses ont changé avec l’arrivée des Interahamwe à BUTARE. Il y avait de la haine entre les gens du Nord et les gens du Sud. Pendant le génocide, la force était détenue par MUNYEMANA et les gens comme lui.
Dès le 8/9 avril, il y a eu des tueries à GIKONGORO. Il fallait assoiffer et affamer les Tutsi avant de les tuer. À TUMBA, on savait ce qui se passait à KIGALI. Beaucoup de réfugiés étaient venus de KIGALI. On pouvait capter la RTLM[8]. Nous écoutions aussi Radio Rwanda qui avait changé et diffusait la haine. Les habitants captaient les deux radios sans problème. »
Le génocide TUMBA: «Les tueries ont commencé le 20 au soir. KARANGANWA a été tué le 21. On m’a conseillé de ne pas rentrer à TUMBA. Les Gardes Présidentiels du président avaient commencé à tuer. Pourquoi le génocide s’est étendu rapidement ? On avait appris à haïr le Tutsi depuis la petite enfance. Ce sont les gens instruits qui ont incité les gens à tuer. Le génocide a été planifié. Il y avait beaucoup de militaires du Nord. Avant ARUSHA, les enseignants disaient qu’on ne pouvait pas vivre avec les Tutsi. À cause de la méchanceté avec laquelle le génocide avait été préparé, on pouvait te tuer à petit feu. C’était un choix pour faire souffrir. »
Tous les militaires et gendarmes n’ont pas participé au génocide: « Il y avait trois catégories de gens : les gens toujours méchants qui tuaient, ceux qui s’en fichaient. et ceux qui avaient de la compassion. On trouvait ces trois catégories chez les militaires.
Je n’avais aucun problème avec MUNYEMANA. Avant le génocide, il était adhérent du MDR, il était bien. Devenu Power, il n’était pas différent des autres CDR[4]. Les gens savaient qui étaient Hutu ou Tutsi.. Les membres du MDR étaient du Sud. Ceux du Nord étaient du MRND[12]. 90% des gens du Sud étaient du MDR. »
Le président: « Vous avez assisté à des réunions où était MUNYEMANA ? »
Le témoin: « Je n’allais pas à des réunions mais Sosthène MUNYEMANA se vantait. En avril,. il a invité gendarmes et des voisins pour boire. Il a dit qu’il avait organisé un comité de crise. « Nous les civils, nous combattons les Inyenzi[13] » avait-il dit. Il nous a ensuite demandé d’être prêts à intervenir si on avait besoin de nous. Il savait que nous portions toujours notre arme. »
Le témoin confirme que souvent les réunions du comité de crise se tenaient chez lui. Il avait un rôle de leader. Il était un superviseur des barrières. « Je l’ai vu vérifier leur fonctionnement. Il patrouillait avec des gendarmes ou des gens de son comité de crise. » Le témoin n’a pas entendu MUNYEMANA donner des ordres pour tuer. Comme chef du comité de crise, Il avait la clé du bureau de secteur. BWANAKEYE était faible. C’est MUNYEMANA qui l’a remplacé. Il enfermait les Tutsi pour qu’ils soient tués. « Ma femme faisait la cuisine et deux enfants leur apportait de la nourriture. Des Interahamwe circulaient. On n’a pas revu le corps du cousin de mon épouse. Je n’ai revu aucune des personnes enfermées. »
Monsieur le président demande si, dans le Rwanda actuel, le génocide est toujours présent.
Le témoin répond que « Sosthène MUNYEMANA devrait une punition exemplaire.
Aujourd’hui, des gens voudraient encore faire le génocide, même si le président plaide aujourd’hui pour « un seul Rwandais ».
Avec les FDLR[14] dans un pays voisin, le génocide se poursuit. »
Revenant sur Sosthène MUNYEMANA à l’époque du génocide, il poursuit : « Je l’ai vu patrouiller sur les barrières avec des gendarmes. Je sais qu’il a souvent donné des ordres pour tuer !
Monsieur le président : « Comment le savez-vous ? Vous l’avez vu, entendu dire ou déduit ?»
Le témoin répond en citant l’exemple de « Gaspard qui s’était pendu pour échapper à ses tueurs. C’est Sosthène MUNYEMANA qui les avait envoyés.»
Sur question de monsieur le président, le témoin répond que la « pacification » était un piège. Les Tutsi qui s’étaient cachés jusque là sont sortis et ont été tués. « C’était une ruse! »
La parole est à l’avocat général:
« Le courant Pawa qui a divisé tous les partis[15], vous l’avez su comment ? »
Le témoin : « C’était diffusé sur la radio. Le MDR n’était pas anti-Tutsi[16]. Mais après, il est devenu comme la CDR[4] ».
L’avocat général: « Qui écoutait la radio ? »
Le témoin répond que la RTLM propageait « la haine du Tutsi, Radio Rwanda fera pareil après. On disait que les Tutsi étaient mauvais. »
Le discours du gouvernement sur les radios ? La RTLM a été mise en place pour préparer le génocide. Il y avait aussi le journal KANGURA[17]. Radio Rwanda et la RTLM partageaient la même antenne mais n’émettaient pas sur la même fréquence.
« À Tumba, il y avait des bars mais je parle du bar de RUGANZU. Je n’allais pas dans les bars pendant le génocide. C’est les tueurs qui fréquentaient les bars, pour se réjouir. »
La parole à la défense.
Maître LEVI: « Vous avez dit: « Je passais mon temps à me cacher car on me prenait pour un Tutsi.»
Le témoin : Je n’ai pas dit cela.
Maître LEVI: que faisiez-vous ?
Le témoin: J’étais chauffeur, je continuais mon travail. Je ravitaillais les gen¬darmes. Je rentrais à midi et le soir.
Maître LEVI: Vous n’aviez pas d’inquiétudes pour votre femme tutsi ?
Le témoin: Nous nous attendions à être tués. La mort ne nous a pas atteints. Si on avait tué ma femme et mes enfants, j’aurais décidé de prendre mon fusil.
Maître LEVI: Vous savez tout sur ce qui se passe à TUMBA : c’est mon impression. Vous avez vu tout cela ?
Le témoin: . Tout se passait à côté de chez moi. On me donnait des informations.
Maître LEVI: Concernant la réunion du 23 avril chez Sosthène MUNYEMANA, pourquoi avoir dit aux enquêteurs que vous aviez vu la femme de MUNYEMANA?
Le témoin: J’ai dit ce que j’ai vu.
Maître LEVI: Vous avez accusé Cyriaque avec Laurence KANAYIRE, alors que Cyriaque a été muté le 16! »
Fin de l’audition à 18h26.
Audition d’une partie civile qui souhaite garder l’anonymat.
« Je vais vous dire ce qui m’est arrivé mais je ne veux pas qu’on en parle dans la
presse. Je ne veux pas que mon mari et mes enfants apprennent ce que je vais dire.
En 94, j’étais mariée depuis 5 ans. Mon histoire a commencé en 90 avec l’arrestation des complices. Cela a continué jusqu’en 94 » avec le 21 avril, la mort de François KARANGANWA KARANGANWA.
« Quand on a érigé les barrières, les Tutsi étaient pourchassés Nous nous sommes cachés, surtout les hommes et les garçons. Moi, j’ai été violée. J’habitais prés du bureau de secteur et de la fosse de chez KARANGANWA.
Des réunions se déroulaient chez Joseph HITIMANA, alias RUGANZU », d’autres réunions ailleurs aussi. « Les femmes Tutsi devaient être violées. J’avais 25 ans, deux enfants. Mon mari n’était plus là. On a demandé qui avait donné l’ordre de nous violer. Dans cette
réunion, il y avait MAMBO, RUGANZU et Sosthène MUNYEMANA. » La réunion a duré jusqu’au soir et l’ordre a été donné que les femmes Tutsi soient violées.
« J’ai été violée avec mon bébé sur le dos. Ils ont même violé des cadavres. Nous avons été violées par nos propres domestiques. Un jour, en passant devant che¬z Sosthène MUNYEMANA, je l’ai vu avec KAMBANDA[6]. Je croyais qu’il allait m’aider. Dans la
voiture, il y avait beaucoup de machettes. Je me suis montré à KAMBANDA pour qu’il me secoure. MUNYEMANA et KAMBANDA n’ont rien fait pour moi. SEKWARE était assis devant chez MUNYEMANA.
De retour chez moi, j’ai été de nouveau violée. Une réunion a eu lieu chez REMERA Siméon avec Sosthène MUNYEMANA et Xavier, celui qui m’avait pris comme femme (NDR. c’est-à-dire violée). Il avait été décidé aussi que les femmes Hutu qui avaient épousé des Tutsi devaient être mises à mort.
Monsieur le président: « Vous avez payé un très lourd tribu : mari, père, frères… Tués. »
Le témoin : « Sosthène MUNYEMANA était le donneur d’ordre ». il y a eu une remise d’arme chez lui par KAMBANDA, il avait « la clé du secteur dans les mains ».
Monsieur le président demande si elle a seulement entendu ou vu elle-même Sosthène MUNYEMANA donner l’ordre de violer. Elle répond : « J’ai moi-même entendu Sosthène MUNYEMANA le dire.
Question : Vous avez dit que vous vous cachiez dans un champ de sorgho. Comment pouvez-vous avoir assisté à une réunion?
Réponse: Je ne sortais qu’avec mon violeur.
Question : Vous avez vu KAMBANDA mais vous n’aviez jamais parlé de livraison d’armes à feu.
Vous n’aviez jamais dit non plus que vous aviez parlé à KAMBANDA. À la question de savoir qui détenait la clé du secteur, vous répondiez F. BWANAKEYE! Et les seringues?
Réponse: REMERA et GEMMA, sa femme, étaient dans le milieu médical.
Question: Et Xavier, qui était-il ?
Réponse: HITIMANA Xavier, c’était un tueur, un homme fort, choisi pour tuer, un civil., mon violeur.
Sosthène MUNYEMANA était connu comme homme influent. L’annonce de la « pacification » a été faite pour faire sortir les Tutsi de leurs cachette. Sosthène et Xavier se connaissaient. J’allais aux réunions avec mon violeur pour être protégé par lui.
L’avocate du témoin, maître Mathilde HUBLE essaie de rétablir une certaine chronologie. Son mari tué le 20 mai au moment de la « pacification ». Vous vous souvenez de l’ouverture de la fosse de chez KARANGANWA?, interroge l’avocate.
Réponse: Bien sûr. C’est moi qui ai vu les seringues sur ma belle-mère.»
Et de citer les personnes qui ont participé à l’ouverture de la fosse .
Maître Lindon: « Vous vous souvenez quand vous avez été entendue ? » C’était Le 19 avril 2006, le témoin ne s’en souvient pas.
L’avocate: Vous avez été juge en Gacaca ?
Le témoin: Oui. On choisis¬sait les personnes intègres.
Elle ne se souvient pas avoir été entendue par des gendarmes français en 2010 ?
Le témoin évoque la destruction de sa maison, à laquelle Xavier HITIMANA a participé. Des photos des siens, elle n’a que celles qu’elle garde dans son cœur. Depuis 1994 « je dois vivre. Mes enfants aussi. En 2001, j’ai épousé un autre homme. Nous avons eu 3 garçons. Mon mari est au Burundi. Nous ne racontons pas tout cela par haine. »
Et d’ajouter: « Quand les Inkotanyi[18] sont arrivés, nous avons eu peur. Nous avons fui. Les tueries avaient commencé le 20 avril en ville. On a commencé à se cacher le 21. Ce fut le début des viols. je suis restée en vie parce que j’ai été violée. Je pouvais sortir en plein jour car accompagnée de mon violeur. » C’est ainsi qu’elle a pu voir son violeur « travailler », exécuter les ordres de personnes influentes. Elle a assisté au déchargement des armes par KAMBANDA chez MUNYEMANA. C’était une voiture rouge. Son violeur est allé chercher une machette. C’était à la mi-avril environ. Elle connaissait Sosthène MUNYEMANA comme médecin de l’hôpital. Son beau-père livrait du lait chez lui. Elle l’a vu aussi chez REMERA. Il a encouragé le viol des femmes.
De poursuivre: « La « pacification »? C’est ce jour-là que j’ai revu mon mari. Il a été tué le lendemain. Il avait été réquisitionné pour enlever la « saleté », les corps des Tutsi. »
Maître BOURG demande au témoin si elle a vu l’accusé dans des réunions où elle était. Elle confirme. « C’est lui qui commandait J’étais présente à certaines réunions. » L’avocate lui fait remarquer que ce n’est pas ce qu’elle avait dit aux enquêteurs. « Vous aviez dit que c’est Xavier qui me le disait quand il revenait. » Le témoin confirme avoir entendu l’accusé appeler à violer les femmes.
« Pourquoi ne l’avoir jamais dit avant?, questionne l’avocate. Je ne remets pas en doute que vous ayez été violée. »
Maître BOURG. « L’avez-vous personnellement entendu donner ordre de tuer? Vous avez dit : « Non jamais ».
Sur question de l’avocate, le témoin énumère les noms des personnes présentes aux réunions. Elle n’était pas la seule femme tutsi présente. Les femmes tutsi qui avaient des maris hutu étaient là aussi. Maître BOURG lui fait remarquer qu’elle donne aujourd’hui une version différente de la rencontre de KAMBANDA chez MUNYEMANA. Le témoin confirme que la bonne version est celle qu’elle donne aujourd’hui.
Sur question de maître BOURG, le témoin dit ne pas se souvenir de la date de l’exhumation des corps. « Nous étions comme des fous, nous étions hors de nous-mêmes. Elle confirme que des seringues étaient plantées dans des corps et que certaines victimes étaient ligotées.» Xavier, son violeur, lui avait expliqué comment sa belle-mère avait été piquée.
L’audience est suspendue à 20h37.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. OCLCH : Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine. C’est un service de police judiciaire spécialisé rattaché à la direction générale de la gendarmerie nationale ou de la police nationale. La mission principale est l’enquête qui est conduite seule ou en liaison avec des unités de la police nationale. Il y a aussi des missions d’appui et de soutien, de coordination de l’action des différents services. Ce service a été créé en 2013 pour répondre à la signature du Statut de Rome qui institue la Cour pénale internationale. Les magistrats font des demandes qui sont examinées par les autorités de ces pays relatives à des actes précis comme par exemple la demande de procéder à des investigations sur place en interrogeant des témoins. Les équipes de l’OCLCH se rendent en général 2 à 3 fois par an au Rwanda.[↑]
2. Voir l’audition de madame Régine WAINTRATER, psychologue clinicienne, le 25 septembre 2025.[↑]
3. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑][↑]
4. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑][↑][↑]
5. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA, à ne pas confondre avec Juvénal HABYARIMANA) : le préfet de BUTARE qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné, selon Butare, la préfecture rebelle, rapport d’expertise d’André GUICHAOUA, la date exacte étant sujette à caution.[↑]
6. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑][↑]
7. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
8. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑][↑][↑]
9. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
10. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » ou «Pawa »(ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
11. Communauté de l’Emmanuel : communauté religieuse fondée par Cyprien et Daphrose RUGAMBA, tués le premier jour du génocide avec 6 de leurs enfants. cf. https://emmanuel.info/categorie/cyprien-et-daphrose-rugamba/[↑]
12. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
13. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
14. FDLR: Forces démocratiques de libération du Rwanda, groupe armé formé en république démocratique du Congo (RDC) en 2000. Il défend les intérêts des Hutus rwandais réfugiés en RDC et opposé à la présidence de Paul Kagame, cf. Wikipedia.[↑]
15. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
16. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
17. Kangura : « Réveille-le », journal extrémiste bi-mensuel célèbre pour avoir publié un « Appel à la conscience des Bahutu », dans son n°6 de décembre 1990 (page 6). Lire aussi “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
18. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: jeudi 25 septembre 2025. J 8
28/09/2025
• Audition de Jean-Damascène MUNYANEZA, détenu.
• Audition de Jean de Dieu BIRIGANDE, partie civile.
• Audition de Jean-Paul RWIBASIRA, partie civile.
• Audition de Régine WAINTRATER, psychologue clinicienne.
________________________________________
Audition de monsieur Jean-Damascène MUNYANEZA, détenu à la prison de Karubanda, HUYE. En visioconférence.
L’audience débute à 9h00. Il va être procédé à l’interrogatoire de Jean-Damascène MUNYANEZA en visioconférence, accompagné d’un interprète. L’intéressé a été condamné par les juridictions Gacaca[1] de MUKURA et TUMBA à une peine de réclusion criminelle à perpétuité, pour avoir perpétré des massacres dans le cadre du génocide. Il est actuellement emprisonné à la prison de HUYE à BUTARE.
Interrogatoire de Jean-Damascène MUNYANEZA
Sur question du président, le témoin indique ne pas avoir de lien de parenté avec Sosthène MUNYEMANA et précise spontanément qu’ils ont “commis des crimes ensemble”.
Le président demande à Jean-Damascène MUNYANEZA de réaliser des déclarations spontanées sur les faits reprochés à l’accusé, et d’indiquer à la cour ce qu’il sait.
J.-D. MUNYANEZA déclare “Sosthène MUNYEMANA a organisé des réunions avec ses collègues, des réunions qui ont conduit à la commission du génocide. Sosthène MUNYEMANA a participé à plusieurs attaques différentes. Il a participé à des attaques différentes dans la ville de Butare. Il a incité les interahamwe à tuer les Tutsis. C’est tout ce que je sais de lui”.
Question du président : En 1994, étiez- vous Hutu ou Tutsi ?
Réponse : Je suis Hutu.
Question du président : Avez vous, vous-même, été jugé ou condamné pour des faits en lien avec le génocide des Tutsi ? Et si oui, pouvez-vous nous dire ce qui vous a été reproché et ce pourquoi vous avez été déclaré coupable ainsi que la peine qui vous a été infligée.
Réponse : Oui je suis condamné pour le crime de génocide. J’ai été accusé d’avoir participé à différentes attaques, d’avoir tué les Tutsi et de viols. J’ai été condamné à perpétuité.
Question du président : Dans les faits qui vous sont reprochés, vous avez évoqué dans votre audition du 16 mars 2010 avoir livré des membres de votre propre famille du côté de votre mère – et à l‘exception de celle-ci afin qu’ils soient tués. Le confirmez-vous ?
Réponse : Non, je n’ai jamais livré les membres de ma famille pour être tué. Je suis Hutu, à l’époque ceux qui étaient tués étaient des Tutsi, donc je ne pouvais pas livrer les Hutu. Par contre, j’ai livré les membres de la famille de ma mère. Car moi je suis Hutu par le lignage patrilinéaire, donc je suis Hutu.
Question du président : Vous avez indiqué faire partie des Interahamwe[2], le confirmez-vous ?
Réponse : Je le confirme.
Question du président : Pouvez-vous expliquer ce qu’est un Interahamwe, comment on intègre cette milice, et qui en faisait partie ?
Réponse : Un interahamwe était quelqu’un qui a été incité à la haine contre les Tutsi. Les Hutu formaient et incitaient à la haine contre les Tutsi. Je précise que les Hutu ont été intégrés aux Interahamwe pendant la période du multipartisme. Ça s’est fait de la même façon que pour les gens qui se faisaient intégrer au FPR[3].
Question du président : Est-ce que les interahamwe étaient liés, dans un premier temps, uniquement au MRND[4] ou bien était-ce à plusieurs bords politiques ?
Réponse : Je vous précise que la jeunesse provenait de différents partis politiques, ça pouvait être du MDR[5], de la CDR[6] et du PSD[7].
Question du président : Est-ce qu’il y en avait sur tout le territoire rwandais, et notamment à BUTARE dès le début des années 90 ?
Réponse : Au début de l’attaque du FPR contre le Rwanda, les chefs comme Sosthène MUNYEMANA et ses collègues ont commencé à recruter les Interahamwe pour lutter contre les envahisseurs.
Question du président : C’est la première fois que monsieur MUNYANEZA fait part de ce recrutement d’Interahamwe. Vous ne l’avez pas indiqué dans vos précédentes déclarations en mars 2010 et en mars 2011. Etes vous sûr de cela ?
Réponse : Je suis sûr de ça. Et j’ajoute que je réponds strictement aux questions qui me sont posées.
Question du président : À quel parti politique avez-vous adhéré en 1993, et particulièrement entre avril et juillet 1994 ?
Réponse : J’étais du MRND.
Question du président : Avez-vous déjà basculé sur le MDR[8] ?
Réponse : Non.
Question du président : Vous aviez fait mention de ce passage du MRND au MDR dans votre audition. Confirmez-vous que vous avez été, comme toutes les autres personnes, recruté chez les Interahamwe, formé au maniement des armes à feu – et notamment la Kalachnikov – par les militaires de l’armée rwandaise ?
Réponse : Oui.
Question du président : On sait que vous exerciez la profession de menuisier quand vous étiez à BUTARE. Etiez-vous présent à NGOMA durant la période du génocide et où habitiez vous ?
Réponse : Je suis natif de la commune de NGOMA. Et pendant toute la période du génocide, j’étais là.
Question du président : À quelle occasion avez-vous rencontré pour la première fois l’accusé ?
Réponse : J’ai rencontré Sosthène MUNYEMANA la première fois chez lui, dans sa maison. J’étais allé lui préparer un placard, c’était pendant le meeting politique.
Question du président : Pouvez-vous dater la réalisation de ce placard ?
Réponse : Je ne peux pas me souvenir de la date parce que ça fait déjà plusieurs années qui se sont écoulées. Mais c’était pendant la guerre, avant le début du génocide.
Le président indique à la cour que selon l’audition du témoin, c’était dans les années 1991.
Réponse : C’est fort possible, ça fait longtemps.
Question du président : Vous avez évoqué votre rencontre à des fins professionnelles, mais aussi politiques. À quelle occasion, dans le cadre politique ? À quel parti adhère Sosthène MUNYEMANA ?
Réponse : Je pense qu’il était du parti MDR.
Question du président : Dans votre souvenir était-il actif, avait-il un rôle important ou était-ce un simple adhérent ?
Réponse : Il avait un rôle à jouer dans ce parti MDR. Chez lui, il faisait la distribution des chapeaux et des cartes du MDR. Et j’ajoute quelque chose : pendant le génocide, il a participé à une réunion qui préparait le génocide. Elle s’est tenue chez le président SINDIKUBWABO[9], à côté de mon atelier. Autre chose : il a participé à une réunion avec GAKWAYA Venant qui s’est tenue à l’endroit nommé SANTE RANGO, et durant laquelle ils ont demandé aux Hutu de se séparer des Tutsi.
Question du président : Sosthène MUNYEMANA était-il un modéré ou un power[10] ?
Réponse : Sosthène MUNYEMANA était un power.
Question du président : Est-ce que vous vous souvenez de la première réunion et de la date ?
Réponse : Je ne peux pas me souvenir de la date de cette première réunion parce que ça fait longtemps. Mais elle s’est tenue autour du secteur de TUMBA, durant laquelle les dirigeants incitaient la jeunesse à adhérer aux Interahamwe, en vue de lutter contre l’ennemi, qui était à ce moment-là les Tutsi.
Question du président : Vous souvenez-vous d’une réunion avec le président SINDIKUBWABO à laquelle Sosthène MUNYEMANA aurait participé ?
Réponse : Oui je m’en souviens, c’était le 19, un mardi.
Question du président : Confirmez-vous que Sosthène MUNYEMANA était présent et savez-vous ce qu’il a dit ou fait durant cette réunion ?
Réponse : Je le confirme. Lors de cette réunion, il s’agissait de la formation du comité de crise où ils ont dit qu’il fallait mettre ensemble les Tutsi, et comment les remplacer par les Hutu. Sosthène MUNYEMANA, à ce moment-là, a parlé de l’emplacement des Tutsi qui ont été tués.
Le président donne lecture d’une partie de l’audition du témoin du 16 mars 2010.
Question du président : Connaissez-vous le rôle de Sosthène MUNYEMANA dans les comités de crise, les comités de pacification et les comités de sécurité ?
Réponse : En sortant de la réunion qui s’était tenue chez SINDIKUBWABO, Sosthène MUNYEMANA a mené la réunion au centre de santé de RANGO. Il a établi une liste de gens à éliminer.
Question du président : Est-ce que Sosthène MUNYEMANA, à votre connaissance, a participé à d’autres réunions et d’autres comités tout au long du génocide ?
Réponse : Le comité de crise a été organisé à partir de la réunion chez SINDIKUBWABO. Il a peut-être participé à d’autres réunions quand on était occupé par d’autres faits.
Question du président : Avez-vous vu Sosthène MUNYEMANA avec le gouvernement intérimaire ?
Réponse : Je l’ai vu de mes propres yeux, avec le cousin de mon père Édouard KAREMERA, qui était le président du PSD dans la ville de BUTARE. Je l’ai vu une fois avec le président du parti CDR nommé Siméon REMERA. Je l’ai vu aussi avec l’agronome RUGANZU, avec qui il dirigeait au sein du parti MDR. Je l’ai vu avec des burundais du parti FRODEBU, avec qui il a participé aux réunions de préparation du génocide avec SINDIKUBWABO. Je l’ai vu avec des officiers militaires dont le major RUTIGANDE. Je l’ai vu aussi avec le représentant des commerçants GAKWAYA Venant (alias Sukunde/sekunde), qui était chargé d’élaborer des listes des Tutsi commerçants à tuer. Je l’ai vu avec d’autres représentants de partis politiques, notamment Béatrice MUNYENYEZI avec sa belle-mère[11].
Question du président : Avez-vous vu Sosthène MUNYEMANA avec des ministres du gouvernement intérimaire ?
Réponse : Oui, je l’ai vu le ministre STRATON.
Question du président : Quel rôle selon vous, avait Sosthène MUNYEMANA lors des comités de sécurité, de crise et de ronde ? Pouvez-vous l’expliquer ?
Réponse : Sosthène MUNYEMANA faisait partie de ceux qui rédigeaient les règles et régissaient ces comités.
Question du président : À quoi servaient ces comités ?
Réponse : Je vais vous expliquer ce qu’est le comité de crise. Le comité de crise était chargé de l’identification des dirigeants Tutsi à tuer, pour pouvoir les remplacer par les Hutu. Ce comité de crise renfermait d’autres options d’administration. C’est comme ça que s’était bâti.
Question du président : Et les comités de rondes ?
Réponse : Le comité de ronde était chargé de nommer les chefs qui devaient contrôler le fonctionnement des barrières dans la ville de BUTARE.
Question du président : Sosthène MUNYEMANA et vous-même avez-vous fait partie du comité de ronde ?
Réponse : Moi je faisais partie de ceux qui gardaient les barrières et faisaient les patrouilles nocturnes. Et Sosthène MUNYEMANA faisait partie des chefs qui s’occupaient de la supervision.
Question du président : Que pensez-vous des déclarations qui disent que les barrières ont été mises en place au début dans un objectif de sécurité, et que c’est par la suite qu’elles ont été détournées de leur but ?
Réponse : Je ne suis pas d’accord avec vous, les barrières ont été dressées pour barrer la route aux Tutsi qui voulaient se réfugier vers le Burundi. Et si l’objectif des barrières n’était pas de tuer les Tutsi, pourquoi avons-nous commencé par brûler leurs maisons ? À la barrière, il fallait demander les cartes d’identité des Tutsi, et nous les regroupions à côté de la barrière. Et une fois nombreux, on allait les tuer. Les fosses communes où nous les jetions sont bien connues.
Question du président : Avez-vous, vous-même, tué des Tutsi à ces barrières et jeté leurs corps dans les fosses ?
Réponse : Oui, j’en ai tué.
Question du président : Sosthène MUNYEMANA était-il présent durant les rondes, aux barrières et l’avez vous vu jouer un rôle dans le meutrte de Tutsi ?
Réponse : Je l’ai vu moi-même, et il a joué un rôle dans la mise à mort des Tutsi.
Question du président : Pouvez-vous donner des précisions, et nous dire ce que vous avez vu de vos propres yeux ?
Réponse : D’abord, je précise que Sosthène MUNYEMANA participait aux réunions qui préparaient le génocide à BUTARE. Ce que j’ai vu de mes propres yeux, c’est d’abord pendant la réunion tenue à SANTE RANGO, où il était avec ses collègues. Il a incité les Hutu à se séparer des Tutsi, ennemis du pays. Personnellement, je l’ai vu tuer des domestiques et le chien de monsieur DEO. Il les a tués au moyen de son pistolet.
Question du président : Vous avez été entendu sur ce point. D’autres témoignages, comme celui de Thomas BAVAKURE, donnent des versions différentes. Des versions selon lesquelles Sosthène MUNYEMANA n’était pas là, et que ce sont les militaires qui les ont tués. Qu’en pensez-vous ?
Réponse : Sosthène MUNYEMANA faisait partie de cette attaque-là et il a commis le génocide avec nous. On était ensemble avec Sosthène MUNYEMANA. Lors de ce témoignage, il ne dit pas tout compte tenu des relations avec les membres de la famille de Sosthène MUNYEMANA. Je précise que très récemment il y a eu un cousin de Sosthène MUNYEMANA qui est venu rendre visite à Thomas BAVAKURE dans la prison, et je précise que son cousin a acheté une moto taxi au fils de BAVAKURE Thomas.
Question du président : Comment s’appelle ce cousin ?
Réponse : Je ne connais pas son nom de famille, je ne connais que son surnom BINTU.
Question du président : Avez-vous plus de précision sur ce BINTU ?
Réponse : À l’époque des faits, BINTU habitait à TUMBA. Et comme je suis en prison, je ne peux pas savoir où il se localise pour le moment. Je précise qu’après le génocide, les membres de la famille de Sosthène MUNYEMANA ont évité TUMBA pour éviter d’être poursuivis.
Question du président : S’agissant de ce que vous avez constaté, avez-vous vu physiquement Sosthène MUNYEMANA présent, soit dans des barrières soit faire des rondes ?
Réponse : Oui, je l’ai vu.
Question du président : Êtes-vous au courant de l’existence du bureau de secteur de TUMBA ? Si oui, pendant la période du génocide, qui avait la clef du bureau de secteur ?
Réponse : Je sais bien où se trouvait le bureau de secteur de TUMBA, et Sosthène MUNYEMANA faisait partie de ceux qui gardaient les clefs du bureau de secteur de TUMBA. J’ajoute que cela est dû au fait que le conseiller François BWANAKEYE a quitté ses fonctions.
Question du président : Que se passait-il dans le bureau de secteur ? Certaines personnes y ont été enfermées par Sosthène MUNYEMANA, étiez-vous au courant ? Était-ce pour les protéger ou à d’autres fins ?
Réponse : Je sais qu’il y avait des gens enfermés dedans, et je connais quelques noms. Ils ont été enfermés pour faciliter la tâche aux tueurs, pour les tuer sans qu’ils puissent s’échapper. Et c’est pour cette raison que François BWANAKEYE a été limogé et qu’il a remis ses clés.
Question du président : Les Interahamwe savaient-il que les gens étaient enfermés dans le bureau du secteur ?
Réponse : Oui.
Question du président : Les Interahamwe avaient-ils évoqué ou savaient-ils qu’ils étaient enfermés pour être protégés et pas tués ?
Réponse : Non ce n’était pas pour leur sécurité, c’était pour pouvoir les tuer facilement.
Question du président : Imaginons que les Interahamwe, dont vous faisiez partie, aient été informés que les Tutsi étaient enfermés dans le bureau de secteur pour être protégés. Quelle que soit la personne qui aurait fait ça, quelle aurait été la réaction des Interahamwe ? La porte du bureau fermée était-elle suffisante pour les empêcher d’entrer s’ils l’avaient voulu ?
Réponse : Pour répondre au premier volet de la question, c’est que cette imagination dont vous parlez ne peut pas être fondée, car c’est nous-mêmes qui les mettions dans le bureau de secteur.
Question du président : Donc pour vous, il est inimaginable que des personnes les aient mises là pour les protéger ?
Réponse : Non c’est inimaginable : ils étaient destinés à être tués.
Question du président : Imaginons que Sosthène MUNYEMANA décide, comme il l’a dit, de protéger des personnes pour qu’elles ne soient pas tuées. Et que vous, Interahamwe, vous l’appreniez et sachiez que ces personnes n’avaient pas vocation à être tuées mais protégées. Avec le fait que ce soit Sosthène MUNYEMANA qui ait pris cette décision, auriez-vous pu aller à l’encontre de cette décision ?
Réponse : Cette supposition ne peut pas non plus avoir lieu, parce que lors de la formation du comité de crise, l’objectif principal était d’abord de piller les biens des Tutsi. Traquer les Tutsi, détruire complètement leurs liens, puis les rassembler quelque part pour les tuer. Donc cela ne peut pas avoir lieu.
Question du président : Sur les armes, avez-vous déjà vu Sosthène MUNYEMANA avec une ou plusieurs armes ?
Réponse : Je ne sais pas ce que vous voulez dire par arme. Parce qu’en général, un homme chez lui ne peut pas vivre sans arme. Il peut avoir une grenade, une machette et une hache. C’était des armes qu’on pouvait avoir chez soi à la maison. Moi je l’ai vu avec un pistolet, mais je sais pas de quel type d’arme on parle.
Question du président : Dans votre audition, vous avez évoqué ce pistolet. Cela vous dit-il quelque chose ?
Réponse : Il avait un pistolet, c’est vrai. Et je précise que pendant le multipartisme, il ne pouvait pas ne pas posséder d’armes, vu l’échelon national dans lequel il se trouvait.
Question du président : Est-ce qu’on vous a ouvert la porte du bureau du secteur ?
Réponse : D’abord, nous avons attaqué le village de Tutsi à RANGO et nous avons attaqué les Tutsi. Nous les avons conduit au bureau du secteur pour les enfermer dedans.
Question du président : Était-ce ceux passés par la « maison 60 » de TUMBA ?
« Maison 60 » où étaient enfermés les Tutsi avant d’être conduits au bureau de secteur. Photo Alain GAUTHIER
Réponse : Non. Ce dont je parle, sont ceux que nous avons attrapés dans leurs maisons respectives. Et une fois arrivés au bureau de secteur, c’est Sosthène MUNYEMANA qui nous a ouvert les portes du bureau de secteur pour les faire entrer.
Question du président : Est-ce que c’était pour les protéger ou à d’autres fins ?
Réponse : Ce n’était pas pour les protéger, c’était en vue de les tuer ensemble sans difficultés. La preuve, c’est qu’aujourd’hui ils ne sont plus en vie.
La parole est à la cour.
La cour demande au témoin de confirmer sa condamnation, ce qu’il fait. À la question de savoir s’il existait des conflits antérieurement au génocide, entre le témoin et Sosthène MUNYEMANA, celui-ci répond par la négative. Sur question de la cour, Jean-Damascène MUNYANEZA explique avoir été présent lors de la réunion du secteur de TUMBA, laquelle était organisée autour d’un pique-nique. Il précise avoir rencontré Sosthène MUNYEMANA plus d’une dizaine de fois. Il explique qu’il y a eu plusieurs réunions qui se tenaient occasionnellement, et qui visaient la réunification des jeunes du MRD, du MDR et du PSD.
Sur question de la cour, Jean-Damascène MUNYANEZA confirme que “Sosthène MUNYEMANA supervisait et donnait des instructions pour éviter que les Hutu ne se tuent entre eux à la suite des pillages”. Il explique que “les instructions données sur cette problématique proviennent du fait qu’inciter un Hutu au pillage implique d’abord le massacre des Tutsi, qui étaient ensuite pillés après avoir été tués”.
(NDR : Il arrivait que les Hutu s’entretuent pour partager les biens provenant de ces pillages).
Le témoin confirme ensuite à la cour, d’une part que Sosthène MUNYEMANA a donné à l’assistant du bourgmestre, un dénommé COBRA, une liste de Tutsi à éliminer. D’autre part, que Sosthène MUNYEMANA était présent lors d’une tuerie intervenue le 22 avril 1994, mais qu’il ne sait pas s’il y a participé activement.
À la question de savoir combien il y avait de personnes, le témoin répond qu’il y avait “plusieurs attaquants, je ne sais plus le nombre”. Il précise spontanément que “Sosthène MUNYEMANA était le chef de cette attaque”.
À la question de savoir pour quelle(s) raison(s) ils (les tueurs) n’ont pas tout de suite tué les Tutsi qui transitaient par le bureau du secteur, le témoin explique qu’il “y avait une fosse où nous devions les jeter”. Et précise que “c’était une instruction qui avait été donnée, qu’il fallait un temps précis pour les tuer puis les jeter au même moment dans la fosse. Sosthène MUNYEMANA nous avait dit de dire à qui que ce soit qui nous poserait la question de savoir où sont les Tutsi, de dire qu’on les avait envoyé à KINIHIRA”.
(La signification du mot “KINIHIRA” sera donnée par la suite par le témoin, sur question des avocats de la partie civile).
L’audience est suspendue à 10h40 et reprend à 10h55.
À la question de savoir quelles sont les victimes du bureau du secteur que le témoin connaît, celui-ci cite notamment : James BIGIRA, GASIRABO, Faustin KANYABUGOYI, Ernest GASARABWE fils de James ITIRA et Théodore NKESHIMANA. Il précise qu’il estime entre 120 et 200 le nombre de personnes ayant transité par le bureau de secteur et ayant été tuées.
Jean-Damascène MUNYANEZA explique ensuite que le mot “KINIHIRA” a été choisi à l’époque parce que c’était “le lieu de provenance des Inkotanyi[12]”. Il précise que cette expression était “à la mode” car à l’origine c’était le lieu où se trouvait le FPR. Il conclut en expliquant que “KINIHIRA, c’était une expression ironique” et que “c’était une façon de tromper la vigilance”.
Le témoin ajoute que d’autres parlaient de “ABYSSINIE” dans le même objectif que KINIHIRA. Il précise que ce terme “ABYSSINIE”, renvoie à l’Éthiopie, endroit duquel, d’après les théories de l’époque, proviendraient les Tutsi.
À la question de savoir si le témoin avait déjà entendu le mot “pacification”, celui-ci explique que “la période de pacification était une sorte d’accalmie, pour que les Tutsi cachés puissent sortir de leur cachette, et que nous puissions les tuer et tous les exterminer.”
Sur question des avocats des parties civiles, Jean-Damascène MUNYANEZA précise à la cour qu’il n’a pas eu de récompenses quelconque, et ne s’attend à aucun avantage ou quelque forme de récompense pour son témoignage. Il précise qu’en tant que tueur, il a “été incité par certains pour être trempé dans le génocide”.
À la question de savoir pour quelle(s) raison(s) les gens obéissaient à l’accusé alors que celui-ci n’avait aucune fonction politique ou administrative officielle, le témoin explique “qu’à la période des faits, les autorités administratives comme Joseph KANYABASHI, le bourgmestre, et le conseiller François BWANAKEYE n’avaient plus de pouvoir sur nous. Le pouvoir a été donné par les gens du parti par les Hutu, jusqu’au point où MUNYEMANA Sosthène se moquait de Joseph KANYABASHI et l’appelait “KANYABATUTSI”.
Il est demandé aux interprètes de traduire le terme “BATUTSI”, signifiant “pro-Tutsi” (NDR. plus exactement, c’est le pluriel de « Tutsi » en kinyarwanda, « KANYABATUTSI » étant une façon ironique de dire que Joseph KANYABASHI était « pro-Tutsi »).
À la question de savoir quel était le point commun entre les personnes que fréquentait l’accusé, à savoir REMERA, RUGANZU et STRATON, le témoin déclare: « Les points communs, c’est qu’ils étaient représentants de partis politiques et avaient tous le même objectif : préparer le génocide”. Sur question des avocats des parties civiles, le témoin précise que ces personnes étaient amies.
Il est ensuite demandé au témoin, ayant déclaré avoir été autorisé à piller, si, pendant ses journées sur la barrière, celui-ci était nourri, avait à boire et s’il avait accès aux femmes Tutsi. Le témoin répond: “ Il y avait un refrain d’une chanson qui nous a été enseigné par ces représentants de partis politiques. Nous chantions “tout ce qui est dans ce monde appartient aux Hutu ». Donc oui, nous pouvions avoir accès à tout”. S’agissant des femmes, le témoin précise que “toutes les personnes qui voulaient violer une femme tutsi y était autorisée. Nous prenions les femmes Tutsi.”
À la question de savoir si certains d’entre eux prenaient des femmes tutsi avec eux sur les barrières pour qu’on ne les tue pas ou pour qu’elles évitent de s’échapper, le témoin répond: “ Ceux que je connais sont ceux qui prenaient les femmes Tutsi chez eux, pour jouer avec elles et pour jouir avec elles”.
Sur question des avocats des parties civiles, le témoin explique ensuite que le rôle de Sosthène MUNYEMANA sur les barrières était notamment de “redonner le moral aux personnes qui tenaient les barrières”.
Il est indiqué au témoin qu’aujourd’hui à BUTARE et NGOMA, on découvre encore 30 ans après des fosses communes remplies de corps[13].
Ouverture d’une nouvelle fosse commune en avril 2025 à NGOMA – Photo Alain GAUTHIER
À la question de savoir comment le témoin perçoit le fait que les tueurs aient mis autant de temps à montrer les endroits où ces corps sont enfouis, le témoin répond que “la fosse à côté du bureau du secteur est nommée “la fosse de KARANGANWA. Et parmi les génocidaires, il y a aussi des négationnistes du génocide. Nous avons témoigné de ces fosses, mais nos informations ne sont pas parvenues à temps”.
Le témoin précisera plus tard sur question de l’avocat général, la raison pour laquelle il indique que ces témoignages ont été retardés.
À la question de savoir comment un Interahamwe aurait réagi s’il avait su qu’un Hutu protégeait ou cachait un Tutsi, le témoin répond qu’il aurait été “considéré comme complice de l’ennemi”. Il ajoute: “ Je me souviens de l’époque pendant la période des faits, quand la radio RTLM nous a visités. À ce moment-là, Sosthène MUNYEMANA lui même et Béatrice MUNYENEZI[14] nous ont tenus les propos suivants : “Quand on balaie la cour, il ne faut pas faire entrer la saloperie à l’intérieur de la maison. On la jette dans une fosse”. C’était pour dire qu’il fallait se débarrasser des Tutsi considérés comme une saleté et les jeter dans les fosses. Donc toute personne qui cachait un Tutsi était considéré comme un ennemi et devait être éliminé”.
À la question de savoir si un notable ou militaire pouvait être éliminé après avoir protégé un Tutsi, le témoin expose une anecdote à propos de KANYABASHI. Il explique que ce dernier avait deux femmes, et que la plus jeune d’entre elles cachait des Tutsi chez elle. Les Interahamwe “se sont permis d’entrer pour faire sortir les Tutsi”. En revanche, il indique à la cour qu’il n’a jamais été évoqué le fait de s’en prendre au bourgmestre KANYABASHI ou à sa compagne.
Sur question de l’avocat général, le témoin confirme d’abord avoir témoigné contre Sosthène MUNYEMANA lors des gacaca. Il ajoute ensuite que “ses amis et complices ont caché (son) témoignage”, précisant spontanément que “lors des juridictions gacaca, on répondait exactement aux questions posées”.
Sur la disparition des témoignages, le témoin explique que c’était lors de la gacaca de TUMBA, et que leurs témoignages “n’étaient pas considérés à cause des négationnistes du génocide qui étaient dans ce secteur”. Il précise qu’il a “témoigné devant les gacaca et le parquet. Un dénommé Charles GASHIRABAKE, qui était chargé de la collecte d’informations pour la gacaca, s’est finalement enfui avec toutes les informations collectées”. Sur question de l’avocat général, il ajoute que ce dernier “faisait partie des négationnistes qui ont reçu de l’argent, et qui à leur tour distribuaient de l’argent aux témoins en vue de détourner les témoignages”.
Sur question de l’avocat général, Jean-Damascène MUNYANEZA confirme avoir été jugé en 2008 en gacaca, et avoir reconnu les faits qui lui étaient reprochés. Il explique ne pas savoir combien de personnes exactement il a tué car “il y en avait beaucoup, certains ont été fusillés, pour d’autres c’était des grenades, ils étaient très nombreux”.
À la question de savoir contre qui, exception faite de Sosthène MUNYEMANA, le témoin a déposé, celui-ci cite notamment “Béatrice MUNYENYEZI, Siméon REMERA, Jean-Paul MICOMWEZA, Venant GAKWAYA, RUGANZU, Benoit KABAYIZA, KANYABASHI, Pauline NYIRAMASUHUKO et son fils Arsène Shalom NTAHOBALI”. Pour les deux derniers, le témoin explique avoir témoigné contre eux “surtout sur le fait de leur participation aux réunions qui préparaient le génocide”.
L’avocat général demande ensuite à Jean-Damascène MUNYANEZA comment il a su que la réunion du 19 avril 1994 qui a eu lieu chez le président SINDIKUBWABO, était réalisée en vue de préparer le génocide. Le témoin explique que son “atelier de menuiserie se trouvait juste à côté de la résidence du président. Et Edouard KAREMERA, le cousin de mon père, participait à ces réunions. À l’issue, j’allais dans sa voiture et il me racontait tout ce qui s’était dit, les objectifs. Et à la sortie de chaque réunion, ils allaient sensibiliser la jeunesse des différents partis politiques”.
À la question de savoir ce qu’il advenait d’un Hutu qui ne voulait pas y participer en 1994, le témoin répond qu’ils étaient tués. Ceux qui parvenaient tout de même à ne pas être tués, “n’étaient que 1 sur 100”. Il conclut en expliquant qu’il s’est déjà rendu à cette époque-là chez Sosthène MUNYEMANA, et qu’il y avait “à la télévision en noir et blanc, un joueur qui s’appelait MAKANAKI”.
La parole est à la défense.
Elle indique au témoin une contradiction tenant aux dates qu’il évoque, expliquant qu’en 1988 (date à laquelle le témoin dit que Sosthène MUNYEMANA était au Rwanda), l’accusé se trouvait en réalité à BORDEAUX.
À la question de savoir pourquoi le témoin a déclaré que le placard a été réalisé chez Sosthène MUNYEMANA en 1988, le témoin répond “il y a des fois où vous attaquez quelqu’un sur un élément sans fondement. Si j’ai parlé du placard, je n’ai pas dit que c’était en 88, parce que le placard c’était pendant la guerre. Et en 88, il n’y avait pas de guerre”.
À la question de savoir si en 1990, la maison de Sosthène MUNYEMANA se trouvait à TUMBA, le témoin répond par l’affirmative. Les avocats de la défense font remarquer au témoin qu’à cette époque, la famille de Sosthène MUNYEMANA habitait à CYARWA.
(NDR : la colline de CYARWA est à proximité de TUMBA, à gauche de la route quand on monte vers RANGO).
Le témoin conclut en déclarant: “ça, vraiment, c’est une défense sans fondement. Je me souviens bien du groupe qui était avec nous quand nous célébrions la mort du chef des Inyenzi”. (NDR : Inyenzi signifie “cafard” et désignait les Tutsi).
Après question des avocats de la défense, le témoin confirme avoir été au MRND au moment du multipartisme et ne jamais l’avoir quitté. Les avocats de la défense lui font remarquer qu’il aurait déclaré aux enquêteurs être passé un temps au MDR. Ce à quoi le témoin répond: “Je n’ai jamais quitté le MRND, mais le MRND et le MDR avaient le même objectif politique”. Suite à la question de la défense, le témoin précise s’être rendu dans certains meetings du MDR avec Sosthène MUNYEMANA en 1992 et 1993, parce que ce parti politique était ami avec le MRND.
À la question de savoir si le témoin confirme ses précédentes déclarations, ce dernier confirme bien avoir livré la famille de sa mère pour être tués car ils étaient Tutsi, et avoir épargné sa mère “car elle est importante parce que c’est ma mère”.
À la question de savoir qui a tué les membres de la famille de sa mère, Jean-Damascène MUNYANEZA répond “Je vous précise que mon cousin germain a été tué parce qu’il pillait et celui qui l’a tué viendra ici demain pour témoigner, vous l’aurez avec vous ici demain. Et pour les 5 hommes et 22 filles membres de la famille de ma mère que j’ai livrés, ils ont été tués par des Interahamwe. Ils étaient mes co-participants et j’étais le premier à tirer avec une arme sur eux”.
Les avocats de la défense indiquent ensuite au témoin “qu’un PV a été réalisé par un enquêteur, GEROLD, où il est dit que sous l’impulsion des conseillers de secteurs, bourgmestres et responsables de cellulse, les Hutu étaient invités à rejoindre les forces civiles pour mener des rondes ou tenir des barrières. Et que l’idée première était de sécuriser chaque cellule pour sécuriser l’intérieur. Le but des rondes au début de celles-ci, quand on les a mises sur pied le 17 avril 1994, d’après les OPJ[15] français, étaient de protéger et non de tuer”.
Le témoin répond “Je crois que cet enquêteur français ne s’est entretenu qu’avec quelques individus, pas tout le monde. S’il s’était entretenu avec moi, je lui aurais donné un autre avis que ce qu’il a dit. Parce qu’on incendiait les maisons des Tutsi, on pillait leur bien, donc il n’y avait pas de but de protection”. Il précise que “les rondes étaient pour contrecarrer l’infiltration des ennemis”. (NDR. Effectivement, monsieur GEROLD a donné un témoignage quelque peu « douteux ». Il a critiqué le fonctionnement de l’OCLCH, organisme au sein duquel il était enquêteur, et celui des juges. Il aurait été utile de connaître les conditions dans lesquelles il a quitté cette organisation.)
À la question de savoir qui était STRATON, le témoin répond que STRATON a été nommé ministre au début du génocide, mais indique ne pas être en mesure de fournir une date précise.
Il est ensuite demandé au témoin s’il confirme ses déclarations selon lesquelles il dit avoir vu Sosthène MUNYEMANA et des hommes contourner la maison de DEO ; qu’un ouvrier a cessé de travailler et serait sorti ; que Sosthène MUNYEMANA lui aurait demandé de présenter ses papiers ; que les hommes qui accompagnaient Sosthène MUNYEMANA auraient vu que l’ouvrier était Tutsi ; et que Sosthène MUNYEMANA aurait sorti un pistolet et tiré à une reprise sur l‘ouvrier qui est mort sur le coup. Le témoin confirme.
Les avocats de la défense expliquent au témoin avoir entendu Patrick GEROLD hier durant l’audience, et que celui-ci a déclaré avoir entendu près de 200 témoins. Les avocats de la défense indiquent que cet enquêteur a soulevé les difficultés pour recouper les informations, dont l’épisode que nous venons d’évoquer fait partie.
Lecture d’un passage du procès-verbal rédigé par Patrick GEROLD est porté à la connaissance du témoin par les avocats de la défense :
“À la lecture des témoignages recueillis, il apparaît une confusion récurrente dans les accusations en raison de la multiplicité des faits dénoncés mais surtout d’un manque de recoupement entre eux. En effet, il est très souvent remarqué qu’un fait impliquant Sosthène MUNYEMANA, n‘est que trop rarement étayé par d’autres versions semblables. La description donnée à un événement est variable d’un témoin à l’autre, quand elle ne change pas plusieurs fois pour un même témoin. De plus, des contradictions importantes sont observées, avec l’exemple du meurtre de DEO et d’ouvriers dans la matinée du 21 avril. Selon MUNYANEZA alias SADAM, Sosthène MUNYEMANA aurait abattu un ouvrier à l’aide d’une arme de poing. (inaudible) prétend avoir vu les meurtriers, cachés dans un champ. Or BAVAKURE Thomas, qui a reconnu avoir été présent sur place le matin, assure que ce sont les seuls militaires qui ont tué les deux ouvriers en l’absence du docteur MUNYEMANA”.
À la question de savoir quelle est la réaction du témoin à ce passage, celui-ci répond être d’accord avec cette lecture et poursuit en ces termes “c’est une contradiction totale, mais Thomas BAVAKURE, il est malin. Il ne donne pas un témoignage cohérent. C’est pour cela qu’il a même été rayé de la liste des témoins. Donc il n’est pas convoqué pour donner son témoignage car il n’est pas clair. Je vous ai dit que le cousin de Sosthène MUNYEMANA est venu lui rendre visite en prison, et il a acheté un taxi moto au fils de BAVAKURE Thomas”.
À la question de savoir comment le témoin est au courant pour le taxi moto, il répond que les membres de sa famille lui rendent visite et le tiennent informé, d’autant qu’il a lui-même rencontré le cousin de Sosthène MUNYEMANA.
Sur question des avocats de la défense, le témoin explique que le 22 avril 1994, ils étaient nombreux à se rendre à KABAKOBWA, où une multitude de Tutsi ont été tués. Il déclare que Sosthène MUNYEMANA était bien présent et “que c’est lui qui donnait des ordres”.
La défense fait lecture d’un passage de l’arrêt de la Cour d’Appel de Paris, selon lequel les déclarations du témoin ne sont corroborées par aucun autre élément. Le témoin répond à propos de son témoignage “Je crois qu’il faut donner crédit à mon témoignage car je témoigne en tant que participant. Je ne me cachais pas et je participais à toutes ces attaques. Et je confirme que Sosthène MUNYEMANA était présent”.
Après avoir énuméré la liste des dossiers dans lesquels le témoin a déposé (au nombre de 20 selon les avocats de la défense), il lui est demandé comment et pourquoi celui-ci a autant été désigné pour être entendu dans ces différents dossiers. Jean-Damascène MUNYANEZA indiquera à la défense qu’il n’est pas demandeur, mais que c’est bien les enquêteurs, en charge de leur propre enquête, qui prendront l’initiative de venir le voir pour prendre son témoignage. Il explique par ailleurs répondre uniquement et strictement aux questions qui lui sont posées. Raison pour laquelle, à la question de savoir pour quelle(s) raison(s) il n’a jamais évoqué le fait que des miliciens enfermaient des Tutsi au sein du bureau du secteur, ni avoir particulièrement parlé de ce lieu, le témoin répond qu’aucune question à ce sujet précisément ne lui avait été posée.
Pour conclure, la défense demande à Jean-Damascène MUNYANEZA ce qu’il a à dire sur le passage de son audition, où à la question “Avez-vous tué des personnes tutsi sur le secteur de Tumba?”, le témoin a répondu (en résumé) qu’entre le 19 et 21 avril 1997, Jean Damascène MUNYANEZA arrêtait les Tutsi pour les remettre à d’autres Interahamwe qui allaient ensuite les tuer dans la forêt. Les avocats de la défense souhaitent comprendre pourquoi, à cette question, le témoin parle des Tutsi arrêtés à la barrière de MUKONI, avec un véhicule qui venait les prendre pour les tuer, sans parler du bureau du secteur. Le témoin répond: “Je précise que la barrière de MUKONI était près de la forêt de KABUTARE. On allait directement de la barrière à la forêt. Pour ceux enfermés dans le bureau du secteur, c’était beaucoup plus loin, pas du tout à côté de la barrière de MUKONI. J’ajoute que ces Tutsi, enfermés dans le bureau de secteur de TUMBA étaient ceux qu’on attrapait dans leurs maisons respectives. Alors que ceux dont vous parlez sont ceux qui étaient arrêtés à leur passage pour se réfugier au Burundi”. (NDR. La barrière de MUKONI se trouvait au bas de CYARWA, au pied de la route qui monte à l’université, à l’intersection des e routes, dont celle qui allait en direction du BURUNDI)
L’interrogatoire de Jean-Damascène MUNYANEZA se termine à 13h00. L’audience est suspendue.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Jean-Damascène MUNYANEZA lors du procès en première instance, le 23 novembre 2023.
Audition de monsieur Jean de Dieu BIRIGANDE, partie civile.
« Je voudrais dire ce que j’ai vu sur la préparation du génocide et le rôle de Sosthène MUNYEMANA. Je connaissais monsieur MUNYEMANA. Je suis originaire de TUMBA. La plupart des gens qui venaient vivre là étaient surtout des enseignants, des médecins. Joseph HITIMANA (alias RUGANZU), est venu lui aussi s’installer à TUMBA. Il avait un bar où j’ai connu MUNYEMANA. Nous venions jouer au foot près du patron du bar. Nous connaissions RUGANZU, un homme bien. Nous allions regarder la télévision chez lui. Quand il a installé la télévision dans son bar, nous regardions les informations, assis dans un coin qu’on nous réservait. Devenus plus grands, on nous demandait de consommer. Nous regardions surtout le foot. Sosthène MUNYEMANA venait régulièrement dans ce bar. Nous voyions en lui un modèle. RUGANZU a adhéré au MDR[8]. Son bar est devenu le lieu où se réunissaient les membres du MDR
La CDR[6] était dirigée par Siméon REMERA qui ne fréquentait pas le bar, au début À cette époque nous vivions bien ensemble. Pour nous REMERA était un aventurier, à moitié fou. À Butare, il y avait peu de membres du MRND[4]. Depuis le multipartisme, on trouvait surtout des membres du MRND, du PSD[7] et du PL[16]. Quand le mouvement POWER est arrivé, il y a eu des scissions dans les partis[10]. Siméon a commencé à être sur la même ligne que MUNYEMANA.
J’ai appris la mort du président le 7 avril au matin, par la radio. Il y avait de la musique classique sur Radio Rwanda. Étudiant, je vivais chez ma sœur à KIGALI où je devais aller ce jour-là. Je suis resté à la maison.
J’ai appris, dans les deux jours suivants que ma sœur, son mari et ses enfants avaient été tués. Nos avons eu peur mais nous pensions que les événements n’arriveraient pas jusqu’à BUTARE. Mais on voyait des incendies sur les collines. Nous avons décidé, Hutu et Tutsi de partir pour s’opposer aux tueurs.
Le 16, un véhicule est arrivé avec des bidons d’essence. Les gens nous ont encouragés à bien « travailler ». Ils pensaient que nous étions des leurs. Mais Ils ont reconnu un Tutsi parmi nous, James. Reconnaissant des gens qui n’étaient pas de leur camp, ils ont voulu nous tuer et nous avons fui. À partir de ce jour, nous n’avons plus travaillé ensemble, Hutu et Tutsi.
Le 17, s’est tenue une réunion au bureau de secteur. Les choses ont changé. Des gens se sont rendus chez REMERA. MAMBO, le responsable de cellule, était toujours là, avec Venant, MANYENERI et d’autres. J’ai vu MUNYEMANA. J’habitais à côté de chez REMERA et nous voyions ce qui s’y passait. Siméon REMERA avait deux fils. L’un d’eux venait chez moi (un métis dont la mère était Russe) et me racontait ce qui se décidait chez eux : on était sur la liste des gens à tuer. Nous ne vivions plus à la maison mais nous surveillions nos biens. Ils ont vu qu’on ne dormait plus à la maison. MAMBO s’est même fâché parce qu’un ne dormait plus chez nous.
Les jours suivants, se tenaient toujours des réunions pour préparer le génocide. Nous ne pensions pas que nos voisins pouvaient nous tuer. Sosthène MUNYEMANA venait chez REMERA. Le 20, ils devaient prendre livraison d’armes mais cela ne s’est pas fait. Le génocide a commencé le 21.
Ce jour-là, ils sont venus nous attaquer à bord d’un véhicule. Nous étions cachés dans le champ de sorgho. Le fils de REMERA a poussé un cri pour nous prévenir. Nous avons eu peur et nous sommes partis pour nous cacher dans la forêt. Le soir, nous sommes revenus à la maison où j’ai pu retrouver les membres de ma famille. On a appris le mort de KARANGANWA. Nous avons pris la décision de partir au Burundi. Nous sommes d’abord allés vers le bureau de secteur. MUNYEMANA était dans le bar de RUGANZU. Tout le monde faisait la fête, se réjouissait; ils tiraient des coups de feu en l’air. Nos vaches étaient là aussi. Nous avons mis deux semaines pour arriver au Burundi. Sans Siméon, Sosthène MUNYEMANA et autres responsables, il n’y aurait pas eu de génocide à TUMBA. »
Monsieur le président interroge alors le témoin. Il avait 17 ans en 1994, était né au Burundi où sa mère avait accouché alors qu’elle était allée rendre visite à sa famille. Est-il Hutu? Tutsi? « Maintenant nous sommes tous Rwandais » répond le témoin. Il a bien vu MUNYEMANA de ses propres yeux chez REMERA: de chez lui on voyait l’intérieur de la maison de REMERA. Il n’a pas entendu les propos du docteur mais tout ce qu’il sait, il l’a appris par le jeune métis russe qui vivait chez REMERA, surnommé BITEGU. Il savait que l’accusé était devenu Pawa (Power). C’est par la radio qu’il était au courant de ce qui se passait dans le pays, Radio Rwanda et la RTLM[17]. À cette époque-là, presque tout le monde avait une radio.
Toujours sur questions du président, il redit avoir quitté TUMBA la nuit du 21 au 22 avril. Concernant les rondes, les barrières et la clé du secteur, il n’était pas là pour en témoigner. Il confirme que la réunion du 17 avril avait bien comme objectif de tuer les Tutsi: on leur a dit alors de fuir.
Le témoin poursuit: « Mon grand frère était à la réunion. Il est rentré décomposé. À TUMBA, tous les membres de ma famille ont été tués : maman, grand-mère, deux petites sœurs, un oncle paternel et quatre de ses enfants. Je ne suis pas si certains ont été enfermés au bureau de secteur. On n’a retrouvé aucun corps. Mon oncle Gaspard avait fait une tentative de suicide. »
Sur question de maître SIMON, avocat des parties civiles, monsieur BIRIGANDE précise qu’entre le 7 et le 21 avril il y avait des barrières à TUMBA, une à MUKONI et une autre près de l’université. L’avocat voudrait montrer où se trouvait la maison du témoin et celle de REMERA mais ce dernier a du mal à se repérer sur une photo aérienne. À la question de savoir ce que le témoin attend de ce procès, monsieur BIRIGANDE se contente de dire: « Vous n’arrivez pas à attraper les gens qui ont trempé dans le génocide. Comme j’ai vu comment a été préparé le génocide, j’ai voulu témoigner. »
Monsieur l’avaocat général demande au témoin depuis quand date son intérêt pour la politique. » Au début, je ne m’intéressais pas à la politique. J’allais voir la télévision pour m’amuser. Peu à peu, je me suis intéressé à la vie politique avec la naissance de la CDR dont il essaie de fixer la date.
Monsieur BERNARDINI, avocat général: « En octobre 1993, le discours de Frodouald KARAMIRA, vous en avez entendu parler? »
Monsieur BIRIGANDE: « J’étais en classe avec son fils qui répandait les idées de son père. C’est la re RTLM qui appelait aux meurtres des Tutsi. J’ai appris la mort de ma sœur et de sa famille en allant chez MUREKEZI Vincent qui avait le téléphone. J’ai su que ma sœur avait reçu des coups de machette et qu’elle se trouvait chez un médecin. J’ai compris très tôt que la situation était grave. J’avais vécu à KIGALI. Quant à François BWANAKEYE, je le connaissais très bien, mais pas son épouse tutsi. »
Maître LEVY pour la défense, fait remarquer que le témoin n’a jamais été entendu. Il voudrait savoir comment ce dernier a eu connaissance de l’enquête qui visait monsieur MUNYEMANA. Le témoin avait bien eu connaissance de la brochure « Le boucher de Tumba« [18] mais il ne savait pas qu’il était poursuivi. N’étant jamais retourné à TUMBA, il n’ pas su ce qui s’était passé après le génocide. L’avocat regrette que ce que vient de dire le témoin n’a pas pu être vérifié par un enquêteur. Monsieur BIRIGANDE savait que le préfet de BUTARE était Tutsi mais il n’était pas au courant qu’il avait demandé d’ériger des barrières et de faire des rondes. Maître LEVY a du mal à croire que de chez le témoin on puisse voir dans la maison de REMERA. Le témoin ne peut que répéter ce qu’il a déjà dit.
Maître BIJU-DUVAL veut savoir qui a informé le témoin du report d’une journée de la livraison d’armes. C’est le jeune métis de chez REMERA. L’avocat s’étonne que monsieur BIRIGANDE soit repassé devant le bar de RUGANZU avant de fuir. L’avocat ne veut toujours pas croire le témoin et va jusqu’à prétendre qu’il ment. Et de s’étonner que le témoin ce soit manifesté si tard. Monsieur BIRIGANDE finit pas dire que ce sont des avocats qui l’ont contacté. Maître BERNARDINI finit pas fournir les explications.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Jean de Dieu BIRIGANDE lors du procès en première instance, le 23 novembre 2023.
Audition de monsieur Jean-Paul RWIBASIRA, partie civile.
16h30. C’est au tour de monsieur Jean-Paul RWIBASIRA d’être entendu. C’est le frère de Jean de Dieu BIRIGANDE.
« J’avais 24 ans en 1994. J’ai vu ce qui s’est passé à TUMBA. Après l’attentat, j’ai appris la nouvelle de la mort du président HABYARIMANA le 7 avril au matin. La radio nous a demandé de rester à la maison. À TUMBA, tout le monde vivait bien ensemble avant le génocide. Hutu et Tutsi se mariaient ensemble. Après la mort d’HABYARIMANA, les gens venus d’ailleurs ont apporté la division. J’ai connu MUNYEMANA quand il est venu à Tumba. Nous étions heureux de voir arriver un médecin gynécologue. Mais les évènements ne se sont pas passés comme nous le souhaitions. Nous considérions Sosthène MUNYEMANA comme un sauveur, il a trahi son serment, a divisé le population de TUMBA. Il a travaillé avec REMERA, de la CDR, et RUGANZU. La population de TUMBA est restée unie, on a essayé de s’opposer aux tueurs qui venaient de GISHAMVU. Hutu et Tutsi étaient unis contre les Interahamwe[2] de la commune voisine.
À notre retour, une camionnette est passée et les occupants nous ont pris pour des tueurs, comme faisant partie des leurs (NDR. Voir le témoignage précédent). Nous sommes rentrés chez nous : les choses avaient changé. Une réunion s’est tenue le 17 avril, réunion à laquelle j’ai participé : il y avait Sosthène, REMERA, RUGANZU. On nous a dit de ne pas avoir peur mais c’était une ruse. MUNYEMANA a pris la parole : »Les choses sont graves. Les Tutsi sont en train tuer les Hutu. »
Ce sont des gens venus de la famille de sa femme (NDR. Près de la frontière du Burundi) qui l’avaient averti. Ils se sont réunis chez Siméon et nous avons suivi de près ce qui se passait.
C’est le jeune métis de chez REMERA qui nous renseignait (NDR. Voir témoignage précédent), un neveu de la femme de REMERA. (NDR. La femme de REMERA, Gemma, était la fille de Xavier
NAYIGIZIKI, un Hutu « royaliste « que j’avais connu comme professeur au petit séminaire de SAVE en 1970. Il doit se retourner dans sa tombe). BITEGU nous a fourni la liste des personnes qui devaient mourir. Sosthène MUNYEMANA aurait demandé de ne pas tuer de Tutsi chez lui ou sur la route mais qu’il fallait les rassembler au bureau de secteur pour pouvoir, une fois tués, les jeter dans une fosse creusée tout prêt. On pourrait ainsi savoir qui était mort.
Le 21 au matin, un véhicule est arrivé. BITEGU nous a avertis et nous avons fui dans la forêt voisine. Nous sommes rentrés la nuit venue et j’ai retrouvé les gens qui nous ont dit de fuir. Nos vaches ayant été volées, on est passé vers le bureau de secteur pour les récupérer. C’est là qu’on a entendu tous ces gens en train de festoyer. Nous avons fui vers le BURUNDI d’où nous sommes revenus après le génocide. C’est notre oncle Gaspard qui nous a expliqué ce qui s’était passé. Il avait une femme hutu. Il nous a révélé qu’il avait tenté de se suicider. »
Sur question de monsieur le président, le témoin confirme qu’il est le frère aîné de BIRIGANDE. Le président revient sur les propos du témoin qui ressemblent à ceux de son frère. Monsieur RWIBASIRA confirme que c’est le « fils » de REMERA qui les renseigne. De chez lui, on voyait bien chez REMERA.
Le 17 avril, MUNYEMANA n’a pas appelé à tuer les Tutsi. Il a dit que les Tutsi tuaient les Hutu. Des Tutsi réfugiés chez l’accusé? Un de ses voisins, un pauvre tutsi, Evariste SENKWARE, dont MUNYEMANA voulait s’accaparer le champ, a bien été aidé par Sosthène. Mais les enfants de SENKWARE ont été tués.
BWANAKEYE avait remplacé KUBWIMANA comme conseiller de secteur. Il avait une femme tutsi. Dans cette réunion, les plus actifs étaient MUNYEMANA et REMERA. On a parlé des rondes qui avaient pour but d’arrêter les Tutsi. Si on disait que les rondes avaient comme objectif d’assurer la sécurité, c’était une ruse. Les Tutsi ont cru que c’était pour les protéger.
À son retour du Burundi, le témoin confirme le récit de son oncle Gaspard qui avait refusé d’aller au bureau de secteur pour éviter une mort atroce : c’est pour cela qu’il avait voulu se suicider. Tout ce que le témoin sait du bureau de secteur il le sait pas Gaspard qui avait une femme hutu et qui lui racontait ce qui se passait. C’est elle qui a dit à son mari que ses frères avaient été conduits au bureau pour être tués. Le témoin précise que leur père était mort avant le génocide. Leur demi-sœur habite toujours à TUMBA.
Maître BERNARDINI revient sur Gaspard et révèle que c’est Anaclet qui a « dépendu » l’oncle du témoin. L’avocat général continue à interroger le témoin sur l’organisation des réunions. Le témoin ne sait pas comment BWANAKEYE a été limogé. Il était parti au Burundi. Comme intellectuel, MUNYEMANA s’est imposé comme un responsable. À la réunion, MUNYEMANA faisait des propositions. « J’ai simplement retenu les propos de MUNYEMANA concernent les réfugiés chez lui., reprend le témoin. Mais l’information qu’il donnait selon laquelle les Tutsi tuaient les Hutu étaient fausses. Je ne peux pas savoir combien de gens sont morts au bureau de secteur. Les membres de ma famille sont morts là et leurs corps jetés dans la fosse.
À ce stade de l’audition, monsieur le président précise que BWANAKEYE n’a pas été limogé au sens propre du terme. Il a perdu de son influence naturellement.
Sur question de maître LEVY, le témoin est obligé de revenir sur le fait que tout ce qu’il sait sur TUMBA, il l’a appris de son oncle Gaspard, qui l’a appris de sa femme Jacqueline UWIMANA qui est présente dans la première plainte. Elle atteste que MUNYEMANA a sauvé des gens. Le témoin de répondre: « Je ne suis pas au courant de ce qu’a dit Jacqueline. »
Maître LURQUIN revient sur la solidarité des Hutu et des Tutsi au début du génocide. (NDR. Question inutile puisque le témoin donne la même explication qu’il a donnée. Occasion donnée au témoin de dire qu’il n’a pas eu connaissance du discours de SINDIKUBWABO[19]).
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Jean-Paul RWIBASIRA lors du procès en première instance, le 23 novembre 2023.
Audition de madame Régine WAINTRATER, psychologue clinicienne.
Madame WAINTRATER a été entendue à plusieurs occasions devant la cour d’assises de Paris, en particulier au procès en première instance de Sosthène MUNYEMANA. Nous indiquons le lien qui vous renvoie à son audition du vendredi 8 décembre 2023. Toutefois, le rédacteur de ces lignes reprendra quelques phrases prises au vol lors de l’audition d’aujourd’hui.
« Pour un rescapé, son témoignage devant la cour est attendu et redouté. »
« Le procès réintègre le rescapé dans l’humanité. »
« Le témoignage du rescapé est un chaos. Il n’est plus dans le temps calendaire. Il n’avait qu’un souci : vivre une minute de plus. »
« Les souvenirs d’un rescapé sont fragmentaires, lacunaires, mais parfois parfois très précis. »
« Le rescapé doit mettre de l’ordre dans la mémoire traumatique. »
« Dans une famille, on ne se souvient pas des mêmes choses, même si on a vécu les mêmes événements. »
« Il existe deux niveaux de mémoire dont une profondément étanche qui renferme les souvenirs traumatiques. »
« Parole de rescapé: « Je témoigne pour ceux qui ne peuvent plus témoigner. » Le témoin se sent mandaté par les siens qui ne sont plus. »
« Le témoin a toujours peur de ne pas être a cru : cf. les soldats rentrés de la guerre. Idem pour les rescapés
de la Shoah. »
« Le témoin va être soumis à des questions. Et il s’enmêle dans ses réponses. Et il va être épinglé sur chaque détail qu’il va donner. Exemple du rescapé de la Shoah qui dit avoir vu trois cheminées alors qu’il n’y en avait qu’une. »
« Sans la justice, le rescapé ne peut pas guérir. »
« Exemple des descendants des Arméniens qui veulent que la Turquie reconnaisse le génocide. Il n’y a pas de guérison sans justice. »
« Si le rescapé est vivant, c’est le HASARD, la CHANCE. »
« On ne sort pas indemne de la confrontation avec sa propre mort
« Ceux qui recueillent les témoignages sont victimes d’un traumatisme par procuration. C’est normal d’être affecté par les témoignages qu’on entend : c’est de l’empathie. »
« Pour le rescapé, il y a nécessité de participer à un groupe de parole. »
« Nécessité de participer à un groupe de parole pour ne pas se sentir seul. »
Le fait de faire appel à un interprète, ça pose bien sûr question. Traduction, trahison.
« Il existe la crainte du témoin de se voir trahi par la traduction. »
« Il est difficile pour un juré de distinguer le vrai du faux. En kinyarwanda, on ne répond que rarement par oui ou par non. Ce n’est pas poli, ce n’est pas dans la culture. D’où l’emploi de circonvolutions. On utilise des chemins de traverse. C’esr une culture très pudique. »
C’est clair dans la culture.
« Il arrive qu’un témoin raconte des choses horribles avec le sourire. »
« Au Rwanda, les corps ont été jetés dans le fleuve ou dans les latrines. Et le rescapé veut savoir où on a jeté les corps. » Madame WAINTRATER d’évoquer le rituel du nettoyage des ossements lorsqu’on a déterré des corps qu’on va enterrer ensuite en dignité.
« Rescapée victime des violences sexuelles. La femme violée ne peut pas en parler: problèmes avec son mari, avec la société qui peut la soupçonner de ne pas avoir résisté. Le mari ne supporte pas l’idée de n’avoir pas pu protéger sa femme. » D’où des violences conjugales, l’alcoolisme..
La façon de questionner une victime? « Il faut rester courtois, empathique, s’excuser de poser des questions gênantes. Il faut rester humain, respectueux. »
Maître BIJU-DUVAL tient à dire que la question de la reconnaissance du génocide (des Tutsi) ne se pose pas.
« La question qui nous occupe, c’est la responsabilité individuelle de l’accusé. Or, lors de son audition, monsieur GEROLD a dit que des témoignages pouvaient être faux. Comment expliquer cela ? »
Régine WAINTRATER: « Le témoin s’accroche à un détail et généralise. Les témoins ont eu le temps de communiquer en 30 ans. Il peut y avoir un mécanisme de contamination. La personne n’est pas forcément consciente qu’elle ment. »
Maître LURQUIN prend la parole en dernier. » Parfois, on n’ose pas poser de questions. Et on a un client défendre. Si on insiste auprès d’un témoin, on croit qu’on nie le génocide. »
Régine WAINTRATER. « Je vous fais confiance. Vous irez là où vous voulez poser des questions. Le témoin sait qu’il sera questionné. Quant à votre dernière remarque, dans mes recherches, je vais inclure le cas des avocats de la défense. Il y a des avocats tordus! Vous devez poser même des questions qui embarrassent. »
L’audition est suspendue à 19h45.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en pages
1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
2. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
4. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑][↑]
5. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
6. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑][↑]
7. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑][↑]
8. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑][↑]
9. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
10. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑][↑]
11. Béatrice MUNYENYEZI : belle-fille de Pauline NYIRAMASUHUKO, ministre de la Famille dans le gouvernement génocidaire. Condamnée à la perpétuité pour son rôle pendant le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, elle s’était enfui aux États-Unis avant d’être déchue de sa citoyenneté américaine et condamnée à dix ans de prison pour avoir menti sur son implication dans le génocide au cours de la procédure de demande d’asile (source : Wikipedia et Libération : Rwanda : «Pendant le génocide, Pauline et Béatrice étaient des reines», 19/3/2024[↑]
12. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
13. Voir notre article du 19 avril 2025 : 31ème commémoration: ouverture d’une nouvelle fosse commune à NGOMA[↑]
14. Béatrice MUNYENYEZI : belle-fille de Pauline NYIRAMASUHUKO, ministre de la Famille dans le gouvernement génocidaire. Condamnée à la perpétuité pour son rôle pendant le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, elle s’était enfuit aux États-Unis avant d’être déchue de sa citoyenneté américaine et condamnée à dix ans de prison pour avoir menti sur son implication dans le génocide au cours de la procédure de demande d’asile (source : Wikipedia et Libération : Rwanda : «Pendant le génocide, Pauline et Béatrice étaient des reines», 19/3/2024[↑]
15. OPJ : officier de police judiciaire.[↑]
16. PL : Parti Libéral. Le Parti Libéral va se scinder en deux fin 1993 : la tendance de son président, Justin MUGENZI, rejoint le Hutu Power qui traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. L’autre tendance sera anéantie le 7 avril 1994, voir glossaire[↑]
17. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
18. « Sosthène Munyemana – Le boucher de Tumba : en liberté en France », African Rights, avril 1996 – document archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑]
19. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: vendredi 26 septembre 2025. J 9
28/09/2025
• Audition de Jean-Marie Vianney GASHUGI, partie civile.
• Audition d’Espérance GAHONGAYIRE PATUREAU, partie civile.
• Audition de Mathias NSANZABAHIZI, détenu.
• Audition de Marie-Claire DUSABE, partie civile.
• Parole à l’accusé.
________________________________________
Audition de monsieur Jean-Marie Vianney GASHUGI, partie civile.
L’audience débute à 9h13. Jean-Marie GASHUGI se présente en visioconférence accompagné d’un interprète depuis le Rwanda. Il est demandé au témoin de décliner son identité (Jean-Marie GASHUGI), son âge (né en 1959), sa profession (chômeur) et son lieu de résidence (secteur de TUMBA). Le témoin est partie civile dans ce dossier.
Interrogatoire de Jean-Marie GASHUGI
Le témoin déclare spontanément “Ce que je peux vous dire c’est que j’ai confiance au Tribunal, que le tribunal va pouvoir rendre justice, et je vous remercie pour votre initiative pour pouvoir poursuivre ce procès”.
Le témoin explique avoir été à TUMBA jusqu’au 18 avril 1994, date à laquelle il s’est enfui vers le Burundi. Il explique avoir habité à 20 mètres du bureau de secteur, de sorte qu’il voyait tout ce qu’il s’y passait. À cette époque, Jean-Marie GASHUGI avait 35 ans et était commerçant. Il travaillait pour le compte de son grand frère, avec qui il vivait. Il explique qu’ils étaient des commerçants considérables dans la ville du Butare. Concernant les partis politiques, le témoin dira avoir adhéré au parti PL[1].
S’agissant de Sosthène MUNYEMANA, Jean-Marie GASHUGI explique qu’ils étaient voisins et que celui-ci vivait à 300 mètres de son domicile et que, chaque matin, il devait passer devant chez lui pour se rendre en ville. Sur question du président, Il explique qu’il savait également que l’accusé était médecin à l’hôpital CHU de BUTARE. Par ailleurs, il précise avoir vu Sosthène MUNYEMANA participer aux manifestations du MDR-Power[2].
À ce propos, le témoin explique “qu’une fois, pendant une manifestation, il était debout devant le magasin APROVIA, juste en face d’une station d’essence. Il avait levé son bras: il avait fait une inscription avec un stylo rouge où il avait marqué MDR-POWER pour que tout le monde le voie”.
À la question de savoir si le témoin a déjà vu l’accusé entrer en contact ou échanger avec des responsables politiques, le témoin explique que Sosthène MUNYEMANA était proche du “Premier ministre du gouvernement intérimaire (Jean KAMBANDA). Mais c’était avant qu’il ne soit nommé Premier ministre, quand il travaillait encore à la Banque Populaire du Rwanda à KIGALI. Je le voyais aller chez Sosthène MUNYEMANA. Moi je ne le fréquentais pas, je voyais tout cela en passant devant chez lui, et à chaque fois qu’il y avait des fêtes, je voyais Jean KAMBANDA chez Sosthène MUNYEMANA.”
Sur question du président, le témoin explique avoir été informé que le génocide avait commencé à Kigali dès le 7 avril 1994 au matin. Il explique que compte tenu de l’interdiction de regroupement de plus de trois personnes dans le quartier, il était difficile d’acquérir des informations. Néanmoins, il y avait le téléphone, et des passants et des réfugiés les en avaient informés. Il précise qu’à la radio, il entendait également parler de la mort du président HABYARIMANA.
Sur question du président, le témoin explique n’avoir jamais entendu les conversations de Sosthène MUNYEMANA durant ses réunions clandestines. En revanche, Il l’a vu se rendre chez le dénommé RUGANZU pour des réunions, précisant que RUGANZU vendait de la bière. À la question de savoir qui est Joseph RUGANZU et son rôle durant le génocide, le témoin explique que RUGANZU était agronome dans la commune de NGOMA, et qu’il appartenait au parti MDR-Power. Il précise que les réunions se déroulaient à son domicile.
Le président s’adresse à la cour et explique que le dossier comporte notamment une plainte manuscrite en date du 11 août 1995 ainsi qu’une audition du témoin en date du 18 mars 2010. Le président indique que dans la plainte du 11 août 1995, Jean-Marie GASHUGI aurait affirmé avoir vu et entendu Sosthène MUNYEMANA tenir des propos publics dans la rue, appelant la population hutu à massacrer les Tutsi. Puis dans l’audition de 2010, le témoin aurait finalement affirmé “ce n‘est pas vrai, je ne l’ai pas entendu appeler au génocide des Tutsi”. La question est de savoir si le témoin se souvient d’avoir signé la première plainte. Jean-Marie GASHUGI explique: “Personnellement, je n’ai pas rédigé cette lettre de plainte. Elle est écrite en français et je ne parle pas le français. Je ne peux pas parler des affaires de génocide alors que je n’étais pas présent. J’ai fui le 18 avril 1994… Tout ce que je sais sur le génocide, je l’ai appris par les autres quand je suis revenu dans la région le 13 juillet 1994”.
Concernant la réunion du 17 avril 1994 au bureau du secteur, le témoin expliquera qu’elle a bien eu lieu, mais ne pas y avoir participé : de chez lui, il voyait tout ce qui se passait au bureau de secteur et indique à la cour avoir vu Sosthène MUNYEMANA y participer. Il conclut en expliquant que “c’est cette réunion qui m’a fait peur et qui a provoqué ma fuite dès le lendemain”.
Sur question du président, le témoin indique avoir perdu 3 membres de sa famille à TUMBA ainsi que plusieurs proches.
La parole est à la cour.
À la question de savoir si le témoin se souvient des circonstances entourant la plainte du 11 août 1995, Jean-Marie GASHUGI explique ne rien savoir de cette plainte. Il explique de nouveau ne savoir ni lire ni écrire français, de sorte qu’il ne peut pas en être l’auteur.
Le président intervient en expliquant que le témoin a été entendu sur cette attestation par un juge d’instruction, et que Jean-Marie GASHUGI a déclaré ne pas avoir rédigé ce document qui avait été rédigé en français. Le témoin précise “à cette époque, nous n’étions pas stables au Rwanda. Il y avait des interviews par-ci par là, et j’ai dû signer sans comprendre, c’est tout”.
Sur question de la cour, le témoin explique ensuite que le 17 avril 1994, il a vu Sosthène MUNYEMANA rassembler la population à Tumba au bureau de secteur. Il explique l’y avoir vu “avec des personnes impliquées dans le génocide comme le conseiller François BWANAKEYE, Félix KUBWIMANA et un certain nombre de personnes de la population hutu.” Le témoin précise que certaines personnes présentes, tel que Vincent MUREKEZI, ont été condamnées pour leur implication dans le génocide.
Sur question des avocats des parties civiles, le témoin explique ensuite avoir fui au Burundi dans un véhicule, avec la femme de son grand frère et ses deux enfants, âgés de 3 et 1 an. Il précise que son frère s’appelait Laurent KABERANYA – surnommé Somalie – et qu’il a été tué lors du génocide ainsi que sa sœur. Il précise que ce qui l’a poussé à partir, c’est la somme des informations recueillies, notamment de la part des Tutsi qui avaient commencé à fuir parce qu’ils se faisaient tuer. Il précise que les Tutsi avaient commencé à affluer en provenance des communes voisines. À cela s’étant ajouté la réunion du 17 avril, il a décidé qu’il fallait fuir vers le Burundi. À son retour, il a appris la mort de son frère sans en connaître la date, mais c’était après le 20 avril. Lorsque les attaquants ont envahi leur domicile, son frère est allé se cacher dans les buissons. Lorsqu’il a été débusqué, “ses bourreaux sont venus le tuer”.
À la question de savoir s’il était possible de douter du positionnement du gouvernement intérimaire et des autorités le 7 avril 1994, le témoin répond par la négative.
À la question de Maître FOREMAN, avocat du CPCR, le témoin confirme ses précédentes déclarations selon lesquelles “les réunions préparatoires au génocide se tenaient chez Joseph RUGANZU et se sont intensifiées fin 1993 – début 1994”. Il ajoute que RUGANZU vendant de la bière, il était possible pour les Tutsi d’en acheter, mais pas de participer aux réunions. Le témoin ajoute avoir vu Sosthène MUNYEMANA se rendre chez RUGANZU à pied. Le jour où il a vu Sosthène MUNYEMANA avec son inscription sur le bras, celui-ci était habillé aux couleurs du MDR, en rouge et noir.
Sur question de l’avocat général, le témoin confirme avoir vu Sosthène MUNYEMANA avec une inscription rouge sur le bras “MDR-POWER”. Il ajoute que ce jour-là, Sosthène MUNYEMANA était vêtu d’une chemise à manches courtes, de sorte que l’inscription était parfaitement visible.
À la question de savoir pour quelle raison, lors de son audition, il a été dit que cette inscription était faite au stylo noir, le témoin explique: “J’ai toujours dit que c’était rouge, donc c’est eux qui ont noté noir”. Confirmant de nouveau: “C’était sur le bras en rouge, et c’était écrit MDR-POWER”.
L’audience est suspendue à 10h47. Elle reprend à 11h08.
La parole est à la défense.
Les avocats de la défense reviennent sur la plainte en date du 11 août 1995 afin de savoir si le témoin est en mesure de se souvenir des personnes qui auraient pu solliciter sa signature. Ils citent à ce titre Adélaïde MUKANTABANA, Jean-Francois DUPAQUIER et Calixte KALINDA. Néanmoins, le témoin indique ne pas se rappeler de ces personnes. Il explique que “à cette époque-là, nous étions occupés à retrouver les corps des nôtres et les inhumer. Leurs biens avaient été pillés, les maisons démolies. Nous ne savions pas où loger et n’avions pas d’emplois fixes pour avoir des revenus”, précisant ainsi ce qu’il entendait par “à cette époque, ce n’était pas stable”.
À la question des avocats de la défense, le témoin explique que la manifestation du Power[3] était impressionnante par son nombre, et y avoir vu des personnes comme François BWANAKEYE et Vincent MUREKEZI. Sur question des avocats de la défense, le témoin expliquera également que parmi les Hutus tués au début du génocide, il a entendu parlé de la Première ministre Agathe UWILINGIYIMANA.
S’agissant de Sosthène MUNYEMANA, il précisera avoir appris ce qu’il sait notamment d’Emmanuel NDAGIJAMANA (un de ses voisins aujourd’hui décédé), Monique AHEZANAHO (durant la juridiction de gacaca) d’un dénommé Lambert, ainsi que d’Alfred MAGEZA (NDR. Alfred MAGEZA est un tueur qui a opéré durant le génocide, aujourd’hui décédé). Le témoin conclut en expliquant que sa belle-sœur Marie Goretti UMUHOZA, avec qui il a fuit au Burundi, est décédée en 2004 ou 2005 d’une maladie à l’hôpital CHU.
L’interrogatoire se termine à 11h45.
Le président fait ensuite appeler Espérance GAHONGAYIRE PATUREAU (partie civile) à la barre. Il lui est demandé de décliner son identité, son âge et sa profession. Le président lui laisse un temps pour s’exprimer librement.
Audition de madame Espérance GAHONGAYIRE PATUREAU, partie civile.
“Je suis née en 1955 au Rwanda. Et j’ai commencé l’école à 5 ans. Après ce que l’on appelle en France le CP, il y a eu des problèmes contre les Tutsi au Rwanda. Donc je n’ai pas pu faire ma deuxième année dans la même école. À cette époque, notre famille était composée de nos parents et nous étions trois enfants, le troisième étant encore un bébé. Nous nous sommes réfugiés à BUTARE, où mon père était enseignant à l’école primaire. Avant de fuir lorsque j’étais âgée de 6 ans, j’ai vu – et je m’en rappelle très bien – des maisons brûler et des voisins qui formaient tout un groupe. Ils étaient habillés avec des feuilles de bananier et portaient des lances et des gourdins. Sur la colline, j’ai entendu des personnes chanter une chanson dans laquelle ils se félicitaient de la mort d’un certain MUTEMBE.
Nous voilà ensuite arrivés à BUTARE en ville, où on transitait par les salles de classes dans les écoles. Nous sommes ensuite allés nous établir à NGOMA, qui est la localité la plus proche de BUTARE. Nous étions beaucoup de voisins dans la même situation, on se retrouvait et on faisait connaissance. Même si nous venions d’horizons et de lieux différents, nous avions presque tous fui les exactions qui étaient commises contre les Tutsi. À cette époque, des personnes étaient parties à l’étranger, et d’autres étaient cantonnées dans les églises. Un matin, quand on est passé devant la paroisse de KANSI, j’ai vu qu’il y avait beaucoup de réfugiés : des hommes, des femmes et des enfants qui pleuraient, et des vaches qui meuglaient. C’était traumatisant.
On s’est donc installé à NGOMA, où on est retourné à l’école. En 1973, nous étions 8 enfants. Il faut savoir qu’en 1973, tous les problèmes qu’ont vécus les Tutsis au Rwanda, je les ai subis, au même titre que tous ceux que vous avez déjà entendu ici. Et nous n’avons pas eu la chance d’aller à l’université, contrairement à certains.
Donc à 17 ans j’ai commencé à travailler, et à cette époque il me fallait l’autorisation écrite de mon père parce que j’étais encore mineure. J’ai commencé à BUTARE-ville, et pour ceux qui connaissent, c’était situé en face de l’hôtel Ibis. J’ai travaillé dans un magasin qui vendait du matériel scolaire et de bureau. C’est un lieu assez centralisé, où tous les étudiants, que ce soit à l’université ou à l’école, venaient acheter du matériel.
En 1973, il y a encore eu des troubles contre les Tutsi. Les étudiants d’université avaient mis en place le Comité du salut, qui consistait à chasser les Tutsi des écoles et du travail. Ils ont établi des listes d’élèves et étudiants d’université à chasser, ainsi que des employés de l’université. Et cette liste était affichée à la librairie universitaire, à proximité de mon lieu de travail. Certains étudiants Tutsi ont réussi à se réfugier à l‘étranger. Concernant les employés de l’université, certains se sont réfugiés tandis que d’autres ont été chassés. Ils ont dû rester chez eux longtemps, et c’est seulement après le coup d’état qu’ils sont revenus.
Moi je travaillais dans le privé et je pensais que j’avais peut-être une chance de ne pas être chassée. Sauf qu’un matin, j’ai vu un groupe composé d’étudiants de l’université et de l’IPN (Institut Pédagogique National), des employés Hutu qui travaillaient à la douane et d’autres qui travaillaient à la Régie des eaux qui arrivaient du fond d’un rond point, puis qui se sont scindés en deux groupes. L’un est passé par la droite et l’autre à gauche. Ils nous ont tous chassés : ils entraient et nous disaient: “Sortez, vous êtes Tutsi!”. Je suis rentrée chez moi à NGOMA, et mon père est arrivé presque en même temps. D’autres Tutsi étaient aussi chassés des écoles. Mon petit frère Charles, qui était au petit séminaire à BUTARE, est arrivé à la maison dix minutes après moi. Il est arrivé en courant et il m’a dit qu’il s’était caché avant de pouvoir rentrer, et que c’était des étudiants hutu qui avaient chassé les étudiants tutsi des écoles.
Au bout de quelques jours, le président HABYARIMANA a pris le pouvoir, et la vie a repris son cours. Nous sommes retournés au travail, et certains élèves ont pu retourner à l’école à l’exception des étudiants de l’IPN et des universités. Puis du jour au lendemain, les voisins se sont mis à nous regarder de travers, et des enfants disaient à d’autres: “Vous êtes des Tutsi, on ne joue plus avec vous”. Et puis cette situation a fini par se normaliser”.
Le témoin poursuit en évoquant la période pré-génocide (1977-1993) :
“En 1977, j’ai fait la connaissance de mon futur mari. Quand on a voulu se marier en 1979, j’ai appris qu’on n’avait pas le droit à la double nationalité. De ce fait, je devais renoncer à la nationalité rwandaise, ce qui m’a mené à un tribunal de grande instance. Comme je n’avais pas encore la nationalité française, pendant un moment j’ai été apatride. Toujours est-il que j’ai acquis la nationalité française, que nous avons pu nous marier. En 1980, mon mari était chef de projet, et en 1981 son contrat se terminait. Si bien qu’il a fallu qu’on parte définitivement du Rwanda, mais on avait le droit de revenir parce que j’avais un passeport français. Il faut savoir qu’à l’époque, avoir un passeport au Rwanda était très compliqué, surtout pour les Tutsi.
On quitte le Rwanda en 1981, mais de 1982 à 1889, je revenais tous les ans pour rendre visite à ma famille. Pendant ces années, nous avons eu deux filles, une qui naît en 1985 et l’autre en 1988. En 1990, je n’ai pas pu retourner au Rwanda parce que comme expliqué, il y avait le FPR qui avait attaqué et j’ai eu peur de l’insécurité. Je précise donc que c’est la seule année où je n’ai pas vu mes parents. En revanche, j’y suis allée en 1991, et j’ai constaté l’insécurité au Rwanda en général. De KIGALI à BUTARE il y a environ 130 kilomètres, et sur ces 130 kilomètres il y avait pas moins d’une quarantaine de barrières si ce n’est plus. Il fallait s’arrêter systématiquement pour que les gardes regardent les bagages, il fallait montrer les pièces d’identité, puis ils remettaient les bagages et on continuait notre route. Et cela, à 40 reprises sur 130 kilomètres. Quand j’ai vu ces barrières, j’ai pensé à la première République, où il y avait déjà des barrières pour lesquelles il fallait montrer un laisser-passer. Quand ils ont retiré ces laisser-passer, il y avait une chanson qui passait à la radio pour dire qu’enfin les barrières n’existaient plus. Je crois que cette année-là, il y a eu des massacres à KABAKOBWA quand je me trouvais au Rwanda.
En 1992, j’y suis retournée seule, alors que d’habitude je venais avec mes enfants ou mon mari. Après avoir écouté le discours de Léon MUGESERA à la radio avec mes parents, ils m’ont interdit de revenir. Ils m’ont dit d’attendre de savoir quelle était la situation avant de revenir. D’ailleurs beaucoup de gens à BUTARE avaient peur, et beaucoup de mes amis m’ont dit: “Qu’est-ce que tu viens te jeter dans la gueule du loup, ils vont tous nous tuer. Je t’en supplie ne reviens pas. Au moins il restera quelqu’un pour raconter notre histoire”.
Je n’arrivais pas à intégrer qu’on pouvait tuer tout le monde. Et avant de partir, avec mes parents, on a mis en place un système pour pouvoir communiquer et avoir des nouvelles. Et lorsque je recevais leurs courriers, je pouvais savoir si la situation s’arrangeait ou pas.
Et ça ne s’est pas arrangé. C’était la dernière fois que je les voyais. Vous savez, je croyais avoir tout vécu au Rwanda. Mais en fait, je ne savais pas que le pire était à venir”.
Espérance GAHONGAYIRE PATUREAU poursuit (1994-1995) :
“Il faut savoir qu’en 1993, mes parents avaient acheté une parcelle à TUMBA et avaient fait construire. En 1994, j’habitais en Guinée avec mon mari et mes enfants. Quant à mon frère Charles, son épouse et leurs enfants ainsi que mon frère Eugène, sa femme et ses deux enfants habitaient à KIGALI. Les célibataires de ma fratrie habitaient quant à eux avec mes parents. Donc à TUMBA y vivaient 7 de mes frères et sœurs ainsi que mes parents.
À cette époque, mon mari a entendu le crash de l’avion du président HABYARIMANA et me l’a dit. Ensuite j’ai entendu à la radio madame Agathe UWINLIGIYIMANA qui appelait au secours, elle avait peur, et ensuite j’ai entendu SINDIKUBWABO, qui est devenu le président intérimaire. Après son discours, nous avons assisté impuissants au génocide. Le génocide se passait devant tout le monde, et à l’étranger, nous assistions en direct à la mort des nôtres avec la télévision et les journaux. On avait tous peur de voir des images de quelqu’un de sa famille ou que l’on connaît. On a vécu des moments que je ne pourrais pas vous décrire. De temps en temps, je recevais une lettre des expatriés, qui passaient par l’ambassade de France à KONAKRY. Ils me disaient être tristes de ne même pas avoir une ligne concernant ma famille. Ils me disaient qu’il fallait attendre, et que si tout cela s’arrête, peut-être que l’on saurait si quelqu’un a survécu. On me donnait les noms des personnes déjà tuées, mais rien sur ma famille : alors on regarde les journaux, on regarde la télévision.. et on survit.
Finalement à un moment, à la fin du génocide, j’apprends qu’il ne me reste qu’un frère. J’allais à la poste tous les jours. J’ai reçu un courrier d’un prêtre de RANGO, qui avait d’abord écrit à ma sœur. Il nous dit qu’il a pris le temps pour ne pas nous donner de faux espoirs, et qu’il cherchait quelqu’un qui lui donnerait des informations sûres. Il a demandé à une voisine de l’époque, qui lui a dit que seul Eugène avait survécu. Tandis que tous ceux qui habitaient à TUMBA ont été tués, y compris mon frère Charles. En 1994 on rentre en France, et j’essaie de prendre contact avec mon frère pour le faire sortir du Rwanda. J’avais l’impression que si j’y mettais les pieds, j’aurais été engloutie. Finalement j’y suis allée : j’étais la grande sœur et je ne pouvais pas le laisser, même quelques jours. J’y ai retrouvé mon frère, seul. Il avait perdu sa femme et ses deux enfants, une fillette de trois ans et un bébé de deux mois et quelques jours.
Ma maison à TUMBA était criblée de balles. On reconnaissait les endroits où avaient habité les Tutsi parce que les maisons étaient rasées. On n’avait plus d’endroit pour loger, donc on a fait l’aller-retour à KIGALI. Je suis revenue plusieurs fois après le génocide au Rwanda, et j’ai commencé à parler aux gens qui étaient encore sur place. En 1995, il y avait encore une odeur de mort.
Les rescapés nous ont parlé pour nous expliquer ce qui était arrivé chez nous. Ils étaient au courant parce que nous étions une grande famille. Et ceux qui avaient survécu avaient souvent des amis parmi mes frères et sœurs.
Tout le monde nous racontait que tout convergeait vers le docteur Sosthène, qui détenait la clé du bureau de secteur. Il ouvrait pour y faire entrer les Tutsi, on les sortait, puis on allait les tuer.
S’agissant du docteur Sosthène, avant, il avait une très bonne réputation. Parce qu’avant lui à BUTARE, il y avait un gynécologue de la vieille école, pour qui il n’était pas question de donner une pilule à une femme. Quand Sosthène MUNYEMANA est arrivé, on était enfin fiers et heureux qu’il soit arrivé en tant que médecin. Et on parle ici de la même personne. Ce qu’il a fait ne m’a pas étonnée, même si je le connaissais de réputation. Parce qu’avant que le président intérimaire SINDIKUBWABO fasse son discours, il était lui-même médecin gynécologue. Si bien que pour moi, dès cet instant, même un médecin était capable de ce genre de choses.
Et quand le génocide s’est terminé je n’avais plus personne, et ils ne sont pas morts tout seuls. D’informations en informations, j’ai appris que mon frère et mon père s’étaient cachés dans le faux plafond. On a vu les murs de ma maison criblés de balles. Et j’ai su que c’était les militaires qui étaient venus. On m’a raconté comment mon père et mon frère ont été tués. Il y avait un Suisse qui habitait pas loin de chez nous et qui était marié à une femme rwandaise. Les miliciens y sont allés et ont essayé d’entrer pour leur faire peur. Il paraît que le Suisse a tiré en l’air, et les militaires ont décrété que c’était mon père qui leur avait tiré dessus avec une arme que son gendre lui aurait donnée. Ils ont donc décidé que personne de chez moi ne devait survivre. Ils l’ont concrétisé puisque effectivement, personne n’avait survécu. Les militaires les ont donc criblés de balles, et ils sont tombés du plafond. J’y ai vu du sang séché, ce qui me fait dire que c’est vrai.
Quant à ma mère, elle aurait été trouvée ailleurs, elle s’était cachée chez une amie. À cette période, il ne fallait plus tuer dans la rue à cause des satellites (c’est ce que m’ont raconté les rescapés), ils l’ont accompagnée jusqu’à une fosse commune. Mais jusqu’à ce jour, je n’ai pas retrouvé le corps de ma mère. Je dirais que ce qui est bien, c’est qu’elle est là où est le mémorial des rescapés aujourd’hui.
Quant à mon frère Gilles, il a essayé de se cacher derrière l’église à côté de chez nous. Ils lui ont donné un coup de lance et il s’est caché chez MIHIGO. Sauf que ce monsieur, à un moment donné paraît-il, est allé au bureau de secteur lors d’une réunion pour dire qu’il y avait des gens cachés chez lui et a demandé ce qu’il fallait en faire. Il est allé demander l’avis des responsables, qui ont envoyé deux gendarmes qui sont allés les sortir de chez lui puis sont partis les tuer. Les gens qui les ont vus, et qui ont vu mon frère, m’ont dit qu’à cause du coup de lance, il ne pouvait plus tourner la tête. Ils sont allés le chercher et ils l’ont tué.
Je reproche plus spécialement à monsieur MUNYEMANA, la mort de mon frère Laurent. Un témoin est venu devant la cour pour expliquer que mon frère Laurent était parti se cacher chez lui, et lui a demandé de le cacher. Ce témoin a dit que Sosthène MUNYEMANA l’a caché un temps, et que mon frère a nourri sa famille. Au bout d’un moment, les responsables ont décrété que c’était pacifié, et qu’il fallait ramener les gens cachés au bureau du secteur. Plusieurs personnes m’ont décrit l’arrivée de mon frère au bureau : Il avait les bras liés derrière le dos, il était blessé et avait du sang sur lui, il était quasiment nu, ne portant plus qu’un short sans autre vêtement. Au tribunal, j’ai su qu’en fait on lui avait coupé l’oreille.
Il est arrivé avec d’autres au bureau du secteur et le docteur MUNYEMANA lui a demandé où sont les autres. Encore une fois un témoin a raconté cette scène devant la cour, où Sosthène a demandé à mon frère où sont les autres et qu’il aurait répondu qu’il ne savait pas On lui aurait dit: “Tu es un intellectuel, tu peux nous aider pour qu’on aille plus vite”. Mon frère n’a plus répondu, et a été emmené près de la fosse et a été exécuté.
Quand on a exhumé les corps, on a reconnu mon frère. Et aujourd’hui il repose au mémorial. Comme responsable, j’estime que monsieur MUNYEMANA, en tenant compte de tout ce que j’ai entendu, a une grande responsabilité dans ce qui est arrivé à ma famille. Je suis là pour témoigner pour eux, parce que s’il y en avait eu un seul encore en vie, c’est lui qui aurait été ici.
Je viens témoigner aussi parce que depuis tout le temps où les Tutsi subissent toutes ces violences, jamais aucun n’avait encore été puni. J’imagine que ça doit les étonner qu’on ose déposer plainte aujourd’hui. Les Hutu avaient le droit de tuer les Tutsi et de récupérer leurs biens, quand derrière on devait tout reconstruire.
Je suppose que monsieur MUNYEMANA a pu vendre sa maison. Mais la nôtre a dû être rasée, et on a dû tout reconstruire, comme avaient fait nos parents avant nous. Tout recommencer à zéro. Il paraît qu’à un moment donné, les responsables ont dit aux tueurs d’habiter ces grandes maisons plutôt que de les détruire. Il y en a un qui s’appelait Patrick – il est en prison – et avec un autre, ils ont construit un mur dans notre maison. Pendant toute la durée du génocide, ils ont habité chez nos parents et avaient détruit toutes les dépendances. Il y a un tueur qui est venu, maçon de son état mais tueur quand même, pour nous expliquer où ils avaient mis le corps d’une petite sœur à nous. Ce tueur m’a dit: “Je suis désolé, je n’ai rien volé chez vous, je suis venu parce qu’ils m’ont dit d’arranger les fenêtres”. Car lorsque ces tueurs se sont partagé notre maison, les fenêtres avaient été arrachées. Et ils ont fait faire de la maçonnerie pour poser de petites fenêtres à la place. Et ce tueur, qui avait refait les fenêtres, c’était un de nos voisins”.
Espérance GAHONGAYIRE PATUREAU a terminé son récit.
Après avoir remercié le témoin, le président lui demande si elle connaît les noms des personnes qui ont donné les informations dont elle a fait part. Le témoin cite notamment Alfred MAGEZA, qui vivait à TUMBA et a parlé de son frère Laurent. Elle cite également Anne-Marie KAMANZI, qui lui a rapporté le dialogue entre Sosthène MUNYEMANA et son frère. S’agissant de ceux qui lui ont parlé du bureau du secteur, le témoin explique “Tous les rescapés. VEREDIANA c’était une voisine. J’ai aussi une cousine, qui habitait à TUMBA, qui m’a parlé aussi du bureau de secteur et de la réunion du 17 avril. Elle s’appelle Rosetta MALIFAYE. D’ailleurs, tous les rescapés et la plupart des bourreaux m’en ont parlé. Il y avait aussi Celse GASANA, sa maman Grazia et tous les voisins.” Le témoin précisera sur question du président que Celse GASANA et sa mère lui ont parlé plus spécifiquement “de la réunion du 17 et du fait que Sosthène MUNYEMANA détenait la clef et enfermait les gens.” Elle expliquera, s’agissant, d’Alfred MAGEZA, qu’elle a entendu son témoignage devant la cour en première instance.
À la question de savoir ce que le témoin pense de la position de l’accusé, qui consiste à dire qu’il a voulu protéger les gens, même temporairement, Espérance GAHONGAYIRE PATUREAU répond: “Je pense que sur toutes les personnes enfermées, il n’y en a pas beaucoup qui ont survécu. D’autant que pour ceux qui étaient blessés, comme mon frère qui avait les bras liés et qui saignait – tout le monde avait vu son sang – il ne les a pas soulagés, au moins soigné les blessures, alors qu’il était médecin. Et c’est étonnant que quelqu’un qui habitait aussi près puisse expliquer qu’il n’a pas réalisé que les personnes enfermées étaient destinées à être tuées, alors même qu’il avait cette clé durant tout ce temps.”
La parole est laissée à la cour, qui n’a pas de questions à poser au témoin.
À la question des avocats de la partie civile, qui est de savoir comment se sont déroulés ces récits depuis 1994 avec les rescapés, le témoin explique: “On cherche, ca nous fait du bien déjà. Par exemple, pour nous qui n’étions pas là, c’était très difficile de réaliser que toute sa famille avait été exterminée et qu’on ne verrait plus jamais aucun d’entre eux. Donc on va chercher des détails auprès de personnes qui étaient là et qui les connaissaient. Même si je n’étais pas là, il y avait les images à la télévision, je sais comment ça s’est passé. On a envie de retrouver les corps et de les enterrer décemment. Il y a une solidarité pour les retrouver et ça fait du bien. Y compris aux rescapés, de parler à des gens qui comprennent. Ça fait du bien. Et d’ailleurs, on a eu la chance de trouver quelques corps, pas tous. Vous savez, il y a des personnes de ma famille dont on ne sait toujours pas où sont leurs corps. Alors ceux qu’on a trouvés, on les a enterrés décemment. C’est ce qui nous intéresse.”
Le témoin souhaitant montrer des photos à la cour, les avocats des parties civiles lui demandent pour quelle(s) raison(s) il est important pour elle d’en avoir la possibilité. Elle explique avoir “beaucoup de chance de les avoir, car j’étais à l’étranger. Il se trouve que mes parents avaient beaucoup de photos, mais on n’a pas trouvé la moindre photo chez eux… Qu’ont-ils fait avec ? Si bien que les rescapés les plus jeunes, ont oublié qui sont leurs parents.“
Le président décide que ces photos de famille seront diffusées et laisse au témoin la possibilité de nommer à haute voix les personnes qui s’y trouvent. Les photographies défilent, et le témoin désigne les membres de sa famille.
S’agissant de la dernière photographie, il est demandé au témoin pour quelle raison il y a autant de photographies de personnes qui ne sont pas de sa famille. (Il s’agit d’une page où sont collées plusieurs photos d’identités de personnes différentes).
Espérance GAHONGAYIRE PATUREAU explique avoir rassemblé les photos d’identité des personnes qui ont été retrouvées dans les fosses, “et que ces personnes-là n’avaient plus aucune personne en vie pour raconter leur histoire et parler d’eux.” Elle explique qu’elle “ne voulait pas qu’ils soient oubliés”, et a pris le parti de porter leur mémoire.
Elle poursuit en expliquant: “Parfois, quand on parle du génocide, on a l’impression que les victimes ne sont qu’un chiffre. Qu’il ne s’agit que d’un fait, emprisonné dans un mot. Alors c’est ma façon à moi d’humaniser les personnes qu’elles étaient, et de rappeler qu’elles ont toutes une histoire.”
L’avocat général demande s’il y avait d’autres fosses, autres que celle de KARANGANWA. Le témoin répond par l’affirmative et explique que la fosse présente sur les photographies montrées à la cour “il y avait une fosse sceptique qui n’avait pas été utilisée, et qu’ils ont utilisée pour y mettre les corps”. Elle précise: “Il y avait 11 corps, dont mon père et mon frère. On nous avait donné les noms, et quand on les faisait sortir, on les comptait pour voir si ça concordait avec les informations qu’on avait recueillies.”
Sur question de l’avocat général, le témoin précisera notamment qu’en 1973, le mot “travailler” existait déjà pour dire “tuer”.
La parole est à la défense.
Sur question des avocats de la défense, le témoin indiquera à la cour que son frère s’appelait Laurent NSANZUMUHIRE. Elle expliquera avoir été au procès en première instance et avoir entendu Alfred MAGEZA et une autre personne évoquer la scène. Elle précise qu’elle n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi il n’y a pas eu de prises de notes à ce moment-là, et réaffirme que MAGEZA l’a bien dit devant la cour.
Il est mis fin à l’interrogatoire d’Espérance GAHONGAYIRE PATUREAU à 13h07.
L’audience est suspendue.
Audition de monsieur Mathias NSANZABAHIZI, en visioconférence, détenu à la prison de KARUBANDA/HUYE.
Après s’être excusé pour sa voix éraillée (grippe), le témoin souhaite témoigner du rôle de Sosthène MUNYEMANA « dans les tueries qui ont eu lieu derrière le bureau de secteur de TUMBA. »
« En avril 1994, a été perpétré le génocide contre les Tutsi. Si MUNYEMANA avoue ses crimes, je lui demanderai de demander pardon à Dieu et à la société car il a commis le génocide. »
La déclaration du témoin s’arrête là. Monsieur le président précise que le témoin a été entendu à de nombreuses reprises par différentes autorités judiciaires. Il redonne la parole à monsieur NSANZABAHIZI.
« En 1994, j’habitais la commune de NGOMA et j’étais chauffeur de la commune pendant sept ans. En 1989, j’ai été démobilisé des Forces Armées Rwandaises (FAR) et embauché par le bourgmestre KANYABASHI comme chauffeur en tant que policier. »
Monsieur le président intervient et évoque le témoignage d’un certain GAHAMANYI qui a dit qu’on ne pouvait pas être policier et chauffeur. Pour monsieur NSANZABAHIZI, ce témoin ment car il a bien lui-même exercé les deux fonctions, de novembre 1987 à 1994. Entretemps, il conduisait un camion. Il ajoute, à la demande du président, que ses deux parents étaient Hutu, qu’il a été condamné pour crime de génocide Il a reconnu les faits et a d’abord été condamné à une peine allégée, puis condamné à perpétuité pour viol: ce qu’il continue à nier. Au Rwanda, la perpétuité ne prévoit pas de remise de peine. Il ne pourra sortir de prison que par grâce du président de la République.
Concernant Sosthène MUNYEMANA, toujours sur question de monsieur le président, le témoin reprend la parole. « En 1994, j’étais en déplacement avec le bourgmestre KANYABASHI et Jean-Baptiste GAHAMANYI plus un journaliste. » Arrivés près du bureau de secteur de TUMBA, il a rencontré MUNYEMANA, Siméon REMERA, Speratus KABILIGI et beaucoup d’autres personnes. À côté d’eux, il y avait beaucoup de cadavres allongés sur la route devant chez Joseph HITIMANA, alias RUGANZU. En face, se trouvait le domicile de Charles, un tueur qui a été libéré. Les corps saignaient encore. « J’ai dû arrêter mon véhicule pour ne pas rouler sur les cadavres. Le bourgmestre est sorti de la voiture et s’est adressé au groupe pour lui reprocher d’avoir laissé ces corps sur la route, craignant la présence de satellites qui pouvaient montrer les photos au monde entier. » Sur question du bourgmestre, l’un a répondu qu’il y avait une fosse dans laquelle KARANGANWA avait été jeté le matin-même. Le bourgmestre a ensuite demandé à Sosthène MUNYEMANA de l’accompagnerjusqu’à son domicile.
Emplacement de la fosse commune où étaient jetés les corps des victimes du bureau de secteur. C’est dans cette fosse que François KARANGANWA a été jeté aussi. Photo Alain GAUTHIER.
Ils sont entrés au domicile du docteur avec le journaliste Cyprien. Après 20 minutes, ils sont ressortis et MUNYEMANA est retourné au bureau de secteur.
« Nous sommes repartis à BUTARE et j’ai demandé à KANYABASHI pourquoi il n’avait pas fait arrêter les tueurs. Le bourgmestre a répondu qu’il ne pouvait pas le faire. Arrivés au bureau de la commune, j’ai repris mon vélo et je suis rentré chez moi. C’était le 21 avril vers 15 heures. »
Le président: « Vous avez toujours dit que c’était entre le 21 et le 24 avril. Pourquoi affirmer aujourd’hui que c’était le 21? »
Le témoin: « Je me suis renseigné auprès de Thomas BAVAKURE. Le lendemain 22 il y a eu des attaques à KABAKOBWA auxquelles j’ai participé ».
Le président: « La date de la mort de KARANGANWA, on vous l’a dite aussi ou vous la connaissiez? »
Le témoin: « C’est ce jour-là que je l’ai apprise de la part de RUGANZU. »
Le président: « Le directeur de la prison, François MUNYERAGWE aurait été sollicité par le bourgmestre pour envoyer des prisonniers enterrer les morts de KABUTARE. Vous n’avez pas parlé alors de la présence de MUNYERAGWE dans la voiture! »
Le témoin: « Je n’ai pas parlé de lui parce qu’il est bien monté dans la voiture avec nous jusqu’à KABUTARE et il a quitté le véhicule pour retourner à la prison. Et nous sommes allés chercher le journaliste Cyprien pour prendre des images. C’est Jean-Baptiste GAHAMANYI qui m’a rappelé que le directeur de la prison nous avait quitté en route. »
Le président: « Ce n’est pas ce qu’il a dit en confrontation. Vous, pour la première fois, vous dites que MUNYERAGWE est sorti avant. Ce dernier n’a pas la même version des faits. Il n’a pas vu de cadavres sur la route. Ils avaient déjà été dans la fosse. Il ne connaissait pas Sosthène MUNYEMANA. »
Le témoin s’étonne. Il précise que le directeur de la prison a dit être allé à TUMBA le matin. Et d’affirmer qu’il connaissait Sosthène MUNYEMANA, qu’il travaillait à l’hôpital comme gynécologue et qu’il savait où il habitait. Il ne lui a parlé qu’une fois, le 25 avril, pour lui demander de venir accoucher la femme du comptable de la commune. Et que tout au long du chemin, ils ont parlé des massacres. Il disait que la fin des Tutsi était déjà arrivée. Le président lui fait remarquer qu’il dit cela pour la première fois. Et le témoin d’ajouter enfin: « Il était vraiment chaud concernant les massacres. Après, j’ai continué à le voir avec le major qui dirigeait les tueries à TUMBA. »
Sur questions du président, le témoin précise que les corps qui gisaient à TUMBA saignaient encore et qu’ils avaient été tués sur place. Contrairement à ce qu’il avait dit, il affirme que les corps avaient déplacés de chez RUGANZU. Quant à MUNYEMANA, il avait un couteau qui ressemblait à une épée (40 cm environ) et qu’il portait à la ceinture. Il portait un chapeau en feuilles de bananier. Ce couteau était dans un fourreau. Il a dit alors qu’il répondait à l’appel du bourgmestre et qu’il revenait continuer les opérations.
Le témoin rapporte qu’en confrontation tous les témoins avaient dit la même chose que lui. Ce que le président conteste. Le témoin de poursuivre: « Devant Dieu tout-puissant, je confirme la présence de Spératus. En confrontation, BAVAKURE a confirmé mon témoignage. Il a parlé de la fosse près du bureau de secteur. Moi je ne connaissais pas l’existence de cette fosse. MUNYEMANA est bien monté avec nous pour se rendre à son domicile. Quant à lui, il supervisait, il faisait partie des tueurs les plus virulents. Si je dis cela, c’est parce qu’il était dans le groupe des tueurs. »
Les avocats des parties civiles n’ont pas de questions à poser au témoin.
C’est au tour de l’avocat général d’interroger le témoin. Il évoque les contradictions des différents témoins. En particulier concernant la date des faits rapportés. Mathias NSANZABAHIZI rétorque: « Pour moi, les massacres ont eu lieu le 21 avril et non le 23. BAVAKURE ment. C’est RUGANZU qui aurait appelé le bourgmestre KANAYABASHI de son téléphone à son domicile. Au TPIR, BAVAKURE a été jugé « non crédible« .
Sur question de monsieur BERNARDO, le témoin rappelle les peines à auxquelles il a été condamné. Il lit ensuite un rapport du directeur de la prison qui dit que le témoin était chargé de collecter les informations en vue de préparer les Gacaca[4]. Ce dernier encourageait les prisonniers à plaider coupable.
Fin de l’audition de monsieur Mathias NSANZABAHIZI. On pourra également se reporter à son audition lors du procès en première instance, le 24 novembre 2023.
Audition de madame Marie-Claire DUSABE, partie civile en visioconférence.
Il semblerait que ce témoin aurait été convoquée par erreur, ayant été confondue avec un autre témoin du nom de Marie DUSABE qui sera entendue le lundi 6 octobre.
Au cours de son témoignage, le témoin, qui avait 8 ans en 1994, raconte avec force détails toutes ses pérégrinations autour de TUMBA et de BUTARE, la façon dont elle a erré pendant plusieurs jours, les différentes cachettes où elle s’est réfugiée, la famille qui l’accueillie dont la père était un militaire, famille dans laquelle elle était astreinte aux travaux de la maison: le statut de militaire du père de famille lui accordait une certaine protection lorsqu’elle devait aller faire les courses. Elle raconte son départ au Zaïre avec sa « famille d’accueil« , les menaces de Clémentine, la mère, de la jeter dans le lac si elle refusait d’aller quémander, son passage par le camp de KASHUSHA (NDR. Un célèbre camp de réfugiés où se trouvaient beaucoup de génocidaires, dont des militaires des FAR[5] qui avaient pu franchir la frontière avec leurs armes grâce aux Français de l’Opération Turquoise qui occupaient toute la frontière avec le Zaïre. Cette population de tueurs côtoyait les nombreux refugiés entraînés hors du Rwanda comme bouclier humain.) Enfin, son retour au Rwanda grâce à la Croix Rouge qui est venue la récupérer dans le camp de réfugiés. Elle rejoindra sa grande sœur qui l’a accueillie chez elle.
Dans ce témoignage empreint d’émotion, à aucun moment il n’est question de monsieur Sosthène MUNYEMANA. Sur questions de monsieur le président, qui la remercie pour son courageux témoignage, madame DUSABE précise que ses sœurs sont mortes au bureau de secteur de TUMBA. Elle ajoute qu’elle a trouvé de l’aide au sein d’une association de rescapés, l’AERG, l’Association des Etudiants Rescapés du Génocide. (NDR. Cette association continue de soutenir les rescapés en les réunissant au sein d’une « famille » de vingt à trente personnes. C’est un lieu d’échanges, de solidarité et de partage qui rassemble des rescapés de tout âge.)
La parole est donnée à monsieur MUNYEMANA, comme chaque vendredi soir.
« Ce dernier témoignage, le récit de cette enfant, m’a ému. Je ne connaissais pas son histoire. Je voudrais exprimer ma sincère compassion. Je suis sensible à ce que les victimes ont enduré. Je n’ai jamais appartenu à la mouvance MDR PAWA[3]. Je suis du côté de NGURUNZIZA et de Dismas NSENGIYAREMYE. Enfin, je me refuse d’être assimilé aux criminels de TUMBA et je regrette cette tendance à la globalisation. On n’a pas pu les combattre. Des choses horribles se sont passées. »
La journée se termine par un appel du président pour les parties donnent la liste des documents qu’elles souhaitent qu’on lisent, et ce au plus tard lundi soir. Un délai supplémentaire est accordé à la défense pour qu’elle prenne connaissance de la liste des autres parties.
Maître BOURG regrette que son collègue maître LURQUIN soit reparti. Il aurait pu expliquer comment se déroule un procès d’assises en Belgique. Elle insiste sur le fait que la défense ne puisse pas contre-interroger les personnes dont on lit la déposition.
NDR. La défense oublie de signaler qu’en BELGIQUE, en cours d’assises, IL N’Y A PAS DE PROCEDURE D’APPEL. Les condamnés ne peuvent pas bénéficier d’un nouveau procès.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. PL : Parti Libéral. Le Parti Libéral va se scinder en deux fin 1993 : la tendance de son président, Justin MUGENZI, rejoint le Hutu Power qui traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. L’autre tendance sera anéantie le 7 avril 1994, voir glossaire[↑]
2. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
3. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑][↑]
4. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
5. FAR : Forces Armées Rwandaises[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 29 septembre 2025. J 10
30/09/2025
• Audition de Laurien NTEZIMANA, théologien.
• Audition d’Evariste NTIRENGANYA.
• Audition de Speratus SIBOMANA, détenu.
• Audition de Jean-Paul HABINEZA.
________________________________________
Audition de monsieur Laurien NTEZIMANA, théologien, cité par la défense.
L’audience débute à 9h00. Monsieur Laurien NTEZIMANA est appelé à la barre pour témoigner. Il est demandé au témoin de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité.
Le témoin commence par demander l’indulgence de la cour, car celui-ci ne sera pas en mesure de donner des dates précises, eu égard au temps écoulé.
Le concernant, il explique avoir terminé ses études en théologie à LOUVAIN (Belgique), en 1990. La guerre avait commencé au Rwanda. Il est rentré au Rwanda en avril 1990, où il a été nommé au diocèse avec les dénommés Modeste et Innocent, avec qui il a créé “La voie de la Paix”. À cette époque, l’ancien préfet de Butare Jean-Baptiste HABYALIMANA[1] leur avait demandé d’apprendre “La voie de la Paix” à tous les responsables de la paix publique (bourgmestre, conseillers de secteur, etc..). Chose faite en 1993, où ils ont formé environ 400 personnes.
Il ajoute que le 6 avril 1994, au moment où l’avion présidentiel est abattu, le mot d’ordre donné par les militaires était de ne pas quitter son domicile. Si bien qu’il n’a pas su immédiatement ce qui se passait. Le témoin habitait du côté du secteur de NGOMA, puis est allé vivre du côté de MACYAZO. Il y a vu de nombreux Tutsi se cacher et beaucoup d’enfants mourir de faim. Le témoin explique qu’à ce moment-là, il prit la décision d’aller leur acheter des beignets pour tenter de les nourrir.
Il est allé chercher de la nourriture au Burundi, “vu l’état de famille du pays”. Laurien NTEZIMANA ajoute, s’agissant des religieux tutsi, que ceux-ci ne travaillaient plus car ils se cachaient : “je ne savais pas encore que ce serait un génocide, mais les Tutsi étaient persécutés”. Il explique avoir organisé une distribution en nourriture à la paroisse de NGOMA, et être allé jusqu’au monastère de SOVU pour apporter du riz aux Tutsi qui s’y étaient réfugiés. Il précise que lorsque les militaires le voyaient faire, ces derniers lui disaient que les Tutsi étaient l’ennemi, et le témoin leur répondait “qu’il s’agit de femmes et d’enfants, ça ne peut pas être des ennemis”. Néanmoins le soir, lorsqu’il déposait le riz, les militaires armés le confisquaient.
Il a caché des Tutsi à son domicile, jusqu’à 46 personnes. Il précise que lorsqu’il fallait fuir de chez lui, il les aidait à se cacher dans les fourrés mais malheureusement certains d’entre eux ont tout de même été tués.
S’agissant de sa famille, il explique les avoir amené dans la commune de CYANGU (commune de son épouse) pensant qu’ils y seraient en sécurité. Puis il est retourné à BUTARE “aider les gens, les nourrir, les cacher et envoyer les enfants au Burundi dans le camion du Père des hommes”. Ce qui le faisait tenir debout, c’était “la bonne puissance : énergie, stabilité et union… ça me faisait tenir face aux armes. Parce que l’énergie, c’est la capacité de ne pas se résigner, la stabilité c’est de ne pas fuir le lieu du témoignage et l’union c’est la capacité de considérer tout être humain comme un frère ou une sœur.”
Vers le 10 juin 1994, il a réalisé un prêche à l’église de NGOMA, dans lequel il appelait à la dignité et à la survie des Tutsi. Il raconte qu’à ce moment-là, il venait de “se condamner à mort sans le savoir, parce qu’ils m’ont dit “on a pas besoin de témoin, il vient de prouver qu’il travaille avec l’ennemi”. Ils se sont ensuite rendus chez lui, pour chercher une prétendue radio avec laquelle le témoin communiquerait selon eux, avec le FPR[2]. Néanmoins, le témoin explique qu’il avait de la bière chez lui, de sorte qu’il a fallu leur offrir un verre, le partager avec eux et leur expliquer le sens de son propos pour avoir la vie sauve.
Il explique ensuite avoir été membre d’un des trois conseils de sécurité de son secteur avec un dénommé Théophile. Ils tentaient de stopper les massacres, certains ont pu être évités. À la fin du mois de juin, il est parti dans le sud-ouest à NYARUSHISHI pour appeler les français de la Zone Turquoise[3] au secours, afin qu’ils évacuent toutes les personnes qu’ils avaient réussi à cacher. Une patrouille est intervenue le vendredi 1er juillet 1994, et le témoin est ensuite retourné à BUTARE le 3 Juillet.
À la question du président, le témoin explique que c’est la société rwandaise qui le met du côté hutu. Il explique que lui-même, il se sent d’abord être humain. Sur question du président, le témoin explique ensuite que durant le génocide, il se trouvait à NGOMA. Il précise qu’il connaissait TUMBA mais reconnaît ne pas s’y être rendu durant le génocide.
S’agissant de ses liens familiaux, il explique que le bourgmestre Joseph KANYABASHI, était son cousin. Durant la période du génocide, Joseph KANYABASHI était surnommé KANYABATUTSI. À son propos, il explique qu’ “il était le bourgmestre de NGOMA et je pense qu’il a dû exécuter les ordres qu’on lui donnait. Je pense qu’il aurait pu mieux faire s’il n’avait pas été terrorisé. C’est à lui que je m’adressais quand je voulais des permissions de sortie”. Il conclut en expliquant que Jospeh KANYABASHI a été condamné pour sa participation au génocide.
Sur question du président, Laurien NTEZIMANA explique que lorsque le président SINDIKUBWABO est venu lancer les tueries le 19 avril 1994 à BUTARE[4], ce dernier s’est adressé à Joseph KANYABASHI “pour faire le travail”. À la question de savoir depuis quand le témoin connaît Sosthène MUNYEMANA, il explique que c’est depuis 1994, au travers des récits qu’il a pu lire.
S’agissant du devenir des personnes enfermées dans le bureau le secteur de TUMBA puis transféré dans les locaux communaux à partir du 23 avril 1994, le témoin explique ne pas avoir su qu’ils avaient été transportés. En revanche, il a vu des gens arriver à la préfecture de BUTARE, ils étaient gardés, et “de temps en temps on venait puiser dans le tas pour les tuer”. Il précise que des Tutsi étaient enfermés au secteur de NGOMA et au centre de santé. Il ajoute qu’ « à un certain moment, le comité de sécurité de la préfecture a voulu que je les conduise à KARAMA (12 km de la ville). J’y suis d’abord allé seul, j’ai vu qu’on brûlait les maisons et que des Tutsis étaient en train de se faire tuer. Je suis donc revenu et j’ai refusé”. Il précise que “ceux qui lui ont donné cet ordre sont les responsables du comité de préfecture, dont mon cousin”. Ensuite, “on m’a dit de les envoyer à SIMBI J’ai fait la même chose et j’ai d’abord vérifié ce qu’il s’y passait avant de les y conduire. Ensuite on est parti à travers champs et j’ai demandé au curé de NGOMA d’aller voir. Il est revenu me dire que les Tutsis sont en train de se faire tuer. Donc on les a ramenés en ville et les militaires m’ont dit “tu es un imbécile, il fallait les emmener. Tu ne comprends pas ce que l’on est en train de faire”. J’ai refusé d’amener des gens se faire tuer et le 30 ils les ont amenés à NGOMA. Et ils se sont fait tuer.” Et le témoin de conclure: “Donc vous savez, quand on mettait les gens ensemble, ce n’était pas pour les mettre en sécurité, c’était pour les tuer”.
S’agissant des rondes et des barrières, le président demande au témoin ce qu’il pense de ceux qui disent qu’elles auraient été mises en place le premier jour pour la sécurité. Le témoin explique ”qu’à chaque accès d’un secteur, il y avait des barrières pour la sécurité du secteur et qu’elles devaient veiller à contrer l’ennemi. Mais comme l’ennemi était devenu le Tutsi, on tuait donc les Tutsi aux barrières”.
S’agissant du bureau du secteur, il est demandé au témoin ce qu’il pense des déclarations selon lesquelles si des Tutsi y étaient enfermées, c’est que c’était pour leur protection même temporaire. Laurien NTEZIMANA botte en touche en expliquant que cela dépend des intentions de la personne. Cependant lui-même a caché des enfants dans un orphelinat qui existait avant le génocide, et dont il s’occupait en tant que responsable de la KARITAS. Il lui est alors posé la question de savoir si lui-même aurait mis des enfants dans un local administratif comme le bureau de secteur pour les protéger. Ce à quoi le témoin répond que “les mettre dans un bureau administratif aurait été une façon de les condamner à mort, car ils auraient été mis sous le nez de tout le monde”.
La parole est à la cour, qui n’a pas de question à poser au témoin.
Sur question des avocats des parties civiles, le témoin explique que c’est le peuple qui élit les membres du conseil de sécurité. Il précise que sa désignation est le fruit “de sa notabilité et des formations dispensées aux représentants de la chose publique”. Il précise que “lorsque les intellectuels se mettent en mouvement et qu’ils mettent la population en mouvement, il est alors difficile à la population de ne pas suivre le mouvement qui vient d’en haut”.
À la question de savoir si Sosthène MUNYEMANA, qui faisait partie des notables en tant que médecin, pouvait rester anonyme, le témoin indique notamment qu’il est impossible que l’accusé soit resté un anonyme.
Sur question des avocats de la partie civile, le témoin confirme que le regroupement de personnes dans les bâtiments administratifs et les églises était destiné “à faciliter les choses aux tueurs”. Il ajoute qu’avant le 19 avril 1994, les réfugiés attaqués venaient de MARABA et se réfugiaient à BUTARE et que le 16 avril 1994 a eu une réunion à GIKONGORO avec le préfet de BUCYIBARUTA[5].
Sa sœur, Félicité NIYITEGEKA était responsable d’un centre de retraite dans le nord du pays. Beaucoup de gens avaient fuis vers elle. Il raconte qu’elle a été surprise chez elle, et que leur frère, le lieutenant colonel MUVUNYI lui avait envoyé des émissaires pour la sortir (sauver la vie), ce qu’elle aurait refusé. Elle leur a dit à cette époque “Je sais que tu ne peux pas nous sortir tous, donc je préfère mourir avec ceux que Dieu m’a confié. Si nous survivons, nous nous reverrons demain. Et si nous mourons, nous prierons pour vous”. Le témoin poursuit en expliquant que Félicitée NYETEGEKA les a accompagnés jusqu’au lieu où les gens étaient massacrés et que les militaires qui la connaissait ne voulaient pas la tuer.
Le témoin raconte que sa sœur a pris la parole en ces termes “vous voulez tuer tous mes enfants, alors à quoi ça sert de vivre ?”. Avant de conclure “Et ils l’ont tué.”
La parole est à l’avocat général.
Sur sa question, le témoin explique avoir été désigné au comité de sécurité de NGOMA le 19 avril 1994, après le discours du président SINDIKUBWABO. À la question de savoir à combien de réunions le témoin a participé, celui-ci explique qu’il y avait des réunions formelles une fois par semaine et chaque fois qu’il y avait besoin.
À la question de savoir s’il y a eu un basculement à l’ordre du jour du comité, c’est-à-dire mettre sur la table l’organisation de la tuerie des Tutsi, le témoin répond par la négative. Il précise sur question s’être interposé aux Interahamwe[6] lorsqu’ils sont venus chercher sa voisine pour la tuer.
À la question de savoir comment les massacres n’ont pas pu être organisés dans son secteur et que cela l’a été à TUMBA, le témoin indique ne pas connaître la dynamique de TUMBA. Le témoin explique ensuite “qu’il était possible de sauver les Tutsis mais qu’on se faisait tuer. À moins de le faire discrètement, et surtout pas publiquement”.
Le témoin précise “avoir réussi à tenir tête aux militaires car il avait un frère colonel, qu’il lui ressemblait et que la plupart des militaires le connaissaient, ce qui servait à le protéger”.
La parole est à la défense. Ils posent une multitude de questions sur Joseph KANYABASHI, bourgmestre et cousin du témoin, jugé par le TPIR[7] et condamné pour sa participation au génocide. La défense lit des extraits du jugement et demandent au témoin de s’exprimer sur la réputation de son cousin, ce qu’il fera durant de très longues minutes. Il précisera ne pas avoir été dans la confidence des décisions prises par Joseph KANYABASHI durant le génocide, néanmoins il “aurait aimé qu’il aille dans le sens contraire, même s’il avait peur”.
À la question de savoir si les locaux administratifs étaient des lieux où les réfugiés Tutsi pouvaient se rendre spontanément, le témoin explique qu’il “y avait des personnes qui y allaient spontanément car ils espéraient une protection, et d’autres qui y étaient emmenés”, précisant “ils ont très vite compris que c’était plutôt des endroits à éviter”.
Les avocats de la défense citent le documentaire “La marche du siècle” où apparaît le témoin[8], et demandent ce que ce dernier qui y était interviewé entendait par l’expression “le pouvoir parallèle”. Laurien NTEZIMANA explique qu’il parle des Interahamwe[6].
Enfin, s’agissant des rondes, il était presque impossible de s’opposer aux tueurs. Il raconte toutefois une anecdote selon laquelle Joseph KANYABASHI avait donné 50 000 francs pour sauver l’abbé Jérôme, curé de NGOMA, et que cette transaction avait porté ses fruits.
L’interrogatoire du témoin prend fin à 11h05. L’audience est suspendue et reprend à 11h22.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Laurien NTEZIMANA lors du procès en première instance, le 5 décembre 2023.
Audition de monsieur Evariste NTIRENGANYA, en visioconférence.
Evariste NTIRENGANYA se présente en visioconférence depuis le Rwanda, accompagné d’un interprète. Cité comme témoin, ce dernier est actuellement détenu à la prison de KARUBANDA (BUTARE). Il a été condamné par une juridiction de Gacaca[9] à une peine de 30 ans de prison pour sa participation au génocide.
À titre liminaire, le président explique que pour davantage de fluidité, il sera changé d’interprète toutes les demi-heures (3 interprètes sont présents à l’audience, en plus de celui qui assiste le témoin).
Le témoin indique à la cour ne pas avoir de lien de parenté avec Sosthène MUNYEMANA, et ne pas connaître non plus les parties civiles. Il prête ensuite serment de parler sans haine et sans crainte et de dire la vérité, toute la vérité.
Le témoin déclare spontanément : “Ce que je sais de Sosthène MUNYEMANA, c’est que lorsque le génocide a commencé chez nous à TUMBA, nous venions de faire quelques jours avec lui dans les rondes nocturnes. Et quand les massacres ont commencé, on a continué à en faire avec lui, même si ce n’était pas toutes les nuits. Et à la fin des massacres, nous avons fui, mais je précise que je n’ai pas fui avec lui. Autre chose le concernant, c’est que dans notre voisinage il y a eu des victimes tuées et ils ont été tués en sa présence et en ma présence. C’est pour cela, comme je suis au courant, que je suis venu témoigner”.
À la question de savoir quelle était l’ethnie des parents du témoin, celui répond qu’ils sont Hutus. Il précise, sur question du président, ne jamais avoir bénéficié de réduction de peine pour sa condamnation. Le témoin explique ne pas avoir plaidé coupable au sein de cette procédure, tout en n’étant pas innocent de ce dont on l’accuse. Il explique qu’au tribunal, il n’a pas plaidé coupable mais qu’avec le temps ”il s’est réconcilié avec Dieu et fini par assumer”. Il a été condamné plus précisément pour avoir commis des massacres à TUMBA, et ce sont ces massacres qu’il indique avoir reconnu.
Né à TUMBA, il a habité secteur de GITUWA dans le secteur de TUMBA durant le génocide. Le bourgmestre s’appelait Joseph KAYABASHI, Gérard MAMBO étai le responsable de cellule et le conseiller de secteur était François BWANAKEYE plus tard remplacé par Félicien KUBWINANA. Il a été membre du MRND(MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement)).
Le génocide débute à TUMBA le 21 avril 1994 à 9h. Il précise qu’avant le démarrage du génocide et juste après l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA, il y a eu des réunions administratives à TUMBA. Le témoin confirme qu’aux alentours du 17 avril 1994, il a été décidé de créer un comité de crise. Ce comité a été créé dans une réunion qui s’est tenue pendant la nuit chez RUGANZU. La population ordinaire n’ayant pas été conviée, il n’a pas su qui en était membre.
Le président indique que le témoin avait parlé d’une réunion en date du 20 avril à l’hôtel Faucon à BUTARE. Le témoin se souvient l’avoir évoqué mais indique ne pas y avoir participé. Il explique avoir appris que ce soir-là un avion avait atterri à l’aérodrome de BUTARE., et que le lendemain, le génocide avait commencé.
Le président lit un extrait de l’audition du témoin en date du 29 septembre 2010, interrogé à cette époque par Patrick GEROLD sur le déroulement des évènements du 21 avril 1994 à TUMBA :
“Les éléments commencent déjà la veille le 20 avril à 19h, quand des militaires de la garde présidentielle (une trentaine), arrivent par l’aéroport de BUTARE. Ils se sont rendus à l’hôtel Faucon, d’où ils ont convoqué les autorités administratives de BUTARE et des environs. HAKIZIMANA Faustin (chef du PSD[10]), REMERA Siméon (chef la CDR[11]), BWANAKEYE François le conseiller de secteur, KUBWIMANA Félicien et MUNYEMANA Sosthène y sont allé pour représenter notre secteur. Un militaire a pris la parole pour dire qu’il fallait agir en premier avant les Tutsis, sinon on allait se faire tuer par eux. Des listes de Hutu avaient été établies, et ceux qui y étaient allaient se faire tuer par les Tutsi. Il était demandé que les Hutu se défendent”.
Le témoin reconnaît avoir déposé ce témoignage, mais indique à la cour qu’il a dit “qu’à bord de cet avion il y avait des autorités, pas des militaires, et que ce sont ces autorités-là qui ont tenu cette réunion”.
Sur question du président, le témoin indique ne pas se souvenir avoir déclaré qu’une autre réunion s’est tenue le lendemain matin le 21. En revanche, il indique que c’est Faustin qui lui a dit que s’il ne commençait pas à tuer, ils se feraient tuer par les Tutsi.
Le président explique que le témoin a déclaré avoir été convoqué le lendemain à 6h du matin chez REMERA, et qu’au cours du chemin il lui avait parlé de la réunion de la veille à l’hôtel faucon. Le témoin indique que chez Siméon REMERA il y avait plusieurs personnes dont Sosthène MUNYEMANA. Il explique que REMERA Siméon était considéré “comme un demi dieu, le représentant de la CDR et que c’est chez lui que tous les Hutu se rassemblaient”.
Le président indique que le témoin a dit dans ses déclarations “REMERA était un peu notre roi et quand il donnait un ordre, il fallait que cela soit exécuté”. Il confirme. À la question de savoir quelle était la position de REMERA vis-à-vis des Tutsi et du génocide, le témoin explique que ”tous les intellectuels hutu étaient chez REMERA Siméon, et après les réunions ils communiquaient des instructions aux responsables, qui a leur tour communiquaient à la population ». À la question de savoir quel rôle Siméon REMERA a joué dans le génocide des Tutsi, le témoin déclare que “celui-ci est responsable de tous les maux à TUMBA : Il supervisait le génocide”.
Il précise que la population de TUMBA “a résisté aux massacres jusqu’au 20 avril, et d’un coup, il y a eu un véhicule à bord duquel se trouvait des jeunes gens supposément venus de NGOMA. C’était un véhicule tout terrain qui appartenait à ONAPO[12]. Et ce sont ces jeunes qui ont tué quelqu’un en contrebas de chez François BWANAKEYE. C’est cet incident qui a débuté le génocide, et ensuite le véhicule a sillonné les rues, tout en tuant et visant la population et en disant “on vous donne l’exemple, vous avez vu comment il faut faire”.
A 12h00, a lieu le changement d’interprète.
Sur question du président, le témoin explique que si François BWANAKEYE a été remplacé, c’est parce qu’il était vieux et qu’il n’était pas capable de gérer la situation.
Le président explique que le témoin a accusé Sosthène MUNYEMANA d’être soit présent, soit d‘avoir accompli certaines choses durant le génocide. De sorte qu’il lui est demandé de préciser. Le témoin répond que “Sosthène MUNYEMANA était parmi les attaques, il était avec nous lors des attaques. La première fois, ils ont débusqué un enfant qui était le fils de son voisin. Il avait sauté au-dessus de la clôture et s’était réfugié chez Sosthène MUNYEMANA. Nous avons lancé l’attaque et je signale que le portail était fermé. Nous avons grimpé sur la clôture en brique qui est tombée. Nous sommes allés au salon, nous avons demandé à Sosthène MUNYEMANA de nous livrer l’enfant. Il a d’abord refusé puis finalement il nous l’a livré. Mais s’il avait donné de l’argent, on serait sans doute reparti”.
Il est indiqué aux jurés que ces éléments ne sont pas dans le dossier. Il est demandé si cette scène avait été évoquée auparavant à des policiers, et le témoin répond l’avoir pourtant dit à l’enquêteur qui l’a interrogé.
À la question de savoir ce qu’il s’est passé le 23 avril avec le meurtre des deux fils de KAMANA, le témoin explique que “ces deux personnes ont été tuées en contre-bas de chez Sosthène MUNYEMANA, tués par Faustin”. Le président précise qu’à l’époque, le témoin a déclaré qu’ils avaient été tués par Melchior et non Faustin. Le témoin explique que “Faustin a donné des instructions et demandé à Melchior de le faire, et Melchior vivait chez Félicien”. Il confirme ensuite que Sosthène MUNYEMANA a vu la scène.
Il est ensuite demandé au témoin s’il se souvient d’un autre sujet qui se serait déroulé dans la nuit du 23 avril 1994, avec un professeur qui aurait été tué, en lien avec Sosthène MUNYEMANA. Le témoin explique que ce professeur “habitait au niveau de l’antenne de l’ONATRACOM[13], et qu’il habitait à côté de chez KAMANA”. Il n’était pas présent, “mais on m’a rapporté qu’on l’a tué. On m’a raconté qu’on avait aussi tué le fils Ignace”.
Le président lit un autre extrait de ses déclarations selon lequel un professeur de BUTARE aurait connu Sosthène MUNYEMANA :
“La nuit du 23 avril, je n’en suis plus certain, on a eu un renseignement pour localiser le professeur. Vers 19h30 on l’a capturé à son domicile, qu’il avait réintégré depuis. En chemin pour la fosse de RUGANZU, on a croisé Sosthène MUNYEMANA près de chez lui. Il nous a accompagnés, a discuté avec le professeur qui le suppliait, et Sosthène MUNYEMANA a rétorqué que ce n’était pas possible de le libérer et on a continué jusqu’à la fosse où il a été exécuté à la machette par NYIRINKA”. Il est demandé au témoin s’il confirme les précédentes déclarations mais le témoin déclare ne pas s’en souvenir. Le président fait remarquer qu’il avait pourtant confirmé ce point dans ses auditions suivantes.
Sur question du président, le témoin explique avoir vu Sosthène MUNYEMANA ”avec un grand bâton long, qui portait un chapeau de vieux, et portait souvent le soir un long manteau noir”. Le témoin ajoute avoir vu l’accusé « avec ce bâton se balader la nuit… Sosthène MUNYEMANA participait lors des rondes, et une fois ils ont tué un homme, à côté de l’ONATRACOM… Sosthène MUNYEMANA n’a rien fait, mais tout le monde était présent. Cet homme a été sorti de force, et on l’a tué”.
S’agissant des barrières, le témoin explique que celle sur laquelle il se rendait souvent était celle la plus proche de chez lui. Sosthène MUNYEMANA “circulait sur ces barrières mais je ne l’ai jamais vu tuer quelqu’un”. Sur le bureau du secteur, le témoin explique “avoir vu deux hommes enfermés au bureau de secteur de TUMBA. L‘un d’eux n’était pas de TUMBA et a été relâché et l’autre a été conduit à la préfecture”.
Néanmoins sur question du président, le témoin indique ne pas se souvenir que Sosthène MUNYEMANA ait enfermé des personnes au sein du bureau de secteur. Il explique que les clefs “étaient détenues par KUBWIMANA”, confirmant ses précédentes déclarations.
À la question de savoir si Sosthène MUNYEMANA a joué un rôle actif dans le génocide des Tutsi, le témoin répond “qu’il est difficile de répondre mais je confirme qu’il était avec nous partout. Il circulait avec nous, quand ses voisins ont été tués, il était là. Il ne me connait pas mais moi je le connais”.
La parole est à la cour. A 12h30, a lieu le changement d’interprète.
Il nous est impossible de terminer ce compte-rendu. En effet, des problèmes liés à la traduction des questions posées et des réponses du témoin ne permettent pas de retranscrire cet échange.
L’audience est suspendue à 13h04.
Il est demandé aux jurés de sortir de la salle et aux avocats de s’approcher. Les avocats des parties civiles feront part des nombreuses erreurs de traduction constatées. Sosthène MUNYEMANA, interrogé également à ce sujet en présence de ses avocats, expliquera que la traduction réalisée par le troisième interprète ne semblait pas correspondre aux questions posées, ni aux réponses formulées par le témoin.
L’audience est reprise à 14h15.
Les avocats des parties civiles n’ont pas de questions à poser.
Questions de l’avocat général. À la question de savoir s’il était normal que Sosthène MUNYEMANA participe aux réunions alors qu’il était médecin, le témoin répond qu’il n’était pas le seul. Et de donner quelques noms.
L’avocat s’étonne que le témoin ait pu participer à la réunion du 21 avril, à 5 heures du matin! Le témoin dit avoir été averti par un ami, le fils du conseiller Félicien. Il confirme qu’il n’était pas présent à l’hôtel Faucon le 20 février à l’arrivée des GP. Monsieur l’avocat général lui fait remarquer qu’il a parlé de BWANAKEYE alors que ce dernier avait été remplacé par Faustin KUBWIMANA.
Toujours sur question de l’avocat général, le témoin déclare que pratiquement tous les Hutu de TUMBA ont participé à des rondes, que c’était obligatoire.
La parole est à la défense. Sur questions de maître BOURG, le témoin déclare qu’il n’a pas participé à la réunion chez REMERA. C’est MAMBO qui lui en a parlé. Par contre, il était présent chez RUGANZU.
Concernant la mort d’Ignace GAKUBA, les Gacaca[9] ne citent pas MUNYEMANA comme présent sur les lieux. L’avocat s’étonne que le témoin ait dit le contraire. Ce dernier explique qu’il y avait deux Ignace, un fils de RUSHONDA. C’est lors du meurtre de ce dernier que MUNYEMANA était présent.
Maître BOURG passe alors en revue tous les meurtres évoqués dans les Gacaca pour faire remarquer que son client n’était jamais présent.
Et MUNYEMANA aurait été présent lors de l’attaque chez Laurence KANAYIRE? Le témoin répond que tout le monde participait aux attaques pour piller. Il lui semble bien que l’accusé était là. L’avocate s’étonne que le témoin n’ait jamais mis en cause MUNYEMANA auparavant dans les Gacaca. Le témoin de répondre: « Beaucoup de temps s’est écoulé. Nous étions partout avec Sosthène MUNYEMANA. En Gacaca, je n’ai été questionné que sur mes crimes ».
Maître LEVY et mettre LURQUIN interviendront rapidement sur un point ou l’autre sans vraiment d’importance. Le témoin ne savait pas que la femme de BWANAKEYE était Tutsi. Si lui a quitté TUMBA en juillet 1994 pour revenir en 1997, il n’en sait rien pour MUNYEMANA.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Evariste NTIRENGANYA lors du procès en première instance, le 1er décembre 2023.
Audition de monsieur Speratus SIBOMANA, détenu à la prison de KARUBANDA/NUYE, en visioconférence. Cité par la défense.
Le seul fait que le témoin soit capable de raconter, c’est lorsqu’un Tutsi, poursuivi par un groupe de tueurs, a sauté la clôture de chez Sosthène MUNYEMANA, pour y être accueilli. L’accusé aurait dit: « Quelqu’un qui rentre chez moi ne dois pas mourir. » Le responsable du groupe des assaillants s’est exprimé: « Respectons les paroles de notre médecin. » Chez MUNYEMANA il y avait aussi un de ses voisins tutsi, Evariste SENKWARE.
Sur questions de monsieur le président, le témoin poursuit.
« Mes parents étaient Hutu. J’ai été accusé de participation aux attaques à TUMBA. J’habitais là depuis peu et j’ai dû participer aux attaques pour ne pas être considéré comme complice. J’ai plaidé coupable mais pas pour le meurtre dont on m’accusait. J’ai été condamné à trente ans de prison.
J’ai adhéré au MDR modéré lors du multipartisme. Agathe UWILINGIYIMANA appartenait à la branche modérée du parti et était originaire de NYARUHENGERI[14], un endroit proche de ma commune. Sosthène MUNYEMANA était aussi du MDR mais je ne sais pas de quelle tendance il était[15]. Tous portaient le même chapeau. Personnellement, je n’ai jamais participé à des manifestations. MUNYEMANA, je le voyais rarement car il ne fréquentait que peu les bars« .
Monsieur le président lui rappelle les propos qu’il a tenus devant la juge française, madame GANASCIA, le 25 juin 2010 et lui demande s’il les confirme: « Je connaissais Sosthène MUNYEMANA, médecin en gynécologie. Il a aidé ma femme à accoucher. Il aidait toutes les mères. Je le voyais de temps en temps chez RUGANZU. » Le témoin d’ajouter: « Il n’aimait pas fréquenter les cabarets. Il achetait de la bière chez RUGANZU et venait pour payer ses dettes. »
Le président le questionne sur la réunion du 17 avril 1994: « J’ai vu MUNYEMANA en mai lors d’une réunion convoquée par BWANAKEYE, réunion au cours de laquelle on l’a remplacé par KUBWIMANA. J’étais présent. Je maintiens que c’était en mai et que le médecin n’a pris la parole. »
Il ne sait rien de la réunion qui s’est tenue le 17 avril 1994 au bureau de secteur. Pas davantage des réunions qui se seraient tenues chez REMERA ou RUGANZU. Il se dit étonné que SENKWARE ait pu témoigner contre MUNYEMANA alors que ce dernier le cachait. Affirmer que le médecin est un grand tueur, c’est un mensonge[16].
En 2011, il avait dit, lors d’une confrontation avec « MY LOVE »[17] et un autre tueur qui accusaient MUNYEMANA d’avoir été un planificateur et qui organisaient les réunions chez RUGANZU, qu’il était impossible qu’un docteur ait pu participer au génocide: il était toujours au travail! Comme il n’était pas proche voisin de l’accusé, il ne pouvait pas savoir s’il a participé aux rondes. Il connaissait le bureau de secteur et quand BAVAKURE y a enfermé des Tutsi au moment de la pacification, il pensait que c’était pour les épargner. Il prétend que c’est KUBWIMANA qui avait les clés et non MUNYEMANA.
« MUNYEMANA était tout le temps au travail« ? questionne maître EPOMA. Au témoin qui dit le voir rentrer à la maison dans la voiture de l’hôpital, l’avocat lui fait savoir que le médecin était en congé. Le témoin va même jusqu’à évoquer la présence de la femme de l’accusé à TUMBA alors que tout le monde sait qu’elle était en France. « MUNYEMANA a reconnu avoir participé à des réunions et à des rondes. Mais il nie avoir été sur les barrières » précise monsieur le président.
Maître FOREMAN intervient à son tour: « Vous êtes là pour témoigner à décharge, raison pour laquelle la défense vous a fait citer. En confrontation, vous avez dit à propos de SENKWARE: « Il a toujours été aidé par Sosthène MUNYEMANA. Dans la logique, il ne devrait pas témoigner contre lui. Dans la culture rwandaise, si on te demande de témoigner contre un ami, on doit garder le secret. « Vous partagez des secrets avec MUNYEMANA? » Le témoin répond par la négative. Et maître FOREMAN de conclure: « Je n’en attendais pas moins de vous! »
Sur question de l’avocat général, le témoin dit connaître Mathias NSANZABAHIZI, entendu la veille[18]. « Je l’ai vu pendant le génocide. Au début du génocide, un véhicule est arrivé au bureau du secteur. Nous avons entendu des cris. Mathias est arrivé avec KANYABASHI. J’ai vu Sosthène MUNYEMANA aller chez lui avec le bourgmestre. » C’est la première fois qu’il raconte cette anecdote.
« KARANGANWA a été tué le 21 avril par les militaires et les Interahamwe venus dans le camion. Sosthène MUNYEMANA ne pouvait pas avoir un téléphone mobile qui n’existait pas encore ». S’engage alors une discussion sur le téléphone portable, le téléphone sans fil, d’une portée de 300 mètres, précise l’avocat général. BAVAKURE dit que MUNYEMANA avait un téléphone portable. Ce qui provoque des éclats de rire du côté de la défense, peu appréciés par monsieur BERNARDO.
C’est maître BIJU-DUVAL qui prend la parole pour la défense. Il s’étonne que l’avocat général s’appuie sur BAVAKURE dont la cour de Paris a dit qu’on devait écarter son témoignage. Il fait remarquer au témoin qu’il n’avait jamais parlé de la venue de KANYABASHI au bureau de secteur, ni de la présence de l’accusé. Serait-ce qu’il aurait rencontré récemment NSANZABAHIZI ou un autre témoin qui lui aurait parlé de son témoignage?
Le témoin dit qu’il vit avec MATHIAS. Il y a longtemps qu’ils ont parlé de cela.
« Et vous reprenez sa déposition à votre compte aujourd’hui? Vous aviez bien dit que vous n’en saviez rien? » Le témoin dit que ces événements datent de longtemps mais qu’un souvenir peut revenir à la mémoire si quelqu’un vous en parle. Pour lui, BAVAKURE ment: au début du génocide, il était encore chez lui à RANGO.
N’étant ni voisin ni ami de l’accusé, l’avocat lui fait remarquer qu’il n’avait aucune raison d’être témoin à décharge. Le témoin a entendu dire que MUNYEMANA a protégé SENKWARE. Quant à savoir si l’accusé appartenait à la branche modérée du MDR, il ne peut pas le savoir. Il confirme ce qu’il a dit en audition: « MUNYEMANA avait peur et ne sortait pas de chez lui. On disait que sa femme était Tutsi. C’est pour cela qu’il avait peur. »
« MY LOVE? Il a témoigné contre moi. Je le connais bien. Il a été libéré pour avoir témoigné à charge contre des personnes qui sont à l’étranger » lui rappelle l’avocat. Le témoin ne souvient pas avoir dit cela.
Il aurait dit aussi: « Je pense que MY LOVE témoigne contre des gens riches pour récupérer une partie de leurs biens. Il a témoigné contre moi et mes biens ont été vendus! » (NDR. Au profit de qui? Lorsque des biens de génocidaires ont été vendus, c’était pour dédommager les rescapés! C’est semble-t-il ce qui a été fait de la maison de l’accusé à TUMBA.)
Le témoin n’est pas au courant de ce qu’a pu dire MUNYANEZA sur la mort de Déo : MUNYEMANA aurait abattu son ouvrier et son chien. Ce qui étonne beaucoup le témoin qui ne pense pas que l’accusé ait été porteur d’une arme.(NDR. L’épouse de Déo, SYMPHROSE, est une de nos amies. Elle a réussi à fuir au Burundi à la dernière minute.)
Et Laurence KANAYIRE? « Elle a dit que j’aurais participé à des réunions avec Sosthène MUNYEMANA chez RUGANZU. Je la connais, elle met en cause tous les hommes. »
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Speratus SIBOMANA lors du procès en première instance, le 28 novembre 2023.
Audition de monsieur Jean-Paul HABINEZA, en visioconférence, détenu à la prison de RWAMAGANA
Le témoin a travaillé comme aide-maçon chez l’accusé qui habitait non loin de chez lui, à 200 mètres environ, près de chez RUGANZU. Il l’a vu pendant le génocide, lors du même épisode que le témoin précédent: un certain HAVUGIMANA poursuivi par des assaillants dont CYAVURE, et qui se réfugie chez MUNYEMANA.
Sur questions de monsieur le président, monsieur HABINEZA raconte. « Mes parents étaient Hutu. J’ai été condamné à trente ans de prison après appel par la Gacaca de TUMBA pour crime de génocide. Je n’ai bénéficié d’aucune remise de peine. J’ai plaidé non coupable. Je n’ai adhéré à aucun parti, j’étais cultivateur et parfois aide-maçon. J’ai été arrêté en mars 1998 à mon retour au Rwanda. J’ai connu Sosthène MUNYEMANA quand je travaillais sur un chantier de construction, avant le génocide. »
Les réunions? Il n’y a jamais assisté, ni n’a jamais entendu parler de réunions au bureau de secteur. Même s’il habitait tout près, il dit avoir été souvent absent pour être allé chercher du travail. Il était pauvre, n’avait pas d’argent, raison pour laquelle il ne pouvait pas fréquenter le bar de RUGANZU.
Les barrières? Elles ont été mises en place pour contrôler et identifier les personnes inconnues dans la région. Il reconnaît y avoir participé (il avait dit le contraire lors de son audition du 20 novembre 2021. Il était sur une barrière proche de chez lui, sous la responsabilité du responsable de cellule, Gérard MAMBO.
Les rondes? À la question de savoir ce qui se passait s’ils rencontraient un étranger ou un Tutsi, il avait répondu, lors de son audition: « Il était traqué et il devait montrer sa carte d’identité. On le conduisait alors au bureau de secteur et on le remettait aux responsables. Puis on allait chercher la clé chez François BWANAKEYE. » Il confirme ses propos. Et d’ajouter: « Nous n’allions pas chercher la clé chez MUNYEMANA car il était avec nous. Ce dernier n’était pas vraiment actif. Il n’avait même pas la clé. On ne pouvait pas lui donner ce pouvoir. La clé ne pouvait être détenue que par le conseiller ou le responsable. »
« Et si MUNYEMANA vous disait qu’il avait eu cette clé pour protéger les gens enfermés au bureau? » demande monsieur le président.
Le témoin: « S’il a eu cette clé, il doit être responsable de tout ce qui s’est passé là-bas, de tout ce qui est arrivé aux personnes, aux Tutsi enfermés au bureau de secteur. Il y a eu des morts. »
Le président: « Vous aviez dit que les personnes enfermées étaient tuées par les gendarmes vous semblait-il, et que les Tutsi étaient considérés comme des complices du FPR. Qu’ils étaient interrogés et torturés. » Et le témoin d’accuser le gendarme Cyriaque HABYABARATUMA d’avoir incité les gens à tuer. (NDR. Un avocat de la défense lui fera remarquer que ce gendarme avait été muté depuis le 19 avril. Cela rappelle une autre affaire, celle de BIGUMA![19]) Quant à lui, un paysan, il ne pouvait pas approcher du bureau de secteur.
Et pourtant, le président lui rappelle ses déclarations: « J’ai vu une fois des gens interrogés par BWANAKEYE au bureau. J’ai appris que ces gens venaient de GISHAMVU. Le conseiller les bousculait et leur crachait dessus. J’ai vu cela par la porte du bureau entrouverte. » Le témoin dit avoir vu cela de loin mais qu’il ne pouvait pas entendre les paroles qui avaient été prononcées.
Il n’a jamais vu MUNYEMANA sur des rondes ou des barrières. Pourquoi affirme-t-il cela? « Je sais par un voisin de Sosthène MUNYEMANA que ce dernier ne voulait pas faire les rondes et qu’il avait donné de l’argent. Il cachait un Tutsi chez lui, HAVUGIMANA ».
Le témoin avait pourtant dit qu’il n’avait jamais vu Sosthène MUNYEMANA pendant le génocide et qu’il n’avait joué aucun rôle.
Une assesseure s’étonne que le témoin n’ai pratiquement rien dit sur l’accusé pendant sa déclaration spontanée et que lors des questions il apporte beaucoup de détails. Elle aimerait connaître les raisons de cette contradiction.
Une seconde assesseure lui fait remarquer qu’il a dit que Sosthène n’avait joué aucun rôle dans les crimes commis, qu’il ne voyait pas son influence. Le témoin n’a pas d’explication à donner. Sosthène MUNYEMANA était médecin, un paysan ne pouvait pas avoir de relations avec lui. Il précise avoir vu MUNYEMANA un soir qu’il rentrait de la ville en passant devant chez lui, « sur la grand route où passaient beaucoup de gens et de voitures ». (NDR. Il aurait été utile de montrer un plan car MUNYEMANA n’habitait pas au bord de la grand route. Pour aller chez lui, il fallait quitter cette grand route qui monte vers RANGO et prendre une petite route à droite en direction du bureau de secteur. Cette route n’était pas fréquentée comme le prétend le témoin.)
Les rares questions de la défense n’apporteront rien de plus aux déclarations du témoin.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Jean-Paul HABINEZA lors du procès en première instance, le 28 novembre 2023.
L’audience est levée vers 19h40.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA, à na pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA) : le préfet de BUTARE qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné, selon Butare, la préfecture rebelle, rapport d’expertise d’André GUICHAOUA, la date exacte étant sujette à caution.[↑]
2. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
3. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]
4. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
5. Voir le procès Laurent BUCYIBARUTA : Condamné à 20 ans de réclusion criminelle pour complicité de génocide et de crime contre l’humanité à l’issue de deux mois de procès aux assises de Paris, du 9 mai au 12 juillet 2022. Décédé le 6 décembre 2023, il avait fait appel de cette décision ainsi que le parquet.[↑]
6. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
7. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
8. « Rwanda : autopsie d’un génocide », documentaire réalisé par Philippe LALLEMANT, diffusé en septembre 1994 dans l’émission « La marche du siècle » présentée par Jean-Marie CAVADA sur France 3.[↑]
9. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑][↑]
10. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
11. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
12. ONAPO: Office national de la population[↑]
13. ONATRACOM: Office National des Transports en Commun, compagnie des bus.[↑]
14. Agathe UWILINGIYIMANA : membre du MDR, ministre de l’Éducation nationale puis Premier ministre suite aux négociations d’Arusha, Agathe UWILINGIYIMANA était particulièrement honnie par la frange hutu power qui dénonçait sa politique favorisant l’application des accords d’Arusha. Lors de son passage au ministère de l’éducation elle a notamment abolit les quotas restreignant le nombre de Tutsi. Elle a été assassinée, le 7 avril 1994, parmi les premiers opposants au régime, cf. glossaire.[↑]
15. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
16. Voir la lecture des déclarations de monsieur Evariste SENKWARE par le président du procès en première instance, le 28 novembre 2023[↑]
17. « My love »: surnom de Mr Emmanuel NIYITEGEKA, condamné pour génocide en 1995.[↑]
18. Voir l’audition de monsieur Mathias NSANZABAHIZI, le 26 septembre 2025.[↑]
19. Voir le procès HATEGEKIMANA / MANIER, alias BIGUMA, condamné le 17 décembre 2024 à la peine de réclusion criminelle à perpétuité pour génocide et crime contre l’humanité à l’issue de son procès en appel.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 30 septembre 2025. J 11
01/10/2025
• Audition de Patrice NZEYIMANA.
• Audition de Marie-Josée MUKANKURANGA, partie civile.
• Audition de Vestine NYIRAMINANI, partie civile.
• Audition de Celse GASANA.
• Audition de Philippe LAROCHELLE, avocat au barreau du Québec.
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L’audience débute à 9h30 en raison d’un retard du témoin à KIGALI.
À titre liminaire, le président indique à l’assemblée que l’un des témoins cité par la défense n’a pas pu prendre l’avion la veille, pour un problème de visa suite à une erreur des services consulaires français.
Audition de monsieur Patrice NZEYIMANA. En visioconférence de Kigali.
Monsieur Patrice NZEYIAMANA se présente en visioconférence, accompagné par un interprète. Le témoin est détenu à la prison de MPANGA. Il lui est demandé de décliner son identité (Patrice NZEYIAMANA), son âge (1963) et sa profession.
Le témoin déclare ne pas avoir de lien de parenté ni d’alliance avec les parties civiles, ni Sosthène MUNYEMANA. Il ajoute “sauf que pour Sosthène MUNYEMANA, nous habitions dans le même secteur”. Le témoin prête serment de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité.
Le témoin déclare spontanément : “Ce que je vais dire de MUNYEMANA concerne d’abord sa profession. Il était docteur à l’hôpital universitaire de BUTARE. Et je précise que je connais MUNYEMANA depuis l’époque où il était étudiant à l’université. Concernant le génocide, quand nous étions voisin, MUNYEMANA est apparu dans différentes attaques des tueurs. Avec les militaires, il a mené la population de Tumba pour toutes sortes de meurtres”.
À la question du président, le témoin déclare que sa mère était Tutsi et son père Hutu. Condamné à 30 ans de prison en première instance pour meurtres durant le génocide, il explique que “pour le moment, je suis condamné à perpétuité” et déclare avoir reconnu les faits.
Le président indique que le témoin a omis de préciser qu’il a été condamné à la perpétuité pour des faits de viols, faits que le témoin ne reconnaît pas. Le témoin rétorque qu’il “n’a pas commis les viols, mais ce sont mes co-participants qui m’ont faussement chargé de viols”.
Le président poursuit en indiquant que lorsque le témoin a été entendu en 2010, il a déclaré avoir été condamné à perpétuité pour viols. Il est demandé si cette condamnation à perpétuité est bien en lien avec les faits de viols qui lui sont reprochés. Le témoin confirme que sa condamnation est bien en lien avec le viol, mais il conteste fermement les avoir commis. Il explique que son co-participant (MAMBO) l’a accusé à tort.
Patrice NZEYIMANA est natif de TUMBA. Il ajoute qu’avant le génocide, il était aide-commercant pour KAYIRANGA. Il habitait environ à 100 mètres du domicile de MUNYEMANA. Il ajoute qu’il était “membre du PSD[1] et que MUNYEMANA et les autres avaient aussi leur partis. MUNYEMANA était membre de la CDR[2]”. Sur question du président, il confirme que “MUNYEMANA était CDR, qui œuvrait sous le parapluie du MRND[3]”.
Le témoin était membre de l’Abakonbozi (Interahamwe[4] du PSD) “qui rassemble”, ou “les sauveurs”.
Le président indique ensuite que le témoin avait déclaré dans ses précédentes auditions: “nous étions tous Abakonbozi puis nous sommes tous devenus Interahamwe”. Le témoin explique que “lors du multipartisme, chaque parti politique avait sa milice et sa jeunesse. Il y avait des interahamwe du MRND. Mais après la chute de l’avion de HABYARIMANA, toute cette jeunesse des partis politiques ont été regroupés avec les Interahamwe au sein du parti MRND”. Il est ensuite demandé au témoin s’il est d’accord avec ceux qui disent que les Interahamwe ne pouvaient être que les jeunes du MRND de KIGALI. Celui-ci répond par la négative et déclare au contraire “que c’était toute la jeunesse”.
À la question de savoir à quelle occasion il a été amené à connaître MUNYEMANA, le témoin explique “d’abord, je vous ai dit que j’ai connu MUNYEMANA quand il était encore étudiant à l’université. Il est devenu docteur et ensuite il est venu habiter à TUMBA. Pendant le génocide, MUNYEMANA s’est rangé du côté des tueurs. Finalement, il a fait parti des dirigeants du secteur. Cela a commencé quand les Inyenzi venaient de capturer le pays”.
Le président indique au témoin qu’il avait dit devant la juge d’instruction qu’il avait connu Sosthène MUNYEMANA quand il venait chercher des sacs de pomme de terre à KUBWIMANA et non à l’université. Ce à quoi le témoin répond “oui j’ai répondu ainsi au juge d’instruction. Tout dépendait de la façon dont j’étais interrogé. Au fur et à mesure on répond aux questions. Mais je répète encore une fois que j’ai connu MUNYEMANA quand il était encore à l’université parce que j’y allais pour faire la lessive des étudiants”.
À la question de savoir si le témoin est sûr de lui lorsqu’il avance que MUNYEMANA était membre de la CDR (dirigé par REMERA), le témoin explique que l’accusé “se promenait tout le temps avec REMERA Siméon et avaient des pistolets et chaque fois qu’ils venaient là où nous faisions l’animation du parti. Ils disaient qu’ils allaient faire quelque chose contre nous car nous disions de mauvaises choses contre le MRND. Il nous disait cela lors des meetings de nos partis”.
Le président indique aux jurés que c’est la première fois que le témoin donne ces éléments.
À la question de savoir si le témoin a vu Sosthène MUNYEMANA participer à des réunions politiques ou administratives, le témoin répond que “durant le génocide, quand nous procédions aux attaques pour tuer, nous étions avec les autres et nous recevions des instructions et ordres de la part de MUNYEMANA. Ce sont eux qui donnaient les instructions pour les barrières, et les armes que nous utilisons aux barrières. Ils étaient devenus des dirigeants du secteur”. Le témoin ajoute que l’accusé “faisait partie de l’équipe de crise. Tous ces intellectuels de la localité se réunissaient au bureau de secteur”. À la question de savoir si le témoin a déjà vu l’accusé aller dans des bars près de TUMBA, le témoin répond par l’affirmative et ajoute que l’accusé était “en compagnie de certains notables comme Faustin, Vincent MUREKEZI et d’autres notables comme Siméon, un agronome important de TUMBA qui s’appelle RUGANZU. Et un autre docteur de TUMBA. Je précise que certains sont en prison, et qu’ils se retrouvaient dans ces bars pour boire.” Il précise qu’il s’agit “du bar de RUGANZU, et un autre à côté de chez MUREKEZI.”
Il poursuit en expliquant “vu que pendant le génocide certains Tutsi avaient été tués et d’autres avaient fuis, ces bars n’étaient fréquentés que par des Hutu”.
Il explique ensuite sur question du président et s’agissant des réunions au bureau de secteur, que “lors d’une réunion, je suis arrivé à la fin. Il fallait traquer 8 Tutsis à l’église de KIGARAMA”. Il précise “qu’à notre arrivée, la réunion s’est terminée. Il y avait beaucoup de Tutsis capturés, on les avait chargés dans le véhicule pour les conduire à BUTARE pour les tuer. Il y avait beaucoup de notables dont Simeon”.
Le président indique que dans ses auditions précédentes, le témoin a déclaré qu’à la réunion de TUMBA en mai 1994, l’accusé n’avait pas pris la parole mais qu’ils s’agissait en réalité de Cyriaque HABYARABATUMA “pour dire qu’il fallait tuer des Tutsi ». Le témoin confirme et ajoute qu’il a “donné la liste des personnes que nous venions de traquer”. Il ajoute que “MUNYEMANA était présent à cette réunion, avec ses amis. Personne ne manquait cette réunion car la situation était très difficile à l’époque”.
À la question de savoir ce que sont devenus les Tutsi qui ont été traqués, le témoin explique que “les 8 Tutsi que nous avions arrêtés ont été conduits à KABUTARE pour se faire tuer. Mais c’était la monnaie courante pour tous les Tutsi que nous arrêtions. Ils étaient tués par les militaires, les gendarmes, soit à KABUTARE ou au laboratoire de BUTARE”. Le président précise que le témoin a ajouté à propos de cette réunion dans ses précédentes déclarations que : “je précise que d’autres personnes sont venues comme nous de RANGO et de MUKONI avec des prisonniers Tutsi ce jour-là. De la même façon, HABYARABATUMA et un autre ont donné l’ordre de les conduire à BUTARE où ils ont été tués. Sosthène MUNYEMANA était présent mais n’a rien dit. Il ne prenait pas la parole car il y avait des autorités plus haut placé que lui dans la réunion, deux majors et deux conseillers, dont Félicien KUBWIMANA”.
Le témoin confirme ses précédentes déclarations.
À la question de savoir si le témoin connaît le rôle de l’accusé s’agissant des rondes et des barrières à TUMBA durant la période du génocide, le témoin explique “concernant les barrières, MUNYEMANA était tout le temps à la barrière qui avait été érigé devant MUREKEZI et KUBWIMANA. Il y était tout le temps avec Faustin”. S’agissant des rondes, il explique qu’elles se déroulaient la nuit et qu’il ne pouvait pas savoir où elles se localisaient. Le président explique que dans ses précédentes déclarations, le témoin a indiqué que l’accusé a participé aux rondes. A la question de savoir pourquoi le témoin change de version s’agissant des rondes, il explique que “participer aux rondes était un ordre. Tout le monde devait y participer, même aux barrières c’était la même chose”.
Le président indique que le juge a demandé au témoin dans le cadre de son audition, le nombre de fois où celui-ci a vu Sosthène MUNYEANA à la barrière de FORO. Ce à quoi Patrice NZEYIAMANA avait déclaré “l’avoir vu plusieurs fois, et vérifier l’appartenance éthnique des personnes arrivant aux barrages, demander les cartes d’identité, il faisait comme tout le monde pour respecter les instructions données par KUBWIMANA… C’est comme ça que j’ai donné ce témoignage, mais je dois rectifier. Les instructions et ordres étaient donnés par KUBWIMANA, mais il n’était pas le seul, ils étaient donnés principalement par les responsables politiques, responsables des gendarmes”. Le président relève que l’accusé conteste avoir participé aux barrières, alors s’agit-il de choses qui lui ont été racontée ou il a vu personnellement l’accusé à ces barrières? Le témoin confirme “ne pas l’avoir appris de quelqu’un d’autre, mais l’avoir vu de ses propres yeux. Il était tout le temps avec Faustin, MUREKEZI et KUBWIMANA”.
À la question de savoir qui détenait la clef de secteur durant le génocide, le témoin répond qu’elle était détenue par le fils de KUBWIMANA. “je précise que durant le génocide, c’est BWANAKEYE et le fils de KUBWIMANA qui étaient les dirigeants du secteur”. À la question de savoir s’il paraît possible au témoin que l’accusé ait détenu la clef du secteur, le témoin répond “non, cela ne pouvait pas être possible car il n’était pas parmi les dirigeants du secteur. Je précise que MUNYEMANA faisait partie de ce groupe de représentants politiques qui donnaient un renfort au dirigeant du secteur pour l’exécution des ordres”. À la question de savoir si à sa connaissance, des personnes enfermées au bureau de secteur ont pu être sauvées, le témoin répond “non, toutes ces personnes arrêtées étaient chargées à bord des véhicules”, ajoutant “on a perquisitionné chez SOMALIA et il y avait des voitures dans lesquelles ont chargeait les personnes pour les tuer et plus précisément à KABUTARE. Peut-être qu’il y a des rescapés sauvés par les Inkotanyi[5] en juillet”.
Les avocats des parties civiles demandent au témoin comment se fait-il que l’accusé indique détenir les clefs du secteur à ce moment-là. Le témoin répond “moi je ne pourrais pas dire qu’il détenait la clef du secteur car elles étaient détenues par le fils de KUBWIMANA et François BWANAKEYE. Je dirais plutôt qu’il faisait partie des réunions de crise et aidait les dirigeants.” Il ajoute que “la clef était détenue par ces deux personnes qui étaient dirigeants du secteur, on les appelle conseiller. Quant à MUNYEMANA, Simeon et les autres, c’était plutôt des gens dans les partis politiques, et faisaient partie des réunions qui donnaient des instructions pour les barrières, tueries et autres”.
À la question de savoir si, dans le contexte de cette aide apportée par l’accusé, il est possible d’envisager que la clef puisse être remise à Sosthène MUNYEMANA, le témoin répond “non, je pense que MUNYEMANA ne se préoccupait pas de cette clé. Je pense qu’ils étaient tous ensemble et avaient un même but : combattre les Tutsi. Ils étaient tous dans le MRND donc il n’y avait plus de partis politiques”.
À la question de savoir si c’est parce qu’il le voit souvent avec REMERA que le témoin a déduit que l’accusé était membre de la CDR, le témoin répond par l’affirmative. Sur question, il précise que sur les barrières, “les Tutsi étaient tués, mais que parfois ils étaient emmenés au bureau du secteur”. À la question de savoir ce qu’il est arrivé à la mère du témoin, qui était Tutsi, le témoin répond “quand l’avion a été abattu, nous sommes devenus comme fou, et l’ennemi est devenu le Tutsi”, et ajoute “quand les Interyani sont arrivés, ils ont tués mon père, ma mère, et je suis le seul qui reste”.
L’audience est suspendue à 10h53. L’audience est reprise à 10h57.
Les avocats de la partie civile demandent au témoin où il vivait durant le génocide, ce à quoi il répond “avant, personne ne sortait de sa maison. Ensuite quand le génocide a commencé, nous sommes sortis et nous avons trempé dans les massacres et je passais mes nuits sur les barrières. Nous passions les nuits sur les barrières et nous avons reçus de la part des autorités, des ordres et instructions à suivre. Donc certains tuaient, d’autres pillaient et d’autres étaient aux barrières… Nous avons accaparé les maisons des Tutsi et nous les occupions en avril, mai et juin”. Il est demandé s’il a occupé la maison de MUSHOTANYI, et le témoin répond par l’affirmative.
La parole est à l’avocat général.
À la question de savoir si le témoin a tué des personnes, le témoin répond “de mes mains, je n’ai tué personne avec la machette. À part le fait d’aller dans ces attaques avec les assaillants, et je criais”. S’agissant de la réunion évoquée précédemment, la question est de savoir si le témoin a été invité ou a participé à de précédentes réunions. Le témoin répond “nous, le bas peuple, n’étions pas invités. Par contre les gens qui sortaient de là nous donnaient des ordres et instructions à suivre. Les tueries étaient arrêtées, donc on devait conduire les gens au bureau de secteur”. Il précise que les ordres étaient donnés par “les personnes qui faisaient partie de ces réunions de crise, les politiciens, conseillers, responsables de cellule et les gendarmes”. Faustin en faisait partie, il avait remplacé son père “qui se faisait vieux”. Le témoin précise ensuite avoir connu Evariste NTIRENGANYA durant le génocide[6], et explique qu’il “avait une arme à feu, un fusil et avait appris le maniement des armes”. Il précise qu’il avait une arme car “il a été entrainé avant le génocide” et confirme ce qu’a dit Evariste la veille.
À la question de savoir pourquoi en mai 1994, il n’a pas tué les Tutsi sur place mais les a conduit au bureau de secteur, le témoin explique “à ce moment, on avait arrêté les massacres et on avait dit qu’on avait fait une pause pendant les tueries. Ces gens-là avaient trouvé refuge dans l’église, et on les a débusqués. On les a conduit dans la nuit pour les emmener au bureau de secteur sur ordre donné”. À la question de savoir si cela correspond à la pacification, le témoin répond par l’affirmative. À la question de savoir pourquoi les Tutsi conduit à KABUTARE au bureau de secteur n’ont pas été tués sur place comme au début du génocide, le témoin explique : “c’était pour montrer qu’on ne tuait plus personne. Mais on les conduisait au laboratoire ou à KABUTARE discrètement. Pourquoi ? Parce que c’était là-bas que travaillait Simeon”. À la question de savoir ce que faisait le témoin durant le génocide, entre le 21 avril et le jour où il a livré les 8 Tutsi au bureau de secteur, il répond ”nous passions nos journées sur les barrières et c’était notre travail à ce moment-là, ou à piller. Nous traquions les Tutsi dans la forêt ou dans les champs et il fallait les tuer sur place avant la pacification”.
La parole est à la défense. Ils souhaitent indiquer que Sosthène MUNYEMANA a bénéficié d’un non-lieu s’agissant des barrières, et que rien n’y établissait sa participation.
S’agissant des clefs du bureau de secteur, les avocats de la défense indiquent que Sosthène MUNYEMANA a toujours spontanément indiqué qu’on les lui avait remises le 23 avril 1994 et restituées le 14 mai 1994. D’autant que de nombreux témoignages disent que tout le monde était au courant qu’il avait les clefs. À la question de savoir pourquoi le témoin dit le contraire, il répond “Pour moi la raison est explicable parce que cette affaire de clefs, je ne m’en occupais pas, ce n’était pas mon rôle. Nous on venait au bureau de secteur où se trouvaient tous ces responsables des partis qui nous dirigeaient”. Il ajoute que “pour moi, que la clef soit en possession de Faustin (fils de Félicien), ou en possession de l’accusé ou de tout autre, moi je ne m’en chargeais pas. Je considérais tous ces dirigeants qui nous donnaient des ordres”.
À la question de savoir pour quelle raison le témoin a affirmé que la clef était détenue par le fils de Félicien, le témoin explique “je dois rappeler que Faustin était très actif et était au poste de conseiller. C’est donc lui qui s’occupait activement des affaires du secteur, en collaboration avec tous ces dirigeants de partis politiques, Sosthène MUNYEMANA et les autres. Moi je me chargeais plutôt de ceux qui devaient être tués”.
Il est demandé au témoin ce qu’il pense du fait que s’il ne savait pas que c’était Sosthène MUNYEMANA qui avait la clef du bureau de secteur, c’est peut-être que lui-même n’était pas sur place. Le témoin répond “Si vous le dites, vous seriez dans l’erreur. Le secteur de TUMBA était assez grand, composé de 5 cellules. Moi je n’habitais pas à côté du bureau, j’étais dans KIGARAMA et je ne pouvais pas savoir qui avait la clef au jour le jour. Ce qui nous occupait c’était les gens à tuer, et ce qui était important , c’est qui dirigeait le secteur et pour nous c’était Faustin”.
Il s’ensuivra un certain nombre de questions relatives à Cyriaque HABYARABATUMA ainsi que sur le major RUZIGARIYE. Après six questions dont deux sur la mutation du major RUZIGARIYE, il est donné lecture de l’ordonnance du juge d’instruction. À la question de savoir pour quelle raison le témoin les présentent aujourd’hui comme “des sauveurs de Tutsi”, alors qu’il soutient l’inverse dans ses déclarations en date du 30 Juin 2010, Patrice NZEYIAMANA répond “quand nous avons été auditionnés nous étions déjà en prison. Et les blancs qui nous interrogeaient nous posaient des questions sur les faits durant le génocide. Nous répondions que les Tutsi avaient été tués sous la responsabilité des militaires, des gendarmes, et c’est eux qui les dirigeaient”.
Sur question des avocats de la défense, le témoin explique “à propos des armes, c’est vrai que les armes au début étaient distribuées par HABYARABATUMA et KANYABASHI. Elles ont été données aux Interahamwe, qui étaient entraînés par les gendarmes”. Il ajoute “à propos de HABYARABATUMA qui a sauvé les Tutsis dès le milieu du génocide, le major a pris sept gendarmes pour évacuer les Tutsi vers le Burundi. Quand ils passaient à nos barrières on savait que ca venait d’en haut, donc on s’écartait”. À la question de savoir pour quelle raison dans ses déclarations, il indique que le major a donné l’ordre de les envoyer à BUTARE pour être tué, le témoin explique “ce que je veux dire c’est que nous, on était chargés d’emmener les gens au bureau de secteur. Maintenant ce que je sais de ce jour là, c’est que j’ai vu. Nous on a amené les gens au bureau de secteur”.
Les avocats de la défense indiquent que le témoin a donné des fausses informations (selon eux) devant le juge d’instruction sur des personnes aujourd’hui emprisonnées. La question est de savoir si son témoignage du jour concernant Sosthène MUNYEMANA était d’obtenir des remises de peine de la part de l’administration pénitentiaire. Ce à quoi le témoin répond “Dans un premier temps, j’étais en prison. Nous étions sollicités pour donner des informations, avouer ce que nous avions fait. Durant la phase de collecte d’informations, on se regroupait cellule par cellule, puis secteur par secteur et donc nous racontions ce qui s’était passé. Ces gens qui sont venus nous auditionner, ce n’est pas nous qui sommes allés les chercher. Le gouvernement leur a donné la ligne maîtresse pour nous auditionner, et nous, nous avons dit ce que nous avons vu et ce que nous avons vécu. Si aujourd’hui vous demandez ce qu’ils ont fait, je vous réponds. Ce n’est pas moi qui les ai mis en cause et je n’ai obtenu aucune faveur”.
La défense demande si le témoin espère encore obtenir la grâce présidentielle, ce à quoi le témoin répond “Maintenant que la Gacaca[7] nous a inculpé et a statué sur mon cas, il est très difficile d’espérer autre chose. Même si il y a eu ce faux témoignage à propos du viol, mon sort est déjà scellé”.
L’interrogatoire est terminé à 12h06. L’audience est suspendue à 12h08.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Patrice NZEYIMANA lors du procès en première instance, le 28 novembre 2023.
Audition de madame Marie-Josée MUKANKURANGA, partie civile.
Marie-Josée MUKANKURANGA est appelée à la barre pour témoigner. Marie-Josée MUKANKURANGA est partie civile dans le cadre de cette affaire. Il lui est demandé de décliner son identité (Marie-Josée MUKANKURANGA), son âge (62 ans), sa profession (retraité) et son domicile (KIGALI). Elle est accompagnée d’un interprète.
Marie-Josée MUKANKURANGA est invitée à faire des déclarations spontanées :
“Le génocide a commencé longtemps après à BUTARE (le 21 avril) par rapport aux autres régions. C’est le 19 avril que celui qui était président de la République SINDIKUBWABO a prononcé un discours pour tuer les Tutsi[8]. Le 20 avril à BUTARE nous avions très peur. J’ai eu tellement peur, que je me suis dit que j’irais à TUMBA pour aller en ville chez une amie qui s’appelle Laetitia. Je me disais qu’à cet endroit là, on allait pas savoir facilement quelle était mon ethnie. J’ai traversé la ville de BUTARE au moment où beaucoup de gens affluaient et se réfugiaient en venant de KIGALI et ailleurs. Et d’autres partaient vers le Burundi, beaucoup de véhicules allaient vers le Burundi.
À ce moment-là, la mission onusienne et son personnel fuyait en passant par l’aérodrome de BUTARE. Laetitia habitait à proximité. Quand le dernier avion les a fait partir, on a commencé à entendre les bruits de balle qui venaient du camp de NGOMA. Cela a fait que j’ai eu encore plus peur, parce que cette nuit-là, on a passé la nuit sous le lit. J’ai eu tellement peur, que j’ai pris la décision de retourner chez nous à TUMBA. Nous sommes partis avec Laetitia le matin, et nous avions des sacs dans les mains. Quand nous sommes arrivés sur la route, nous avons croisé des militaires armés et qui étaient très furieux. Ils nous ont demandé nos cartes d’identité et où on allait. Quand ils ont vu que nous étions Tutsi, ils nous ont demandé “où allez-vous ?”. Nous avons menti en disant que nous allions à l’hôpital pour apporter à manger aux malades. Un militaire nous a répondu “vous également vous serez malades dans peu de temps”. Chemin faisant, nous avons croisé un véhicule de la commune de NGOMA, conduit par le chauffeur du nom de Mathias. Nous l’avons arrêté, et nous lui avons demandé de nous amener à TUMBA parce qu’on rentrait à NKUBI. Quand nous sommes arrivés à l’hôtel Faucon, nous avons trouvé des Tutsi qui avaient été tués la veille et qui étaient pendus.
Nous avons continué jusqu’à la barrière de NIHIRA. À ce moment-là, il y avait les barrières des militaires, avant que les Interahamwe érigent leurs propres barrières. Les militaires nous ont encore demandé les papiers, et ils ont vu qu’on était Tutsi. Ils nous ont dit “continuez devant, c’est là que vous allez tomber”. On est allé jusqu’à la barrière devant l’école des sous-officiers. Ces militaires nous ont également dit la même chose. Nous avons continué jusqu’à la barrière de SINDIKUBWABO mais ils nous ont laissé.
Nous sommes arrivés à la maison à 11h. Quand nous sommes arrivés sur place, nous avons vu que tout le monde était mort de peur, et à midi on a entendu le premier bruit de balle. On venait de tuer KARANGANWA, et c’était le signal du début du génocide. On a commencé à courir partout. Chez moi, je vivais avec ma mère, une domestique et sa petite sœur. Nous avons couru vers un voisin qui s’appelait RUBAYIZA et nous étions nombreux à s’être réfugiés chez lui. Quand nous avons couru, nous étions avec la petite soeur de la domestique. Ils étaient Hutu. La petite sœur ne savait pas ce qui se passait, et elle a couru avec nous parce qu’elle nous a vu courir. Et quand je l’ai remarqué, je lui ai dit ”retourne à la maison, avec toi il n’y aura pas de problèmes”. J’avais une amie, j’étais la marraine de leur enfants, dont le fils (Pascal) est descendu sur la route à côté de chez nous. Il a croisé une personne qui s’appelait MILISINGUE, et qui transportait des choses sur la brouette (c’était son travail : il transportait des choses moyennant argent). Il (MILISINGUE) venait de chez nous, et il transportait tout ce qui était dans notre salon. Et quand Pascal l’a vu, il s’est demandé ce qui était en train de se passer chez nous. Quand il est allé voir, il a trouvé cet enfant qui avait fui avec nous. Et cette enfant la conduit vers là où nous nous trouvions. Je lui ai demandé de nous aider à nous échapper, et de l’emmener chez lui, c’est-à-dire à environ 500 mètres de chez moi. Ils nous a cachés dans une chambre, où nous étions deux.
Pascal a continué à circuler et le soir quand il est rentré, il a dit “je suis allé au bureau de secteur et j’ai trouvé Sosthène qui avait une lance et il a dit “allons attaquer les Tutsi se sont nos ennemis”. Aux derniers jours du mois d’avril, c’est là que j’ai regardé à travers les carreaux de la petite fenêtre de cette chambre qui donnait sur la route. Là où j’étais caché, il n’y avait pas d’électricité, tandis qu’il y en avait dans la maison d’en face ainsi qu’une lampe qui éclairait la route. C’est là que j’ai vu des gens, des assaillants. Et dans cette attaque il y avait Sosthène et son fils Gustave. Ils avaient de longs manteaux et ils sont allés jusque là où nous étions cachés.
Après cela, des attaquants sont venus nous chercher pour nous tuer,et c’est moi qu’ils ont trouvés. Cette attaque était conduite par les gendarmes de TUMBA, et si je me rappelle bien ils devaient être deux ou trois. Quand ils nous ont débusqués, ils nous ont dit “nous allons te tuer”. Alors je leur ai demandé de me laisser prier avant. Les gendarmes ont fait sortir Jean-Pierre (le petit frère de Pascal) et Pascal, et ils ont demandé de l’argent.Ils ont d’abord demandé 50 000 et ils ont dit qu’ils n’avaient pas cette somme. Alors les attaquants ont demandé 30 000, mais ils n’avaient pas cet argent. Ils ont continué jusqu’à la somme de 3000, les ont pris et ils sont partis avec les assaillants. Nous avons changé de cachette et nous sommes allés nous cacher dans une étable avec les vaches. Nous étions sur les poutres du plafond et on ne pouvait pas nous voir. Nous avons survécu après ça, parce que les Inkotanyi[5] sont arrivés”.
Le témoin a terminé son récit.
Sur question du président, le témoin confirme que ses parents sont Tutsi. À la question de savoir où le témoin habitait précisément, elle répond “j’habitais à TUMBA, à plus ou moins 500 mètres du secteur et plus ou moins 1km de chez Sosthène”. Elle précise ne pas avoir été adhérente d’un parti politique. Le président fait remarquer que lorsque le témoin a été entendue, elle était simple membre MRND. Marie-José MUKANKURANGA explique que tous les rwandais était dans le MRND avant le multipartisme, et elle ne l’a simplement jamais quitté”.
À la question de savoir quand et comment elle a été amenée à connaître Sosthène MUNYEMANA, le témoin explique “en 1980 ou plus, j’étais voisine de son grand frère Anatole. Il rendait visite à son grand frère Anatole, qui était étudiant. À KIGEMBE, là où il travaillait, j’habitais aussi et je travaillais avec son épouse dans la même école. Elle s’appelait Emma et c’était mon amie”. Le témoin poursuit en expliquant qu’elle enseignait aux deux enfants de Sosthène MUNYEMANA. Elle explique avoir donné des cours à ses enfants pendant l’année scolaire 91 (Gustave et Liliane).
Le président demande s’ils étaient amis, ce à quoi le témoin répond qu’il s’agissait davantage de rapport de bon voisinage. Sur question du président, le témoin explique que Sosthène MUNYEMANA et son épouse étaient au MDR durant le multipartisme, sans savoir s’ils étaient Power ou modérés[9]. Elle explique les avoir vu dans une manifestation devant l’hôtel Faucon. Elle explique qu’après les avoir entendu, elle avait décidé de ne plus les fréquenter.
À la question de savoir si elle a déjà vu ou entendu Sosthène MUNYEMANA lors de réunions publiques ou de rondes, le témoin répond par la négative. En revanche, elle précise que lorsqu’elle a vu Sosthène MUNYEMANA par la fenêtre, celui-ci avait une lance.
Elle ajoute, sur question du président, avoir “bien vu Sosthène MUNYEMANA et son fils avec de longs manteaux noirs, et il disait qu’il y avait des Tutsi à tuer”. À la question de savoir comment le témoin arrive à la conclusion qu’il s’agissait d’une ronde à but meurtrier et non de sécurité, le témoin explique “ils étaient avec les tueurs, je connaissais des gens qui y étaient et les rondes étaient destinées à tuer”.
S’agissant du bureau de secteur, elle explique ne pas avoir vu Sosthène MUNYEMANA enfermer des gens à l’intérieur. En revanche, elle indique qu’elle détient cette information du dénommé Pascal: “Pascal m’a dit que les enfants de RWAKAYONZA étaient enfermés dans le bureau du secteur”. Elle confirme qu’on lui a fait part que ces filles enfermées au bureau de secteur avaient eu la vie sauve : “J’ai entendu Pascal me le dire, mais je n’ai pas demandé à cadette comment cela s’était passé.”
Quant au rôle de Sosthène MUNYEMANA durant le génocide, le témoin explique “je pense que s’il a dit à Pascal d’aller traquer les Tutsi et de les tuer, j’imagine qu’il l’a dit aux autres et qu’il a démarré le génocide”. Durant cette période, elle a perdu sa mère, son demi-frère, sa demi-sœur et une partie de sa famille. Elle conclut: “le génocide n’est pas un sujet dont on parle dans la famille, sauf dans le temps des commémorations”.
La parole est à la cour. Il est demandé au témoin, si la scène de l’attaque dans laquelle elle a vu Sosthène MUNYEMANA avec des lampes torches, est une scène qu’elle a vu ou qui lui a été rapportée. Elle répond que c’est une scène qu’elle a vu. Elle a vu Sosthène MUNYEMANA dans un groupe composé d’environ une dizaine de personnes.
À la question de savoir pour quelle raison le témoin les qualifient de tueur à ce moment-là, elle répond “ils avaient des machettes et des gourdins”. À la question de savoir si selon elle, ils faisaient bien une ronde ou s’ils étaient là pour autre chose, le témoin répond “C’était des rondes pour nous tuer”.
La parole est aux avocats des parties civiles. Ils font remarquer que les déclarations du témoin de ce jour sont en tout point conformes à ses déclarations précédentes.
À la question de savoir ce qu’elle pense des déclarations de Sosthène MUNYEMANA sur son témoignage, à savoir “c’est une menteuse pour trois raison : la ronde est mal interprétée, c’est impossible que Gustave soit avec moi sur cette ronde, et j’avais un imperméable et pas un manteau long”, le témoin répond “Moi je dis ce que j’ai vu. S’il dit le contraire ça ne me regarde pas”.
Sur question de l’avocat général, le témoin explique avoir dit que Sosthène MUNYEMANA avait donné le coup d’envoi du génocide sans avoir plus de détail car c’est ce que Pascal lui a rapporté. Avant le 21 avril 1994, il y avait des rondes dans les communes frontalières, mais pas à TUMBA. Différentes ethnies étaient mélangées et se rendaient à la frontière communale pour arrêter les tueurs qui venaient d’ailleurs. Elle ajoute que ces rondes étaient différentes de celles qui suivirent car ces dernières étaient composées uniquement de Hutu, et que ceux-ci tuaient des Tutsi. Elle n’en sais pas plus sur leur organisation et la sélection de ses membres, vivant elle-même avec sa mère, sa domestique et sa petite sœur.
La parole est aux avocats de la défense. La défense indique au témoin que c’est la première fois que celle-ci évoque son amie Laetitia. Le témoin confirme sur leur question que Laëtitia est bien Tutsi. Les avocats de la défense semblent s’étonner que le témoin aient pu passer ces barrières (ESSO et SINDIKUBWABO), et demandent au témoin si c’est bien Laetitia qui a regardé par la fenêtre lors de la scène où Sosthène MUNYEMANA était présent en compagnie d’autres personnes. Le témoin indique l’avoir déjà expliqué plusieurs fois et répondu à cette question, et confirme de nouveau que c’est elle et non Laetita qui a vu Sosthène MUNYEMANA avec une lance et un long manteau noir. De sorte qu’elle reste catégorique sur ce qu’elle a vu ce soir-là.
Le président intervient pour indiquer qu’effectivement, le témoin avait déjà répondu à cette question, posée par un membre de la cour et que la réponse était la même.
À la question de savoir si le témoin a connu des tueurs, celle-ci citera notamment Claude SIBOMANA et Tharcisse. Elle ne sait pas s’il est courant qu’il y ait eu des enfants durant ces rondes, rappelant qu’elle se cachait pour ne pas être tuée et qu’elle avait à ce titre, regardé qu’une seule fois par la fenêtre.
À la question de savoir si le témoin a témoigné en faveur de Pascal devant de la juridiction de Gacaca(Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.)), elle explique : “ce que j’ai dit en sa faveur, c’est qu’en tant que Hutu, il a dû prendre sa machette pour pouvoir suivre les tueurs. C’était pour nous protéger et ne pas être soupçonné. Moi, je leur ai dit (devant la Gacaca) que je n’ai jamais entendu dire que Pascal avait tué quelqu’un”.
Les avocats des parties civiles font observer que “la défense dit que c’est la première fois qu’elle parle de son périple, alors que le témoin avait déjà donné ces informations dans ses déclarations antérieures”. Lecture est donnée d’un extrait de l’audition, qui confirme en tout point ce que le témoin a déclaré spontanément. La défense répond que “ça lui avait échappé”.
Il est mis fin à l’interrogatoire de Marie-José MUKANKURANGA à 14h41. L’audience est suspendue.
On pourra également se reporter à l’audition de madame Marie-Josée MUKANKURANG lors du procès en première instance, le 28 novembre 2023.
Audition de madame Vestine NYIRAMINANI, partie civile.
« Au moment du génocide, je vivais chez mes parents. À l’époque nous étions pourchassés, nous étions des Inyenzi. Le mercredi 20 avril, ma grande sœur KAGAJU a été tuée à son retour du travail. Le lendemain vers 11 heures, nous avons vu des gens arriver du haut du secteur en courant: on les a suivis. On venait de tuer KARANGANWA qui habitait derrière le bureau de secteur. Nous avons traversé CYARWA jusqu’au sommet d’une colline d’où nous pouvions voir ce qui se passait à RANGO, en face.
Un certain Anasthase est venu et nous a conseillé de retourner chez nous. Il pensait qu’on ne tuait que les riches, pas les Tutsi. Nous sommes arrivés dans une maison vide: tout avait été pillé. Ma mère et les autres membres de la famille sont partis mais mes neveux et moi nous sommes installés dans la maison en construction d’uncousin. J’étais avec mon frère Mathias qui est allé se cacher dans le champ de sorgho. C’est là que nous avons passé la nuit.
À un moment donné on a entendu quelqu’un qui nous demandait de retourner chez nous: c’était la « pacification ». Nous sommes retournés à la maison mais nous n’avions pas encore compris que c’était un piège. On a même demandé à mes frères de participer aux rondes, façon de mieux les surveiller. Mon frère est parti et des assaillants nous ont conduits en direction du bureau de secteur. Avant d’y arriver, quelqu’un a dit: « Allons chez Sosthène MUNYEMANA, il a les clés. » Arrivés là, au niveau de la statue de la Vierge, il y avait une barrière. « Pourquoi amener les femmes et les filles? Il faut amener les hommes et les jeunes gens » aurait dit le médecin.
Nous ne savions pas où aller. J’ai été violée par trois Interahamwe. L’un m’a emmenée et nous avons passé trois jours chez lui. Les Inkotanyi sont arrivés et mes assaillants ont fui. Je suis restée seule dans l’arrière-cour avant de me diriger vers la grand route pour voir si les Inkotanyi arrivaient. Ils venaient de RANGO avec les rescapés qu’ils avaient trouvés chez les Frères. C’est en voyant des Tutsi de RANGO, de SAHELA que je me suis montrée. Quelqu’un a dit: « Voilà l’enfant de chez SENDASHONGA, tu peux te montrer. Rassure-toi, ce sont les Inkotanyi pour lesquels on nous tuait. »
Ma mère, ma grande sœur, mes frères, mes neveux, mes nièces, tous ont été tués. Je suis la seule survivante.
Monsieur le président demande au témoin si elle a bénéficié d’un suivi psychologique. Cette dernière répond par la négative, tout en précisant: « Après le génocide, les autorités se sont occupé de nous. Je peux me procurer des médicaments qui sont onéreux, et puis, je n’étais pas vraiment malade. Je n’avais pas besoin d’aide. Je confiais mes problèmes à Dieu. Je travaillais beaucoup. »
Sur question de monsieur le président, le témoin dit qu’elle est sûre que c’était bien MUNYEMANA qu’elle à rencontré à la barrière près de chez lui. « Les propos que je tiens, ce sont bien ceux que j’ai entendus. Je ne dis que ce que j’ai vu. »
Maître AUBLE, son avocate, lui permet de dire qu’elle avait alors deux enfants qu’elle ne retrouvera qu’au bout d’un an. C’est quelqu’un qui est venu de GIKONGORO qui lui a signalé l’existence de ses enfants. L’un avait été blessé au genou, il est handicapé. Ils ne vont pas bien, ont eu une scolarité perturbée.
Maître LEVY, s’il ne conteste pas ses souffrances, lui fait remarquer que les enquêteurs ont répertorié toutes les barrières du secteur et n’en ont identifié que trois. De toutes façons, MUNYEMANA n’est pas poursuivi pour les barrières. L’avocat s’étonne que le témoin n’ait jamais été entendu lors de l’information judiciaire. Elle ne savait pas que Sosthène MUNYEMANA était en France, raison pour laquelle elle ne s’est jamais manifestée auprès des enquêteurs. Ce sont des gens qui venaient voir leurs proches qui l’ont informée peu à peu. L’administration les a orientés vers elle.
Maître BIJU-DUVAL s’étonne à son tour qu’elle n’ait jamais entendu parler de MUNYEMANA lors des commémorations.
On pourra également se reporter à l’audition de madame Vestine NYIRAMINANI lors du procès en première instance, le 29 novembre 2023.
Audition de monsieur Celse GASANA, partie civile
Je n’ai pas pu prendre des notes lors de l’audition de monsieur Celse GASANA.
On pourra utilement se reporter à l’audition de monsieur Celse GASANA lors du procès en première instance, le 29 novembre 2023
À la fin de son témoignage toutefois, monsieur GASANA revient sur la remarque de maître LEVY suite à l’audition de madame Vestine NYIRAMINANI. L’avocat de la défense contestait l’existence d’une barrière près de chez monsieur MUNYEMANA. Le témoin précise qu’il a mis une semaine pour aller jusqu’à RANGO. Il y avait des barrières partout. Il les a vues. Dans la fosse, lors de l’exhumation des corps, il a pu reconnaître son père qui avait gardé sa carte d’identité. Sur les corps, on a trouvé des seringues, certaines encores piquées dans la chair des cadavres. Resté du début à la fin de l’exhumation, il a pu dénombrer 250 corps. Il rappelle la responsabilité de monsieur MUNYEMANA.
Questions posées au témoin :
Sur questions de monsieur le président, le témoin précise que ses parents étaient Tutsi, qu’il habitait TUMBA depuis de nombreuses années, il avait eu l’accusé comme collègue mais il n’a jamais parlé avec lui qui n’entrait jamais dans la salle des professeurs. Il avait alors 25 ans, son père travaillait comme météorologue à l’aéroport de KIGALI. C’est bien le 21 avril que le génocide a commencé à BUTARE.
Dans la réunion du 17 avril, c’est bien Sosthène MUNYEMANA qui a parlé du Tutsi comme « l’ennemi ». Il était le coordinateur. Revenant sur la présence de seringues, monsieur GASANA signale qu’il y a des photos dans le dossier. Il en attribue la présence à l’accusé, dans la mesure où c’était du matériel médical. Il y avait aussi des flacons contenant un produit qui ne sera malheureusement jamais analysé. Tout ce matériel remis à l’administration a mystérieusement disparu.
Dans la famille de son père, personne n’a survécu. Il reste quelques survivants du côté de sa mère. Il n’a pas bénéficié d’un suivi psychologique après le génocide.
Sur question d’une assesseure, le témoin rappelle que lors de la réunion du 17 avril, MUNYEMANA était à la table d’honneur, avec REMERA et RUGANZU. À partir de ce moment, les rondes n’étaient plus « mixtes », seuls les Hutu y participaient.
Maître EPOMA s’étonne que, n’ayant aucune fonction officielle sur le secteur, le docteur MUNYEMANA ait pu prendre la parole lors de la réunion du 17 avril. « C’est grâce à sa position sociale, son statut de médecin« , précise le témoin qui revient sur le déroulement des exhumations. Quant aux barrières, c’était parfois de simples branches disposées au milieu de la route, parfois des pierres.
Maître LINDON , son avocate, lui demande ce qu’il espère de ce procès. « D’abord la justice, répond le témoin, la vérité, écrire l’histoire du génocide à TUMBA. Que notre statut de rescapé soit reconnu dans le monde entier. »
Monsieur l’avocat demande au témoin qu’il explique ce qu’est l’Umuganda dont il a parlé dans son témoignage. En quelques mots, il dit que ce sont des travaux communautaires qui permettent de tracer des chemins, de réparer des ponts. (NDR. L’Umuganda existe encore aujourd’hui. Les gens sont invités à se retrouver pour faire quelques travaux mais aussi pour parler des problèmes du quartier. L’Umuganda se déroule la matinée du troisième samedi du mois.)
Maître BOURG fait préciser au témoin qu’il n’a pas toujours travaillé dans le privé. Effectivement, monsieur GASANA a exercé la fonction de sous-préfet à GIKONGORO, il a été coordinateur pour l’accueil des réfugiés et secrétaire exécutif d’un district.
L’avocate s’étonne que ce soit monsieur MUNYEMANA qui ait pu désigner le Tutsi comme ennemi. Le témoin est amené à préciser que sans le préfet HABYARIMANA[10] le génocide aurait commencé bien plus tôt à BUTARE.
Il était caché et il a dit avoir été témoin oculaire de nombreux fait: « étonnant », dit encore l’avocate. Monsieur GASANA précise que, du milieu des broussailles, on peut voir beaucoup de choses. Maître BOURG s’étonne que le témoin ait pu attribuer la mort du professeur Népomucène à son client. Le prisonnier Evariste avait donné une autre témoignage[6].
Maître BOURG rappelle que la plupart des prisonniers qui ont participé à l’exhumation des corps en ont dénombrés 72. On est loin du chiffre de 250 donné par le témoin qui rappelle qu’il est resté tout le temps sur place alors que les prisonniers se relayaient. L’avocate s’étonne enfin, détail un peu macabre reconnaît-elle, que des seringues aient pu être trouvées plantées dans la chair près de dix ans plus tard (selon la nature du terrain, les corps se conservent plus ou moins).
Audition de monsieur Philippe LAROCHELLE, avocat au barreau du Québec, cité par la défense, entendu sur pouvoir discrétionnaire du président.
Auditionner un avocat canadien, cité par la défense, qui a plaidé pour la défense au TPIR[11] dans plusieurs affaires, il ne fallait pas s’attendre à entendre à autre chose que ce qu’on a entendu (NDR. Pardon pour la formulation).
Appelé à défendre Jérôme BICAMUMPAKA à ARUSHA, il avait lu attentivement le dossier de l’ancien ministre des Affaires Etrangères accusé des crimes les plus atroces. Il s’attendait à rencontrer « un monstre ». Or, il n’était pas au Rwanda en 1994 pendant le génocide. Après avoir passé deux mois au Rwanda, où il dira plus tard qu’il n’a pas pu enquêter librement (NDR. Ceci en totale contradiction avec le témoignage du général REILAND de l’OCLCH[12]), il se rend compte que beaucoup de témoins niaient la participation de son client au génocide.
Pire, le témoin GFA écrit au TPIR pour dire avoir menti dans les cinq procès dans lesquels il a été amené à témoigner. Rencontré dans son pays d’exil, le témoin explique que les procureurs rwandais se déplacent dans les prisons pour faire accuser des autorités. On regroupe les prisonniers pour qu’ils disent tous la même chose. Ce sont les procureurs qui coordonnent les témoins. Dans des prisons surpeuplées, ce qu’il n’a jamais vu ni au Canada, ni aux Pays-Bas (NDR. Il n’est pas venu en France!), les prisonniers vont jusqu’à s’accuser de crimes qu’ils n’ont pas commis.
Le témoin développe ensuite longuement le cas qu’il a eu à traiter au Canada, accusant une association de rescapés de Windsor d’avoir inventé de faux témoignages à KIBUYE; des « rescapés vétérans » sévissent au Rwanda. Le principal accusateur finira par retourner sa veste. Son client sera acquitté en 2013.
Monsieur le président tente de modérer les propos du témoin. Des avocats des parties civiles s’en prennent alors au témoin pour ses propos excessifs. Monsieur le président intervient pour demander à ce que chacun soit respecté. (NDR. En présence d’un tel témoin, j’estime que les parties civiles devraient se dispenser de poser des questions, comme elles l’ont fait dans le cas de l’audition de deux prisonniers. C’est donner au témoin l’occasion d’enfoncer le clou, de donner encore plus d’importance à sa déposition.)
Le témoin ne manquera pas de répéter qu’au Rwanda « tout est contrôlé », que « le problème de la fabrication des preuves est soutenue par le régime. » Cette instrumentalisation se manifeste par des gens qui veulent s’emparer des biens de leurs voisins, instrumentalisation qui vise à « neutraliser des opposants« . Et de donner l’exemple de Paul RUSESABAGINA, ce « héros« , accusé injustement de « terrorisme ».
Pour finir, avant que je ne quitte la salle: « Au Rwanda, tout est instrumentalisé du haut en bas » (de la société).
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page.
1. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
2. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
3. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
4. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA, désignation souvent étendue aux milices d’autres partis. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
5. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑][↑]
6. Voir l’audition de monsieur Evariste NTIRENGANYA le 29 septembre 2025[↑][↑]
7. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
8. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
9. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
10. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA, à na pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA) : le préfet de BUTARE qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné, selon Butare, la préfecture rebelle, rapport d’expertise d’André GUICHAOUA, la date exacte étant sujette à caution.[↑]
11. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
12. Voir l’audition de monsieur Jean-Philippe REILAND, enquêteur de l’OCLCH, le 23 septembre 2025.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 1 octobre 2025. J 12
03/10/2025
• Audition de Vincent HABYARIMANA, partie civile.
• Audition de Vincent SIBOMANA, partie civile.
• Audition d’Espérance KANYANGE, partie civile.
• Audition de Providence MUKANDOLI, partie civile.
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L’audience débute à 9h. Le président fait un point sur l’organisation du procès.
Le témoin Vincent HABYARIMANA est appelé à la barre pour témoigner. Il est partie civile et sera accompagné par un interprète.
Audition de monsieur Vincent HABYARIMANA, partie civile.
Il lui est demandé de décliner son identité, son âge (50 ans), sa profession (commerçant) et son domicile (dans le district de HUYE, secteur de TUMBA). Le président souligne que le témoin a été entendu à quatre reprises dans le cadre de ce dossier.
Le témoin déclare spontanément :
“Je vous remercie pour l’invitation. Nous allons vous raconter ce que nous avons vécu, ce par quoi nous sommes passés. Comme je vous l‘ai dit, je viens de TUMBA, je suis né là-bas, j’ai grandi là-bas et c’est là-bas que j’ai fait mes études et j’y habite également aujourd’hui. Quand le génocide contre les Tutsi a commencé, c’est là que j’étais.
Le génocide a commencé le 20. Nous avons entendu des bruits de balles la nuit. C’est le matin que nous avons vu arriver les attaques. Ils avaient commencé à tuer les Tutsi. C’est à ce moment que nous avons commencé à nous cacher. Nous courrions pour essayer de trouver une cachette. C’est comme ça que nous avons vu ceux qui étaient les tueurs durant les massacres. Ils nous traquaient également. Certaines fois, ils nous débusquaient et d’autres non. Nous essayions de nous cacher autant que possible. C’est comme ça qu’est venue une attaque à la maison. Ils ont arrêté mon père, mon grand frère également, mais moi j’ai réussi à m’échapper. J’ai couru, je suis allé dire à mon autre grand frère (Innocent HATEGEKIMANA), qui était voisin de Sosthène MUNYEMANA: ”Sors toi aussi, il faut fuir”. Quand mon frère est sorti, les attaquants sont arrivés. Mon grand frère Innocent a couru vers le domicile de Sosthène MUNYEMANA (Innocent était maçon, il faisait des travaux de construction pour lui). Mon père et mon grand frère ont été attachés, les attaquants ont aussi arrêté la famille de SENKWARE. Ils ont attaché tout le monde ensemble et les ont conduits chez Sosthène MUNYEMANA. Il y avait beaucoup d’assaillants dans cette attaque, dont MAMBO qui la dirigeait. Quand on a conduit tout ce monde chez Sosthène MUNYEMANA, ce dernier est sorti de chez lui. Chez lui, il y avait des gendarmes, et quand le médecin est sorti, il a parlé avec MAMBO. Après avoir parlé, ils ont détaché mon père et les autres qui étaient avec lui. Ils ont dit ensuite: “Retournez chez vous, il ne vous arrivera rien”. Je précise que lorsqu’ils ont été relâchés, c’était la nuit. Ils sont donc retournés dans leur maison, pensant qu’il n’allait rien leur arriver. Et c’est cette nuit-là qu’ils ont tous été tués.
Il n’y a que mon grand frère qui y a réchappé, également Emmanuel et SENKWARE. Ce que je peux dire concernant Sosthène MUNYEMANA, et c’était visible, c’est qu’il avait le pouvoir, puisqu’il pouvait dire à ceux qui dirigeaient les attaques “ceux la, laissez-les”. Concernant les gens dont je viens de vous parler qui ont été relâchés, ils n’étaient pas réellement sauvés. C’était un temps de répit, c’était pour pouvoir les prendre plus tard et les tuer”.
Le témoin poursuit :croisions
“Au fur et à mesure que nous nous cachions, nous rencontrions des barrières. Et j’ai vu Sosthène MUNYEMANA sur l’une d’elle C’était la barrière qui était devant le domicile de NDIMBA. Il aimait être aussi sur une autre barrière, qui était devant chez KAVUMBUTSI, où il y avait une statue de la Vierge. Je vais vous dire à quoi servait ces barrières, même si quand on les voyait, c’était pendant notre fuite.
Statue de la Vierge (à droite) avec au fond à gauche la maison de Sosthène MUNYEMANA (muret noir et blanc). Photo Alain GAUTHIER.
Les gens qui montaient vers le secteur de TUMBA, on leur demandait des pièces d’identité. Sur ces barrières, ils gardaient les Tutsi et relâchaient les Hutu.
Ces deux barrières, je les ai vues : j’ai été arrêté moi-même par une attaque (à la barrière KAVUBUMTSI). J’étais avec trois garçons quand nous avons croisé cette attaque qui avait ramené les gens du bureau du secteur de TUMBA. Avec eux, il y avait les chefs du secteur de TUMBA dont Sosthène MUNYEMANA.
Ancien bureau du secteur de TUMBA. Photo Alain GAUTHIER.
Beaucoup de gens s’étaient réfugiés au niveau du secteur de TUMBA. Dans le bureau du secteur, il y avait beaucoup de gens, et certains se trouvaient à l’extérieur. J’ai vu qu’on prenait certaines personnes, qu’on allait tuer à la fosse de KARANGANWA ou à côté de chez DAMASCÈNE. C’est Sosthène MUNYEMANA qui ouvrait le bureau de secteur. Il remettait des gens et faisait rentrer d’autres qui étaient à l’extérieur, parce qu’il y avait beaucoup de gens. Je l’ai vu moi-même, parce que je faisais partie de l’attaque qui ramenait justement des gens au bureau du secteur. Et Sosthène MUNYEMANA a dit: “Amenez-les à la fosse de chez DAMASCÈNE”. Nous sommes donc allés là-bas, et une fois arrivés sur place, ils ont commencé à tuer les gens. On les frappait avec une hache, avec des gourdins et d’autres outils qui tuaient. Moi je me suis enfui. J’ai couru et par chance, ils n’ont pas pu me rattraper. Donc ce jour-là je ne suis pas mort.”
Le témoin a terminé son récit.
Sur questions du président, le témoin confirme qu’il connaît bien TUMBA. Il indique qu’il vivait à 3 minutes à pied du bureau du secteur et 1 minute à pied de chez l’accusé. Il ajoute qu’à l’époque du génocide, il était âgé de 18 ans et n’était membre d’aucun parti politique.
S’agissant de Sosthène MUNYEMANA, il explique qu’il le connaissait avant le génocide et qu’ils étaient voisins. Vincent HABYARIMANA précise que le voisin le plus proche de l’accusé était son grand frère Innocent HATEGEKIMANA, surnommé KIRUSHYA (signifiant “caractère difficile”) et que de chez lui à chez Sosthène MUNYEMANA, il y avait entre 20 et 30 secondes à pied. À la question de savoir quelle était l’influence et la réputation de l’accusé à TUMBA, le témoin répond qu’il était considéré “comme un homme bon par la population. Mais peu avant le génocide, il a changé, il allait dans des réunions pour préparer le génocide et il est devenu mauvais”.
S’agissant des réunions, le témoin explique avoir entendu dire à l’époque que des réunions se tenaient chez un dénommé FORO ou encore RUGANZU. Il précise à ce propos: “Comme nous habitions à côté de la route, nous avons vu Sosthène MUNYEMANA et d’autres se rendre chez eux pour des réunions. Et quand les plus âgés demandaient des informations, on disait qu’il y avait des réunions qui préparaient des tueries. Et nous avons pu constater que c’était vrai, car les tueurs avaient des listes sur lesquelles figuraient les noms et le lieu d’habitation des Tutsi. Quand nous nous cachions, nous les voyons avec ces listes qu’ils lisaient. Et dès qu’une personne était tuée, ils transmettaient l’information et mettaient une croix sur son nom pour dire qu’il était mort”.
À la question de savoir comment le témoin a pu voir Sosthène MUNYEMANA participer notamment à une réunion chez FORO, Vincent HABYARIMANA explique avoir été caché chez une dénommée Alice, une ancienne camarade de classe mais également chez Maria NYANDWI. À ce titre, il explique: “Alice habitait à côté du bureau du secteur de TUMBA. Entre chez elle et TUMBA, il n’y a qu’un petit sentier qui sépare les deux, et de chez elle on voit le bureau de secteur. Il y avait une clôture de haie et de cyprès, et quand on était sur la propriété, on voyait les gens qui se trouvaient au bureau du secteur. Moi j’ai vu Sosthène MUNYEMANA plus de deux fois. C’est lui qui venait ouvrir et fermer le bureau de secteur. On retirait les gens, et certains passaient derrière le bureau de secteur pour être dirigés vers la fosse de KARANGANWA pour être tués. D’autres étaient tués vers la fosse de DAMASCÈNE. Au bureau de secteur de TUMBA, il y avait beaucoup de gens. Certains venaient pour y trouver refuge en pensant qu’ils auraient la vie sauve. Quant à Marie NYANDWI, c’était la voisine de FORO. Il y avait une petite route, et quand Sosthène MUNYEMANA montait vers chez lui, il passait sur cette route et on voyait les gens qui sortaient de chez FORO depuis chez Marie. Moi, j’ai vu Sosthène MUNYEMANA et d’autres (REMERA, RUGANZU, MAMBO.) aller chez FORO”.
S’agissant des rondes, le témoin explique avoir vu Sosthène MUNYEMANA dans une ronde, la nuit où il s’est fait arrêter au niveau de la barrière de KAVUBUMTSI (à proximité de la statue de la vierge). Il explique: “Pour ma part, je l’ai vu cette nuit-là quand il ramenait des gens du bureau du secteur. Moi-même j’avais été arrêté avec d’autres gens, on s’est croisé au niveau de la barrière de KAVUBUMTSI quand ils ramenaient les gens au bureau et il a dit de nous conduire à la fosse de DAMASCENE”. Il ajoute que Sosthène MUNYEMANA détenait la clef du secteur en avril-mai 1994.
Le témoin explique ensuite que lorsqu’il était chez Alice, il a vu Sosthène MUNYEMANA ouvrir la porte du bureau du secteur, que des gens étaient emmenés et chargés dans des véhicules.
À la question de savoir quel était le rôle de Sosthène MUNYEMANA s’agissant des réfugiés de MUSANGE, le témoin répond: “Ce qu’a fait Sosthène MUNYEMANA, c’est que c’était lui le responsable. C’est lui qui faisait sortir les gens et on faisait rentrer d’autres gens. Toutes les personnes qui étaient arrêtées, quand ce n’était pas le moment de les tuer, étaient conduites au bureau de secteur. On les enfermait à l’intérieur et c’est après qu’on allait les sortir. Son rôle c’est qu’il avait les clés et c’est lui qui ouvrait pour que les gens soient tués”.
Le témoin poursuit en expliquant avoir “apporté de la bouillie avec Venant aux gens du bureau de secteur au début de génocide”. Il explique qu’il faisait nuit et qu’il portrait un long manteau noir pour passer inaperçu. Il précise qu’il s’est approché pour regarder à travers les carreaux et a constaté qu’il y avait énormément de Tutsi enfermés à l’intérieur. Il explique qu’en repartant, il a compris à quoi servait cet endroit. À la question de savoir si le bureau de secteur pouvait être vu comme un lieu de protection, le témoin explique: “Pour ma part, quand j’ai vu le bureau de secteur, c’était un lieu où on rassemblait les réfugiés Tutsi. Pour qu’au moment où on le souhaite, on puisse aller les prendre pour aller les tuer. Je vais vous donner une raison au moins de dire que ce n’était pas un lieu de protection : c’est que les gens qui se trouvaient dans le bureau de secteur, beaucoup ont vu leurs corps retrouvés dans la fosse de KARANGANWA, à proximité du bureau de secteur de TUMBA. Nous avons trouvé des corps dans lesquels il y avait des seringues. Beaucoup de choses atroces étaient faites pour les tuer”. Il précise qu’à sa connaissance, le seul survivant s’appelle Vincent KAGERUKA.
Sur questions des avocats des parties civiles, Vincent HABYARIMANA explique avoir découvert de nombreux cadavres dans différentes fosses, dont 73 corps dans celle où il a retrouvé son défunt père. Il ajoute que son père, après être rentré chez lui le soir où Sosthène MUNYEMANA lui avait promis qu’il ne lui arriverait rien, “a été mis à mort à son domicile. Et tôt le matin, quand mon frère a su qu’on avait tué les autres dont mon père, il n’a pas su supporter cette scène. Il a fait une tentative de suicide mais a été secouru. Donc il n’est pas mort ce jour- là. Il s’est enfui et c’est plus tard, après le génocide, qu’il est mort de maladie”. Il précise que pour lui, si Sosthène MUNYEMANA lui a dit de rentrer chez lui, “c’est pour qu’il soit tué”.
Les avocats de la défense poseront de nombreuses questions au témoin sur son rôle dans les juridictions Gacaca[1]. Ils demandent au témoin s’il faisait partie des personnes ayant condamné Sosthène MUNYEMANA, ce à quoi le témoin répond par la négative.
L’audience est suspendue à 11 h 25 et reprend à 11h40.
Les avocats de la défense souhaitent revenir sur l’épisode où le témoin parle de l’arrestation de SENKWARE. Ils indiquent n’avoir jamais entendu dire que son père et que le fils de SENKWARE avaient été emmenés chez Sosthène MUNYEMANA. Le témoin rétorque: “Je vous dis ce que j’ai vu et ce que j’ai entendu”. Il souligne que SENKWARE était âgé (il est aujourd’hui décédé) et qu’il disait lui-même qu’il perdait la mémoire, de sorte que celui-ci a oublié des détails. Il ajoute que “c’est la nuit où j’ai perdu mon père. Je ne pourrais jamais l’oublier”.
Pour terminer, le jugement Gacaca de Sosthène MUNYEMANA sera diffusé en salle d’audience. Les avocats de la défense soutiennent que la signature au bas du document est celle du témoin, ce qu’il réfute de nouveau fermement. Les avocats des parties civiles indiquent qu’en effet, cette signature ne correspond pas à celle du témoin, ce qui clot le débat.
Fin de l’interrogatoire à 12h26.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Vincent HABYARIMANA lors du procès en première instance, le 29 novembre 2023.
Audition de monsieur Vincent SIBOMANA, partie civile.
Vincent SIBOMANA, partie civile, est appelé à la barre pour témoigner. Il est accompagné d’un interprète.
Il lui est demandé de décliner son identité, son âge (45 ans), sa profession (agriculteur-éleveur) et son domicile (dans le district de GISAGARA).
Le témoin déclare spontanément :
“Je vais vous raconter ma vie pendant le génocide. Je suis né dans la région du GISAGARA. J’avais une famille, un père, une mère et 5 frères, j’étais le 6ème. D’autres membres de la famille élargie vivaient avec nous à BUTARE avant et pendant le génocide, ma tante qui s’appelait Alphonsine KUBWIMANA. Elle était étudiante à BUTARE, et moi j’y étais à l’école primaire. Elle vivait avec nous et elle était locataire. Elle était étudiante et moi aussi j’allais à l’école et je vivais avec ma tante. Une autre tante habitait à TUMBA, près de chez Sosthène MUNYEMANA. Et mes parents vivaient là où ils étaient nés. C’est comme ça que j’ai connu Sosthène MUNYEMANA, parce qu’il était voisin de ma deuxième tante à TUMBA.
Pendant le génocide quand ça a commencé, j’étais dans la ville de BUTARE et je vivais avec ma tante Alphonsine. Et dans les jours du début du génocide, ma grande sœur, l’ainée de ma famille qui s’appelait Grégoria et mon petit frère Innocent NSABIMANA, étaient venus nous rendre visite et avaient apporté des vivres que nos parents leur avaient confiées et qui provenaient de nos champs. Quand ils sont arrivés, le génocide a commencé. Ils étaient arrivés la veille. Ils n’ont pas pu retourner à la maison. On a lancé des attaques sur nous, dans cette propriété où nous vivions avec ma tante. Et cela tombait au moment où nos parents étaient présents. Les Interahamwe[2] et des militaires sont venus, et ils nous ont fait sortir de cette propriété où nous vivions. Il y avait beaucoup de Tutsi, ils nous ont amenés à l’école à côté de chez Pauline NYIRAMASUHUKO (membre du gouvernement intérimaire et génocidaire). Nous avons passé la nuit à cet endroit, nous y avons trouvé d’autres gens qui provenaient de différents endroits et qui étaient venus trouver refuge. Parce que partout ailleurs il y avait des massacres qui se commettaient. Nous avons passé la nuit sur place, ainsi que de nombreuses autres personnes. Le troisième jour, Pauline NYIRAMASUHUKO et les Interahamwe, son fils Shalom NTAHOBALI et sa belle-fille Béatrice MUNYENYEZI étaient à la barrière qu’ils avaient érigée devant chez NYIRAMASUHUKO. Et elle a ordonné qu’il fallait « se débarrasser des saletés » près de sa maison. Je précise que la saleté, c’était les Tutsi.
Ils ont commencé à prendre des Tutsi, pour les emmener dans le champ de café qui était en contrebas, et on a commencé à les tuer. Les autres, qui étaient des femmes, les Interahamwe les ont prises, parmi lesquelles se trouvaient ma tante Alphonsine et ma sœur. Les Interahamwe les ont emmenés chez Pascal (alias GIKOSA), qui était le conseiller. Les Interahamwe qui tenaient la barrière de chez Pauline vivaient là-bas, ainsi que le fils de Pauline NYIRAMASUHUKO. Donc on les a emmenés chez Pascal devant la paroisse, et elles ont été violées là-bas.
Une fois que Pauline NYIRAMASUHUKO a ordonné d’enlever la saleté de là, d’autres nous ont conduits au bureau de la préfecture de BUTARE. Quand nous sommes arrivés sur place, d’autres gens ont continué à affluer. C’était des Tutsi qui fuyaient. Nous y avons passé de nombreux jours. Quand ils ont fini de violer ma tante, ma sœur et d’autres personnes qui étaient avec elles, elles ont été conduites au bureau de la préfecture (là où nous nous trouvions) et elles ont été tuées. Il y avait une fosse à cet endroit, devant le rectorat de l’université, à un endroit où se trouvait un avocatier. Ma tante Alphonsine a été tuée à cet endroit, ainsi que ma sœur Grégoria. Tout ça, c’était sur ordre de Pauline NYIRAMASUHUKO.
Comme les Interahamwe venaient chercher les gens tout le temps, ils avaient des véhicules à bord desquels ils embarquaient des gens pour aller les tuer dans différents endroits dans la ville de BUTARE. Certains étaient embarqués pour être tués à l’IRST (Institut de recherche). Quand j’ai vu qu’on tuait mes frères, il ne me restait que mon petit frère Innocent. Vous savez, c’était la première fois que je voyais un mort.. Nous avons eu très peur, nous nous sommes dispersés dans la ville, chacun essayant de fuir. Mon petit frère et moi avons fui avec des gens qui étaient avec nous, des enfants de mon âge. Et quand nous sommes arrivés devant l’hôtel Faucon, on y a tué mon petit frère. Moi j’ai fait demi-tour, je suis passé en contrebas de l’hôtel Faucon, j’ai emprunté le chemin à travers la forêt de KABUTARE et je m’y cachais avec d’autres. Il pleuvait beaucoup et nous avions faim. C’était difficile de trouver un passage. J’ai continué à me cacher à travers cette forêt, et tout ça sous la pluie. J’étais sonné, mes frères étaient morts, je n’avais aucun moyen de retourner chez nous là où nous étions nés, parce qu’il y avait partout des barrières.
Donc je suis parti en me cachant, par temps difficile, j’ai essayé de trouver le moyen d’aller à TUMBA chez ma tante qui habitait à coté de chez Sosthène MUNYEMANA. J’y suis allé en me cachant. C’était difficile parce qu’il y avait des barrières partout. C’était la nuit et il pleuvait, j’ai essayé de trouver un moyen de passer à travers la forêt de l’université, en passant dans les marécages et les chemins difficiles. Je me disais que si je tombais sur une barrière, je ne m”en sortirais pas. Parce que j’avais vu à la barrière de NYIRAMASUHUKO, avant qu’elle ne dise qu’il fallait enlever la saleté à côté de sa maison, que des Tutsis étaient tués. On les avait fait asseoir et on avait demandé leurs papiers. A ce moment-là je m’étais donc dis que si je passais par une barrière, on allait me tuer également. Comme mes autres frères, qui se sont fait tuer. Je suis arrivé le matin à TUMBA vers 9h. Quand je suis arrivé là-bas, je suis tombé sur la barrière à côté de chez Sosthène MUNYEMANA. Elle se trouvait à coté d’un endroit où il y avait une statue de la vierge, à coté de chez ma tante chez qui j’allais.
Quand je suis arrivé sur place j’ai trouvé ma tante et ma cousine qui s’appelle Immaculée, et beaucoup d’autres Tutsi. On les avait fait asseoir sur cette barrière, et on m’a fait asseoir également. Il y avait des Interahamwe à cette barrière, et ils sont allés chercher Sosthène MUNYEMANA. On était à côté de sa maison, et comme il avait la clef du bureau de secteur, les Interahamwe lui ont dit de venir parce que les gens devenaient nombreux. Sosthène MUNYEMANA est venu, ils nous ont fait remonter et il a ouvert le bureau de secteur. Mais des femmes et des filles, dont ma tante et ma cousine (que j’avais retrouvées à la barrière de TUMBA) sont restées à côté. Moi, on m’a conduit avec les hommes et jeunes hommes à l’intérieur du bureau du secteur, puis Sosthène MUNYEMANA a refermé et il est reparti chez lui avec les Interahamwe. Je précise que nous avions trouvé d’autres Tutsi qui se trouvaient déjà à l’intérieur.
Plusieurs heures plus tard, vers le soir à 18h, Sosthène MUNYEMANA a ouvert et a ordonné aux Interahamwe de nous tuer sur la fosse à côté du bureau du secteur. Au moment où ils nous faisaient sortir, on a vu d’autres Interahamwe venir avec des gens, ainsi que ma tante et ma cousine, et nous sommes tous partis en direction de la fosse pour être exécutés. Les femmes étaient sur une colonne et les hommes sur une autre. Les Interahamwe ont commencé à ligoter les gens par derrière et à les tuer. Il y a des gens qu’on ligotait, qu’on tuait et qu’on jetait dans cette fosse.
A droite, emplacement de la fosse commune où étaient jetés les corps des victimes du bureau de secteur. Photo Alain GAUTHIER.
Comme moi j’avais quitté la ville, et que j’avais vu ce qui était arrivé à mes frères, je pensais sincèrement que si je trouvais ma tante à TUMBA tout irait bien – comprenez que je suis parti pour trouver un moyen de me sauver la vie. Mais quand je suis arrivé sur place, j’ai constaté que les meurtres étaient en cours. J’étais un peu déboussolé, c’était la première fois que je voyais comment un homme mourait et que je voyais du sang. Alors quand j’ai vu qu’on commençait à ligoter les gens, je suis tombé. Quand je me suis relevé, on commençait par tuer les gens de devant, et moi j’étais derrière. Et quand je suis revenu à moi, je suis passé à travers les jambes des Interahamwe et j‘ai couru. J’ai couru, mais comme je ne savais pas où j’allais, je suis tombé dans un fossé et je me suis cassé le bras. Je me suis traîné, petit à petit, parce que j’avais faim et compte-tenu de la pluie aussi. Je suis allé passer la nuit dans une forêt de pins, au-dessus de la route qui menait vers la rivière KANYARU. Je suis resté là un bon moment, me cachant dedans. Les massacres continuaient et les Interahamwe venaient y traquer les Tutsi avec des chiens.
Alors quand j’ai vu qu’il faisait nuit (car c’est la nuit qu’on pouvait trouver un moyen de se faufiler), je suis parti. J’ai croisé un autre Tutsi du nom de Jean-Baptiste NTWARI, qui avait été frappé avec un gourdin et qui avait des blessures sur la tête. Comme il était plus âgé, il m’a dit: “Vu qu’on traque les gens avec les chiens, il faut quitter cet endroit, il faut essayer de quitter cette forêt”. Nous avons essayé, nous sommes partis, nous sommes retournés en ville et je suis retourné là ou je vivais avec ma tante. On a trouvé un jeune homme qui habitait cette propriété, mais qui n’était pas pourchassé. Quand il m’a vu, il m’a demandé: “Qu’est-il arrivé à ta tante ? Tu es parti avec ta famille et tu es le seul à revenir ?”. Je lui ai dit qu’ils ont été tués. Comme j’étais très sale compte tenu des jours que je venais de passer dans la forêt et avec la faim, il nous a ouvert, nous a fait entrer dans la maison, et il m’a donné de l’eau.
Comme j’avais très faim, et que ça faisait longtemps que je n’avais pas mangé, quand j’essayais de boire je n’y arrivais pas. Il nous a dit de monter nous cacher dans le faux plafond. Il nous a dit: “Vu qu’on est venu vous chercher ici, ils pensent qu’il n’y a plus personne. Ils ne vont pas revenir”. Donc j’ai vécu dans le faux plafond en compagnie de Jean-Baptiste, et cet ami a continué à nous aider par ces temps difficiles comme il pouvait. Quand on avait besoin de sortir comme pour aller aux toilettes, il surveillait quand il était très tard la nuit où tout le monde dormait, il surveillait et nous faisait sortir quand nous allions prendre l’air dehors. Nous avons pu quitter le plafond quand le FPR est venu nous libérer.
Voilà. C’est cette vie que j’ai vécue”.
Le témoin a terminé son récit. L’audience est suspendue à 13h.
L’audience reprend à 14h avec l’interrogatoire de Vincent SIBOMANA. Le président prend la parole. Il est demandé au témoin de regarder Sosthène MUNYEMANA et d’indiquer si c’est bien l’accusé qu’il déclare avoir vu. Le témoin confirme sans équivoque.
Sur questions du président, le témoin explique que Sosthène MUNYEMANA les a enfermés, que ce dernier a dit aux Interahamwe de les conduire au bureau de secteur. Il ajoute qu’après, aux environs de 17h30, l’accusé est venu ouvrir et a ordonné aux Interahamwe de les emmener à la fosse. Il précise que durant le génocide, il a perdu son cousin, sa tante Alphonsine, sa cousine, sa tante Rose, sa mère et d’autres personnes qu’il a déjà mentionnées.
La parole est à la cour, qui n’a pas de question à poser au témoin.
Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin répond: « Après le génocide je me suis retrouvé seul dans la famille avec ma petite sœur, car j’avais perdu tout le monde. J’ai pris le souci d’aller élever un enfant, alors que moi-même j’étais encore très jeune (14 ans). Je n’ai donc pas pu retrouver le chemin de l’école, et à cause de cela, je me suis consacré à élever ma petite sœur car j’ai eu la chance de la retrouver. Aujourd’hui, elle est là, elle a grandi. Elle s’est mariée et elle a deux enfants”.
Sur le bureau de secteur, il explique que ce n’était pas un lieu de protection, ”mais une prison pour les Tutsi, avant de les conduire jusqu’à leur lieu d’exécution”.
À la question de savoir quelles ont été les conséquences de la perte de sa famille, le témoin déclare que “les conséquences sont nombreuses. La première c’est que je suis devenu orphelin très jeune, alors que c’est mes parents qui subvenaient à tous mes besoins. Je suis donc devenu parent avant l’âge, quand j’ai dû aider ma sœur. Je n’ai pas pu avoir beaucoup d’opportunités, par exemple je n’ai pas pu continuer ma scolarité. Donc je suis retourné à la maison et j’ai recommencé une autre vie. J’ai donc eu beaucoup de responsabilités, comme un majeur alors que j’étais petit moi-même. Je suis retourné ce qui avait été chez nous, mais tout avait été rasé, la nourriture avait été mangée et toute ma famille décimée. Le nouveau gouvernement, après plusieurs années, m’a trouvé un domicile. Quand j’y suis retourné avec ma petite sœur, j’ai tenté de rentabiliser et d’exploiter les terres de mes parents et j’ai pu subvenir à nos besoins. Après je me suis marié et je suis père de famille de trois enfants. Il reste une chose qui m’attriste : c‘est quand mes enfants me demandent où sont nos grand-pères et grand-mères. Et que je n’ai aucune réponse à leur donner… « C’est une blessure pour moi aussi, de n’avoir rien à dire ni à répondre à mes propres enfants”.
Sur questions de l’avocat général, le témoin précise que le génocide a démarrer le 20 avril 1994, et qu’il s’est retrouvé devant chez Pauline NYIRAMASUHUKO le 23. Il racontera de nouveau son périple, en racontant de nouveau les circonstances qui ont amené sa tante Alphonsine et sa sœur à se faire violer, et son petit frère à se faire exécuter devant l’hôtel Faucon. Il explique ensuite avoir déjà vu Sosthène MUNYEMANA avant le génocide, lorsqu’il rendait visite à sa tante Rose qui vivait à TUMBA (et qu’il a voulu rejoindre lorsqu’il s’est fait arrêter à la barrière). Il précise avoir été étonné que Sosthène MUNYEMANA soit le meneur “parce que pour une personne qui est supposée donner la vie, il était plutôt en train de ravir celle des autres”. Il ajoute n’avoir jamais vu l’accusé prodiguer des soins ou donner à manger aux Tutsi enfermés dans le bureau de secteur.
La parole est aux avocats de la défense. Ils questionnent le témoin sur le document relatif à son état-civil. Cela dure plus d’une vingtaine de minutes, mais le témoin ne comprend ce que souhaite savoir la défense. D’autant que celui-ci n’est pas aux faits des aléas administratifs du Rwanda.
À la question de savoir pourquoi le témoin n’avait jamais encore été entendu dans le cadre de ce dossier, Vincent SIBOMANA fait remarquer qu’il avait 14 ans à l’époque du génocide, qu’il avait traversé des moments indicibles et qu’il portait sur ses épaules des responsabilités nouvelles. Il ajoute: “Personne n’est venu me voir pour témoigner comme les gens en ville. Mais nous avons des témoignages, car nous avons vécu beaucoup de choses, traversé différentes choses, et nous avons traversé des choses difficiles. Même dans 100 ans, nous pourons toujours témoigner pour raconter notre histoire et ce que nous avons vécu”.
L’interrogatoire de Vincent SIBOMANA se termine à 15h23.
Audition de madame Espérance KANYANGE, partie civile.
Espérance KANYANGE, partie civile, est appelée à la barre pour témoigner. Elle est accompagnée d’un interprète.
Il lui est demandé de décliner son identité, son âge (51 ans), sa profession (agriculteur-éleveur) et son domicile.
Le témoin déclare spontanément :
“Dans ma famille, dans la famille de mon père nous étions 9 membres d’une fratrie et je suis la seule survivante. Ce que je dis sur Sosthène MUNYEMANA : il y avait ma petite sœur et un neveu, et nous sommes descendus de la préfecture. Nous sommes passés devant la barrière de Pauline NYIRAMASUHUKO, nous sommes descendus et nous sommes passés devant la barrière devant l’université. Nous sommes descendus encore pour passer la barrière de SINDIKUBWABO. Nous sommes montés et nous cherchions une maison pour essayer de trouver quelque chose à manger.
Statue de la Vierge. Photo Alain GAUTHIER.
Nous sommes allés à TUMBA, chez Sosthène MUNYEMANA. Quand nous sommes arrivés là- bas, il y avait une barrière à côté de la statue de la vierge qui était gardée par les miliciens. Ces Interahamwe nous on fait nous asseoir par terre. Ils m’ont demandé nos pièces d’identité, et comme j’étais la plus âgée, pensant que si je montre la carte ils verraient que je suis Tutsi, je leur ai dit que je n’en avais pas. Les Interahamwe nous ont demandé de nous asseoir par terre et d’attendre les autres. Nous nous sommes assis, et au bout d’un moment il y a deux femmes qui sont arrivées en face. Quand on leur a demandé leur pièce d’identité et qu’elles ont dit qu’elles n’en avaient pas, un Interahamwe avec un gourdin s’est détaché du groupe et nous a fait partir. Il nous a amenés au bureau du secteur, là où Sosthène MUNYEMANA enfermait les Tutsi à tuer.
Nous sommes arrivés au bureau du secteur, d’autres gens étaient enfermés à l’intérieur et Sosthène MUNYEMANA a ouvert. On a fait rentrer toutes les personnes qui étaient avec moi et j’en ai profité pour me glisser et me cacher derrière le bureau du secteur. J’ai continué à me cacher ces jours-là, et j’ai vu qu’au bout d’un moment, les Interahamwe sont venus chercher une personne enfermée au bureau de secteur. Sosthène MUNYEMANA a ouvert et les Interahamwe ont tué les Tutsi à la fosse de KARANGANWA. Je les entendais hurler quand on leur donnait des coups de machette. Ensuite, on les a jetés dans la fosse. Dans ma fuite, à chaque fois que je voyais quelqu’un, on m’appelait “Tutsi”, on me frappait et on me violait. Donc j’ai décidé de retourner à la préfecture où nous vivions avant. J’y suis allé et comme il y avait mes proches parents qui habitaient chez Abdallah, je suis allé chez lui. Je dormais là, je voyais les véhicules qui chargeaient les hommes pour les tuer, et des femmes pour aller se faire violer. A un moment, j’ai vu un domestique donner à manger chez de proches parents, et cette personne qui avait une jupe de Joséphine m’a dit : “Ce n’est pas la peine de remonter, tous tes proches parents ont été tués et leurs cadavres jonchent le sol à KABUTARE à côté de l’étang”. Et il m’a dit : “Si tu veux continuer, tu peux aller voir”.
J’ai vu des personnes qui ont été tuées, des femmes qui ont été embrochées et un jeune qui venait d’être tué et s’appelait KALISA. Ce jeune a été tué par Claudien. Je suis donc restée à la préfecture. On sait à quel point les gens sont mauvais et je me demandais où aller. Il n’y avait pas de lendemain. Mes frères sont morts, mes parents, toute ma famille, toute la colline… je me demandais comment vivre. Je suis montée parce que je me disais que j’allais mourir, j’avais l’impression que je donnais la nausée à tout le monde. Je me suis dit que j’allais voir ma grande sœur qui était mariée et vivait à NKUBI mais je ne l’ai pas trouvée. Donc j’ai traversé toutes les barrières, je n’avais plus envie de vivre. Quand je suis arrivée chez Theodore SINDIKUBWABO, j’ai levé les bras pour que les militaires me tirent dessus. Ils n’ont pas tiré, ils m’ont dit de passer de l’autre côté. Je suis allé dans un lieu appelé le petit pont. Il y avait une barrière, j’y ai croisé un homme qui habitait à côté de chez nous, et il m’a regardé et a dit : “Je croyais qu’on avait tué tous les tutsi”. On m’avait fait asseoir à cet endroit-là.
Mais à cet endroit, il y avait beaucoup d’aller et venues de gens qui allaient au marché, d’autres qui transportaient des marchandises. Et comme je me disais que j’étais morte, je me suis levée et je suis partie. Quand je suis arrivée, j’ai trouvé ma sœur qui avait un bébé au dos, elle m‘a demandé où j’allais. Elle m’a expliqué qu’on avait tué toute sa famille. Je lui ai demandé de faire chauffer de l’eau pour me soigner car SAMSON m’avait donné un coup de gourdin dans le dos et j’avais un abcès. Elle m’a dit : “Ce n’est pas possible, même l’eau que j’ai bue hier, j’ai demandé à un enfant d’aller la puiser pour moi. Si j’y vais, on va me tuer”. Je suis restée avec elle dans le champ de sorgho et nous nous cachions. Pendant trois jours on est restés là, et c’est là qu’est venu une attaque de Jean KOMEZUKO.
Cette attaque est venue, nous a embarqués, et ils allaient dans le faux plafond piquer avec des lances disant qu’on cachait nos frères Inkotanyi[3]. Ils ont détruit les maisons, ils m’ont violée, un m’a piqué le pied avec une lance et on m’a dit de ne pas bouger. Un autre a allumé une allumette et m’a brûlé les cheveux en disant que j’avais dit que les Hutu sentaient mauvais, et a ajouté : “Maintenant, vous aussi les Tutsi vous puez”.
Le lendemain matin, je suis repartie à BUTARE à la préfecture. Je suis partie très tôt le matin, je suis passée devant la barrière à RANGO près de l’église, et je suis partie. J’ai coupé de l’herbe que j’avais liée avec le pagne pour faire comme une hutu qui vient chercher de l’herbe pour nourrir ses animaux. J’ai porté ces herbes et quand je passais, je me faisais passer pour une Hutu. Quand je suis arrivée à MUKONI, j’ai vu des Interahamwe a une barrière et ils m’ont dit que j’étais une Inkotanyi. J’ai répondu par la négative Mais ils ont appuyé sur mon omoplate, j’ai dû remonter mes vêtements parce qu’ils voulaient regarder. Il y avait une femme, Jeanne, une Interahamwe, qui a dit : “Ces jambes ne sont pas les jambes d’une Hutu”. Ils m’ont dit d’ailleurs, quand ils ont vu mon cou et mes côtes, que j’étais Tutsi et m’ont dit de m’asseoir. Au bout d’un moment, je me suis dit que de toute façon je ne serais pas sauvée. Alors je suis retournée à la préfecture et je suis retournée à cette vie.
Chaque soir, les véhicules chargeaient les hommes et les jeunes gens, les femmes étaient violées et ceux qui restaient là étaient frappés. KANYABASHI et d’autres ont fait une réunion et ont décidé qu’on ne pouvait pas rester à la préfecture. Sosthène MUNYEMANA était également à la réunion. Ils ont décidé que nous devions être enfermés dans l’enclos des Frères, là où il y avait Terre des hommes. Ils nous ont fait embarquer à bord du bus qui nous a d’abord conduits à INYANGE. Là-bas, il y avait des réfugiés burundais qui ont encerclé le bus et on s’est fait tabasser. Certains étaient dévêtus, d’autres sont morts et on nous a ramenés à la préfecture. Comme nous sommes retournés à la préfecture, les chauffeurs repartaient. Quand ils ont vu que nous revenions à la préfecture, c’est là qu’on a embarqué pour nous amener à RANGO dans l’enclos des Frères. On a dit : “De toute façon ceux-là ce sont des fantômes”. On nous a donné un Interahamwe, Fidèle, qui devait nous garder. Il avait un fils et nous ne devions pas bouger. Il fallait rester là. On devait puiser de l’eau à MUKURA, là où on jetait les cadavres. Donc l’eau qu’on buvait était mélangée au sang des cadavres. Les gens qui étaient avec nous mouraient de la dysenterie, et d’autres de la faim. Nous passions notre temps à enterrer les gens. Nous sommes restés là jusqu’à ce qu’on nous sauve”.
Sur questions du président, le témoin confirme que Sosthène MUNYEMANA était présent lorsqu’il fallait ouvrir le bureau du secteur. Elle explique qu’elle l’avait déjà vu auparavant à TUMBA. Elle précise qu’elle a réussi à échapper au bureau de secteur en se glissant discrètement derrière Sosthène MUNYEMANA quand celui-ci ouvrait le local. Elle ajoute que le bureau de secteur était tout sauf un lieu pour mettre les Tutsi à l’abri.
S’agissant de la réunion qu’elle évoque, le témoin précise qu’elle a eu lieu au sein de la maison mixte et confirme avoir vu l’accusé y participer dans les premiers jours du mois de mai. Concernant le bureau du secteur, le témoin précisera sur question de l’avocat général que la scène à laquelle elle a assisté s’est déroulée avant midi.
L’audience est suspendue à 16h30 et reprend à 16h40.
Sur les questions de la défense, le témoin explique ne pas s’être échappé immédiatement du bureau de secteur pour sauver sa vie, parce que “vivre ne me disait plus rien. A quoi cela sert sans famille, sans personne ? Qu’ils me tuent ou pas, c’était la même chose, aucun Hutu n’avait pitié de moi. Je vous ai dit tout à l’heure que j’avais levé les bras à la barrière SINDIKUBWABO dans l ‘espoir d’être tuée.. parce que je ne voulais pas mourir à coup de machettes ou de gourdins. Mais même là, ils n’ont pas voulu gâcher une de leur balle. Alors je suis restée, pour voir ce qui allait arriver aux autres qui étaient avec moi.”
S’agissant de la réunion évoquée à laquelle le témoin a vu Sosthène MUNYEMANA, elle explique qu’elle a eu lieu au sein de la salle polyvalente, et qu’il s’agissait de prendre une décision concernant le sort des Tutsis enfermés à la préfecture.
La défense pose de nouveau des questions s’agissant d’un acte notarié, mais le témoin ne comprend pas de quoi la défense lui parle, et n’a pas de réponse à apporter aux méandres administratifs du Rwanda.
A 17h00, une pause est réalisée dans l’interrogatoire en présentiel d’Espérance KANYANGE, le témoin suivant étant prêt à être entendue. Il s’agit de Providence MUKANDOLI, partie civile. Elle se présente en visioconférence des Etats-Unis. Un interprète est présent en salle d’audience pour procéder à la traduction.
Espérance KANYANGE est de nouveau appelée à la barre, afin que les avocats de la défense puissent l’interroger.
Ils reprennent une série de questions sur un acte notarié, mais le témoin répète ne pas comprendre les questions, ni les méandres de l’administration rwandaise.
L’interrogatoire d’Espérance KANYANGE prend fin à 19h45.
Audition de madame Providence MUKANDOLI, partie civile, en visioconférence des Etats-Unis.
Il est demandé au témoin de décliner son identité (Providence MUKANDOLI), son âge (née en 1974), sa profession et son domicile (dans l’Iowa aux USA).
Le président indique que le témoin a été entendue à quatre reprises dont une confrontation et une plainte.
« La première fois, nous avons entendu des bruits de balle, nous avons fui. Nous avons quitté la maison et nous sommes réfugiés dans un centre. Ils sont venus nous prendre pour nous emmener dans un lieu, nous y sommes restés pendant trois jours. La troisième nuit, les miliciens et les Interahamwe sont venus tuer des gens. Des pères et des personnes fortes ont demandé qui pouvait courir et chacun est parti sur un côté. Je cours jusqu’au secteur de TUMBA. J’ai trouvé mon père là-bas, différentes personnes y venaient parce que on disait qu’il y avait la possibilité d’avoir la vie sauve.
Le troisième jour, un homme nommé Sosthène est entré, nous a contrôlé, ils raflaient quelques personnes à tuer. Après, il est revenu et mon père a demandé « docteur, donne-moi un moyen de quitter cet endroit. ». Sosthène MUNYEMANA a répondu « je n’ai rien à te dire ». Il nous a dit de partir, j’avais un enfant sur le dos, un homme nous a demandé de le suivre. Deux jours après, un homme est venu et a dit avoir reçu des ordres de son supérieur de remettre les gens dans les maisons (en ruine). On nous a amené dans les ruines, il pleuvait, on était mouillés.
Le deuxième jour on a subi une attaque vers 2h du matin, Mon père, mon frère et mes autres voisins sont morts (c’était le 6 mai). À ce moment on nous avait dit qu’il y avait une accalmie et il fallait nous aider. Mais tout ce monde a été raflé, il n’y a que moi qui suis rescapée. Environ 600 personnes sont tuées ce soir-là.
Le lendemain, un Interahamwe est revenu et dit devoir faire un rapport à son supérieur (Sosthène MUNYEMANA) et il demandait à « en trouver d’autres ». Tous les soirs, ils disaient qu’ils donnaient leur rapport à Sosthène, c’est comme ça que j’ai su. Nous étions cachés dans une maison la journée et le soir, on sortait, on pouvait aller près des barrières et tout entendre.
J’ai été conduite au moins trois fois à la fosse, Cassien disait que « c’est la fille de ..( ?) » et qu’il fallait me laisser. »
La témoin habitait le secteur de TUMBA. Elle était à plus ou moins 6 à 7 minutes à pied du bureau de secteur et la maison de Sosthène MUNYEMANA était en face. Elle avait la vingtaine.
« Mon père a reçu l’ordre d’aller au bureau de secteur, il disait d’aller au secteur de TUMBA parce que c’est là que se trouvent les autres. J’y suis allée en me cachant dans les forêts… On croyait à la possibilité d’un refuge mais on venait chercher les gens et ils ne revenaient pas. »
Monsieur le président: « À quel moment vous voyez Sosthène MUNYEMANA? »
Le témoin: « Deux fois, la première fois en passant par le BS, la deuxième fois, lorsque mon père a demandé à SM de le faire sortir. »
Monsieur le président: « Votre père connaissait Sosthène MUNYEMANA? »
Le témoin: « Mon père travaillait au laboratoire universitaire. Sosthène MUNYEMANA était un gynécologue très connu »
Monsieur le président: « Sosthène MUNYEMANA dit ne pas connaitre votre père. »
Le témoin: « Je ne sais pas, bien sûr il devait le nier. »
On pourra également se reporter à l’audition de madame Providence MUKANDOLI lors du procès en première instance, le 29 novembre 2023.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR pour les relectures
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
2. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
3. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: jeudi 2 octobre 2025. J 13
04/10/2025
• Audition de Josépha MUJAWAYEZU, amie de la famille de l’accusé.
• Audition de Bosco HABINEZA.
• Audition Gloriose NYIRANGIRUWONSANGA, partie civile.
• Audition de Venant GASHONGORE.
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L’audience débute à 9h10. Le président commence par indiquer que le témoin cité par la défense, Monsieur Martin KAGERUKA est actuellement dans un état critique, de sorte qu’il ne pourra venir témoigner pour le moment.
Les avocats de la défense font remarquer qu’en tant que témoin cité par elle, elle souhaite qu’un justificatif soit produit.
Audition de madame Josépha MUJAWAYEZU, amie de la famille de l’accusé.
Josépha MUJAWAYEzU est appelée à la barre pour témoigner. Ce témoin est également cité à comparaître par la défense. Il lui est demandé de décliner son identité (Josépha MUJAWAYEZU), son âge (61 ans) sa profession (infirmière) et son domicile (Belgique).
Le président indique que le témoin est présent dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire, de sorte qu’elle ne prêtera pas serment.
Le témoin déclare spontanément :
“En 1994, moi j’étais à BUTARE, j’habitais à TUMBA. La famille de Sosthène MUNYEMANA était mes voisins et je les connaissais très bien. Moi je venais d’arriver là bas en 1992. J’ai d’abord habité quelques mois à CYARWA avant d’habiter TUMBA, et j’arrivais de Belgique. Ce qui s’est passé en 1994 a été un choc. Un choc car des voisins et connaissances étaient tués ou se transformaient en tueurs. La seule chose que je peux affirmer, c’est que Sosthène MUNYEMANA n’a jamais été anti-Tutsi, et n’est jamais devenu un tueur. Je ne l’ai jamais entendu dire quelque chose de négatif ou de haineux à l’encontre des Tutsi. Au contraire, à cette période il a tout fait pour les protéger, avec les moyens qui étaient ceux des citoyens. Il protégeait les gens. À TUMBA, les natifs nous avaient dit que pendant les pogroms des années antérieures – 1959 et 1963 -, les gens ne se sont jamais entretués à TUMBA. Donc pour eux, cette fois-là aussi ça allait se passer de la sorte. Malheureusement, ce n’est pas ce qui s’est passé. Quand l’avion du président a été descendu, on l’a entendu le lendemain à la radio. On a entendu que les gens avaient commencé à s’entretuer à KIGALI. Je dois avouer aussi qu’on attendait un peu trop, malheureusement, de la nébuleuse communautaire internationale.”
Le témoin poursuit :
“Contre toute attente, on nous a dit que la MINUAR (Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda) se retirait, et personnellement je n’ai pas compris. Parce que dans d’autres régions, quand il y a des problèmes, on envoie les militaires alors qu’ici ils se sont retirés. Je n’ai pas compris, parce que même quand les tueries ont commencé à BUTARE, il y avait encore des gens dans les maisons et des gens de la MINUAR. Je pensais qu’ils étaient encore présents. Ce qui s’est passé, je n’ai pas compris. Ensuite il y a eu l’opération Turquoise (NDR : opération militaire française déployée fin juin dans le Sud[1]). La communauté internationale n’a rien fait pour la protection des gens, qui auraient pu être sauvés. C’étaient des décisions bizarres.
Pour ce qui est de BUTARE, surtout à TUMBA quand les massacres ont commencé, il y avait des gens des autres communes qui venaient attaquer. Ce ne sont pas les gens du même secteur qui se sont entretués. Il y avait des attaques extérieures qui venaient à TUMBA. On a eu une réunion du conseiller de secteur le 17 avril 1994 qui a convoqué tout le monde. Donc au secteur, toutes les personnes qui voulaient participer – il y avait une salle où Hutu et Tutsi se sont réunis – le pouvaient, et les gens ont parlé de leur sécurité. Ils se posaient des questions sur comment survivre. Ils voyaient que ce n’était pas la même chose qui se passait avant, et se faisaient agresser par des gens en dehors de leur propre secteur. Donc les gens ont proposé de faire des rondes de protection pour que les gens de l’extérieur ne viennent pas tuer. C’est pour ça qu’il y avait des Tutsi et des Hutu dans ces rondes. Et à partir de ce moment-là, il y a eu des rondes. Les rondes, c’est culturel en fait : chaque fois au Rwanda quand ça ne va pas, on fait des rondes pour essayer de faire quelque chose. Jusqu’à maintenant, les rondes existent encore et n’ont jamais été arrêtées. C’est tellement institutionnalisé qu’il faut payer pour justifier le fait de ne pas faire de ronde.
Sosthène MUNYEMANA a donc fait des rondes mixtes, il y avait vraiment une équipe de Hutu et Tutsi. Mais ça n’a pas duré longtemps car le 21 avril au matin, mon mari et moi avons entendu des coups de feu et on ne savait pas qui avait tiré, ni sur qui on avait tiré, ni ce qu’il se passait. C’est vers 9h-9h30 qu’on a appris que les militaires ont tué un certain Philippe, qui était à la réunion. C’était quelqu’un qui avait beaucoup parlé pour les rondes. C’est à partir de ce moment-là que tout a dégénéré. Les miliciens, en suivant les militaires, ont commencé à tuer certaines personnes comme ça. Parfois ils se battaient, mais c’était surtout contre les Tutsi. Il y a des Hutu modérés qui se sont fait tués, et à TUMBA c’est surtout des Tutsi qui ont été tués à ce moment-là. Les rondes ont continué, il y avait toujours des Hutu et Tutsi pendant les massacres. Les gens étaient tués, et parfois on se couchait et le lendemain il n’y avait plus personne. Donc les rondes sont parties en queue de poisson, et les Tutsi devaient se cacher. Entre-temps, dans d’autres régions où il y avait la guerre, les gens ont fui les massacres et ont commencé à arriver à BUTARE.
Comme BUTARE était resté calme depuis plus longtemps, les gens quittaient KIGALI vers BUTARE et racontaient les massacres qui se passaient. C’était un méli-mélo, on ne savait pas trop qui était tué, ils s’entretuaient. Il y avait pas mal de réfugiés, et c’est comme ça qu’on a eu des gens dans la cour du bureau du secteur. Comme les tueurs étaient souvent avec les pilleurs, il y avait des pilleurs qui se sont transformés en tueurs, parce qu’ils voulaient garder les biens des Tutsi qui avaient été tués. Les survivants n’avaient plus de maison, donc les enfants et les femmes se sont regroupés au bureau du secteur. Ceux qui venaient de KIGALI ou ailleurs venaient rejoindre ceux qui étaient au bureau de secteur et le nombre augmentait au fur et à mesure. Le gros souci qu’il y avait, c’est que les miliciens du soir venaient chercher des gens, surtout les survivants de TUMBA qui étaient là. Ils venaient chercher les filles et les jeunes enfants. Les gens étaient là le soir, et ils avaient disparu le matin. Ils étaient tués en fait. Les gens étaient tués et nous avec Sosthène on se disait “mais qu’est-ce qu’on peut faire pour ces gens”? Et Sosthène MUNYEMANA se demandait “que peut-on faire pour que ces gens ne soient pas tués dans cette cour ? On les laisse se faire tuer comme ça ?”. C’est comme ça que le conseiller a donné une clef pour que les gens soient dans la salle du bureau de secteur. Juste pour ceux qui le voulaient, ce n’était pas une obligation. Mais si la porte restait ouverte c’est comme s’ils étaient dans la cour et les miliciens pouvaient entrer et sortir comme ils veulent. Donc du coup, ils ont décidé de les enfermer. Je ne sais pas qui a décidé de donner la clef à Sosthène MUNYEMANA, mais comme c’est quelqu’un d’intègre en qui on avait confiance, – autant les Hutu que les Tutsi -, il a récupéré la clef et pouvait ouvrir si quelqu’un voulait entrer ou sortir. C’est comme ça que Sosthène MUNYEMANA a eu la clef du bureau du secteur. À un moment donné, chez Sosthène MUNYEMANA, il y avait des gens cachés, et des réfugiés qui étaient arrivés chez lui. Il y avait un monsieur et son épouse qui étaient chez lui, c’était KAVARUGANDA”.
Le témoin continue ses déclarations :
“À part ce monsieur, on a eu le cas d’Innocent (il s’agit d’Innocent HATEGEKIMANA, surnommé KIRUSHYA. C’est le petit frère de Vincent HABYARIMANA venu témoigner la veille), un voisin. Au début il ne s’est pas caché, il a participé aux rondes et se sentant menacé, il a commencé à se cacher. Je me souviens que le matin, je le trouvais dans la cour de chez moi et qu’il en avait marre de se cacher. Un jour, il a été attaqué et a reçu un coup de machette sur son épaule. Les miliciens l’ont suivi jusque chez Sosthène MUNYEMANA, mais il n’y avait qu’un portail en bois. Donc les miliciens voulaient récupérer monsieur KIRUSHYA. Sosthène MUNYEMANA leur a demandé pourquoi, mais il ne leur a pas ouvert”.
(NDR : Se reporter à l’audition de Vincent HABYARIMANA concernant son frère. La version donnée par celui-ci, présent aux côtés de son frère, est très différente).
Le témoin poursuit : “Ce n’est pas facile de se cacher tout le temps et psychologiquement c’était dur de ne pas voir la fin des choses. Donc KIRUSHYA a voulu mettre fin à sa vie et il a utilisé de l’acide dans les piles. Il a mis l’acide dans de l’eau et il a bu. Ça lui a brûlé l’estomac. Il criait de douleurs, mais malheureusement on ne pouvait pas l’emmener à l’hôpital. Il était Tutsi donc il ne pouvait pas passer les barrières. Donc Sosthène MUNYEMANA, mon mari et moi, on s’est débrouillé pour essayer de le sauver. Sosthène MUNYEMANA et mon mari sont allés chez la belle-famille de KIRUSHYA pour aller chercher du lait. On n’avait plus rien, ni eau, ni lait. Ils sont allés chez quelqu’un pour aller chercher du lait, et on a mis avec le charbon pour essayer de basifier son estomac. On a pu le sauver et on lui a dit ”maintenant tu es sauvé. C’est dur mais tu restes chez toi et tu fais le mort. Tu bouges plus”. Grâce à Sosthène MUNYEMANA, il a été sauvé et il est mort de maladie par la suite.
En sortant de chez lui, on a croisé des miliciens qui nous ont menacé parce qu’on était en train de le soigner. On leur a dit qu’on était médecins et infirmiers, et qu’on ne tue pas, nous on sauve les gens. Il fallait donc avoir le courage de protéger. Chaque fois que je quittais la maison, je disais adieu à mon mari et mes enfants. Et tout d’un coup, des inconnus venaient chez vous, faisaient les fous et regardaient s’il n’y avait pas d’autres personnes. Avec Sosthène MUNYEMANA on avait convenu que s’ils commencent chez lui, il nous avertissait, pour qu’on puisse cacher ceux qui étaient chez nous.
Sosthène MUNYEMANA savait que chez moi des Tutsi étaient cachés. On avait une famille qui venait de KIGALI, le cousin de mon mari et son épouse. Ils sont arrivés tard, et d’autres personnes étaient chez moi. A un moment donné, nous étions 15 dans ma maison de 3 chambres. Donc ce n’était pas évident de prendre d’autres personnes parce que pour cacher il faut les moyens de le faire. Par exemple, une fille, Marie-Rose, chez moi, était au bureau de secteur mais je ne pouvais pas la reprendre chez moi. Ils étaient désespérés et ont menacé de dénoncer les membres de leur famille enfermés chez nous. C’est pour dire que pour cacher les gens, ce n’était pas évident.
Vers 2 ou 3h du matin, on a entendu toquer sur le portail, et on s’est dit “ils sont là pour nous, c’est terminé, c’est notre tour”. On est sortis et puis on a vu ces miliciens avec une maman couverte de sang. La tête est un endroit qui saigne beaucoup et ils nous ont dit de donner 20 000 francs rwandais pour nous la laisser. On ne les avait pas mais on l’a prise quand même. Ils ont dit qu’ils ne reviendraient pas si on leur donnait de l’argent. Donc on a appelé Sosthène MUNYEMANA, on lui a expliqué la situation, on lui a demandé des sous. Il nous a apporté de l’argent alors qu’il ne connaissait pas cette femme. Il est venu et on a payé les miliciens qui ont laissé cette dame. On la soignait, donc il passait la voir. Il avait des antibiotiques, nous non. Pour quelqu’un qui détestait les Tutsi, je trouve que ses réactions n’avaient rien à voir. On ne donne pas son argent comme ça pour secourir un inconnu sans être bon. Lui, il était gynéco et la dame avait été violée. Nous on ne le savait pas et c’est lui qui l’a appris. C’est dur pour moi de me dire qu’il est là comme un génocidaire et de l’intérioriser. Je me dis que c’est une médaille qu’il aurait dû avoir, et pas les barreaux et les menottes. Tout cela, il était au courant et vraiment je ne l’ai jamais entendu dire du mal de quelqu’un parce qu’il est Tutsi. Il ne disait jamais de mal tout court”.
Sur questions du président, le témoin précise que ses parents étaient Hutu, et qu’elle l’est aussi. Elle ajoute qu’elle se considère toujours Hutu. Elle explique que la distinction Hutu – Tutsi sur les pièces d’identité ne lui a pas posé question[2].
Carte d’identité « ethnique » : sur celle-ci, la mention Tutsi figurant sous la photo permettait aux génocidaires de les identifier.
Elle précise que son mari était médecin et que celui-ci donnait des cours avec l’accusé. Elle explique que sa maison était environ à 200 mètres de chez Sosthène MUNYEMANA.
S’agissant du début du génocide, elle explique que Sosthène MUNYEMANA était au MDR[3], tandis que le témoin et son mari étaient sympathisants du MDR. Elle précise être allée dans un meeting du MDR, ainsi que du PSD[4]. Elle souligne que c’était un passe-temps. Elle précise qu‘au seul meeting où elle a été, elle était avec Sosthène MUNYEMANA et explique ne pas se souvenir que l’accusé était habillé aux couleurs du parti. Elle indique ne l’avoir jamais entendu parler durant ce meeting et qu’il ne faisait pas partie du bureau ni des cadres, de sorte qu’il n’avait pas de rôle actif selon elle. À la question de savoir comment le parti avait évolué, elle explique qu’en 1993, après le décès du président du Burundi NDADAYE Melchior, il y avait une forme de tension et de division. Elle explique que “ce que l’Europe appelle les modérés, sont les pros-FPR[5] et les Power[6] étaient contre FPR puis contre les Tutsi. Mais pour moi ce n’était pas comme ça car être modéré ne veut pas dire nécessairement pro-FPR.”. S’agissant de Sosthène MUNYEMANA, le témoin déclare qu’il n’était pas power.
Le témoin poursuit en expliquant que les réfugiés arrivent à BUTARE environ à la première quinzaine d’avril 1994 et qu’elle ne captait pas la radio RTLM[7].
S’agissant de la réunion du 17 avril 1994, le témoin confirme qu’il y avait à la fois des Hutu et des Tutsi, et que le conseiller de secteur François BWANAKEYE présidait la réunion. Le témoin explique que Sosthène MUNYEMANA a parlé durant cette réunion, mais ne se souvient pas de ce qu’il a dit. Elle ajoute qu’aucun propos anti-Tutsi n’a été prononcé lors de cette réunion et qu’il n’y avait aucune tension. À la question de savoir si le témoin avait connaissance de la participation de l’accusé à des réunions avec RUGANZU ou MAMBO, le témoin explique que RUGANZU et Sosthène MUNYEMANA se sont côtoyés sans qu’il s’agisse de réunions, et qu’elle n‘a jamais entendu parler du reste.
Le témoin indique d’abord ne pas connaître le bar de RUGANZU. Puis après trois questions à ce propos, elle explique que c’est le mot “bar” qu’elle ne comprenait pas, mais que RUGANZU vendait de la bière chez lui. Elle explique être allée chez lui et son mari aussi, sans savoir si son mari (MUSEKERA Justin) est allé au bar de RUGANZU. Elle dit ne jamais avoir entendu parler du bar de RUGANZU, ni de réunions dans ce lieu.
S’agissant des barrières, le témoin explique qu’elle a entendu parler de la statue de la vierge mais ne l’a jamais vue.
Statue de la Vierge (à droite) avec au fond à gauche la maison de Sosthène MUNYEMANA (muret noir et blanc). Photo Alain GAUTHIER.
Elle précise qu’il n’y avait pas de barrière à proximité du domicile de Sosthène MUNYEMANA. Elle explique n’avoir jamais vu Sosthène MUNYEMANA sur une barrière mais l’avoir vu participer à des rondes, ainsi que son mari. Elle explique que Sosthène MUNYEMANA n’était pas armé durant ces rondes. Elle ajoute que les rondes par la suite ne correspondaient plus aux rondes initiales car elles étaient composées de miliciens. Elle explique n’avoir jamais entendu dire que des Tutsi aient pu être arrêtés durant les rondes de l’accusé.
S’agissant des clefs du bureau de secteur, le témoin explique que la première fois qu’elle a entendu parler des personnes autour du secteur était autour du 22 ou du 23 avril 1994. S’agissant des réfugiés de MUSANGE, le témoin explique n’en avoir jamais entendu parler.
Elle indique qu’elle ne connaît pas non plus le processus ayant conduit l’accusé à avoir la clé. Elle indique que “c’est peut-être parce que le conseiller avait confiance”.
Lecture est faite de l’audition du témoin, où le témoin a dit que le conseiller avait donné la clef à Sosthène MUNYEMANA car il s’impliquait dans la protection des réfugiés. Lors de sa seconde audition, le témoin a déclaré que RUGANZU, elle et son mari, Sosthène MUNYEMANA et un certain David avaient décidé de confier la clef à l’accusé. Lorsque le témoin est interrogé, elle explique qu’elle ne sait plus, puis finalement qu’il ne s’agissait que d’elle, de son mari et de Sosthène. Elle finit par dire qu’en réalité, ce “n’était pas une décision mais une réflexion entre amis. Plus un questionnement personnel dans un salon quand on discute entre amis”.
Elle explique ensuite que la réflexion de RUGANZU était pour protéger les gens. Elle indique que RUGANZU était plus proche du bureau de secteur que Sosthène MUNYEMANA et qu’il était respecté. À la question de savoir pourquoi ce n’est pas RUGANZU qui avait la clef, elle explique que c’est la décision du conseiller. Le témoin explique que le bureau de secteur était le bureau du MRND, et à la question de savoir si les portes fermées suffisent à arrêter les Interahamwe[8], elle répond par l’affirmative.
À la question de savoir si les Tutsi enfermés étaient nourris et soignés, le témoin explique ne pas y être allé, mais qu’une cousine à elle y est allée en passant la nourriture par les barreaux. Elle explique qu’elle a su qu’ils étaient “désespérés et attendaient la mort”. Elle précise qu’elle ne sait pas si Sosthène MUNYEMANA a pu les soigner ou les nourrir. Elle précise n’avoir jamais entendu qu’il y avait des blessés à l’intérieur. Elle conclut en indiquant “qu’un jour, le bourgmestre a envoyé une camionnette pour les récupérer et ils ont tous survécus au génocide”. Elle ajoute “vous savez, qu’ailleurs, dans d’autres locaux administratifs, des personnes ont été brûlées vives ou sont mortes à coups de grenade”. À la question de savoir s’il était possible selon elle pour les Tutsi de rester vivant en étant ainsi regroupés, le témoin dit qu’elle “l’espérait et je comptais sur l’opération Turquoise” (NDR : Nous sommes au mois d’avril 1994. L’opération Turquoise commence officiellement le 23 juin 1994[1].)
Il est demandé au témoin de réagir sur le témoignage d’une partie civile qui a témoigné sur ses conditions de détention. Elle explique “n’avoir jamais entendu cette histoire de personnes blessées”.
S’agissant des personnes qu’elle dit avoir sauvées, elle explique qu’elle ne sait pas s’ils auraient été plus en sécurité chez elle qu’au bureau de secteur. Le témoin indique qu’un dénommé KABARISA a été caché chez Sosthène MUNYEMANA, “mais n’est pas en mesure de donner d’autres noms” concernant des Tutsi cachés par l’accusé.
Sosthène MUNYEMANA demande une suspension d’audience à 10h50. Elle reprend à 10h53.
Le témoin déclare ensuite qu’elle “trouve bizarre que les plaintes viennent de France, alors qu’au Rwanda Sosthène MUNYEMANA était considéré comme un héros à la fin du génocide”. Le témoin confirme que selon elle, l’accusé “est un héros et que les victimes ont reçu des directives”, sans être en mesure de donner la moindre explication ni la moindre précision. Le témoin indique à la cour être toujours en contact avec la famille de Sosthène MUNYEMANA.
Sur questions de la cour, le témoin explique que Sosthène MUNYEMANA a sauvé des enfants en les faisant sortir du bureau de secteur.
Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin explique d’abord qu’il n’existait aucune barrière à TUMBA.
L’audience est suspendue à 11h50 et reprend à 12h00.
Le témoin poursuit sur questions des avocats des parties civiles, en indiquant que “tout le monde savait que Sosthène MUNYEMANA cachait des Tutsi. À ce titre, il a été menacé et il a dû fuir pour sa vie”. S’agissant des relations de l’accusé avec Jean KAMBANDA[9] et Straton[10], le témoin indique qu’effectivement l’accusé les connaissait.
S’agissant plus particulièrement du premier ministre du gouvernement intérimaire (Jean KAMBANDA), le témoin s’exprime en indiquant “’je pense qu’il n’a pas pu arrêter, ou n’a pas su arrêter le génocide mais je ne souhaite pas entrer dans le détail”. À la question de savoir si REMERA peut être considéré comme génocidaire, elle répond par l’affirmative. En revanche, elle dément s’agissant de RUGANZU.
Le témoin explique ensuite qu’il y a eu une période d’accalmie entre les massacres, mais n’est plus en mesure de donner une période ou une date. Elle explique n’avoir jamais vu de mort à TUMBA durant toute la période du génocide, et que durant la période d’accalmie, il n’y avait qu’une seule barrière à MUKONI. Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin déclare “KIRUSHYA pouvait circuler librement”. (NDR : Alors qu’il était Tutsi en période de génocide).
Sur questions de l’avocat général, le témoin explique avoir habité dans la cellule de GITWA. S’agissant de ses déclarations spontanées et de l’utilisation des termes “les gens s’entretuaient et c’était un méli-mélo de massacre”, le témoin botte en touche, tout en expliquant que c’est le FPR qui est à l’origine des massacres en 1990, et qu’ils n’étaient pas en reste en 1994. Elle finit par dire “Vous savez, l’histoire n’est pas toujours celle qu’on croit. Galilée s’est fait tuer pour avoir dit que la Terre est ronde!”.
S’agissant du bureau de secteur et du fait qu’il s’agissait selon elle d’un lieu de protection, le témoin explique que dans le bureau de secteur, “il y avait aussi des Hutu qui étaient mis à l’abri et que personne n’a été tué à l’intérieur”. De sorte que pour elle, cette action a servi à quelque chose et “a contribué à leur sauver la vie”.
À la question de savoir pour quelle raison ne pas avoir demandé les clefs à l’accusé pour ouvrir le bureau de secteur et nourrir les Tutsi plutôt que de passer la nourriture par la fenêtre, le témoin explique “qu’il ne s’agit pas d’un centre de santé mais de sécurité. et puis Sosthène n’était pas toujours là”. À la question de savoir pour quelle raison ne pas avoir soigné les blessés dans le bureau de secteur, elle répond qu’ils “ne savaient pas pour les blessés” et qu’ils ”n’avaient aucun matériel pour les soigner”.
Sur questions des avocats de la défense, le témoin explique être toujours infirmière en oncologie. Elle indique n’avoir jamais été poursuivie ni condamnée pour des faits de génocide. Elle explique qu’elle a vu régulièrement Sosthène, jusqu’à sa fuite du Rwanda. S’agissant des rondes, le témoin explique que “ces rondes étaient efficaces, car ce ne sont pas les miliciens qui ont commencés le génocide, mais les militaires”.
Sur les réunions, le témoin répète ce qu’il a déjà dit. Le témoin explique que “les gens venaient volontairement au bureau de secteur et que si quelqu’un ne voulait pas y entrer, personne ne l’y forçait. Et si quelqu’un voulait sortir, il était libre de le faire”.
Les avocats de la défense reposent des questions déjà posées et le témoin apporte les mêmes réponses. Elle conclut en disant avoir perdu des cousins dans le cadre du génocide.
Il est mis fin à l’interrogatoire de Josépha MUJAWAYEZU à 13h23.
On pourra également se reporter à l’audition de madame Josépha MUJAWAYEZU lors du procès en première instance, le 4 décembre 2023.
Audition de monsieur Bosco HABINEZA.
Déclaration spontanée.
Le témoin commence par affirmer que Sosthène MUNYEMANA détenait les clés du bureau du secteur de TUMBA., bureau dans lequel on enfermait les Tutsi. Il ouvrait les portes pour livrer les gens qui étaient chargés dans un véhicule, direction KABUTARE. Son père, Innocent ZIBUKIRA et son grand frère Damascène font partie des personnes qui ont été livrées. Il n’a rien à ajouter sur Sosthène MUNYEMANA car il s’est caché à TABA, chez le prénommé Corneille.
Les question de monsieur le président ABASSI vont permettre au témoin de préciser que son père était Tutsi, surnommé METERO (en relation à sa grande taille) et sa mère Hutu. Cinq de ses frères ont été tués. Il connaît TUMBA depuis toujours. En 1994, il avait 23 ans. Membre du MRND[11], il avait adhéré au PSD[4] après la mort de GATABAZI en février 1994. Il n’a pas témoigné contre MUNYEMANA en Gacaca[12]. Par contre, il a témoigné contre MAMBO. À TUMBA, la maison familiale a été détruite et reconstruite: elle était située assez près du bureau de secteur (6 minutes environ, à pieds). Il s’est rendu chez Corneille trois semaines après le début des tueries, mais il ne peut donner de date précise à cause des conditions dans lesquelles il vivait.
Son père est mort après avoir été livré à partir du bureau de secteur, transporté dans un véhicule vers la Préfecture. Cela, i l’a appris par beaucoup de témoins dont Gloriose NYIRANGIRUWONSANGA, Marie et Saddam, » un tueur qui se déplaçait avec le groupe de Sosthène MUNYEMANA. » Il ne connaissait pas KAGERUKA, mais quand on lui a parlé de lui, il l’a identifié. Concernant la mort de son père, il a fait des déclarations contradictoires. Par ses questions, monsieur le président tente d’éclairer la Cour. Le témoin précise qu’il ne connaissait pas Sosthène MUNYEMANA: il a entendu parler de lui en Gacaca.
Chez Corneille, il recevait des visites mais il leur interdisait de révéler où il se cachait. Le témoin évoque un certain PETERO et Alphonsine qui venait de l’hôtel de SYMPHROSE (NDR. L’épouse de Déo dont il a témoigné lors d’une audition). Il ajoute qu’on lui avait dit que l’accusé avait les clés du bureau du secteur dont il ouvrait et fermait les portes. Monsieur le président lui fait remarquer qu’il n’avait jamais parlé de cela et s’en étonne.
Monsieur HABINEZA répond que lors de son audition il a répondu aux questions de la juge. Et plus étonnant: « L’interprète m’a demandé si je connaissais Sosthène MUNYEMANA. Elle m’a dit que c’est lui qui avait tué mon père. » (NDR. Etonnant qu’une interprète puisse faire une telle révélation. D’ailleurs, lors des question de la défense, maître LEVY va revenir sur cette révélation pour reconnaître que c’était grave).
Une des deux assesseures lui fait confirmer que tout ce qu’il sait il l’a appris lors des Gacaca.
Monsieur l’avocat général questionne le témoin sur Corneille. « Il a fui comme les autres à l’arivée des Inkotanyi[13]. Je pense qu’il est au Kenya mais son nom n’a jamais été évoqué dans les Gacaca. »
Revenant sur la mort de son père, il confirme qu’il a été emmené du bureau de secteur au moment de la pacification, début mai. À cette époque, Corneille lui a interdit de sortir. Le témoin est ensuite parti se réfugier à l’évêché de Butare.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Bosco HABINEZA lors du procès en première instance, le 4 décembre 2023.
Audition de madame Gloriose NYIRANGIRUWONSANGA, partie civile, entendue en visioconférence.
« Je connais Sosthène MUNYEMANA, dit le témoin dans sa déclaration spontanée. Quand le génocide a commencé, BWANAKEYE a remis les clés du bureau de secteur à Sosthène MUNYEMANA qui a appelé les Interahamwe de MAMBO et leur a donné les clés. Ils enfermaient les gens et on ne les revoyait plus.
Des réunions se tenaient chez Sosthène auxquelles participaient GATABAZI, MUTUBANO et d’autres riches, ainsi que RUGANZU, Simon REMERA. Près de chez MUNYEMANA, il y avait une barrière près de la statue de la Vierge. Chez MUNYEMANA, il y avait deux personnes réfugiés qu’i a chassées. Des Interahamwe qui se trouvaient là les ont ligotés. L’un d’eux, KIRUSHYA, a pu s’échapper et il a pu survivre bien qu’il ait tenté de se suicider.
A droite, emplacement de la fosse commune où étaient jetés les corps des victimes du bureau de secteur. Face à la maison de la famille GATERA, parties civiles. Photo Alain GAUTHIER.
Les Interahamwe prenaient des Tutsi pour les tuer sur la fosse, d’autres étaient emmenés vers la ville à bord de véhicules. Je n’ai pas encore retrouvé les corps de mes trois beaux-frères. Ces Interahamwe passaient leurs nuits à chasser les Tutsi et ils m’ont conduite à la fosse de Damascène, la fosse de KARANGANWA étant pleine. Mon mari y a été conduit vers 14 heures et MUNYEMANA était présent. » Telle est la déclaration spontanée de la témoin.
Sur questions du président, le témoin dit que ses parents étaient Hutu et son mari, Innocent NSENGIMANA, Tutsi. Elle avait deux enfants de 5 ans et 7 mois. Elle dit être voisine de l’accusé, parle même de « maisons mitoyennes » (NDR. Précision qui va poser des problèmes dans le récit qu’elle va faire.) Avant le génocide, elle n’avait pas particulièrement de relations avec son voisin. Quant à la réunion du 17 avril, ni elle ni son mari n’y ont participé. Ce dont elle se souvient, c’est que lorsqu’il y avait une réunion ils devaient dormir à l’extérieur de leur maison.
Participaient aux réunions MAMBO, RUGANZU, REMERA et le fils de Félicien KUBWIMANA, Faustin. Ils changeait de lieu de rencontre. Elle les connaissait tous bien. Sosthène MUNYEMANA se rendait chez RUGANZU chez qui on écoutait Radio MUHABURA, la radio du FPR. Elle a vu plusieurs fois venir Jean KAMBANDA[9] chez son voisin.
Concernant le bureau de secteur, elle a vu BWANAKEYE remettre les clés du bureau de secteur à l’accusé, elle a vu ce dernier ouvrir le bureau, l’a vu partir et revenir. Elle voyait même des gens venir chercher les clés. Il a été conduite une fois au bureau du secteur mais elle a réussi à s’échapper. Elle confirme ce qu’elle avait dit lors d’une audition: elle avait bien vu des « grands tueurs » avec leurs prisonniers venir chercher les clés chez MUNYEMANA. Les prisonniers ont été enfermés dans le bureau de secteur. Elle confirme qu’elle les a suivis. Interrogée sur les « grands tueurs », elle précise qu’il s’agissait de MAMBO, NGENZI, Faustin, qui avait un fusil, Tharcisse KABURE et Evariste NTIRENGANYA. Elle confirme aussi que son mari n’est pas passé par le bureau de secteur, il a été emmené directement à la fosse de Damascène. Mais elle ne sait pas si MUNYEMANA était présent. C’était la nuit. Elle a suivi le groupe mais est restée en arrière. C’était au moment de la pacification. Elle s’est échappée.
Monsieur le président s’étonne que, étant Hutu, elle ait été arrêtée. Elle répond que son mari et ses enfants étaient Tutsi. Elle précise avoir été arrêtée deux fois et conduite une fois à la fosse et une autre fois au bureau de secteur.
Une des assesseures fait remarquer au témoin que Vincent HABYARIMANA, qu’elle dit connaître, a dit qu’il n’avait jamais vu des tueurs venir chercher les clés chez MUNYEMANA[14]. Madame NYIRANGIRUWONSANGA se contente de déclarer qu’ils n’ont pa vu la même chose. Quant au fait qu’elle s’est échappée au bord de la fosse « en passant entre les jambes des Interahamwe« , le témoin tente d’expliquer l’expression. Il faudra faire appel à l’interprète pour savoir que c’est une expression à prendre au figuré, fréquemment employée pour dire qu’on a échappé à la vigilance de son gardien.
Son avocat fait préciser au témoin qu’elle ne sait ni lire ni écrire (NDR. Ce qui peut expliquer la façon dont elle répond aux questions). Quant au véhicule, rouge, elle ne sait pas si c’est MUNYEMANA qui en était le propriétaire ou un de ses locataires. Si elle n’avait jamais dit qu’on l’avait conduite chez KARANGANWA, c’est tout simplement qu’on ne lui avait jamais posé la question. Elle dit ne pas connaître Josépha MUJAWAYEZU (NDR. Qui a témoigné ce matin). Pendant le génocide, elle a perdu beaucoup de membres de sa famille dont cinq personnes chez son beau-père, son mari, ses frères et sœurs, plus des gens de la famille de SEROMBA, le frère de son beau-père. Elle finit par dire qu’elle s’est remariée: elle n’avait eu que deux enfants avec son mari!
Monsieur BERBARDO, l’avocat général, va poser quelques courtes questions pour, dit-il, « lever des malentendus« . Le témoin confirme qu’elle sortait de chez elle, qu’elle passait les barrières, sauf lorsqu’elle avait son enfant au dos. Elle a dû quitter sa maison en mai car on l’accusait d’être du côté de ses beaux-frères. Si d’autres témoins ne disent pas la même chose qu’elle, c’est qu’ils n’ont pas vu la même chose. Il y avait bien une barrière près de la statue de la Vierge près de laquelle les tueurs étaient assis. MAMBO passait là sa journée. Il y avait une barrière près de chez RUGANZU et une autre chez Damascène. Elle a bien vu MUNYEMANA monter vers le bureau de secteur avec des miliciens. Elle confirme que le bureau était un lieu de réunion où on enfermait les prisonniers qui disparaissaient et étaient exécutés chez KARANGANWA.
Concernant le rôle de Sosthène MUNYEMANA, elle répète ce qu’elle a déjà dit en ajoutant quelques détails supplémentaires, surtout sur la tentative de suicide de KIRUSHYA. Ce n’est pas Sosthène MUNYEMANA qui a donné du lait à ce dernier pour le sauver. (NDR. Rappel: KIRUSHYA avait avalé un liquide extrait de piles pour mettre fin à ses jours. On lui avait administré du lait pour le soigner.)
Maître LEVY, pour la défense, s’étonne que le témoin ait pu dire habiter à dix mètres du bureau de secteur et avoir une maison mitoyenne avec son client. Il s’étonne aussi des contradictions entre ce qu’elle a pu dire lors de ses auditions devant les juges et ce qu’elle dit aujourd’hui. Pour lui, elle n’est pas crédible.
Maître BOURG intervient à son tour. Elle aussi met en lumière les contradictions du témoin. Maître BIJU-DUVAL fait reconnaître au témoin qu’elle connaît Laurence KANAYIRE, et maître LURQUIN précise que pour que le lait soit efficace en cas d’empoisonnement, il faut y ajouter du charbon. Ce que confirme le témoin et ce qui a été fait.
On pourra également se reporter à l’audition de madame Gloriose NYIRANGIRUWONSANGA lors du procès en première instance, le 1er décembre 2023.
Audition de monsieur Venant GASHONGORE, témoin.
Le témoin commence par dire qu’il habite TUMBA, pas très loin de chez MUNYEMANA, dans une rue proche.
« Pendant le génocide, dit-il, j’ai vu Sosthène MUNYEMANA venir chez mon frère chercher la clé du bureau de secteur. (NDR. Son frère, c’est MAMBO, responsable de cellule). Nous habitions la même parcelle. Il a répondu que c’est BWANAKEYE qui avait la clé. J’ai appris que des membres de ma famille étaient réfugiés au bureau de secteur gardé par des Interahamwe[8]. Sosthène MUNYEMANA se tenait souvent au bureau de secteur où j’apportais de la bouillie à mes beaux-frères (NDR. L’épouse de monsieur GASHONGORE était Tutsi). Sosthène MUNYEMANA ne pouvait pas me reconnaître. Je prononçais le mot de passe « PAWA », et en passant par derrière le bureau, je donnais à boire et à manger aux miens.
Le jour suivant, je suis allé voir ma belle-sœur: MUNYEMANA était là. Il ouvrait la porte aux Interahamwe. Je n’ai pas retrouvé la personne que je venais voir. Deux autres de mes belles-sœurs, Vestine et Athanasie, ainsi que leur frère Viateur AHIREMEYE, étaient enfermés dans le bureau étaient là sans boire ni manger. Viateur a été sorti et les Interahamwe l’ont jeté dans la fosse d’où il pourra sortir pendant la nuit. Il sera le seul rescapé. Tous les autres ont disparu. Depuis ce jour, je ne suis plus retourné au bureau de secteur. C’est Sosthène MUNYEMANA qui a enfermé les gens dans le bureau, sans manger ni boire. Je demande que ces gens reçoivent une justice équitable: c’était des humains. »
Monsieur le président fait préciser au témoin que ses parents étaient Hutu, que sa femme, Dafroza MUKARUTABANA était Tutsi (toujours vivante) qu’il avait deux frères et une sœur. Il est bien le frère de MAMBO. Ses deux frères ont bien été poursuivis pour génocide: MAMBO, mort avant son jugement et son autre frère toujours en fuite. Sosthène MUNYEMANA est venu chercher la clé auprès de mon frère quand il a remplacé BWANAKEYE. Il n’a pas assisté à la passation de pouvoir mais on l’a informé. Monsieur le président précise que l’accusé a fini par reconnaître cette démarche. Etait-ce le 22 avril?
Le témoin n’est pas sûr de la date. « C’est mon frère qui m’a dit que MUNYEMANA avait remplacé BWANAKEYE« . Concernant la visite de l’accusé chez MAMBO, le témoin a assez souvent changé de version: venu seul ou accompagné de KUBWIMANA. Aujourd’hui, le témoin dit que l’accusé était venu seul. MUNYEMANA, de son côté, dit qu’il est venu avec Félicien KUBWIMANA. Ce dernier était son cousin, s’il était venu, il s’en souviendrait. Son frère lui a dit qu’il n’avait pas la clé, même s’il avait dit le contraire lors de son audition!
C’était la première fois qu’il voyait venir MUNYEMANA chez MAMBO. Ils se rencontraient ailleurs. Il confirme que son frère était un grand tueur. C’est après avoir fait la connaissance de MUNYEMANA qu’il serait devenu tueur, en très peu de temps. « Nos parents nous avaient pourtant mis en garde » ajoute-t-il. Pour moi, MAMBO a été utilisé. » On apprend que son frère, qui ne savait ni lire et écrire, avait obtenu en emploi « prisé ». En effet, il avait été embauché à la SORWAL, une usine d’allumettes. (NDR. C’est HIGANIRO, condamné à 20 ans de prison lors du procès dit des « Quatre de BUTARE » en 2001 à Bruxelles qui était le directeur de l’entreprise.)
Monsieur le président lit alors sa déposition concernant le retour de MAMBO et sa prise de conscience qu’il avait été utilisé suite à l’obtention de ce poste qu’il n’aurait jamais dû obtenir. « Mon frère m’a tout raconté quand il a pris conscience qu’il avait mal fait. Sosthène MUNYEMANA était son supérieur, plus instruit, plus intelligent. C’est lui qui l’a conduit sur le mauvais chemin, c’est lui qui l’a entraîné dans les tueries en lui montrant qu’il avait un intérêt: or, il n’y avait aucun intérêt. »
Le témoin dit n’avoir jamais assisté à des réunions. C’est son frère qui le mettait au courant. Sur question du président, le témoin confirme qu’une partie de sa famille était enfermée au bureau de secteur, dont une certaine Vestine, enceinte d’un de ses frères. Il confirme aussi qu’il prononçait bien le mot de passe « PAWA » lorsqu’il se rendait au bureau. Si c’est la première fois qu’il en parle, c’est parce qu’il ne s’en souvenait pas à l’époque. Et d’ajouter que le bureau de secteur n’était pas un lieu de refuge. Il n’a jamais retrouvé les corps des siens.
Monsieur l’avocat général rappelle au témoin les variations dans ses déclarations. « Faites un effort. Vous avez dit deux fois que Sosthène MUNYEMANA était venu chez MAMBO avec KUBWIMANA (ce que l’accusé dit de son côté) et en confrontation vous avez dit qu’il est venu seul! » Le témoin dit que MUNYEMANA n’est pas venu seul.
L’avocat général fait remarquer au témoin que BWANAKEYE aurait pu remettre la clé à la personne qui habitait le plus proche du bureau de secteur. le témoin n’a pas vraiment d’explication, si ce n’est que le conseiller de secteur a été obligé de remettre la clé et il l’a remise à Sosthène MUNYEMANA. Pourquoi pas à MAMBO? « Parce ce qu’il était illettré » répond le témoin. Lorsqu’il est rentré d’exil, MAMBO a déclaré que les « grands tueurs » étaient ceux qui l’avaient entraîné. Il. se sont servis de lui pour identifier les Tutsi à tuer. Le témoin de dire que son frère se tenait bien sur les barrières. Et si son épouse et ses enfants ont pu être sauvés, c’est tout simplement qu’ils sont restés à la maison. Sa femme se cachait dans l’étable dans laquelle des trous avaient été creusés. On attendait l’nterrement d’HABYARIAMANA pour s’en prendre aux femmes tutsi qui avaient un mari hutu. (NDR. Une affirmation qu’on a déjà entendue et que beaucoup de gens ont du mal à comprendre.)
Sur questions de maître LEVY, le témoin dit qu’il n’a pas vu BWANAKEYE remettre la clé à Sosthène MUNYEMANA, que REMERA était le responsable de la CDR[15], que MAMBO était du MRND[11] mais qu’il ne connaissait pas qui était responsable du MRND à TUMBA.
Maître LURQUIN, toujours pour la défense, dit au témoin qu’il ne comprend pas ce qu’il raconte sur ce qui se passe au bureau de secteur: « C’est toujours la faute de MUNYEMANA, jamais de MAMBO! » Monsieur GASHONGORE se contente de répondre que c’est Sosthène MUNYEMANA qui ouvrait et fermait le bureau.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Venant GASHONGORE lors du procès en première instance, le 30 novembre 2023.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole.
Alain GAUTHIER, président du CPCR.
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.
1. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994, voir Wikipedia.[↑][↑]
2. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑]
3. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
4. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑][↑]
5. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
6. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
7. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
8. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA, désignation souvent étendue aux milices d’autres partis. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
9. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑][↑]
10. Straton NSABUMUKUNZI: ministre de l’Élevage, l’Agriculture et des Forêts au sein du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Il a aidé son ami Sosthène MUNYEMANA à fuir au Zaïre le 22 juin 1994.[↑]
11. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑][↑]
12. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
13. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
14. Voir l’audition de monsieur Vincent HABYARIMANA, le 1er octobre 2025.[↑]
15. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: vendredi 3 octobre 2025. J 14
05/10/2025
• Audition d’Emmanuel UFITEYEZU, partie civile.
• Audition d’Eraste NYILIMANA.
• Audition d’Elvanie MUKANDAMAGE, employée de maison de l’accusé.
• Audition de Bojana GLIGORIC COULIBALY.
• Audition de Laetitia HUSSON.
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L’audience débute à 9h16. À titre liminaire, des condoléances sont présentées à l’accusé et à son épouse, qui ont perdu un proche durant la nuit.
Audition de monsieur Emmanuel UFITEYEZU, partie civile.
Emmanuel UFITEYEZU, partie civile, est appelé à la barre. Il est accompagné d’un interprète. Il lui est demandé de décliner son identité, son âge (né en 1981 à TUMBA), sa profession et son domicile (TUMBA).
Le témoin est présent dans le cadre du pouvoir discrétionnaire du président.
Le témoin déclare spontanément :
“Je vous remercie. Je ne connaissais pas Sosthène MUNYEMANA avant. Mais permettez-moi d’utiliser le nom de MUNYEMANA pour que vous puissiez comprendre mon récit. Je vais commencer mon témoignage à partir du 20 avril 1994. C’était un mercredi, le soir. La raison pour laquelle je me rappelle cette date et que je ne peux pas l’oublier, c’est parce que le soir mon père, qui était veilleur de nuit, est parti au travail. Il travaillait pour un monsieur qui s’appelait docteur KARENZI. Il a commencé à faire ce travail après sa sortie de prison, mais auparavant il travaillait à l’université nationale. Il connaissait le docteur KARENZI, a parlé avec lui et lui a dit que la vie était difficile. Donc le docteur KARENZI lui a donné ce travail.
Ce mercredi 20, mon père est parti au travail mais il n’est jamais arrivé, parce qu’on l’a tué à l’entrée de l’université. C’est la raison pour laquelle je n’oublierai jamais cette date. Le lendemain, le 21, ma mère est partie très tôt de chez elle à TUMBA. Ceux qui venaient de la ville de BUTARE sont venus dire à ma grand-mère qu’on avait tué son gendre à l’entrée de l’université. C’est de cette façon que ma mère l’a su. Elle est revenue rapidement chez nous à RANGO, là où nous vivions. Elle s’était couverte d’un pagne et pleurait beaucoup. Elle nous a appris la nouvelle, comprenez que nous avons eu beaucoup de chagrin. Les gens ont commencé à venir à la maison pour demander ce qui s’était passé et se préparer à aller chercher le corps. Au moment où tout le monde se préparait, elle est montée avec DONATILLA. Elle est partie téléphoner à un petit kiosque, elle a appelé la femme de KARENZI, qui leur a dit que c’était aussi difficile de leur côté car ils s’étaient enfermés dans leur maison.
Ce jour-là, il y avait un marché de bestiaux, et nous avons vu des gens qui couraient; donc nous avons couru aussi en retournant à la maison. Nous sommes allés à la maison pour récupérer quelques affaires, puis à l’école de RANGO. Dans la cour de l’école, c’était rempli de réfugiés qui venaient de MUSANGE et GISHAMVU. Nous sommes arrivés à cet endroit à 13h et nous avons vu beaucoup de gens. Nous nous sommes dit qu’il fallait aller chercher des informations auprès du conseiller de NKUBI. Nous sommes allés chez le conseiller, mais nous ne l’avons pas trouvé chez lui. On nous a dit qu’il n’était pas là, et qu’il s’était rendu à la réunion à BUTARE. Il y avait aussi beaucoup de gens là-bas et vers 21h-22h, c’est là qu’il est arrivé. Il nous a demandé de choisir où nous voulions aller pour assurer notre sécurité : soit retourner dans cette cour d’école à RANGO, soit à KABAKOBWA. Ma mère ainsi que d’autres gens ont choisi pour nous d’aller plutôt à KABAKOBWA. Parce qu’ils ne voulaient pas être tués atrocement par des gens qu’ils connaissaient.
Nous sommes arrivés à KABAKOBWA vers 1 ou 2h du matin. Normalement en marchant il y a environ 30 à 45 minutes de marche, mais comprenez que le temps que nous avons mis pour y aller résulte du fait que les militaires et les Interahamwe[1] (qui portaient des feuilles de bananier) étaient là. Donc nous sommes arrivés cette nuit-là, et nous avons passé la nuit sur place. Avant d’arriver, nous avons traversé une barrière dans la vallée, et pour passer, on nous levait la barrière. Le vendredi, les militaires sont arrivés et sont allés vers les sommets des collines. Là, ils ont commencé à nous tirer dessus. J’ai entendu dire qu’ils étaient avec les autorités, mais sachez que je voyais les balles arriver sur nous. Nous sommes restés là et le samedi très tôt le matin est arrivé un véhicule de la commune, conduit par un homme qui s’appelle Mathias. Ce véhicule avait un haut-parleur, et on a entendu : “Les Hutu, sortez de là, vous n’avez rien à vous reprocher”. Effectivement, il y avait des Hutu parmi cette foule, et je les ai vus sortir. Et à ce moment, ils ont commencé à beaucoup tirer sur nous, en lançant aussi des grenades. Toute force de résistance des Tutsi a été cassée, et nous avons couru. Nous avons couru, et je peux affirmer que ma mère est morte à cet endroit-là. Moi je suis revenu à la maison, j’ai emprunté des chemins très difficiles.
Je suis arrivé à la maison le dimanche. J’ai trouvé la maison fermée, il n’y avait personne parce que presque tout le monde avait fui. Je suis allé chez ma grand-mère maternelle, qui habitait à TUMBA, mais là aussi difficilement. Je suis arrivé chez elle, elle m’a accueilli et je lui ai raconté ce qu’il s’était passé. Je précise qu’il y avait d’autres gens chez elle. Sa fille était revenue du Burundi depuis quelques temps avec ses enfants, et il y avait également mon grand frère RUTAYISIRE et ma grande sœur MUJAWAMARIYA. Je suis resté là-bas peu de jours puis une attaque est arrivée. Elle était dirigée par un homme qui s’appelait NTIRENGANYA et il était comme un enfant. La raison pour laquelle on n’a pas été tué tout de suite, c’est parce que NTIRENGANYA, avec d’autres gens avec lui, sont d’abord passés chez Salomon RUBAYIZA qui était mon oncle. Concernant mon oncle, c’est lui qui avait construit une maison en contrebas de chez ma grand-mère qui lui avait donné le terrain. L’attaque est arrivée très tôt le matin à 5h, ils ont dit qu’ils allaient fouiller chez lui et qu’ils cherchaient des Inyenzi[2], dont un jeune garçon de l’âge de NTIRENGANYA.
Quand l’attaque est arrivée chez ma grand-mère, elle a mis du temps à ouvrir parce qu’elle a cherché une robe pour que je la mette et qu’ils pensent que je suis une fille. Elle a fini par ouvrir et les enfants de ma tante n’ont pas été inquiétés parce qu’ls savaient qu’ils étaient Burundais. On nous a fait sortir, on a fait sortir ma grand-mère, ma tante Marianne et ma sœur MUJAWAMARIYA. Nous sommes remontés chez mon oncle GAKUMBA (qui était le père de RUBAYISA), qui a été arrêté également et on nous a fait monter. Et comme il y avait beaucoup de bruit dans la population – parce que ma grand-mère était très connue et aidait souvent les gens -, on nous a fait monter à travers la bananeraie. Ils voulaient nous tuer sur place, mais on est allé sur la grande route qui relie BUTARE à RANGO. Sur la route, nous y avons trouvé une femme qu’on venait de tuer avec son enfant, qui avait moins de 5 ans. Cet enfant n’était pas encore totalement mort, il agonisait. Cet enfant, sa photo ne m’a jamais quitté, je fais encore des cauchemars à son sujet”.
Le témoin est ému et prend le temps de reprendre ses esprits. Il poursuit :
“On ne nous a pas tué sur place. NTIRENGANYA a dit lui-même à ce moment-là : “Amenons ces gens au secteur de TUMBA”. Nous sommes remontés jusqu’au bureau de secteur de TUMBA, et dans la cour il y avait beaucoup de gens assis à cet endroit et nous nous sommes assis également. On est arrivés sur place vers 13h. De chez ma grand-mère au bureau de secteur, il y a une distance d’environ 800 mètres. Nous nous sommes assis sur place avec ces autres personnes qui s’y trouvaient. Mais ils avaient laissé ma grand-mère repartir : ils ont eu pitié d’elle, parce qu’elle avait plus de 70 ans et marchait péniblement à l’aide d’un bâton, donc elle est retournée à la maison. Elle leur avait dit: “Puisque vous tuez mes enfants, pourquoi vous me laissez, moi ?”
Ancien bureau du secteur de TUMBA. Photo Alain GAUTHIER;
Nous nous sommes assis dans cette cour, et vers 14h est arrivé un homme qui tenait des papiers dans les mains. Il était accompagné d’autres personnes. Cet homme, c’était Sosthène MUNYEMANA. Il s’est mis sur le côté avec les hommes qui étaient avec lui et d’autres Interahamwe qui gardaient les gens que nous avions trouvés à cet endroit. Sosthène MUNYEMANA est revenu et a commencé à lire la liste sur les papiers qu’il avait dans la main. Et les personnes, les noms qu’il lisait sur cette liste, étaient essentiellement des hommes et ils devaient se mettre sur le côté. C’est Sosthène MUNYEMANA lui-même qui a ouvert le bureau de secteur avec les clefs. Les gens qu’il n’a pas appelés sont entrés et je faisais partie de ceux-là. Il s’est adressé à ceux qui étaient avec lui, mais il y en avait sur le côté qui étaient restés à la porte. Et moi, je ne sais pas si c’est vraiment la chance, j’avais attrapé une forte diarrhée et j’ai commencé à faire sur moi. Les gens qui étaient là ont crié et on m’ont fait sortir. Les toilettes du bureau de secteur se trouvaient du côté gauche, derrière le bureau, donc j’ai tourné et je suis allé vers les toilettes. Au moment où je sortais, Sosthène MUNYEMANA, qui s’adressait aux personnes qui restaient, leur a dit de rentrer dans le bureau du secteur. Donc ces hommes sont rentrés à l’intérieur, il a refermé et je suis allé vers les toilettes. J’ai croisé une dame qui était une bonne âme, elle m’a aidé et m’a indiqué la route pour rentrer. Cette dame m’a fait passer par une autre route, la grande route qui partait de RANGO à BUTARE et je suis parti chez ma grand-mère.
J’ai trouvé ma grand-mère, je lui ai dit qu’on avait fait rentrer les gens dans le bureau de secteur et cette nuit-même, toutes ces personnes ont été tuées, et je ne suis pas sûr qu’il y en ai un qui y ait réchappé. On les avait tués en les jetant dans la fosse derrière, la fosse de KARANGANWA.
A droite, emplacement de la fosse commune dite de KARANGANWA où étaient jetés les corps des victimes du bureau de secteur. Photo Alain GAUTHIER.
Après trois ou quatre jours – ça s’approchait peut-être du début mai – NTIRENGANYA est revenu accompagné d’autres gens, mais ce Salomon (son oncle) dont je vous ai parlé n’a pas été tué. Salomon est revenu avec une autre attaque, ils nous ont encore arrêtés et emmenés avec ma grand-mère. Nous sommes encore allés au secteur, mais avant d’y arriver, ils avaient déjà érigé une barrière chez KAVUBUMTSI, devant la statue de la Vierge.
Nous y avons trouvé MUNYEMANA, un homme également qui s’appelle Pascal de chez Jonathan, et le fils de KUBWIMANA qui avait un fusil neuf (Faustin). Ce fils était à peu près du même âge que NTIRENGANYA. Je connaissais très bien ce Faustin, il gardait la boutique de son père, qui avait une boutique, un dépôt de pommes de terre – et tout TUMBA s’approvisionnait chez son père – et il a quitté la boutique quand il n’ était plus conseiller. Quand on nous amenait à la barrière, il s’est adressé à NTIRENGANYA et il lui a dit : “Où tu emmènes ces gens, c’est plein”. NTIRENGANYA nous a donc fait asseoir à cette barrière qui était destinée à arrêter les gens qui provenaient de AGAHORA et qui venaient de MUSANGE. Quand on montait, Sosthène MUNYEMANA a dit: “Nous venons de vous donner des armes”, et je pense qu’il parlait du fusil de Faustin. Il est possible que lui-même l’avait déjà reçu mais je pense qu’il a accompagné Faustin pour recevoir ce fusil.
Il a dit que ce fusil devait être utilisé à tour de rôle par les gens qui avaient été entraînés. Peu de temps après, nous sommes remontés vers le bureau de secteur, et quand on était assis à cette barrière, on voyait le bureau de secteur. Nous y sommes allés et on a vu le chef des tueurs de chez nous à RANGO. Et MUNYEMANA a demandé qu’on amène leurs gens. Moi, ainsi qu’une autre fille (que je ne connaissais pas avant et avec qui on s’est caché ensemble ensuite) MACUMBERI, nous avons été emmenés dans un lieu qui s’appelait lieu-dit GASENYI, où ils effectuaient les rondes. Sur ces rondes, c’était des lieux autour du feu où ils grillaient la viande des vaches qu’ils avaient découpées, et nous y avons trouvé un homme très mauvais qui s’appelait KALINDA. Et nous avons trouvé d’autres gens à GASENYI. J’y ai trouvé un autre homme qui était notre voisin très proche et il avait eu un enfant avec ma demi-sœur. Et il leur a dit: “Permettez-moi d’amener cet enfant pour que je puisse le sauver”. C’était difficile et c’était par temps de fortes pluies, et ils voulaient aller nous tuer à GASENYI. Donc ils ont dit à ce monsieur: “Amène-le de toute façon, quand on voudra venir le chercher, on viendra le chercher”. Et cette fille a eu de la chance également, parce qu’ils ont dit: “Amène aussi cette fille”. Cette fille est restée ensuite cachée avec moi pendant un long moment, jusqu’au moment où les Inkotanyi[3] sont arrivés. Pendant ce périple, j’ai croisé des Français à GIKONGORO, ce sont eux qui m’ont fait fuir avec d’autres enfants et nous ont conduits au Congo”.
Le témoin a terminé son récit.
Sur questions du président, le témoin explique que ses parents étaient Tutsi, qu’il est né dans le secteur de TUMBA et qu’ils vivaient dans la cellule de KIGARAMA. S’agissant du meurtre de son père, il explique qu’il est possible qu’il ait été tué par les militaires devant l’université. Il précise néanmoins qu’à ce jour, il n’a toujours pas trouvé le corps de son père.
Il explique également qu’avant d’avoir été au bureau de secteur, il ne connaissait pas Sosthène MUNYEMANA. Il ajoute que celui qui commandait les attaques qui ont eu lieu chez sa grand-mère durant lesquels il a été raflé s’appelle NTIRENGANYA. Il est demandé au témoin de regarder l’accusé afin de savoir s’il reconnaît cet homme comme ayant été au bureau de secteur. Le témoin confirme qu’il s’agit bien de l’accusé. Il précise qu’à l’époque des faits, il avait 13 ans.
S’agissant du bureau de secteur, le témoin explique y avoir été aux alentours du 25 au 27 avril 1994. Sur la liste que détenait Sosthène MUNYEMANA, le témoin explique qu’il n’était pas sur cette liste, raison pour laquelle il faisait partie des gens qui devaient entrer au sein du bureau de secteur. Il confirme ses précédentes déclarations, à savoir que c’est bien Sosthène MUNYEMANA qui ouvrait la porte du bureau de secteur. S’agissant des personnes tuées dans la nuit, il indique qu’il s’agissait à la fois de réfugiés de MUSANGE et de Tutsi de TUMBA. S’agissant des barrières et de la discussion sur les armes, il confirme avoir entendu Sosthène MUNYEMANA tenir ces propos.
Il indique ensuite que durant le génocide, il a perdu sa sœur, son frère, une autre sœur du nom de MUKAKALISA, et ses parents. Il conclut en expliquant avoir perdu beaucoup de monde.
Le témoin s’arrête quelques minutes, en raison de son émotion qui est palpable.
À la question de savoir comment le témoin a pu se reconstruire, il explique: “Ma vie, c’est ce qui est le plus compliqué pour moi, plus que le génocide lui-même. À mon âge, on m’appelle grand-père. Je suis devenu le père de mes propres frères, alors que ce n’est pas ce qui était censé se faire normalement. Je suis devenu le grand-père de tous ces enfants. Pour certains, je les ai vu émerger, et je suis sur le point d’avoir des petits enfants et des arrières petits enfants”.
Sur questions de la cour, le témoin explique n’avoir jamais témoigné avant cela, même si auparavant il a assisté aux Gacaca(Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.)), qui avaient lieu le mercredi. Il explique avoir “une dette sur le cœur, parce que je n’avais encore rien dit à ce sujet”.
Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin explique que son nom signifie “habité par Jésus”. Il explique que sa grand-mère a élevé les enfants de ses voisins, et que les gens comme NTIRANGANYA (le dirigeant des attaques qu’il a subies) venaient parfois dormir chez sa grand-mère quand il était plus jeune.
Sur le contexte ayant conduit son père à être tué, le témoin explique qu’un jour ils ont mis un corps devant leur domicile pendant que son père travaillait la nuit à l’université. Il précise que le lendemain au moment de l’enquête, ils ont embarqué son père et conclut qu’il était responsable de la mort de la personne car “ça s’est passé devant chez nous”. Il conclut en expliquant que depuis, ceux qui ont tué cet homme ont été identifiés, mais que ceux-ci n’ont pas été inquiétés.
S’agissant du docteur KARENZI, le témoin confirme qu’il a également été tué à cette période. Il explique que son meurtre a eu lieu devant l’hôtel FAUCON, autour du 20 avril 1994, où sa dépouille est restée longtemps.
S’agissant de la pacification, le témoin explique qu’à cette période, “c’était difficile pour les Tutsi qui se sont cachés”. Il précise que ceux qui s’étaient cachés pensaient qu’ils allaient être épargnés ; mais que lorsqu’ils sont sortis, ils ont été tués.
Il explique la suite de sa vie: “En peu de mots, personne ne m’a aidé. Et je sais que j’ai besoin de soins. Les enfants que j’ai pris sous mon aile ont été perturbés. Je ne voulais pas refaire ma vie mais je devais montrer l’exemple. Ces enfants vivaient avec beaucoup de larmes, mais moi je devais rester fort. C’était difficile et même aujourd’hui quand l’école reprend ils me disent de leur donner des cahiers mais c’est difficile car je n’ai pas de travail. Ma femme m’aide avec ces enfants. Je remercie cette cour de la population parisienne. Je sais que vous allez rendre justice, à nous, les rescapés du génocide.”
L’audience est suspendue à 11h15. Elle reprend à 11h34.
Le président indique que les questions au témoin reprendront après le prochain témoignage, qui va se dérouler en visioconférence depuis l’Afrique du Sud.
L’audition d’Emmanuel UFITEYEZU reprend.
Sur questions de l’avocat général, il explique qu’au bureau de secteur, les personnes étaient entre 120 et 200. Il ajoute que les Interahamwe avaient des armes traditionnelles, des machettes, des gourdins et des lances. Il explique à l’attention de la cour que personne ne se sentait en sécurité au bureau de secteur. S’agissant des documents tenus par l’accusé avec des noms, le témoin confirme que Sosthène MUNYEMANA avait des papiers sur lesquels il y avait les noms des Tutsi qui devaient être tués, et qu’il s’agissait surtout des hommes.
La parole est aux avocats de la défense. Il y a plusieurs questions sur le fait de savoir comment il a pu connaître l’identité de Sosthène MUNYEMANA s’il ne le connaissait pas avant. Le témoin explique qu’il a connu le nom de Sosthène MUNYEMANA après le génocide, quand il est rentré du Zaïre en 1996. Il explique avoir refait le périple qui a été le sien, pour comprendre ce qui lui était arrivé. À ce propos il précise : “L’homme qui nous ouvrait et qui nous fermait, j’ai retenu son visage, et son visage je l’ai toujours en tête. Je vous ai dit également que je vais vous donner mon témoignage sur ce que j’ai vu, que j’ai entendu et que j’ai vérifié moi-même sur ce qui est arrivé”.
L’avocat de la défense demande au témoin si c’est la première fois qu’il voit Sosthène MUNYEMANA, et le témoin répond par la négative. Les avocats de la défense suggèrent au témoin qu’il n’a pas en mémoire le visage de l’accusé. Ce à quoi il répond: “Vous effacez également la photo que j’ai de lui dans ma tête ?”
La défense poursuit en demandant si, pour reconnaître Sosthène MUNYEMANA, il lui a été montré une photographie. Le témoin répond: “La photo que j’ai dans ma tête, c’est le visage de Sosthène MUNYEMANA. Je ne pourrai jamais l’oublier, je l’ai gardé en moi. »
Sur NTIRENGANYA, la défense indique que celui-ci n’a jamais fait état de ce dialogue à la barrière, et aurait indiqué n’avoir jamais emmené des gens au bureau de secteur mais les avoir exécutés dans les fosses. Le témoin répond: “Alors il tuait ceux qu’ils avaient raflés où ? C’est son droit de le dire ou de ne pas le dire, mais je ne peux pas vous confirmer si tout ce qu’il vous a dit est véridique”.
L’interrogatoire d’Emmanuel UFITEYEZU prend fin à 15h10.
Audition de monsieur Eraste NYILIMANA, cité par la défense, en visioconférence de Prétoria, Afrique du Sud.
L’interprète présent dans la salle (en anglais) prête serment puis le témoin se présente en visioconférence d’Afrique du Sud. Il est accompagné par le procureur de la République d’Afrique du sud, qui quitte la pièce.
Il est demandé au témoin de décliner son identité (Eraste NYILIMANA), son âge (68 ans), sa profession (professeur au séminaire, et dirige une Église en tant que pasteur) et son domicile (Afrique du sud). Il demande à ce qu’un interprète en kinyarwanda puisse prendre la suite. De sorte que l’interprète (en anglais) quitte la salle d’audience pour céder sa place aux interprètes présents dans la salle.
Le témoin a été appelé dans le cadre du pouvoir discrétionnaire du président, de sorte qu’il ne prête pas serment. Il lui est demandé de s’exprimer avec franchise, sans haine et sans crainte.
Le témoin déclare spontanément :
“J’ai connu MUNYEMANA quand il était médecin à l’hôpital de BUTARE. Moi aussi j’habitais la région, même si j’ai déménagé et que je suis parti travailler à KIGALI. Et quand le génocide a commencé, j’étais présentement à BUTARE. Quand le génocide a commencé, il y a eu des consignes selon lesquelles les gens ne devaient pas quitter l’endroit où ils se trouvaient. J’étais à BUTARE, tout comme ma femme, qui était venue dans le cadre du travail. Nous avions donc passé une semaine au Guest House, car nous avions la consigne de ne pas aller à l’extérieur. Après une semaine, une fois autorisés à sortir, mon épouse et moi sommes allés à TUMBA, là où habitait un médecin qui était mon beau-frère (Callixte GASANA). Et quand nous logions chez mon beau-frère, c’est à ce moment-là que nous avons connu Sosthène MUNYEMANA. MUNYEMANA était un collègue de mon beau-frère et tous deux étaient médecins à l’hôpital de BUTARE. Ils étaient voisins et là où ils habitaient il n’y avait pas plus de 100 mètres entre leurs deux domiciles. Ils se rendaient donc fréquemment visite.
Peu de jours après, les meurtres ont commencé dans la région de BUTARE. Mon beau-frère est décédé subitement. À cette occasion, beaucoup de gens sont venus rendre visite à la famille et ont causé. De toute façon, quand les gens parlaient, ils abordaient les événements en cours et les massacres qui avaient lieu dans la région. C’est à ce moment que j’ai pu entendre MUNYEMANA s’exprimer sur les faits qui avaient lieu dans la région et même dans tout le pays. Je ne me rappelle pas de tout, c’était il y a longtemps mais il y a une chose qui m’a marqué. C’est qu’il s’adressait à la jeunesse en leur disant de se garder de s’impliquer dans les tueries. Il leur donnait comme exemple ce qui s’était passé en France du temps de la Révolution française où les gens en tuaient d’autres et qui ont été tués ensuite.
C’est ce message que je garde en mémoire, où il demandait aux gens de ne pas s’impliquer dans les tueries. Dans les jours qui ont suivi, il y a une famille dont un homme d’origine de KIGEMBE, et toute sa famille avait été décimée mais lui était à BUTARE. Il est venu chez Sosthène et c’est Sosthène qui l’a hébergé. J’ai parlé de sa famille décimée, mais ils ne sont pas tous morts, il restait lui, son fils et une fille. En ce moment, le garçon qui est un rescapé, – et d’ailleurs lui et sa sœur étaient étudiants à BUTARE – est chez mon beau-père. Pour la fille, je ne me souviens pas bien, mais la fille était chez mon beau-frère également. Comme Sosthène cachait le papa, et que le fils était chez mon beau-frère, cela faisait que nous nous rencontrions souvent avec Sosthène pour échanger.
Ce que je peux dire par rapport à son comportement, c’est que c’est un homme raisonnable, qui aidait les gens. Après le décès de mon beau-frère, j’étais le seul homme à la maison avec ma sœur, et c’est Sosthène et moi qui nous occupions de ces réfugiés. Quand nous étions encore à TUMBA, j’ai en mémoire un autre incident. Un homme a été poursuivi et a couru en faisant beaucoup de bruit. Il s’est réfugié chez Sosthène, et à cause du bruit on est tous allés voir. Arrivés à la maison, cet homme était déjà à l’intérieur, et Sosthène MUNYEMANA a dû sortir pour parler aux poursuivants qu’on n’a pas pu identifier car ils s’étaient mêlés à la foule qui était venue pour voir ce qu’il se passait. Et Sosthène MUNYEMANA a réussi à les convaincre et ils sont repartis. L’endroit où habitait Sosthène et mon beau-frère n’était pas très loin du bureau du secteur. Beaucoup de gens sont arrivés et s’y sont réfugiés, mais le bureau de secteur était fermé. Ils ont donc passé la nuit à l’extérieur du bureau de secteur.
Le lendemain, en échangeant avec Sosthène MUNYEMANA, il a manifesté un souci par rapport à ces gens qui étaient exposés derrière le bureau de secteur. Il a donc été le premier à s’inquiéter d’aller chercher la clef pour qu’on ouvre et qu’ils puissent aller à l’intérieur. Je pense qu’avant qu’on ouvre, certains avaient déjà été attaqués. Et entre temps, les informations disaient que peut-être certains avaient été tués cette nuit-là mais je ne sais pas qui c’est. Ce n’était pas étonnant, car les gens qui s’étaient réfugiés étaient poursuivis et les tueries continuaient, donc c’est pas étonnant que certains aient pu être tués. Après qu’ils soient entrés dans ce bureau de secteur, ils avaient quand même une certaine paix relative, car personne ne les a fait entrer pour les tuer, ni ne les a fait sortir pour leur réserver le même sort. Après cet évènement, les esprits commençaient à s’échauffer, et donc la sécurité de ces gens, même à l’intérieur, n’était pas garantie. Certaines personnes ont commencé à se concerter, dont Sosthène MUNYEMANA, pour savoir s’il était possible de les envoyer au bureau de la préfecture pour qu’ils bénéficient d’une plus grande protection. Ce qu’il s’est passé, c’est qu’on les a escortés jusqu’au bureau de la préfecture. Malheureusement, les nouvelles disent que des gens sont morts, pas au bureau de TUMBA mais en arrivant au bureau de la préfecture.
Ce que je peux encore dire, c’est que Sosthène MUNYEMANA, vers le mois de mai, sachant que les tueries avaient commencé au mois d’avril, Sosthène MUNYEMANA a protégé quelqu’un qui est parti à BUTARE, mais qui n‘est plus jamais revenu. Sosthène MUNYEMANA a essayé de retracer son parcours pour savoir ce qu’il est devenu et savoir ce qui lui était arrivé. Sosthène me disait qu’il se pourrait que les gens qui ont tué cet homme l’ont fait parce qu’ils savaient que Sosthène MUNYEMANA était en train de le rechercher. Et Sosthène MUNYEMANA a dit que le fait que ces gens ont appris que Sosthène le recherchait, a fait qu’ils ont commencé à suspecter Sosthène. Quand il l’a dit, il nous a dit que sa sécurité n’était plus garantie, et qu’il avait donc le projet de quitter le pays. Sa femme n’était pas là, elle était à l’extérieur . Effectivement, peu de temps après, au mois de Juin, il est parti. Le peu que je connais de Sosthène MUNYEMANA quand je l’ai vu au Rwanda, c’était quelqu’un qui ne soutenait pas les faits de génocide. Non seulement ce n’était pas dans les idées, mais dans les faits, il a fait beaucoup pour protéger ceux qui étaient en danger”.
Le témoin a terminé son récit.
Le président explique que la seule chose que la cour a dans le dossier concernant le témoin, c’est un courrier qui fait un certain nombre de pages en date du 9 Juillet 1996 à NAIROBI, écrit en français intégralement. À la question de savoir si c’est le témoin qui l’a rédigé, ce dernier explique que lorsqu’il était à NAIROBI, il a vu un article dans un journal qui parlait de Sosthène MUNYEMANA comme étant “le boucher de TUMBA” et déclare : “J’étais choqué, donc j’ai décidé d’écrire à ce journal ce que j’en pensais”.
Sur questions du président, le témoin explique que son beau-frère était médecin et qu’il est décédé à la suite d’une mort subite, mais n’a pas été tué dans le cadre du génocide . Il explique ensuite qu’il est Hutu, au même titre que son beau-frère. Il explique qu’il est allé chez son beau-frère vers le 10 avril 1994, car ils pouvaient avoir accès au téléphone pour communiquer avec leurs enfants qui étaient restés seuls à KIGALI. Sur la réunion du 17 avril 1994 au bureau de secteur, il explique ne pas s’en souvenir mais l’avoir mentionné dans son courrier. Sur les barrières, il explique ne pas se souvenir s’il y avait une barrière à proximité du domicile de Sosthène MUNYEMANA, puis affirme qu’il n’y en avait pas.
Sur le bureau de secteur, le témoin indique que lorsque les gens étaient rassemblés là, il était présent, y compris lorsqu’il fallait les transporter à la préfecture. Il explique qu’il y avait environ 20 personnes enfermées, et qu’il n’a pas vu de blessés. Il explique avoir eu la curiosité d’y aller car des amis à lui y étaient enfermés. Il précise qu’il ne pensait pas qu’ils avaient à manger et ne s’est jamais demandé s’ils étaient nourris ou s’ils avaient pu aller aux toilettes. Il explique avoir été plus préoccupé par la recherche d’un moyen de les mettre en sécurité que sur leurs conditions de vie.
S’agissant de Sosthène MUNYEMANA, il indique qu’il n’a jamais entendu l’accusé tenir des propos anti-Tutsi. Il explique n’avoir plus jamais revu l’accusé depuis son départ, mais avoir revu une de ses sœurs avant son décès. Il explique être parti du Rwanda au mois de Juin 1994. Il ajoute être revenu au Rwanda deux fois, la première en 2000 et la seconde en 2004.
Sur questions des parties civiles, le témoin explique que les gens chassés n’avaient de sécurité nulle part, y compris dans le bureau de secteur. Il ajoute qu’il fallait choisir entre deux maux, et confirme qu’il n’y avait pas nécessairement de sécurité au bureau de secteur.
S’agissant du discours du président SINDIKUBWABO[4], le témoin indique ne pas y être allé. Il ajoute que “les propos qu’il a tenus ont été mal compris, car quand il disait aux gens qu’ils n’étaient pas concernés c’était pour dire aux gens qu’ils étaient passifs dans l’implication de la sécurité du pays, mais les gens ont dû comprendre qu’il fallait s’impliquer dans les tueries”. Il explique qu’il “ne veut pas juger mais il est clair que ces paroles n’ont pas été comprises comme de bonnes paroles. Mais je laisse le bénéfice du doute et puis tout est en fonction du contexte. Ce qui est sûr, c’est que les gens ont compris que c’était une incitation à tremper dans les massacres”.
S’agissant des autorités préfectorales de BUTARE, il explique qu’il n’a pas vu une seule autorité participer aux tueries “mais comme elles ont continué, ils n’ont pas fait leur possible pour l’arrêter”. Il ajoute: « Je ne peux pas dire officiellement que les autorités auraient reconnu qu’ils étaient d’accord avec les massacres, mais plutôt qu’il fallait trouver un moyen de sauver la population. C’est la police qui avait les moyens logistiques, c’est la raison pour laquelle nous remettions des gens à ces autorités. On pensait que lorsqu’ils arrivaient dans leur main, il y avait plus de sécurité”.
S’agissant du choix de Sosthène MUNYEMANA en tant que personne responsable pour organiser les rondes, le témoin botte en touche. Il précise néanmoins que l’accusé aurait été choisi parce ”qu’il était raisonnable et avait une bonne réputation”.
Sur question de Maître FOREMAN, le témoin confirme la cause de la fuite de Sosthène MUNYEMANA. S’agissant du discours du SINDIKUBWABO et des réponses qu’il a données antérieurement, il explique qu’il “n’a pas voulu banaliser le discours mais je n’étais pas dans sa tête pour savoir ce qu’il voulait dire. C’est juste qu’il n’était pas clair”.
À la question de savoir pour quelle raison il a voulu témoigner à visage masqué, le témoin répond: “En ce qui concerne le génocide des Tutsi au Rwanda, c’est une question qui peut porter des conséquences. Et on ne sait pas quelles implications cela peut avoir”. Le témoin explique ensuite que c’est la première fois qu’il est entendu, et qu’aucun enquêteur ne l’a jamais entendu auparavant.
Sur questions de l’avocat général, le témoin explique avoir gardé une copie de ce qu’il avait écrit à African Rights. Il explique l’avoir gardé parce qu’il ne voulait pas que ses propos publics soient mal interprétés. Il explique qu’il a rédigé ce document de sa propre initiative. L’avocat général lui fait remarquer que le courrier ressemble davantage à une attestation et lui demande si monsieur MUNYEMANA lui a demandé d’en établir une. Il répond par la négative.
S’agissant du bureau de secteur et des gens qui y étaient enfermés, le témoin explique qu’effectivement, les gens ont dû se dire qu’avec des tueurs tout autour du bureau du secteur, il fallait partir de ce lieu. À la question de savoir s’il ne valait pas mieux ouvrir pour que les Tutsi puissent fuir, le témoin répond que les gens sont venus tout seuls parce qu’ils cherchaient la sécurité. Il ajoute qu’il ne pense pas que ce soit Sosthène MUNYEMANA qui les ait enfermés dans le bureau de secteur, et qu’il ne fallait pas le lui reprocher. Il explique que personne n’a pris cette responsabilité de les mettre dedans. Sur insistance de l’avocat général, le témoin finit par déclarer: “Je dis juste que Sosthène MUNYEMANA a pris l’initiative d’aller chercher la clef”. À la question de savoir comment dans ce cas, l’accusé a pu échapper aux menaces de mort contre lui, le témoin botte en touche.
L’audience est suspendue à 13h13 sur la demande de Sosthène MUNYEMANA. Elle reprend à 13h16.
La parole est aux avocats de la défense.
Sur le bureau de secteur, le témoin explique que les réfugiés s’y sont rendus de façon spontanée et que personne ne les y a emmenés. Il explique ne pas avoir vu la vingtaine de personnes à l’extérieur et qu’il les a vues à l’intérieur. Le témoin répète que le bureau de secteur était considéré comme un lieu de sécurité. Il explique “C’est un fait : c’était un refuge. La preuve, personne n’y est mort”.
Il est mis fin à l’interrogatoire à 13h28.
L’audience est suspendue à 13h30. Elle reprendra à 14h30
Audition de madame Elvanie MUKANDAMAGE, employée de maison de Sosthène MUNYEMANA de février à fin juin 1994.
Elvanie MUKANDAMAGE est appelée à la barre pour témoigner. Il lui est demandé de décliner son identité, son âge (née en 1966), sa profession (agricultrice) et son domicile (NYAGATARE – Rwanda). Elle est accompagnée d’un interprète.
Elle est entendue dans le cadre du pouvoir discrétionnaire du président.
Elvanie Mukandamage – dessin @art.guillaume
Le témoin déclare spontanément : “Moi je vivais chez MUNYEMANA, j’étais domestique chez eux. Ce que je sais sur lui, c’est que j’ai vécu avec lui en ces temps où on tuait les gens. Ce qu’il a fait pour moi, c’est me cacher contre des gens qui voulaient me faire du tord. En sortant dans la région du sud, ils commençaient à tuer et à ce moment un homme et une femme sont venus en se réfugiant et ils disaient qu’ils fuyaient parce que les Inyenzi[2] commençaient à tuer les gens. Ils sont restés là quelques jours, et après ils sont retournés chez eux. Après il y a un homme qui est venu, qui était à l’ISAR[5], il est venu lui aussi en tant que réfugié et disait que les Inkotanyi[3] étaient arrivés là-bas, il était avec son épouse et leurs trois enfants. Il a passé une nuit là-bas et le lendemain le monsieur est retourné en arrière pour voir les affaires qu’il avait laissées à l’ISAR. Et au retour, au niveau de la forêt, on a appelé Sosthène en lui disant que s’il tardait à venir, ils retrouveraient l’homme qui était chez lui, mort. Donc il devait venir avant qu’il soit tué. Il est allé, et quand il est arrivé, l’homme avait déjà été tué. Sosthène est parti avec l’épouse de l’homme qui venait d’être tué et sont allés ramener le corps chez ce monsieur et le ramener à la maison. Il a passé une nuit et le lendemain il a été enterré.
Après l’avoir enterré, Sosthène a été menacé et poursuivi, soi-disant qu’il gardait chez lui des complices des Inyenzi. À ce moment, les Interahamwe[1] l’ont menacé et ont cherché à le tuer donc il a fui. Ce qu’il a fait de bien pour moi, c’est qu’il ne m’a pas laissé seule, il m’a trouvé un endroit où rester, et où je ne pouvais pas être inquiétée. Là où il est parti en exil, quelques temps après, son épouse m’a fait savoir qu’il allait la rejoindre en France. À son départ il m’a fait partir de TUMBA, il m’a emmenée à KABUTARE chez un papa qui a pris soin de moi. La guerre a continué dans le pays et au niveau de BUTARE, les Inkotanyi sont arrivés et les gens chez qui il m’avait laissée ne m’ont pas abandonnée. Ils m’ont mis avec eux et ils sont partis en exil jusqu’au Congo”.
Sur questions du président, le témoin répond être Tutsi. Elle explique être arrivée à TUMBA aux environs de février 1994, et avoir travaillé au service de MUNYEMANA mais ne sait plus quand elle a commencé à travailler pour lui. Elle explique également avoir été la seule employée de maison de l’accusé, le second étant un gardien de nuit. Elle explique qu’elle devait s’occuper de la cuisine, prendre soin des enfants et s’occuper du travail domestique à la maison. Elle explique qu’elle vivait dans la maison de l’accusé et qu’elle avait une chambre. Elle précise que l’épouse de Sosthène MUNYEMANA est partie le jour où elle a été embauchée.
Maison de Sosthène MUNYEMANA actuellement. Photo Alain GAUTHIER.
Les photographies du domicile de l’accusé sont montrées au témoin, qui indique spontanément reconnaître la maison. Elle explique ne pas avoir vu de visiteurs, à part les réfugiés au début du génocide (un couple dont on n’obtiendra aucune précision). S’agissant de Jean KAMBANDA[6], le témoin explique que s’il est venu, elle ne le sait pas. Il en va de même avec François BWANAKEYE, STRATON[7], MAMBO, REMERA et RUGANZU. Elle précisera même qu’elle ne les connaît pas et n’en avoir jamais entendu parler. Il en va de même pour les armes, pour la statue de la Vierge, les sorties nocturnes de l’accusé, expliquant qu’étant “près de la porte d’entrée, je l’aurais forcément entendu sortir, surtout qu’à cette période je n’avais pas le cœur à dormir”.
Le président lui fait remarquer que l’accusé ne nie pas être sorti la nuit, ce à quoi elle répond: ”Je ne l’ai jamais vu ni entendu sortir, sauf le jour où il a pris la fuite”.
À plusieurs reprises, lorsque le président lui pose une question, le témoin regarde longuement l’accusé avant de se tourner vers la cour et répondre aux questions qui lui sont posées. (NDR : l’interprète, avec qui le témoin est censé parler, est situé sur sa droite, et l’accusé est situé sur sa gauche).
Nous assistons à un interrogatoire ubuesque, où elle indique par exemple à la question de savoir s’il y avait une télévision chez l’accusé que “si on ne l’allume pas, on ne peut pas savoir s’il y en a une. Donc je ne peux pas vous dire s’il y en avait”, ou encore s’agissant de RUGANZU, elle répondra en indiquant qu’il s’agit d’un roi dont on lui a enseigné l’histoire “et avoir fait une sortie où on lui a montré l’ancien trône qui a encore la marque de ses fesses”. In fine, le témoin indiquera n’avoir jamais rien su des barrières, des rondes, des réunions, des feuilles de bananiers ou des cartes du MDR[8], ni des participants au génocide car elle ne sortait jamais du domicile. S’agissant de SINDIKUBWABO, elle dira “qu’il était nommé le président des sauveurs”[9], mais elle dira également qu’elle n’est pas sûre de savoir de qui il s’agit. Paradoxalement, à la question de savoir si elle avait confiance aux responsables locaux (administratifs ou politiques), elle répond qu’elle “avait peur d’eux car ils ont fait du mal”. Elle explique également n’avoir jamais vu de militaires ou d’Interahamwe visiter le domicile de l’accusé. Elle précisera que la seule personne qu’elle a vue est un prénommé François, et que celui-ci s’est fait tuer.
S’agissant de Sosthène MUNYEMANA, elle dit ne plus se souvenir si pendant la période du génocide, il avait pris des congés (NDR : alors qu’il ne travaillait pas du mois d’avril au mois de mai et que selon ses propres déclarations elle n’a jamais quitté le domicile de l’accusé).
Elle explique ensuite avoir eu des informations sur le génocide uniquement au moyen de la radio MUHABURA “qui disait que des gens à KIGALI étaient tués” ou de radio Rwanda. Elle affirme que personne n’a jamais écouté la radio RTLM[10]. Elle indique qu’elle n’entrait jamais dans la chambre parentale, et que c’est dans cette chambre que se trouvait la radio. Paradoxalement, elle explique qu’elle avait accès à la radio librement, et qu’elle pouvait à loisir écouter la station MUHABURA. Puis réaffirme qu’elle n’avait pas le droit d’entrer dans ladite chambre.
À la question de savoir ce que devenaient les enfants lorsqu’elle se cachait dans les annexes, le témoin répond qu’ils allaient à l’école (NDR : alors qu’il n’y avait plus d’école à ce moment-là). Puis finalement sur question, elle explique qu’elle ne laissait jamais les enfants seuls.
À la question de savoir quel genre de père pouvait être l’accusé, elle explique qu’il “s’occupait de ses enfants. Quand ils étaient blessés, il les soignait”. Puis précise : “Il lavait les blessures avec de l’eau et des compresses”. Elle précisera ensuite ne pas savoir s’il avait du matériel médical à son domicile et n’en avoir jamais entendu parler. À la question de savoir quel âge avaient les enfants de l’accusé quand elle les gardait, elle répond qu’elle ne sait pas.
S’agissant du bureau de secteur, elle explique savoir qu’il y en avait un à TUMBA, mais qu’elle ignore si des personnes étaient enfermées à l’intérieur. Le témoin précise n’avoir jamais vu qui que ce soit “avec la clef ou venir chercher la clef du bureau ou quelqu’un en parler”.
S’agissant de sa vie après le génocide, et à la question de savoir pour quelle raison elle a fui à l’arrivée du FPR[11] sachant qu’elle est Tutsi, elle explique avoir eu peur que les Interahamwe[1] reviennent pour la tuer et être parti en exil au Congo. Elle précise avoir épousé un Hutu au milieu des années 1995. Elle explique ne plus être en lien avec la famille de l’accusé depuis leurs fuites réciproque. Elle conclut en expliquant avoir perdu des membres de sa famille durant le génocide (deux oncles paternels, un frère, ses petites sœurs et deux cousins).
En raison de l’émotion du témoin, l’audience est suspendue à 17h13. Elle reprend à 17h30.
Sur questions de la cour, elle explique qu’elle ne sait pas si d’autres personnes ont été sauvées par Sosthène MUNYEMANA. Elle explique qu’elle ne se souvient que “de celui qui a essayé de se suicider” et raconte que “la première fois, il a ingéré un produit de piles et la seconde fois il s’est pendu et a été descendu”. À la question de savoir comment s’est déroulé cet évènement, elle explique que “Sosthène MUNYEMANA a repoussé l’attaque qui le poursuivait”, puis ajoute que c’est l’épouse de l’accusé qui lui a raconté le reste de cette histoire.
Elle explique ensuite qu’au début du génocide “tout le monde s’entretuait”, et à la question de savoir si Sosthène MUNYEMANA a hébergé d’autres Tutsi durant le génocide, elle dira qu’elle ne sait pas.
Statue de la Vierge (à droite) avec au fond à gauche la maison de Sosthène MUNYEMANA (muret noir et blanc). Photo Alain GAUTHIER.
Sur questions des avocats des parties civiles, après projection de photographies, le témoin explique reconnaître le portail du domicile de l’accusé ainsi que la route qui mène au bureau du secteur, mais pas la statue de la Vierge. Sur ses horaires de travail, le témoin reste flou et indique cependant ne pas avoir eu de jour de congé.
L’avocat général livre son opinion selon laquelle le discours du témoin semble avoir été soufflé. À la question de savoir si elle a été contactée en vue de ce procès, le témoin répond par la négative. Il est demandé au témoin pour quelle raison elle parle des Tutsi en employant le mot “Inyenzi”[2]. Elle explique que pour elle cela voulait dire Tutsi. Il est donc demandé à l’interprète de traduire ce mot, et l’interprète indique que cela signifie “cancrelat – cafard”.
Le témoin explique que c’est de cette façon dont on parlait des Tutsi à l’époque et que pour elle, cela désigne donc les Tutsi. L’avocat général fait remarquer au témoin que c’était une façon péjorative de parler des Tutsi durant la période du génocide.
La parole est aux avocats de la défense. Ils tentent de revenir sur la définition du mot « Inyenzi », en le sortant de son contexte.
Audition de madame Bojana GLIKORIC COULIBALY.
Bojana Gligoric Coulibaly – dessin @art.guillaume
La témoin est née en ex-Yougoslavie, elle est Serbe de Bosnie. En juin 1999, elle se trouvait à proximité de SARAJEVO. Elle a alors connu l’exil vers la Serbie où elle a vécu dans un camp de réfugiés pendant deux ans, puis a immigré vers la France. Elle affirme avoir grandi dans une atmosphère d’unité qui n’existe plus. C’est pour cela qu’elle s’intéresse à la région des Grands Lacs.
Elle a étudié en France. Elle a fait un master en études postcoloniales, puis un doctorat dans les universités d’Orléans et de Tours, dans le département d’anglais en spécialisation d’études africaines.
Elle a entamé une recherche relative aux questions de l’analyse du discours. Elle travaille aujourd’hui sur l’analyse critique du discours (discours et idéologie), ce qui englobe de la linguistique, de l’histoire, de la sociologie et des sciences politiques.
La témoin a commencé à s’intéresser à la manière dont le discours peut impacter la réalité sur le terrain, et particulièrement à la région des Grands Lacs et du discours de génocide. Depuis trois ans, elle fait de la recherche et écrit un livre sur l’idéologie du génocide à l’est du Congo. Elle s’intéresse à la manière dont le discours va amener à la situation de 1994 mais à la situation préalable, dans les années 60-70.
La témoin apporte un éclaircissement historique. L’idéologie du génocide se développe sur le long terme avec différents moyens réutilisés constamment notamment par les médias, la religion, l’éducation et les domaines publics. L’histoire de la colonisation est longue mais une des premières théories est la théorie hamitique[12] qui va influencer toute l’idéologie du génocide.
Les frontières coloniales n’existaient pas avant la Conférence de Berlin. En 1885, Léopold II va hériter du Congo belge. L’Allemagne va être le colonisateur du Rwanda et du Burundi mais à la fin de la première guerre mondiale, la Belgique va obtenir la tutelle sur le Rwanda et le Burundi.
La Belgique va voir ses trois territoires comme une seule administration, comme des sujets administrés de la même manière.
La témoin indique que l’idéologie du génocide existe aussi au Congo.
En 1960, tous les sujets du territoire congolais vont devenir Congolais puis Zaïrois. En 1981, des sujets congolais vont perdre leur nationalité congolaise, en l’occurrence les Tutsi congolais. Cela va ensuite avoir un impact sur ce qu’il s’est passé en 1994.
La rébellion du FPR[11] va être constituée par les Tutsi congolais, ceux qui ont été intégrés dans le découpage. Il y a aussi une vague de transplantés qui va arriver entre 1925 et 1955. Puis les réfugiés de 1959. C’est de ces groupes que va émerger le FPR.
Toute une région va commencer à développer une idéologie d’exclusion. L’idéologie hamitique affirme qu’il y a des ethnies et des tribus : Hutu et Tutsi. Le mythe hamitique va continuer à avoir un impact sur l’idéologie dans la région.
Jusqu’à aujourd’hui, au Burundi et dans l’Est de la République Démocratique du Congo, il y a ce même discours, l’idée d’une colonisation par un empire hamitique, raison pour laquelle on s’en prend aux Tutsi, l’empire Hima-Tutsi. On parle d’un plan coordonné du Rwanda et du Burundi contre le Congo.
À partir des années 1959 cette idéologie se met en place à travers un certain nombre de documents. Un exemple d’élément de langage utilisé pour parler du Tutsi : “Les Tutsi sont des menteurs et des manipulateurs”. En 1959, il y a les Dix commandements de GITERA : « Ne crois ni n’aie plus confiance dans le nom Tutsi », « ne mens jamais comme le Tutsi »
Concernant l’empire Hima-Tutsi et le plan de conquête qu’on attribue à la communauté tutsi, ce discours va dominer au Rwanda, notamment avec la radio RTLM[10]. Ces éléments se retrouvent dans les années 90 et 94 mais aussi aujourd’hui.
Le terme « génocide » va être utilisé dès 1991 : l’idée est de pouvoir mettre en place ce programme génocidaire, dans une accusation en miroir: on accuse l’autre de vouloir vous éliminer alors que c’est vous qui en avez le projet.
Les différentes théories mises en place pour pouvoir déshumaniser les Tutsi et organiser ce programme d’extermination, c’est de la théorie dominante. Ces théories ne peuvent pas être confirmées ou infirmées puisqu’on ne peut expliquer ces faits.
Depuis les années 1960, ce discours est entendu dans toute la région.
Dans les années 1990, l’existence de cette idéologie est très importante. Ce discours de haine est généralisé. Derrière le projet génocidaire, il y a cette idéologie qui a existé pendant des décennies et qui continue d’exister. Surtout parce que MOBUTU[13][14] va accueillir les génocidaires avec armes et bagages: ce discours va devenir une dominante.
Selon tous les rapports de l’ONU et d’autres rapports, les anciens génocidaires qui ont créé les FDLR[15] ont été réintégrés dans l’armée congolaise. Les FDLR ont été créés par Laurent-Désiré KABILA pour exterminer les Tutsi au Congo et d’autres au Burundi.
La témoin cite ensuite quelques exemples de discours de haine qu’on retrouve encore aujourd’hui. Justin BITAKWIRA, député et ancien ministre congolais affirme en juillet 2023: « Quand tu vois un Tutsi, tu vois un criminel” “. Je me pose toujours la question de savoir si leur créateur ce n’est pas celui qui a créé le diable. Je n’ai jamais vu une race aussi méchante».
Ces discours ressemblent aux discours qu’on retrouvait antérieurement.
Sur les questions posées par la cour :
La témoin explique ne pas avoir travaillé sur le discours du président intérimaire SINDIKUBWABO du 19 avril 1994[4].
Elle explique que ces discours sont aussi des programmes qu’on ne déclare pas ainsi. Le problème est de comprendre les subtilités de ce discours. C’est pour cela qu’il faut comprendre l’histoire. Le discours s’intéresse à la répétition en tant que figure de style. Il y aura dans le subconscient de l’auditeur un renvoi à quelque chose. C’est aussi le cas en fonction du spectateur. Dans le subconscient il y a cette préparation psychologique.
La témoin est interrogé sur l’utilisation du mot “Inyenzi” pouvant être traduit par “cafards”. Elle souligne que dans l’analyse du discours, le plus important est la connotation d’un mot. Ce mot va devenir une connotation particulièrement négative pour justement déshumaniser tout le groupe tutsi. On va accuser tout Tutsi d’être un Inyenzi. Au début on les considère comme des rebelles, des réfugiés qui cherchent à rentrer chez eux, mais la connotation va changer à partir de 1990. Dans le cadre du génocide, ce mot a une connotation particulièrement négative et renvoie à l’idée que les Tutsi sont des diables. Le mot doit être mis dans son contexte.
La témoin est interrogé sur la fin des ressentiments entre les Hutu et les Tutsi quand les génocidaires seront décédés. Elle explique que les génocidaires ont biberonné les futures générations à l’idéologie du génocide. Il y a un million de Tutsi congolais réfugiés dans la région des Grands Lacs. Il y a une communauté qui n’est plus à risque au Rwanda car l’État a mis en place un système de conciliation mais quand on traverse la frontière à l’Est du Congo, on se rend compte à quel point l’idéologie est présente. Jusqu’à récemment, on lynchait des gens dont on mangeait la chair. Ce n’est pas seulement éliminer un ennemi politique mais même déshumaniser un corps qui n’est plus en vie. Cette idéologie continue, ce discours est même très présent sur les réseaux sociaux.
Sur les questions posées par les avocats des parties civiles :
La témoin est interrogé sur l’interprétation d’une motion signée par le Cercle des intellectuels du MDR[8] de BUTARE en soutien au Premier ministre Jean KAMBANDA[6], motion signée entre autres par l’accusé. Elle répond qu’aujourd’hui nous savons qu’à partir du 7 avril 1994, un million de personnes ont été tuées en 100 jours. Il y a une volonté de parler de paix d’autant plus lorsqu’il y a des actions qui sont mises en place. Le discours ne reflète pas ce qui se passe sur le terrain. Elle constate une sorte de tentative de blanchiment des actions que ce soit dans l’assassinat lui-même mais aussi dans le suite.
Dans ce contexte, il y a une volonté de se dédouaner ou de blanchir des actions qui vont avoir lieu par la suite ou l’assassinat du président lui-même.
Concernant les propos de Monsieur SWINNEN ambassadeur de Belgique au Rwanda en 1994[16], la témoin affirme que le principe du négationnisme est de mettre en place un certain nombre de questionnements. Cette pratique est très commune notamment chez Charles ONANA[17]. Il y a une volonté de créer un doute. C’est l’idée de la théorie du double génocide qui établit une fausse symétrie entre un génocide secret orchestré par le FPR dominé par les Tutsi et un vrai génocide tutsi. Le but est qu’on ne condamne pas le génocide.
Concernant le mythe du Tutsi menteur, certains témoins sont venus dire qu’il faut se méfier des témoignages venus du Rwanda et que ce genre de mise en garde a quelque chose à voir avec le mythe. À cela, la témoin répond par l’affirmative en indiquant que c’est l’idée vraiment de créer le doute. C’est de dire que le Tutsi a cette génétique de pouvoir mentir. Raison pour laquelle on remet en doute les discours de tous les rescapés. C’est un stéréotype qui revient.
Aujourd’hui, au Congo, dire que quelqu’un est Rwandais est une insulte.
Dans ce mythe, est-ce que cela serait caricatural de rapprocher du protocole des Sages de Sion ? (NDR Le Protocole des Sages de Sion est un texte inventé de toutes pièces, peut-être par la police secrète du Tsar, et publié pour la première fois en Russie en 1903. Ce faux se présente comme un plan de conquête du monde établi par les juifs et les francs-maçons) À cela, la témoin indique que ces théories peuvent tomber dans la conspiration. Il y a cette idée de faire des alliances.
La témoin est interrogée sur l’existence d’indices pouvant démontrer que ce génocide a été préparé. À cela, elle affirme n’avoir aucun doute en tant qu’analyste de discours. Depuis les années fin 60, il y a eu 35 ans de préparation psychologique à la haine idéologique anti-Tutsi. Certains ont parlé de l’assassinat mais il y a eu des pogroms qui ont toujours été les mêmes. On ne peut pas expliquer une spontanéité quand on assassine des familles entières dont des enfants de 0 à 14 ans qui représentent un tiers des victimes.
Concernant la propagande en miroir elle affirme que l’idéologie du génocide ne se construit pas en une journée mais fait partie d’un contexte, on peut projeter sur l’autre ce qu’on est nous-même mais cela ne serait pas factuel.
Sur les questions posées par la défense
La témoin est questionnée sur sa capacité à comprendre rapidement un texte. Elle affirme que concernant les analyses du discours, elle est dotée d’une capacité de lire très rapidement et de comprendre rapidement les connotations des mots, le ton, car chaque mot peut déboucher sur une analyse. Elle explique connaître suffisamment le contexte pour comprendre. La première lecture sera assez superficielle mais il peut y avoir plusieurs niveaux.
Maître BIJU-DUVAL se dit « admiratif » devant de tels propos (NDR. Ton ironique de l’avocat)
À la question de savoir s’il faut restituer un texte dans un contexte mais aussi dans le contexte des autres discours, la témoin réplique que le discours a été placé dans son contexte, puisqu’elle le connaît, cela a été contextualisé à partir du moment où elle trouve certains marqueurs.
Elle affirme ensuite qu’il n’est pas nécessairement important de connaître les auteurs, à partir du moment où on lit un texte on peut déterminer le point de vue. Mais un certain nombre d’éléments ont été insérés dans ce texte qui permettent de comprendre qui est l’auteur dans son ensemble.
Elle explique ensuite avoir fait des publications concernant le Rwanda mais aucune publication scientifique sur le sujet.
Compte-rendu réalisé par Pauline ANCKAERT, bénévole.
Audition de madame Laetitia HUSSON.
Vu l’heure tardive de l’audition de madame HUSSON, nous ne publierons pas de compte-rendu. En accord avec elle, nous renvoyons à ses précédentes interventions dans plusieurs procès devant la Cour d’assises de Paris, notamment lors du procès en première instance, le 5 décembre 2023.
Seules quelques réactions aux questions de la défense seront rapportées.
C’est à maître BIJU-DUVAL que reviennent les questions de la défense. Monsieur le président, inquiet de l’horaire, lui demande combien de questions il pense poser: « Beaucoup » répond-il. Et il va tenir parole en sortant une batterie de questions qu’il semblait avoir bien préparée à l’avance. Madame HUSSON, en véritable spécialiste du TPIR[18], va toutefois lui tenir tête.
La BIBLE de l’avocat de la défense? André GUICHAOUA[19], Filip REYNTJENS[20] et, dans une moindre mesure, Alison DES FORGES[21]. Et encore et toujours, André GUICHAOUA. Maître BIJU-DUVAL évoque l’affaire BICAMUMPAKA et le cas d’un témoin à charge qui se rétracte et reconnaît avoir menti. À son retour au Rwanda, le témoin en question aurait été menacé d’arrestation. Maître BIJU-DUVAL se lance dans la lecture d’un long document. Monsieur le président lui demande gentiment de synthétiser, vu l’heure tardive (il est effectivement 21h30). L’avocat de l’accusé, en s’appuyant sur un seul exemple, veut ainsi discréditer tous les témoins détenus qui viennent du Rwanda.
Avec calme, madame HUSSON, par ses explications et ses connaissances du fonctionnement du TPIR, relativise ou désavoue les affirmations de l’avocat à qui elle donne rarement raison. Il faudra attendre 21h45 pour que monsieur le président déclare que l’audience est suspendue. Rendez-vous est donné à lundi matin, 9 heures.
Monsieur MUNYEMANA aurait dû être invité à réagir (comme chaque vendredi soir?) mais il était 20h45. Son intervention se fera lundi soir.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole que je remercie très chaleureusement pour avoir tenu à assurer la prise de notes même les après-midi. Un grand merci aussi à Pauline ANCKAERT qui a rédigé le compte-rendu de l’audition de madame Bojana GLIKORIC COULIBALY.
Alain GAUTHIER, président du CPCR pour les relectures
Jacques BIGOT pour les relectures, les notes et la mise en page
1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA, désignation souvent étendue aux milices d’autres partis. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑][↑]
2. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑][↑][↑]
3. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑][↑]
4. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑][↑]
5. ISAR : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[↑]
6. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑][↑]
7. Straton NSABUMUKUNZI: ministre de l’Élevage, l’Agriculture et des Forêts au sein du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Il a aidé son ami Sosthène MUNYEMANA à fuir au Zaïre le 22 juin 1994.[↑]
8. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑][↑]
9. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
10. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑][↑]
11. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
12. Mythe d’un peuple hamitique : voir Focus – les origines coloniales du génocide.[↑]
13. MOBUTU SESE SEKO: Président de la république du Zaïre (aujourd’hui République Démocratique du Congo), de 1965 à 1997.[↑]
14. MOBUTU SESE SEKO: dictateur zaïrois, ayant gouverné la RDC (République Démocratique du Congo) de 1965 à 1997, soit 32 ans de pouvoir, cf. Wikipedia.[↑]
15. FDLR: Forces démocratiques de libération du Rwanda, groupe armé formé en république démocratique du Congo (RDC) en 2000. Il défend les intérêts des Hutus rwandais réfugiés en RDC et opposé à la présidence de Paul Kagame, cf. Wikipedia.[↑]
16. Voir l’audition de Johan SWINNEN, ex-ambassadeur de Belgique au Rwanda., le 22 septembre 2025.[↑]
17. Voir sur le site de Survie : Charles Onana et son éditeur condamnés pour contestation du génocide des Tutsis au Rwanda : le tribunal de Paris condamne un « déploiement sans frein de l’idéologie négationniste », article publié le 11 décembre 2024. [↑]
18. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
19. Voir la présentation du rapport d’André GUICHAOUA, « Butare, la préfecture rebelle » lors du procès en première instance, le 20 novembre 2023.[↑]
20. Filip REYNTJENS, professeur en droit constitutionnel et droits de l’homme à Anvers. Voir son audition lors du procès SIMBIKANGWA, le 13 février 2014.[↑]
21. Alison DES FORGES, historienne américaine, a notamment publié Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, Éditions Karthala, 1999[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 6 octobre 2025. J 15
06/10/2025
• Audition de Rose NIKUZE, partie civile.
• Audition de Marie DUSABE, partie civile
• Audition d’Anne-Marie KAMANZI, partie civile.
________________________________________
L’audience débute à 9h. À titre liminaire le président indique qu’un attaché de justice est présent à l’audience.
Audition de madame Rose NIKUZE, en visioconférence de Kigali, partie civile.
Le témoin se présente à 9h25, en visioconférence depuis le Rwanda. Il est accompagné d’un interprète. Il est demandé au témoin de décliner son identité (Rose NIKUZE), son âge (né en 1953), sa profession (femme de ménage) et son domicile (TUMBA).
Le témoin est entendu dans le cadre du pouvoir discrétionnaire du président, de sorte qu’il ne prête pas serment. Il lui est demandé de parler en toute franchise, sans haine et sans crainte.
Le témoin déclare spontanément :
“Pendant le génocide, mon mari a été arrêté et enfermé dans la « Maison 60 ».
« Maison 60 » où étaient enfermés les Tutsi avant d’être conduits au bureau de secteur. @Alain Gauthier
Dans cette maison, il y a passé une journée, après on l’a sorti pour aller l’enfermer dans le bureau de secteur qui était dirigé par Sosthène MUNYEMANA. Je précise qu’à ce moment-là, c’est MUNYEMANA Sosthène qui avait remplacé BWANAKEYE et qui gardait les clefs du bureau. Après, ils ont fait venir le véhicule de la commune, qu’on surnommait “RUHUMBANGEGERA”. Ils ont été conduits alors au parquet, qui était chapeauté par le procureur SEBUSHISHI. Du parquet, ils ont été conduits à la brigade de la gendarmerie. De là, ils ont été enfermés dans un cachot où ils se sont fait tabasser. Après quelques temps, on les a conduits quelque part pour les tuer, mais je ne sais pas où. Sur ce point, je demanderai que ce monsieur MUNYEMANA nous dise où ils ont déposé les corps des nôtres pour les inhumer avec dignité”.
Le témoin est ému et poursuit :
“Je suis certaine qu’il sait où se trouve le corps des nôtres car partout où ils ont été tués, il jouait un rôle prépondérant”.
Le témoin a terminé son récit.
Sur questions du président, le témoin explique être rwandaise mais indique qu’il était inscrit Hutu sur sa carte d’identité. Le président précise que le 15 octobre 2011, madame NIKUZE a déclaré que son père était Hutu et sa mère Tutsi. S’agissant de son mari, elle indique qu’il s’appelait Vénuste GASIBO et qu’ils ont eu 8 enfants ensemble, dont un est décédé après le génocide. Sur les partis politiques, le témoin confirme n’avoir adhéré à aucun, ni son mari.
Elle explique ensuite qu’elle habitait à RANGO, et que de son domicile au bureau de secteur, il y avait environ une heure à pied avec la démarche lente “d’une vieille personne”.
S’agissant de la Maison 60 , le témoin explique qu’elle ne se souvient pas de la date à laquelle son mari y a été enfermé, car “à cette époque-là, on ne suivait plus la succession des jours”. Le président rappelle que le témoin avait indiqué la date du 23 mai puis; lors d’une confrontation, elle a indiqué qu’il s’agissait plutôt du 20 mai 1994. Le témoin explique ne plus se souvenir de la date et promet de répondre aux questions selon ses souvenirs. Elle confirme que de la Maison 60, ils ont été conduits au bureau de secteur.
À la question de savoir si le témoin était présent à la « maison 60 », le témoin explique que lorsque son mari a été capturé, elle était présente et connaît les gens qui ont procédé à sa capture. Elle précise que certains ont été libérés, d’autres sont aujourd’hui en exil et que d’autres sont morts. Elle explique qu’ils ont été enfermés dans cette maison car elle était à proximité des lieux de capture et n’était pas habitée.
Le président fait lecture d’un extrait de ses précédentes déclarations :
“Mon mari a été enlevé par le groupe dit de “tueurs japonais et Athanase UWAYEZU”. Ils étaient nombreux, c’était pendant la journée. Je ne me rappelle pas de la date mais je crois que c’était vers le 20 mai. Il avait passé la nuit dans la brousse pour se cacher. Il s’était mis au lit pour se reposer un peu et j’étais à la maison. Il était tellement fatigué, tellement faible. Je lui préparais un café, et il est même parti sans prendre son café (NDR : comprendre le lendemain). Ils l’ont pris et l’ont emmené. Ils l’ont enfermé dans la cuisine de la Maison 60. Je l’ai su parce qu’après l’avoir enfermé les tueurs sont revenus chez moi pour me dire de lui préparer à manger et de lui apporter à la Maison 60. (…)
Alors Athanase UWAYEZU et les Japonais m’ont dit de les suivre. C’est Athanase qui a ouvert la porte de la cuisine de cette maison. On a fait sortir mon mari, et quand je lui ai donné à manger, il a refusé, et il m’a dit de donner aux enfants. J’ai passé quelques minutes avec lui, et après je suis rentrée chez nous”.
Le témoin confirme ce témoignage et précise qu’on a fait passer son mari devant leur maison pour le conduire ailleurs. Le témoin explique ensuite que la « Maison 60 » était gardée par le nommé NSENGA et un autre enfant, Innocent GAKUBA. Le témoin précise que dans cette maison, son mari n’avait pas été violenté ni maltraité, mais qu’il l’avait été ailleurs. Le témoin explique ensuite que son mari a été arrêté avec ses amis, mais que ses amis avaient été capturés la veille dans la nuit et enfermés dans la « Maison 60 ». Elle précise que son mari s’était échappé à ce moment-là et a été capturé le lendemain quand il est sorti de sa cachette, sachant que son mari était Tutsi. Elle explique que son mari a été enfermé seul dans la cuisine de la « Maison 60 » aux environs de 14h, tandis que les autres avaient été emmenés le matin au bureau de secteur.
À la question de savoir si le témoin a constaté la présence de son mari au sein du bureau de secteur, elle explique s’être rendu au bureau de secteur le lendemain pour le voir, et “qu’à mi-chemin sur la route au niveau de la paroisse, j’ai rencontré une dame qui s’appelle MUTETERI, qui m’a dit qu’ils ont enfermé mon mari et qu’il venait d’être embarqué à bord du véhicule à la brigade de gendarmerie. Elle ajoute : “À la suite, nous avons su qu’ils avaient été conduits à la brigade, et j’y suis allée pour le voir, et là je l’ai bien vu. Il avait été sérieusement tabassé”.
Le président indique que le témoin avait déclaré avoir appris lors des Gacaca[1] l’ensemble des détails de l’histoire de son mari. Madame NIKUZE explique à ce propos que lors de la Gacaca, cela a été évoqué “mais le même jour, j’ai su que de la Maison 60 ils ont été conduits au bureau de secteur”. Elle précise qu’elle le sait car ce sont ses voisins qui y ont conduit son mari.
S’agissant de l’accusé, le témoin explique qu’elle ne le connaissait pas antérieurement au génocide. Elle explique qu’elle savait qu’il habitait dans cette région, mais explique avoir connu Sosthène MUNYEMANA lors de l’intervention de BWANAKEYE durant la Gacaca. Elle précise que lors de cette Gacaca, BWANAKEYE avait indiqué avoir été remplacé par Sosthène MUNYEMANA, et que c’est ce dernier qui détenait les clefs du bureau.
Le président indique que le témoin avait déclaré: “Jean-Pierre RURANGWA a dit que c’était MUNYEMANA qui avait les clefs du secteur de TUMBA où on avait enfermé nos hommes”. Concernant RURANGWA, le témoin explique que ce dernier était une personne emprisonnée pour des crimes de génocide, et qu’il est libre aujourd’hui. Le président indique que Rose MUKAMUNISA (NDR : un autre témoin) ne se souvenait pas que RURANGWA avait tenu ces propos en Gacaca. Elle précise cependant que Rose NIKUZE (le témoin entendu) avait confirmé lors d’une confrontation le rôle joué par Sosthène MUNYEMANA.
Le témoin ajoute avoir entendu les voisins de l’accusé parler du rôle de Sosthène MUNYEMANA durant le génocide. Elle cite notamment Monique, Immaculé et KAMANZI. À la question de savoir si elle connaît un dénommé Vincent KAGERUKA, le témoin indique que celui-ci faisait partie des hommes enfermés par les tueurs, mais qu’elle ne sait pas ce qu’il est advenu de lui.
S’agissant des réunions chez Siméon, le témoin avait déclaré dans ses précédentes auditions que l’accusé y participait. Elle confirme et précise que la veille des arrestations, une réunion s’était tenue à TUMBA. Elle explique qu’elle déduit la présence de Sosthène MUNYEMANA à ces réunions “car c’est lui qui ouvrait le bureau de secteur”. Le témoin précise que les personnes enfermées au bureau de secteur y ont passé une journée et une nuit. Elle explique que les “conditions de détention devaient être désastreuses car j’ai appris que les voisins du bureau de secteur frappaient les fenêtres et les portes en criant sur eux qu’il fallait les abattre”.
S’agissant du parquet de BUTARE et de la brigade de gendarmerie de BUTARE, le témoin donne les noms des personnes dont elle se souvient. « À ce moment-là, quand je suis allé voir mon mari, il était enfermé”. Elle précise que la liste des hommes qui vient d’être donnée est celle de ceux qui étaient enfermés dans les locaux et précise qu’il y avait du monde autour. Le témoin déclare que les derniers mots de son mari ont été: “Prend soin des enfants et ne quitte jamais la maison”.
Le témoin souhaite ajouter que lorsqu’elle lui a apporté à manger, elle ne l’avait pas trouvé. Les gendarmes lui auraient dit qu’il était à KARUBANDA (NDR : cynisme de l’expression déjà relevée dans les déclarations des autres témoins).
Le témoin souhaite déclarer spontanément: “Mon mari aurait pu s’échapper, si on n’avait pas ouvert les portes du bureau pour l’y enfermer. Il jouait un rôle principal dans ma vie”.
La cour n’a pas de question à poser au témoin, ni les avocats des parties civiles.
La parole est à l’avocat général. Il est demandé au témoin s’il confirme avoir vu son mari être emmené et conduit à la « Maison 60 ». Le témoin répond par l’affirmative. Elle confirme également avoir vu son mari dans les locaux de la gendarmerie de BUTARE. Elle ajoute que pour s’y rendre, elle y est allée à pied, et “chemin faisant, je passais à côté des barrières sans inquiétude”, étant donné qu’elle avait une carte d’identité Hutu. Elle explique qu’il y avait une barrière à TUMBA ainsi qu’à MUKONI. Elle explique qu’elle ne passait plus devant la résidence de SINDIKUBWABO[2], et qu’elle devait passer par CYARWA, où il y avait également une barrière. Elle explique s’être rendue à la brigade de gendarmerie à deux reprises et y avoir vu son mari, mais que la troisième fois, celui-ci était déjà parti. Elle explique que lorsqu’elle a vu son mari, “sa santé s’était détériorée, il avait été frappé, blessé et même son bras était cassé”. Le témoin confirme que son mari avait les côtes cassées et qu’il respirait à peine. Elle précise que d’autres personnes étaient dans le même état.
Il est demandé au témoin si son mari lui a dit où il a subi ces maltraitances. Elle explique que son mari lui a indiqué que cela s’était déroulé à la gendarmerie. S’agissant de ses enfants, elle explique que leur vie a été sauvée car ils ont été cachés, que des amis sont venus à son secours, et que Vincent NGENDO (son fils) se trouvait à NGOMA.
La parole est aux avocats de la défense. Sur questions de ces derniers, le témoin explique qu’elle n’était pas tranquille s’agissant de ses enfants, raison pour laquelle elle les a cachés. La défense repose les questions posées par le président, et le témoin confirme de nouveau toutes ses déclarations. Madame NIKUZE précise que durant le génocide elle avait déjà entendu parler de Sosthène MUNYEMANA, et avait appris qui il était durant les Gacaca.
L’interrogatoire de Rose NIKUZE prend fin à 11h15.
On pourra également se reporter à l’audition de madame Rose NIKUZE lors du procès en première instance, le 4 décembre 2023.
L’audience est suspendue. Elle reprend à 11h25.
Audition de madame Marie DUSABE, en visioconférence de Kigali, partie civile.
La témoin se présente à 11h25, en visioconférence depuis le Rwanda. Elle est accompagné d’un interprète. Il est demandé au témoin de décliner son identité (Marie DUSABE) son âge (né en 1961), sa profession (agricultrice) et son domicile (TUMBA).
La témoin est entendu dans le cadre du pouvoir discrétionnaire du président, de sorte qu’elle ne prête pas serment. Il lui est demandé de parler en toute franchise, sans haine et sans crainte.
La témoin déclare spontanément :
“Pendant la période du génocide, MUNYEMANA Sosthène habitait à TUMBA. Et à ce moment-là, il gardait les clefs du bureau de secteur de TUMBA. C’est dans le bureau-même que l’on enfermait des Tutsi. Après, il a fait sortir ces détenus du bureau de secteur, les a chargés à bord d’un véhicule et les a fait conduire à la brigade à BUTARE. Je précise que MUNYEMANA a suivi ce convoi par la suite, ces Tutsi ont été tués”.
Le témoin a terminé son récit.
Sur questions du président, le témoin indique que ses parents étaient Tutsi. Elle confirme qu’elle est veuve, que son mari s’appelait Claude NKUBITO et qu’il faisait partie des Tutsi sortis du bureau de secteur de TUMBA et qui ont été chargés à bord du véhicule. S’agissant de son mari, le témoin explique que “tout au début, nous habitions dans le village de NDANGA RUGERO (quartier RANGO-B). Dans la nuit, les génocidaires l’ont capturé et sont allés l’enfermer dans une maison qui portait le numéro 60. Avec les autres, il y a passé une nuit et le lendemain, ils ont été conduits au bureau de secteur de TUMBA, où MUNYEMANA les a enfermés à l’intérieur”.
Le président indique que dans ses précédentes déclarations, la témoin avait indiqué que son mari s’était rendu volontairement à un lieu de rendez-vous où se déroulaient des rondes. Elle explique que “pour se rendre au lieu de rendez-vous pour la ronde nocturne, il n’y est pas allé de son propre gré. Les hommes de notre village sont venus le chercher à la maison pour le conduire au lieu de rendez-vous. Mais ils voulaient les rassembler dans un même lieu”. Le témoin indique ne pas avoir dit qu’il s’y est rendu librement puisque le génocide avait déjà commencé.
À la question de savoir si madame DUSABE a assisté à l’arrestation de son mari puis à son enfermement au sein de la « Maison 60 », le témoin répond par la négative.
Le président lit un extrait de ses précédentes déclarations devant le juge d’instruction :
“Mon mari Claude NKUBITO a ensuite été escorté par SHINANI, François MANIRAHO, Innocent HABARUGIRA, NSENGA Emile, le responsable de cellule, RUTAYISIRE Norbert et d’autres jusqu’à la maison 60. (..) Le groupe des Tutsi capturés comptait 5 hommes ou jeunes hommes, dont GASIRABO, RAMASANI, et deux prénommés Innocent. Cette arrestation a eu lieu la nuit. Cette maison 60 n’était pas habitée. Ils sont restés dans cette maison 60 jusqu’au lendemain. Le lendemain matin? ils ont été escortés jusqu’au bureau de secteur de TUMBA”.
Le témoin confirme ses déclarations. Elle explique qu’elle a appris tous ces détails de Généreuse, aujourd’hui décédée, de Rose et de Gaudiose. Elle précise qu’ils habitaient le même village et ajoute “le lendemain de leur arrestation, je l’ai appris de Généreuse”. Elle explique n’avoir jamais été au bureau de secteur, confirmant ainsi ses précédentes déclarations.
Elle confirme ne pas y être allée “car étant Tutsi c’était trop risqué”, mais explique que d’autres femmes y sont allées pour nourrir les prisonniers. Le témoin confirme ses précédentes déclarations selon lesquelles lors d’une Gacaca, RURANGWA a déclaré que c’est Sosthène MUNYEMANA qui détenait les clefs du bureau de secteur.
Le président indique que le témoin n’avait jamais parlé précédemment, du rôle actif de l’accusé entre la sortie des personnes enfermées au bureau de secteur et leur déplacement à BUTARE. À la question de savoir comment la témoin l’a appris, elle explique l’avoir appris “des femmes qui étaient mes compagnons de misère et qui sont allées au bureau de secteur”. S’agissant des locaux de BUTARE, le témoin explique “avoir toujours dit que du bureau de secteur à la préfecture, c’est Sosthène qui a assuré l’escorte”. À la question de savoir si la témoin a pu s’y rendre, elle répond par la négative, pour les mêmes raisons évoquées pour le bureau de secteur de TUMBA.
S’agissant des violences subies par son mari, comme le fait que les personnes étaient torturées et affamées, le témoin explique l’avoir appris de “ces dames, qui étaient mes compagnes de misères, et qui elles s’y rendaient pour aller voir”. Le témoin précise n’avoir jamais retrouvé le corps de son mari : “c’est ça le chagrin et les blessures que nous portons dans nos cœurs. Parce qu’on n’ a jamais su où les corps ont été jetés”. Le témoin ajoute avoir perdu une vingtaine de personnes de sa famille durant le génocide.
À la question de savoir de quelle façon la témoin a réussi à survivre ainsi que ses deux enfants, elle explique avoir survécu “suite au miracle opéré par le Seigneur”. Le témoin ajoute: “Mes enfants étaient encore petits et je suis restée avec eux dans la maison”. A la question de savoir si des miliciens ont tenté de pénétrer au sien de son domicile, le témoin explique: “Ces miliciens nous ont attaqués à la maison, même avant que mon mari soit arrêté. Et ils repartaient”. Elle précise ne pas être restée dans la maison durant tout le génocide, et avoir fui jusqu’à GIKONGORO aux environs du mois de juillet.
Le président indique que dans ses précédentes déclarations, à la question de savoir si la témoin connaissait l’accusé avant le génocide, celle-ci avait déclaré en avoir entendu parler après le génocide. Le témoin confirme ses précédentes déclarations.
La cour n’a pas de questions, ni les avocats des parties civiles.
La parole est à l’avocat général.
Sur questions de l’avocat général, le témoin explique que lorsque l’on est venu chercher son mari, elle savait que ce n’était pas pour une ronde à laquelle il se serait joint de son plein gré comme cela a été prétendu à l’époque, mais bel et bien un lieu de rendez-vous destiné à rassembler les personnes dans le but de les enfermer ensuite. Elle explique à cet égard l’avoir déduit du fait que son mari n’en est jamais revenu. À la question de savoir si habituellement son mari participait à des rondes, le témoin explique que cela s’est en effet produit et que les rondes durant le génocide n’étaient pas mixtes.
La parole est aux avocats de la défense. Ils indiquent que le témoin a apporté son témoignage dans le dossier du procureur de BUTARE SEBUSHISHI. Le témoin explique que cela s’est déroulé à la préfecture de BUTARE, où les Tutsi ont ensuite été emmenés à la brigade. Il est demandé au témoin si SEBUSHISHI a été poursuivi pour ses crimes, ce à quoi le témoin répond; “Je ne m’occupe pas de son cas. Je n’y pense pas car aujourd’hui, je parle de Sosthène MUNYEMANA”. (NDR : Il aurait pris la fuite en Belgique et serait aujourd’hui visé par une plainte.)
Maître FOREMAN prend la parole concernant madame Marie NYIRAROMBA: elle est alitée et dans l’impossibilité de se rendre à KIGALI. En sachant que les avocats de la défense ont antérieurement insisté pour que cette dernière puisse comparaître malgré son état physique incompatible avec une audition et un déplacement (88 ans, crises d’épilepsie, surdité avancée, impossibilité de marcher).
L’interrogatoire de Marie DUSABE prend fin à 12h25.
On pourra également se reporter à l’audition de madame Marie DUSABE lors du procès en première instance, le 5 décembre 2023.
L’audience est suspendue à 12h32.
Audition de madame Anne-Marie KAMANZI, partie civile.
Anne-Marie Kamanzi – dessin @GB
Après avoir décliné son identité, la témoin va se lancer dans le récit de son témoignage de TUMBA à RANGO puis au secteur de MUKURA jusqu’à celui de NKUBI. Avec force détails, elle raconte les différentes attaques que les Tutsi qui l’accompagnent vont subir. Elle évoque la mort de son père, le viol de l’Interahamwe[3] qui veut l’installer chez lui. Sur son chemin, toujours avec son enfant au dos, elle va rencontrer beaucoup de morts: c’était des gens qu’elle connaissait. Lors des massacres, elle souligne que quelques Interahamwe vont faire preuve d’humanité en tentant de soigner les blessés.
Voici une heure que madame KAMANZI raconte son périple et monsieur le président s’impatiente quelque peu: il souhaiterait qu’elle évoque ce qui s’est passé au bureau de secteur.
C’est alors qu’elle va raconter assez longuement ce qu’elle sait sur Sosthène MUNYEMANA et les principaux responsables du secteur de TUMBA. Monsieur le président commence par s’étonner. Entendue le 21 juin 2010, la témoin avait déclaré ne pas connaître MUNYEMANA. Comment se fait-il qu’aujourd’hui elle puisse donner autant de détails sur le rôle de l’accusé: « Vous aviez dit ne l’avoir jamais dit! » (NDR. Je pense que cet étonnement, à ce stade, était largement partagé par l’ensemble des parties et par l’auditoire. Les choses s’éclaireront un peu par la suite).
Monsieur le président revient à la charge. « Le 19 avril 2006, vous aviez déjà été entendue par des OPJ[4] rwandais et vous n’aviez jamais parlé de Sosthène MUNYEMANA! Aujourd’hui, répète-t-il, vous donnez une abondance de détails! »
Madame KAMANZI finit par donner une explication qu’elle ne cessera de répéter jusqu’à la fin de son audition: « J’avais peur de la belle-sœur de Sosthène MUNYEMANA. »
Par leurs questions, les avocates du témoin, maîtres AUBLE et LINDON tentent de rétablir une vérité qui n’avait pu être dite jusque-là, sans obtenir l’identité de la belle-soeur en question.
Monsieur l’avocat général questionne madame KAMANZI sur la façon dont les gens étaient disposés au bureau de secteur et sur l’emplacement de son lieu de résidence à TUMBA.
Maître LEVY, pour la défense, lui fait remarquer qu’en 2010 elle a prêté serment de dire toute la vérité: « Et vous avez menti? »
Madame KAMANZI: « Oui, j’ai menti mais par peur. »
Maître LEVY: « Et aujourd’hui vous dites la vérité? On doit vous croire? »
Madame KAMANZI: « Oui, je n’ai plus peur. »
Maître LEVY: » En 2010, vous aviez peur de quoi? (NDR. Il ne dit pas de qui?)
Madame KAMANZI: « Peur de cette femme » répète-t-elle.
Maître LEVY: « Vous êtes la seule à dire que vous avez menti par peur de la belle-soeur! »
Maître LURQUIN, selon son habitude, revient à la charge: « Vous aviez dit que vous ne connaissiez pas MUNYEMANA. Que vous ne l’aviez jamais vu! » (NDR. Une question qui restera sans réponse dans la mesure où elle avait été posée avant. Par contre, il pourrait être opportun de s’intéresser au rôle joué par cette belle-sœur dont le prénom, au moins, se trouve dans le dossier. Il semblerait qu’on la retrouve au contact d’autres parties civiles. Ne serait-il pas temps de faire toute la lumière à son sujet?)
On pourra également se reporter à l’audition de madame Anne-Marie KAMANZI lors du procès en première instance, le 5 décembre 2023. Elle y évoquait déjà être menacée par une personne de la famille de MUNYEMANA, celle qui gérait ses biens à TUMBA.
L’audience est suspendue exceptionnellement à 16 heures et ne reprendra que demain mardi à 13h30. Monsieur le président a invoqué des raisons personnelles. Quant à monsieur MUNYEMANA à qui on avait promis de donner la parole en fin de journée, il accepte de n’intervenir que demain à 13h30.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour la relecture, les notes et la mise en page
1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
2. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA, désignation souvent étendue aux milices d’autres partis. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
4. OPJ : officier de police judiciaire.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 7 octobre 2025. J 16
07/10/2025
• Parole à l’accusé.
• Audition de Gaudiose NTAKIRUTIMANA, partie civile.
• Audition de Claire UWABABYEYI, partie civile
• Audition d’Onesphore KAMANZI.
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Comme prévu, la journée commence par la parole donnée à l’accusé.
Parole à l’accusé – Dessin @art.guillaume
« Il y aurait beaucoup à dire. Ce n’est pas simple pour moi de parler après une semaine. » Et de citer les témoignages qui l’ont marqué.
D’abord celui de Laurien NTEZIMANA[1], « bâtisseur de la paix ». « J’ai toujours été de cette mouvance. L’important n’est pas d’être Hutu, Tutsi ou Twa. » Puis, en substance, « jamais il n’y a eu de haine dans nos familles. Laurien a enfermé des enfants dans son orphelinat en connaissant le risque qu’il prenait, en attendant Terre des Hommes. J’allais ouvrir pour les réfugiés: j’avais la même intention: les sauver. »
Le second témoin qui l’a beaucoup marqué, celui de Josepha MUJAWAYEZU[2]. « Nous parlions des réfugiés du bureau de secteur et nous nous demandions ce qu’on pourrait faire pour eux. Devant cette horreur, je ne sais pas comment vous auriez réagi. J’ai enfermé les réfugiés au bureau de secteur en attendant que BWANAKEYE trouve une solution. S’agissant de cette période, on ne pouvait pas détourner notre regard. Que pouvais-je faire? Josepha a parlé de mon héroïsme. Un héros est quelqu’un qui reste sur les lieux. Moi, j’ai eu peur et j’ai fui deux fois. Je ne revendique aucun héroïsme. Je suis un homme tout à fait ordinaire.
Enfin, « le témoignage d’Elvanie[3] m’a beaucoup touché car elle est restée avec mes enfants. Sans elle, je n’aurais pas pu m’en sortir. Elle a dit que je l’avais aidée en la cachant. J’aurais voulu lui dire que c’est moi qui voulais la remercier. Elle a fait preuve d’une grande marque de courage pour être venue témoigner. Elle a montré que pendant le génocide, Hutu et Tutsi pouvaient vivre ensemble. Je vous remercie, je m’arrête là. »
NDR. Il est à souligner que monsieur MUNYEMANA n’a été touché que par le témoignage des gens que la défense a fait citer. Pas de mots pour les victimes du génocide ni pour les témoins rescapés qui ont défilé à la barre.
Audition de madame Gaudiose NTAKIRUTIMANA, partie civile.
Gaudiose NTAKIRUTIMANA
« Quand le génocide a commencé, j’habitais à RANGO B. Nous nous sommes réfugiés à KABAKOBWA pendant une nuit. De retour chez nous, nous avons vu que notre maison avait été pillée. Mon mari se cachait à l’intérieur. Il a été rapidement arrêté et transféré à la Maison 60 puis emmené au bureau du secteur de TUMBA. Après y avoir passé une nuit, on l’a transporté à la préfecture. »
Alors qu’elle se rend à la préfecture pour voir son mari, un certain SHINANI lui dit que son mari est bien présent. Elle le rencontre mais il a été tellement battu qu’il ne pouvait pas prendre la nourriture qu’elle lui avait apportée. De retour chez elle, elle s’entretient avec Rose NIKUZE. Lorsqu’elle revient à la préfecture, le même SHINANI lui révèle que son mari, comme les autres hommes, ont été emmenés à KINANIRA où on a jeté leurs corps dans une fosse.
Par RURANGWA, elle apprend que les hommes ont bien été tués et qu’elle doit donner de l’argent pour payer les fossoyeurs. C’est alors, dit-elle, qu’ils ont commencé à la violer. N’ayant pas l’agent que les tueurs lui réclament, elle remet un vélo à RURANGWA, « ce grand Interahamwe[4]. »
Sur questions de monsieur le président, elle dit que son père était Tutsi et sa mère Hutu (ce n’est pas ce qu’elle avait dit lors de son audition). Son mari s’appelait Innocent RUTAYISIRE. N’arrivant pas à donner l’âge véritable de ses enfants, elle dit qu’elle ne sait ni lire ni écrire. Elle donne aussi des précisions sur l’arrestation de son mari: caché dans le faux plafond, il avait fini par quitter sa cachette, ne supportant pas que sa femme se fasse violer. C’est lors des Gacaca[5] qu’elle en apprendra davantage sur le sort réservé à son mari.
KARANGWA, présent lors de l’arrestation de son mari, donnera plus de précisions en Gacaca avant de s’évader dans la nature. Parmi les tueurs présents lors de l’arrestation de son mari, elle cite les noms de KAREMEREYE, de Japonais, de RUGIRA et de MANIRAHO.
La témoin confirme, comme elle l’a dit lors de son audition, que RURANGWA lui a dit que beaucoup d’Interahamwe sont allés chercher la clé du secteur chez MUNYEMANA, que les grands tueurs avaient transporté leurs mari dans une camionnette Toyota. Si on a transporté les corps à la préfecture, c’est parce que les fosses plus proches étaient pleines. Les gens enfermés dans le bureau de secteur tapaient aux fenêtres pour qu’on les libère. Mais personne ne les a aidés.
Le témoin précise ce que RURANGWA lui a dit: « Sosthène MUNYEMANA fermait et ouvrait la porte du bureau de secteur pour qu’on aille tuer les Tutsi ailleurs ». Si elle a pu passer des barrières sans problème, c’est parce qu’un certain Emile MUSAFIRI lui avait remis une carte d’identité avec mention Hutu.
Elle n’a pas retrouvé le corps de son mari et a perdu une quarantaine de personnes de sa famille. Par contre, ses enfants ont survécu. Quant à ses violeurs, ils n’ont pu être jugés car ils ont pris la fuite. C’est d’ailleurs « grâce à eux« , finit-elle par dire, qu’elle a eu la vie sauve.
Monsieur l’avocat général se demande pourquoi en mai 1994 les femmes ont été épargnées. « Il fallait les garder pour mettre au monde de beaux enfants. » (NDR. Hutu, bien sûr.)
Maître BOURG intervient pour la défense. SHINANI était un grand Interahamwe qui travaillait à la préfecture, explique la témoin. C’est lui qui adonné beaucoup de renseignements sur la façon dont son mari est mort. Il était bien placé puisqu’il travaillait à la préfecture. Par contre, il n’a jamais dit où était le corps de son mari.
Sur question de maître LURQUIN, RURANGWA avait été condamné à une courte peine avant les Gacaca, avait reconnu les faits et rendu ce qu’il avait pillé.
On pourra également se reporter à l’audition de madame Gaudiose NTAKIRUTIMANA lors du procès en première instance, le 1er décembre 2023.
Audition de madame Claire UWABABYEYI, partie civile.
Le témoin va raconter longuement ce qu’elle a vécu lors du génocide des Tutsi, de SAHELA où elle habitait, jusqu’au quartier arabe de BUTARE où elle a fini par se rendre, en passant par TUMBA.
À deux reprises, monsieur le président insiste auprès d’elle pour savoir si elle va parler de monsieur Sosthène MUNYEMANA. Finalement, c’est près d’une heure après le début de son récit, très émouvant vu ce qu’elle a subi de la part des Interahamwe (en particulier de nombreux viols), qu’elle va évoquer la seule rencontre avec Sosthène MUNYEMANA.
C’est arrivée à la hauteur de la barrière de chez SINDIKUBWABO qu’elle dit avoir vu arriver une voiture au volant de laquelle se trouvait quelqu’un qu’on va lui désigner comme étant Sosthène MUNYEMANA. C’est suite à cette rencontre que son frère et son cousin seront tués. Elle n’avait jamais vu l’accusé avant ce jour-là mais elle dit le reconnaître tout en précisant qu’il a vieilli.
Monsieur le président s’inquiète auprès du témoin pour savoir si elle a pu bénéficier de soins. Madame UWABABYEYI répond par l’affirmative mais elle signale qu’elle a eu deux enfants dont elle ne connaît pas le père, suite aux viols qu’elle a subis. « C’est pour moi une honte » finit-elle par dire.
Sur question de madame l’assesseure, la témoin affirme que MUNYEMANA était encore là lorsque ses « frères » ont été tués.
Maître LURQUIN, pour la défense, pense clôturer l’interrogatoire. Toutefois, les questions qu’il pose au témoin ne présentent pas un intérêt capital. Il s’étonne que madame UWABABYEYI reconnaisse quelqu’un qu’elle n’a jamais vu et s’étonne tout autant du fait qu’elle ait pu passer les nombreuses barrières qu’elle a rencontrées avant d’arriver à la mosquée, son dernier lieu d’asile.
Maître LEVY intervient pour préciser que ce témoin n’a jamais été entendu. Il souhaite savoir si avant de venir témoigner devant la cour d’assises on lui aurait montré une photo de l’accusé et si une réunion a été organisée pour la préparer à son audition.
On pourra également se reporter à l’audition de madame Claire UWABABYEYI lors du procès en première instance, le 7 décembre 2023.
Audition de monsieur Onesphore KAMANZI, témoin.
Audition d’Onesphore KAMANZI – Dessin @art.guillaume
Monsieur KAMANZI est invité à se présenter. Il commence sa déposition en précisant qu’il connaît Sosthène MUNYEMANA en tant que médecin. Il travaillait avec son grand frère. L’accusé était « un leader d’opinion« , précise-t-il.
Le témoin confirme que lors du génocide il a quitté NYANZA où il était magistrat pour se réfugier chez Sosthène MUNYEMANA. Il va séjourner là du 17/18 avril 1994 à fin mai. On va très vite se rendre compte que ce témoin, qui a été entendu en première instance, perd la mémoire et monsieur le président se demande si on va pouvoir continuer cette audition.
Maître BIJI-DUVAL intervient: « Ce monsieur est un témoin important pour tout le monde, et surtout pour la défense, mais son témoignage n’aura pas une grande valeur, il ne se souvient de rien. » Et de proposer qu’on lise ses déclarations antérieures.
Après avoir consulté la cour, monsieur le président déclare qu’il va se contenter de deux questions, exercice peu concluant puisque monsieur KAMANZI déclare qu’il était caché et qu’il n’a rien vu.
Maître FOREMAN tente toutefois de poser à son tour une question. Il voudrait savoir ce que le témoin peut dire concernant Bonaventure NKUNDABAKURA, le chauffeur qui conduisait le véhicule. Monsieur KAMANZI de répondre: « Ce Bonaventure était à la tête des massacres. » Tout ce que l’avocat du CPCR voulait entendre.
Maître BIJU-DUVAL s’insurge: « Je souhaiterais qu’on ne lui pose pas des questions grossièrement orientées. »
Maître BOURG intervient à son tour: « Nous avons respecté les personnes âgées, dont Marie NYIRAROMBA. Je suis étonnée que Simon FOREMAN s’acharne sur ce vieux monsieur. » Invité par le président à réagir, maître FOREMAN se contente d’un mot: « Dérisoire! » (NDR. Madame NYIRAROMBA est une vieille dame, 87 ans, partie civile que la défense tenait absolument à entendre alors qu’elle est très âgée et qu’un certificat médical, versé au dossier, attestait qu’elle était dans l’incapacité de se déplacer jusqu’à Kigali.)
Faute d’en apprendre plus, il faudra se reporter aux précédentes déclarations du témoin. On pourra utilement consulter l’audition de monsieur Onesphore KAMANZI lors du procès en première instance, le 6 décembre 2023.
L’audition est suspendue.
Avant de séparer, monsieur le président veut faire le point sur le planning. Demain matin seront entendus madame Sandra ATTONATY, enquêtrice de personnalité et madame Rose UWASE, partie civile. L’après-midi commencera par l’audition de Francine MUKARUTESI. C’est monsieur GRIFOUL, membre de l’OCLCH, qui clôturera la journée.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. Voir l’audition de monsieur Laurien NTEZIMANA, le 29 septembre 2025.[↑]
2. Voir l’audition de madame Josépha MUJAWAYEZU, amie de la famille de l’accusé, le 2 octobre 2025.[↑]
3. Voir l’audition de madame Elvanie MUKANDAMAGE, employée de maison de Sosthène MUNYEMANA de février à fin juin 1994, le 3 octobre 2025.[↑]
4. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA, désignation souvent étendue aux milices d’autres partis. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
5. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 8 octobre 2025. J 17
09/10/2025
• Audition de Sandra ATTONATY, enquêtrice de personnalité.
• Audition de Marie-Rose UWASE UMUGWANEZA, partie civile.
• Audition de Francine MUKARUTESI.
• Audition d’Olivier GRIFOUL, de l’OCLCH.
________________________________________
Audition de madame Sandra ATTONATY, enquêtrice de personnalité.
L’audience débute à 9h avec l’interrogatoire de l’enquêtrice de personnalité, madame ATTONATY. Sa présence était requise en début de procès, mais en raison d’indisponibilité, le témoin n’a pu intervenir qu’aujourd’hui.
Le témoin explique que cette enquête a été réalisée le 31 mai 2016.
Sur l’enfance de l’accusé, le témoin raconte que Sosthène MUNYEMANA est le troisième enfant d’une fratrie de quatre. Elle confirme que la mère de l’accusé a eu des difficultés de maternité. Le témoin explique que l’accusé a indiqué qu’à sa naissance en 1955, le Rwanda était dirigé par une monarchie. Sur ses parents, elle explique que ces derniers étaient agriculteurs, son père n’était membre d’aucun parti, tout en étant favorable au mouvement indépendant et au partage du pouvoir. L’accusé lui a dit avoir débuté à l’âge de 6 ans dans une école protestante, sans pour autant être de cette religion. C’est grâce aux bénéfices des récoltes qu’il a pu financer ses études à BUTARE de 1974 à 1981. Sosthène MUNYEMANA a indiqué avoir connu son épouse en 1976: elle se formait à cette époque au métier d’assistante sociale. Ils se sont mariés religieusement en 1981. À l’issue de ce mariage, il a expliqué s’être installé un temps chez les parents de son épouse.
S’agissant de sa vie professionnelle, l’accusé est médecin généraliste et déclare avoir créé des liens d’amitiés avec ses collègues. En 1984, il a été muté dans le sud du Rwanda suite à l’instabilité politique: cette mutation provient de difficultés rencontrées par son épouse qui aurait été vue comme un danger pour les politiques du Nord du Rwanda. Sosthène MUNYEMANA s’est ensuite installé en Gironde, quand son épouse était restée au Rwanda. Elle rejoint son mari en 1985 en France en compagnie de leurs enfants. L’accusé a effectué des stages en maternité et a réalisé des remplacements dans les hôpitaux. En 1988, l’accusé a été diplômé en gynécologie-obstétrique. Par la suite, son épouse s’est formée en anthropologie et ethnologie. A cette époque, ils n’avaient pas de revenus personnels et c’est en 1988 que naît leur troisième.
S’agissant de l’année 1994, le témoin explique que Sosthène MUNYEMANA avait inscrit ses enfants dans les écoles rwandaises pour qu’il s’intègrent: “Alors qu’il aurait pu les inscrire dans des écoles privées françaises”, selon les déclarations de ce dernier.
Le témoin explique ensuite que durant son enquête, les enfants ont décrit leur père comme “modéré dans ses propos lorsqu’il racontait l’histoire de leur pays”. Selon l’épouse, elle aussi entendue dans ce cadre, ils avaient un niveau de vie moyen, mais étaient promis à une évolution sociale. L’accusé a déclaré qu’à son retour une guerre s’est déclarée dans le pays et que le FPR[1] a mené une guérilla jusqu’en 1994. S’agissant de l’appartenance de Sosthène MUNYEMANA à un parti politique, le témoin indique que l’accusé a déclaré avoir adhéré à un parti politique (MDR[2]), sans y avoir de fonction précise, et ne pas s’être rangé du côté des extrémistes. Le témoin précise que l’accusé a déclaré avoir été proche du premier ministre en place à cette époque, Jean KAMBANDA[3].
Le témoin poursuit en expliquant que Sosthène MUNYEMANA a déclaré durant cette enquête qu’entre mars et mai 1994, il avait pris des congés pour pouvoir s’occuper de ses enfants. Il est précisé que l’accusé avait confié durant un temps ses enfants à ses parents à KIGEMBE, dans la famille de son épouse (NDR : nous n’avons pas d’indication de date précise, ni de durée à ce propos) . L’accusé dit avoir fait des allers-retours entre la frontière avec le Burundi et BUTARE. Il a récupéré ses enfants qui ne sont ensuite plus sortis de son domicile. Durant cette période, son épouse se serait rapprochée de ses amis rwandais pour rassembler des fonds, ainsi que de l’université de Bordeaux afin de pouvoir faire revenir en France l’ensemble de sa famille. De sorte qu’en Juin 1994 ceux-ci ont quitté le pays en transitant par le Zaïre.
S’agissant de la vie de l’accusé et de sa famille en France, le témoin explique que Sosthène MUNYEMANA lui a déclaré avoir vécu en Gironde durant 10 ans, avant d’accéder à la propriété en 2004. L’intéressé préparait un diplôme universitaire et son épouse terminait son diplôme d’État en anthropologie, puis celle-ci a réalisé une homologation en tant qu’assistante sociale. Sosthène MUNYEMANA a ensuite déclaré au témoin avoir eu une vie tranquille, jusqu’au jour “où un collectif a rassemblé des éléments pour qu’il soit poursuivi”. Il explique avoir été fiché à INTERPOL et qu’un mandat d’arrêt international a été délivré à son encontre, mais que la France a refusé son extradition.
Sur la procédure judiciaire, l’accusé a déclaré au témoin avoir été mis en examen en 2010. Les manifestations d’un collectif ne lui ont pas permis de renouveler son contrat ( NDR. Il s’agit du Collectif Girondin, le CPCR n’étant pas encore partie civile). Sosthène MUNYEMANA a également confié à l’enquêtrice qu’un de ses collègues, un médecin français avec qui il a travaillé au Rwanda, l’a aidé à récolter des fonds pour faire face aux frais judiciaires.
MUNYEMANA est devenu médecin responsable dans un établissement hospitalier. Il a été décrit par ses collègues comme “posé, réfléchi et travailleur”.
Le président explique aux jurés le rôle de l’enquêtrice de personnalité: elle ne doit pas aborder le fond du dossier qu’elle ne connaît d’ailleurs pas. Le témoin confirme ne pas avoir abordé les faits avec l’accusé, soulignant la complexité de son travail, le parcours de l’accusé étant lié à l’histoire du pays.
Sur questions du président, le témoin explique avoir entendu plusieurs personnes dans le cadre de son enquête : l’accusé, bien sûr, son épouse, ses trois enfants, sa chef de service Christine BARTOUT, un collègue de l’accusé. Elle a tenté de joindre deux amis de Sosthène MUNYEMANA, qui n’ont pas donné suite. Elle indique n’avoir contacté aucune personne au Rwanda.
L’enquêtrice de personnalité confirme que l’accusé a déclaré qu’il y avait des conflits inter-ethniques durant son enfance. Durant son entretien, l’accusé était souriant et affable. Il s’est axé sur son parcours professionnel en particulier. À la question de savoir si l’accusé avait manifesté un attachement particulier à la conciliation vie professionnelle- vie personnelle, le témoin répond positivement, en faisant référence néanmoins aux témoignages réalisés auprès de la famille de l’accusé.
À la question de savoir si l’accusé avait évoqué des amitiés mixtes Hutu/Tutsi, madame ATTONATY répond que l’accusé a évoqué des amis français liés à son milieu professionnel, à des amis rwandais sans évoquer l’ethnie.
À la question de savoir comment le témoin pourrait résumer la façon dont l’accusé lui a raconté avoir traversé la période du génocide au Rwanda, le témoin indique qu’elle ne saurait le dire, ces faits n’ayant pas été abordés. Elle ajoute que la disparition de proches n‘a pas été verbalisée par Sosthène MUNYEMANA.
Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin explique que l’accusé était intéressé et motivé par l’idée d’expliquer, durant son entretien, tous les mouvements politiques qui se sont déroulés au Rwanda. Il n’a cependant jamais fait état d’un quelconque projet politique, ce point n’ayant pas été abordé non plus.
La parole est à l’avocat général. Sur questions de ce dernier, le témoin explique que les entretiens se sont déroulés en présentiel. À la question de savoir pour quelle raison l’accusé n’a pas cité davantage d’amis, ni avoir cité l’un d’entre eux se trouvant en Belgique et répondant au nom de Dismas NSENGIYAREMIYE, le témoin répond ne pas s’en souvenir. Monsieur MUNYEMANA lui a confié que durant le génocide il a bien employé du personnel de maison.
La parole est aux avocats de la défense. La défense lit des passages de l’enquête de personnalité de l’accusé, et notamment : “il réalisait des tâches ménagères avec sa femme, que les domestiques n’effectuaient pas”. Madame ATTONATY reconnaît que, lors de son entretien, l’accusé lui est apparu comme décrit ci-dessus. À la question de savoir si les proches entendus (NDR : qui sont tous des proches de l’accusé) ont fait état de propos de haine à l’encontre des Tutsi, le témoin explique que l’accusé avait le soutien de sa hiérarchie à l’hôpital, et que ces derniers ont décidé de ne pas prendre parti. Le témoin fait notamment référence au témoignage de Christine BARTOUT. Le témoin conclut que pour l’accusé, éloigner un temps ses enfants de TUMBA était un refuge en 1994. (NDR : c’est à se demander pourquoi il les a fait revenir dans une période où le génocide était à son apogée)
Il est mis fin à l’interrogatoire du témoin à 10h24. L’audience est suspendue à 10h25 et reprend à 10h45.
Maître FOREMAN prend la parole afin de pouvoir verser un extrait du livre de Jean-Pierre CHRETIEN, « Les médias du génocide »[4]. Aucune observation des parties.
Maître LURQUIN, fidèle à ses habitudes, intervient en dernier pour la défense. Il feuillette le rapport de l’enquêtrice qu’il interroge pour glaner ici ou là quelques éléments complémentaires. Madame ATTONATY reste évasive dans ses réponses. On peut douter de la pertinence des questions!
On pourra également se reporter à l’audition de madame ATTONATY lors du procès en première instance, le 14 novembre 2023.
Audition de madame Marie-Rose UWASE UMUGWANEZA, partie civile.
Le témoin déclare spontanément :
“Je souhaiterais vous parler des conséquences du génocide, que cela soit maintenant ou dans les temps qui viennent de s’écouler. Je suis née dans une famille où il y avait 7 frères et sœurs, et nous ne sommes plus que trois. Je suis née de parents qui avaient des ethnies différentes. Le fait que mes parents n’étaient pas de la même ethnie a eu des conséquences sur ma famille, mais ces conséquences ne sont pas que sur moi, elles le sont également pour d’autres personnes qui ont les mêmes problèmes que moi, de différentes familles.
Nous avons eu des difficultés pour faire nos études, nous avons eu des problèmes parce que nos parents ont eu des maladies physiques et mentales. Nous avons eu des problèmes car nous avons fait notre scolarité dans des écoles où il y avait de la ségrégation raciale. Nous avons eu des problèmes, parce que nous n’avions pas assez de matériel pour aller à l’école. Nous avons eu des problèmes car certains enfants n’ontt pas pu faire leurs études comme il fallait, il n’y avait pas de soins appropriés, il y avait les problèmes intrafamiliaux: je ne pouvais pas adresser la parole à mon oncle paternel et on ne pouvait rien partager en famille. Dans ma famille, nous avons un problème car ma mère est malade, et c’est la seule qu’il me reste. Elle a eu un problème parce qu’elle a été veuve jeune, et avait trois enfants qu’elle devait élever: elle n’avait pas les moyens de le faire seule. Ça a été difficile alors qu’elle-même n’allait pas bien.
Seulement, l’État nous a aidés et nous avons pu faire des études, et nous faire soigner. Quand nous étions à l’école, nous nous sommes rassemblés dans une association d’enfants rescapés du génocide, et nous échangions sur la vie quotidienne, il y avait de l’entraide. Celui qui avait des problèmes nous l’aidions, celui qui avait des blessures, nous le soutenions. Nous remercions l’État car il a aidé nos parents à se faire soigner, même si ma mère n’a pas pu se reconstruire compte tenu des blessures qu’elle a eues. Nous souhaitons la justice que ce soit pour moi ou les autres qui sont comme moi, et pour nos familles”.
Le témoin a terminé son récit. Le président indique qu’au regard de l’âge du témoin, celle-ci devait avoir un an au moment du génocide.
Sur questions du président, le témoin explique que son père était Tutsi et que sa mère était Hutu. Elle explique que son père est décédé durant le génocide, et qu’il s’appelait UWIZEYIMANA Anasthase et sa mère MUKAMAZINA Vestine. S’agissant de son père, elle explique que selon ses informations, il a quitté la maison en fuyant, qu’il s’était rendu à KABAKOBWA en voulant se rendre au Burundi, “et qu’arrivé en cours de route, il n’a pas pu arriver jusque KABAKOBWA. Il est parti en compagnie de mes deux frères jusqu’à KABUTARE, dans la localité de GISAGARA, et arrivé dans cette localité il a été arrêté en compagnie de trois autres hommes”. Selon ses informations, “lorsqu’il y est arrivé, un domestique l’a reconnu et lui a dit : “ Celui là, c’est mon employeur”, et a réclamé de l’argent pour qu’il soit sauvé. Mon père a donné de l’argent, mais cela n’a pas empêché qu’on le sorte de ce groupe et il a été mis de côté. L’argent ne suffisait pas lorsqu’ils l’ont partagé, et ils ont donc pris la décision de le tuer. Ils l’ont ensuite mis sur un poteau qui était sur cette barrière, et celui qui a fait ça est venu nous demander pardon quand il a plaidé coupable. Mais il ne nous a jamais dit où est le corps de mon père. Les enfants qui étaient avec lui ont été tués avec lui à cet endroit, et nous ne savons toujours pas où ils sont”.
Le président indique ne pas avoir entendu le témoin évoquer le nom de Sosthène MUNYEMANA dans ses propos liminaires. À la question de savoir qui lui a donné ces informations, le témoin cite notamment UWAYEZU et Adrien. Elle précise que le domicile de sa mère se situait à TUMBA, et que Sosthène MUNYEMANA se serait rendu à RANGO, là où ses parents avaient un commerce.
Le témoin explique que Sosthène MUNYEMANA “est venu dans une attaque pour piller, qu’ils ont tiré sur les portes du commerce, là où ils avaient un dépôt de bière”. Le témoin explique que ses voisins lui ont dit que c’est le véhicule de l’accusé qui chargeait les biens à l’intérieur du dépôt. Elle précise que selon le récit de sa mère, ’il y avait des hommes et des femmes venus pour piller, et “que lorsque les portes ont été fracassées, le véhicule est venu charger les biens”. Le témoin ajoute que c’est un militaire qui a tiré sur la porte, mais précise néanmoins que sa mère n’était pas présente durant cet évènement.
À la question de savoir si la mère du témoin connaissait Sosthène MUNYEMANA avant, pendant et après le génocide, le témoin répond par la négative, précisant que sa mère a eu ces informations de ceux qui avaient plaidé coupable lors des Gacaca[5].
S’agissant de la mort du père du témoin, cette dernière confirme que l’accusé n’a eu aucun rôle.
Aucune question de la cour.
Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin confirme que ses parents habitaient au village de INTANGARUGERO situé à TUMBA. Elle conclut en disant : “Nous souhaitons la justice pour les rescapés, parce que des gens ont commis des crimes”.
L’avocat général n’a pas de questions.
La parole est à la défense. À la question de savoir comment les voisins ont reçu les informations dont le témoin a fait état, le témoin répond que “ce sont les personnes qui ont plaidé coupable et qui devaient rembourser les biens pillés qui le lui ont dit”.
Le témoin explique ensuite que ces personnes ont été condamnées à verser des indemnités pour rembourser le pillage qui a eu lieu.
L’interrogatoire du témoin prend fin à 11h28. L’audience est suspendue à 11h32.
On pourra également se reporter à l’audition de madame Marie-Rose UWASE UMUGWANEZA lors du procès en première instance, le 7 décembre 2023.
Audition de madame Francine MUKARUTESI, témoin cité par la défense.
Francine Mukarutesi – Dessin @art.guillaume
Même si le témoin n’avait pas prêté serment, elle était tenue de dire la vérité. Son témoignage aura été un tissu de mensonges.
« Je suis devant vous, commence-t-elle, à la demande de ma mère. » (NDR. Ce qui est complètement faux. Tous ces derniers temps, elle n’a cessé de harceler sa mère et son frère qu’elle n’a pas revus depuis 1994!) Mon père a été tué ainsi que quatre de mes frères. Je suis une rescapée (NDR. Qui a fui à la fin du génocide avec son mari extrémiste Hutu! Ce dernier, un certain Boniface, sera tué au Zaïre où ils s’étaient réfugiés après un passage par le Burundi.) Ma mère a été torturée, un de mes frères a été caché (NDR. Ce frère, c’est Éric NZABANDORA que sa mère a effectivement sauvé en le cachant dans un trou creusé sous son lit. C’est Eric qui recevra plus tard une lettre de MUNYEMANA pour l’avertir que des enquêteurs viendront l’interroger: il ne devra rien dire contre lui. La lettre est dans le dossier, c’est Éric qui me l’a remise lors d’une visite à Butare. Trois mois plus tard, j’apprendrai qu’Eric est mort subitement!)
« En 2020, continue le témoin (NDR. Soit 24 ans après le génocide des Tutsi), ma mère m’a demandé de chercher Sosthène MUNYEMANA car des gens venaient la harceler. Je devais le chercher pour lui transmettre ce message. J’ai croisé MUNYEMANA à un mariage à MONTARGIS en 2023. J’ai pu le rencontrer: je vous transmets un message de la part de ma mère, dit-elle à MUNYEMANA. Des gens viennent la voir pour qu’elle change son témoignage! » (NDR. On est dans la pure fiction!)
Et d’ajouter: « Sosthène MUNYEMANA n’a rien à voir avec l’assassinat des nôtres. Elle-même a été torturée par le groupe de CYUMA. Sosthène MUNYEMANA est innocent. Je n’étais pas à TUMBA, j’étais à KIGALI avec mon frère Viateur. » C’est ainsi que se termine la déposition spontanée de madame Francine MUKARUTESI.
Sur question de monsieur le président, le témoin indique que son père, Frodouald SEROMBA était Tutsi et sa mère, Maria NYIRAROMBA, Hutu. Ses parents habitaient à TUMBA, près de la statue de la Vierge. Ses parents connaissaient très bien leur plus proche voisin, Sosthène MUNYEMANA avec lequel ils avaient de très bonnes relations. (NDR. La maison de Maria ne se trouvait pas au bord de la route mais derrière celle de l’accusé.)
Contrairement au certificat médical qui attestait que sa mère était dans l’incapacité de se déplacer pour être entendue, ni en visioconférence à KIGALI, encore moins en présentiel à Paris, le témoin affirme qu’elle peut se déplacer sans problème (NDR. Il est vrai qu’elle n’a pas revu sa mère depuis plus de trente ans!)
« Le 4 septembre, continue t-elle, des gens sont aller la chercher pour la conduire chez un médecin qu’elle ne connaissait pas. Il y avait un Blanc avec eux. J’ai été énormément surprise car ma mère est très active, elle balaie la cour le matin. » (NDR. Madame NYIRAROMBA est incapable de s’adonner à cette tache ménagère!)
Toujours sur questions de monsieur le président, le témoin dit n’avoir jamais parlé du génocide avec sa mère, d’avoir seulement évoqué le nom de CYUMA qui a tué son père en mai et torturé sa mère. Jamais parlé non plus des réunions. Le président s’appuie sur les déclarations de madame NYIRAROMBA lors de ses auditions. Cette dernière évoque la « pacification » en ces termes: « De belles paroles de mensonges lors de la réunion qui a précédé les massacres. C’est BWANAKEYE qui avait les clés. » (NDR. Le témoin ne peut pas savoir ce qui s’est passé à TUMBA où elle n’est jamais revenue. » Elle avait ajouté, en substance: « Tout le monde disait que Sosthène MUNYEMANA avait les clés du bureau de secteur. Les prisonniers, on les ramassait sous prétexte de les protéger, mais ils étaient tués après.« )
Monsieur le président veut savoir qui sont ces personnes qui harcelaient la mère du témoin pour qu’elle change son témoignage. « C’est la fille de Suzana, la femme d’Alain GAUTHIER. D’autres, en novembre 2023, l’ont conduite au secteur et lui ont fait signer des papiers. Ma mère n’a jamais demandé des indemnités pour le rôle de MUNYEMANA. »
Monsieur le président a beau lui répéter que sa mère est partie civile et qu’elle a un avocat, qu’elle était partie civile en première instance, le témoin n’en démord pas. Elle ne sait pas que sa mère est partie civile: elle le lui aurait affirmé en 2024. (NDR. Encore un mensonge. Après le procès en première instance, les avocats de la défense ont déposé plainte contre le CPCR et son avocat sous prétexte qu’on aurait forcé madame NYIRAROMBA et son frère à se constituer partie civile. J’ai dû me rendre chez un huissier à BUTARE, avec Maria et son fils, qui ont attesté que maître FOREMAN était bien leur avocat. Qu’est devenu la plainte?)
Le témoin reconnaît n’avoir pas revu sa mère depuis 1994, mais elle continue d’affirmer qu’elle lui a parlé la semaine dernière et qu’elle était contente qu’elle soit entendue. (NDR. Qui est la véritable harceleuse? Elle n’arrête pas d’appeler sa mère depuis des semaines, jetant le trouble au sein de la famille.) De préciser qu’en première instance elle avait reçu une convocation mais que personne n’était venu la chercher.
Monsieur le président veut en savoir davantage: « En 2023, vous avez rencontré Sosthène MUNYEMANA et vous lui avez transmis le message de votre mère? Quelle a été la réaction de l’accusé? » Le témoin a bien vu l’accusé qui a confirmé la présence de harceleurs. Il n’aurait pas été surpris car il y avait un précédent: le Parquet l’avait averti. (NDR. Derniers mots qui ne manquent pas d’étonner le président ABASSI.)
C’est au tour de maître Simon FOREMAN, l’avocat du CPCR, d’intervenir. « Je suis bien l’avocat de votre mère, de Dafroza et Alain GAUTHIER. C’est votre mère qui m’a chargé de la représenter. Vous avez quitté le Rwanda en mai 1994 et vous n’êtes jamais revenue. Vous n’avez pas rendu visite à votre mère depuis plus de trente ans. Selon une attestation que vous avez fournie, vous avez repris contact avec elle en 2002, à cause de votre parcours difficile, dites-vous! Vous avez vécu au Burundi, au Zaïre, au Kenya, en France. Votre mère était contente que vous témoigniez? » Comme le témoin répond par l’affirmative, l’avocat lui rétorque: « Mensonge!. »
Maître FOREMAN va enfoncer le clou. « En 1994, votre mari, Boniface, était Hutu? Directeur de la revue UMURANGI qui soutenait le MDR Power? » Le témoin répond par la négative. (NDR Autre mensonge!)
UMURANGI a soutenu Léon MUGESERA dans son discours de décembre 1992 (NDR. L’avocat lit quelques lignes du livre de Jean-Pierre CHRETIEN, « Les médias du génocide »[4] qui rapportent les faits.) Et d’ajouter que la revue UMURANGI était violemment pro-Hutu et anti-Tutsi. Le témoin dit ne pas savoir. (NDR. Léon MUGESERA est fréquemment décrit par les principaux spécialistes de la région comme l’un des représentants de la tendance Hutu Power(Hutu Pawa) du MRND[6]. Selon Filip REYNTJENS, dès 1973, il faisait partie des Comités de salut, organisation secrète persécutant les Tutsi. Il est connu pour son fameux discours prononcé à KABAYA, dans lequel il menaçait notamment les Tutsi d’un « retour » express et violent vers l’Ethiopie (le pays de leur origine selon la propagande raciste de la tendance Pawa), ainsi que les membres de l’opposition libérale. Léon MUGESERA a été extradé par le Canada. Il a été jugé et condamné à perpétuité[7].)
Simon FOREMAN interroge le témoin sur Fabrice ISHIMWE (NDR. Neveu du témoin.) qui sera entendu vendredi[8]: « Vous lui avez envoyé de l’argent? Vous démentez? »
Le témoin: « Je démens. Je lui ai simplement envoyé de l’argent pour se faire soigner. Depuis sa convocation, il est perturbé. On l’a intimidé, il a été victime d’un accident, il a été cambriolé. »
Maître FOREMAN: « Vous lui avez promis de lui trouver du travail s’il venait en France? »
Le témoin: « Je démens catégoriquement. »
Maître FOREMAN: « Quand avez-vous parlé avec lui? Depuis son arrivée? »
Le témoin: « Vous venez de m’apprendre qu’il est là! » (NDR. Encore un gros mensonge!) Elle réclame un document en Kinyarwanda que sa mère aurait signé car cette dernière ne comprend pas le français.
Maître FOREMAN: « En première instance, vous avez adressé une attestation à la défense. Quand avez-vous appris que votre mère était partie civile? Je suis un menteur? »
Le témoin: « Mon frère ne peut pas se constituer partie civile car il était à Kigali » (NDR. Rien à voir. On peut se constituer partie civile quand on est victime ou famille de victime.)
Maître FOREMAN: « Ce n’est pas à vous de décider. Il y a un menteur ici. Si c’est moi, je peux être condamné, rayé du Barreau. »
Le témoin: « J’ai rapporté les propos de ma mère! » (NDR. Nouveau mensonge!)
Sur question d’un avocat des parties civiles, le témoin confirme qu’il y avait bien une statue de la Vierge au bord de la route tout près de chez MUNYEMANA. L’avocat l’interroge sur l’obtention de son statut de réfugiée et de sa nationalité française. Il s’étonne que madame MUKARUTESI n’ait parlé de harcèlement qu’en 2020. Pourquoi n’a t-elle rencontré MUNYEMANA qu’en 2023? Elle se défend en reconnaissant qu’elle est peu intégrée dans la communauté rwandaise de France. Elle ajoute que malgré le fait qu’elle a demandé l’asile politique, elle n’est pas politisée. Et puis, son mari a été tué!
Sur une autre question des parties civiles, elle précise qu’elle a rencontré MUNYEMANA en 2023 lors du mariage de Chantal KABEZA à MONTARGIS.
Monsieur l’avocat général lui fait redire que c’est bien CYUMA qui est responsable des morts de sa famille. Il s’interroge sur ce message qu’elle dit avoir reçu du Tribunal. Réponse du témoin: « On voulait que j’accuse Sosthène MUNYEMANA. Il y a eu une mise en garde du Tribunal de Paris pour que cessent les harcèlements! » ( NDR. On n’en saura pas plus même si on voit à peu près à quoi elle fait allusion!). Enfin, si elle n’a pas témoigné en première instance, c’est parce qu’on ne le lui a pas demandé.
La défense va tenter de sauver « le soldat MUKARUTESI » qu’elle a fait citer. Maître BOURG interroge le témoin sur son départ de KIGALI et sur les difficultés qu’elle a rencontrées pour fuir et pour passer les barrières. Le témoin dit qu’elle était une chanteuse connue, ce qui l’a sauvée. Elle est restée quatre ans au Zaïre, au service de la Croix Rouge. Elle prétend avoir été « pourchassée » par chaque groupe, Hutu et Tutsi!
L’avocate aborde la question de la mère du témoin et de la procédure judiciaire. Elle rapporte les propos de sa mère lors de ses auditions en 2010 et 2011: « Je peux dire que Sosthène MUNYEMANA n’a tué personne. Je ne sais pas pourquoi on lui a confié les clés. Sosthène MUNYEMANA était le même avant et pendant la guerre. » Et d’affirmer: « Alain GAUTHIER avait des contacts avec votre mère » selon Patrick GEROLD.
Maître BOURG: « ISHIMWE (son neveu) a été intimidé par qui? »
Le témoin qui se répète: « Après sa convocation, il a eu un accident de moto et il m’a appelé pour que je l’aide à se soigner. Et puis, il a été cambriolé. Il ne voulait pas venir car il devait suivre une formation de basket. » Et d’ajouter que Fabrice est très proche de sa grand-mère.
Maître LEVY, toujours pour la défense. énumère quatre raisons pour lesquelles sa mère aurait pu être harcelée afin qu’elle change son témoignage. Le témoin est d’accord et répète que Marie NYIRAROMBA a bien été harcelée pour qu’elle modifie son témoignage.
Maître BIJU-DUVAL se lève alors. S’adressant au président: « Simon FOREMAN a interrogé le témoin sur un journal MDR Power. Je voudrais donner lecture d’un autre extrait des « Médias du génocide ». Malheureusement, et il le sait bien, ce document n’a pas été versé à la procédure, on ne peut donc l’utiliser. Il aura beau insister auprès du président: c’est la procédure. C’est un refus confirmé.
Maître FOREMAN demande une dernière fois la parole concernant la petite phrase de maître BOURG et les contacts qu’une partie civile pouvait avoir avec sa mère: « Alain GAUTHIER s’en ait expliqué lors de son audition. »[9]
Audition de monsieur Olivier GRIFOUL, de l’OCLCH[10].
Le capitaine GRIFFOUL déclare avoir été le troisième enquêteur dans le dossier MUNYEMANA à partir de 2010. « J’avais l’expérience de dossiers au long cours. C’est le dossier à travers lequel j’ai découvert le Rwanda. Comme c’était le début des enquêtes au Rwanda, il a fallu déblayer le terrain. » La plainte datait de 1995, comme le lui fait remarquer monsieur le président. Il en avait entendu parler mais à l’époque il y avait aussi la mise en cause de l’armée française. C’est Patrick GEROLD qui était directeur d’enquête[11]. Pour travailler dans ce dossier, il n’a pas bénéficié d’une formation spéciale. De 2012 à 2014 il va participer à quatre missions.
« On travaillait en binômes, précise-t-il, beaucoup d’auditions étaient préparées à l’avance. Les missions duraient de 15 jours à trois semaines. J’ai travaillé sur d’autres dossiers dès la troisième missions, dont deux sur KIBUNGO. »
Sur questions du président, le capitaine GRIFFOUL va énumérer les points forts et les points faibles de ses enquêtes: « un pays en reconstruction où cohabitent victimes et bourreaux, une politique du nouveau Rwanda qui nie les notions de Hutu et Tutsi (NDR. Je ne suis pas certain que ce fût le cas. C’est sa vision des choses.), un pays qui se tourne vers le monde anglophone, le fait que nous étions obligés d’être accompagnés par des forces de l’ordre du pays ( NDR. Ce ne sera pas toujours le cas, le général REILAND a dit le contraire[12]). D’autres pays enquêtaient sur le Rwanda ce qui nous permettaient d’échanger nos informations. Nous avions affaire à une population rurale et il était parfois difficile de trouver les témoins, sans compter des heures de routes. Si on voulait rencontrer les témoins , ils perdaient une journée de travail. Quant aux prisonniers, ils travaillaient la journée et on leur faisait manquer leur repas. Enfin il y avait une difficulté avec les interprètes, ceux de l’ONU étaient sur-payés, si bien que nous avons dû fidéliser les nôtres« .
Concernant les témoins, il n’y avait pas une volonté étatique d’influencer dans un sens ou dans un autre. Le Président KAGAME et le gouvernement rwandais encourageaient leur travail. « Il n’y a pas plus de « témoins menteurs » au Rwanda qu’ailleurs » dit-il sur question du président. Mais il y a une culture orale, si bien qu’un témoin peut s’approprier le souvenir des autres, sans arrière-pensée. »
Que des témoins ne se souviennent pas, cela peut s’expliquer. L’idée est de comprendre pourquoi un vrai témoin ne se souvient pas. Si un témoin a parlé en Gacaca[5] il ne veut pas revenir sur ce qu’il a dit.
On aborde ensuite l’affaire qui nous occupe. Dans le dossier, il y a des éléments à charge et à décharge. En tant qu’enquêteur, dit le témoin en substance, on cherche toujours à savoir ce qui fait l’entourage de l’accusé et ce qui peut le différencier des autres. Sosthène MUNYEMANA était un médecin. Un notable? Son parti politique, sa personnalité le distingue-t-il des autres médecins? Etc. Quant à savoir s’il y a des témoins à charge et à décharge, il n’a plus en tête les éléments du dossier. La clé du secteur est un élément important mais il ne se souvient plus très bien. Évoquant les lieux de refuge, le témoin dit que, à TUMBA, se rassembler au bureau de secteur n’est pas forcément un moyen d’être protégé.
« En présence d’un témoin non-crédible, dit-il en réponse à madame l’assesseure, on essaie de le mettre en face de ses contradictions. Il ne faut pas considérer le témoin à priori comme un menteur. Il doit s’expliquer à travers d’autres questions qu’on va lui poser. Après chaque retour de mission, on faisait un bilan. Les réfugiés étaient-ils enfermés pour être protégés? Sosthène MUNYEMANA avait la liberté de se déplacer, de communiquer, il avait une vision globale de la situation, il avait un réseau personnel. Les notables étaient informés de ce qui se passait dans le pays. Quant aux témoignages, je ne suis pas autorisé à les filtrer: toutes les auditions sont en procédure. » (NDR. Pas sûr que les réponses correspondent à la question posée. Mais elles éclairent le travail de l’enquêteur.)
Plusieurs questions seront posées concernant les conditions dans lesquelles les enquêteurs rencontrent les témoins. Le capitaine GRIFFOUL signale qu’avant de venir en commission rogatoire, une liste de personnes que les enquêteurs souhaitent rencontrer est envoyée au Parquet. Et puis, il est des témoins qui acceptent d’être entendus mais ils ne veulent pas être vus par le voisinage. Par contre, on n’accepte pas d’anonymat dans la procédure française. Est évoquée aussi la dimension traumatique du témoin: si un témoin ne veut pas être auditionné, ça ne sert à rien d’insister. D’autre part, il est difficile d’entendre un témoin lorsqu’il habite près du domicile de son bourreau. Aucune difficulté, par contre, pour obtenir les jugements Gacaca.
Pour ce qui est des barrières, il y en avait une multiplicité: un arbre en travers de la route, une personne simplement assise au bord du chemin, d’autres barrières plus imposantes…
Les témoignages, il n’y en a pas de mauvais. C’est à l’enquêteur de faire des recoupements. Patrick GEROLD a bien été directeur d’enquête, même s’il ne s’en souvient pas. C’est madame CLAMAGIRAND qui a clôturé l’enquête. Et le capitaine GRIFFOUL de parler des conditions dans lesquelles Patrick GEROLD a quitté la gendarmerie, après avoir créé une polémique. « Il avait des positions tranchées sur des témoins. Il a mal vécu l’ouverture du contentieux à d’autres enquêteurs. »
On évoque ensuite les techniques de recueil des témoignages par African Rights. Le dossier « Le boucher de Tumba » a été écarté de la procédure. « Pour les enquêteurs, ce sont les faits qui nous intéressent. Appartenir à la branche Power[6] d’un parti ne suffit pas pour condamner quelqu’un. On pouvait faire partie de la branche modérée et agir en Pawa. » « Concernant la clé du secteur, là aussi il faut se poser les bonnes questions: aller du particulier au général, qui a vu quoi, et demander aux gens ce qu’ils en pensent. L’important, c’est de mettre le témoignage à l’épreuve et recouper les informations. »
Concernant de nouveau les barrières, sur questions de la défense, le témoin dit s’être fait le « synthétiseur » des travaux faits par d’autres. Il n’a donc pas une connaissance totale de l’emplacement de ces barrières.
À maître LURQUIN intervient à son tour, selon son habitude. Monsieur le président lui dit: « Ne vous sentez pas obligé! », ce qui provoque des rires dans la salle. Il revient sur le travail en « binômes parfaits » dont a parlé le témoin. Ce dernier lui fait remarquer qu’il a parlé de binômes mais pas de binômes « parfaits ».
L’avocat ne peut s’empêcher d’interroger le témoin sur les « meurtres du FPR » et de la volonté étatique d’influencer l’enquête. Le capitaine GRIFFOUL répond que les témoignages n’ont jamais été influencés par l’État. « Le Rwanda nous a laissés enquêter. Il n’y a eu aucune tentative de corruption. » ajoute-t-il. Et d’ajouter qu’il réfute l’idée que KAGAME , en attaquant en 1990, aurait été à l’origine du génocide. Et à la question du regroupement des réfugiés dans les églises, garantie de sécurité, le témoin répond que se regrouper dans les églises s’est retourné contre les Tutsi. C’est là que les Hutu sont venus les tuer. C’est ce qui s’est passé à KIBUNGO: on a forcé les Tutsi à se regrouper dans l’église pour se débarrasser d’eux.
Maître BOURG revient sur le cas de Patrick GEROLD qui a une interprétation différente de celle du témoin, sur le même dossier. « Lui a les siennes, moi les miennes » répond le capitaine GRIFFOUL.
Maître BOURG évoque le cas des témoins importants qu’on n’a pas pu entendre car morts et introuvables: BWANAKEYE, REMERAA, RUGANZU. Ce n’est pas une faiblesse du dossier?
Monsieur GRIFFOUL: « Quand on entend 50 témoins, ce n’est pas moins important qu’un seul témoin dont on sait ce qu’il va dire. » « Le contexte historique, social, culturel, ça fait partie du recoupement » dit-il en réponse à l’interrogation de l’avocate. « La tradition orale ne veut pas dire moindre qualité du témoignage. C’est important de trouver le témoin initial. La transmission orale est une réalité. L’enquêteur doit chercher l’origine de l’information. » conclut-il.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Olivier GRIFOUL lors du procès en première instance, le 21 novembre 2023.
Jeudi 9 octobre est « jour de relâche ». Il n’y aura pas d’audience.
Jade KETTO EKAMBI, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
2. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
3. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
4. “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑][↑]
5. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑][↑]
6. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑][↑]
7. Léon MUGESERA a été condamné à la prison à perpétuité pour son discours prononcé à Kabaya le 22 novembre 1992 – archivé sur le site francegenocidetutsi.org[↑]
8. Voir l’audition de monsieur Fabrice ISHIMWE, petit-fils de madame Marie NYIRAROMBA, le 10 octobre 2025.[↑]
9. Voir l’audition de monsieur Alain GAUTHIER, président et co-fondateur du CPCR, le 23 septembre 2025.[↑]
10. OCLCH : Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine. C’est un service de police judiciaire spécialisé rattaché à la direction générale de la gendarmerie nationale ou de la police nationale. La mission principale est l’enquête qui est conduite seule ou en liaison avec des unités de la police nationale. Il y a aussi des missions d’appui et de soutien, de coordination de l’action des différents services. Ce service a été créé en 2013 pour répondre à la signature du Statut de Rome qui institue la Cour pénale internationale. Les magistrats font des demandes qui sont examinées par les autorités de ces pays relatives à des actes précis comme par exemple la demande de procéder à des investigations sur place en interrogeant des témoins. Les équipes de l’OCLCH se rendent en général 2 à 3 fois par an au Rwanda.[↑]
11. Voir l’audition de monsieur Patrick GEROLD, ancien enquêteur à l’OCLCH, le 24 septembre 2025.[↑]
12. Voir l’audition de monsieur Jean-Philippe REILAND, enquêteur de l’OCLCH, le 23 septembre 2025.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: vendredi 10 octobre 2025. J 18
11/10/2025
• Audition de Liliane KAMALISA, fille de l’accusé.
• Audition de Gustave NGABO, fils de l’accusé.
• Audition de Fabrice ISHIMWE.
• Parole à l’accusé.
________________________________________
Avant l’audition des témoins qui seront entendus dans la matinée, les enfants de monsieur Sosthène MUNYEMANA, maître Simon FOREMAN, avocat du CPCR, présente et commente les pièces qu’il souhaite verser au débat. Il s’agit de deux appels à poursuivre en justice Dafroza GAUTHIER et son mari. Un des documents est le lancement d’une cagnotte pour aider son initiateur à financer le procès qu’il souhaite intenter au président du CPCR et à son épouse: « Aidez-moi à poursuivre Dafroza GAUTHIER en justice. » Les termes utilisés sont nauséabonds, injurieux.
Réaction de la défense par maître BIJU-DUVAL: « Les extrémismes se déchaînent d’un côté et de l’autre. » (NDR. NON, maître. La haine se déchaîne d’un côté mais pas de l’autre. « Des salauds contre des salauds » avait dit Natacha POLONY[1]).
Audition de madame Liliane KAMALISA, fille de monsieur MUNYEMANA, entendue sur pouvoir discrétionnaire du président.
« Je suis très émue car on parle d’un événement historique et dramatique pour le Rwanda » commence la témoin. Je veux raconter la petite histoire dans la grande. Je suis d’origine rwandaise, mon socle. Le Rwanda est important pour moi. »
Madame KAMALISA va alors raconter les quatre ans et demi qu’elle va passer au Rwanda à partir de 1989, date de leur retour au pays. Et d’ajouter aussitôt qu’ils ont dû fuir le Rwanda le 14 juin 1994 car ils se sentaient en danger. Puis c’est leur séjour dépaysant à KINSHASA où ils sont arrivés à partir de GOMA au Zaïre, séjour dont elle ne garde pas que de bons souvenirs vu les conditions de vie dans lesquelles ils étaient. C’est en septembre qu’ils arriveront en France, dans le bonheur de retrouver leur maman.
Très vite, leur vie va être bouleversée par la plainte déposée contre son père: « On a voulu mettre sur son dos des choses qu’il n’avait pas faites. » C’est à cette époque que paraît le document « Le boucher de Tumba » d’African Rights[2]. La témoin dit avoir été « choquée ». Comment son père avait-il pu commettre ce genre de choses?
Madame KAMALISA parle alors « d’un père bienveillant qui ne ferait pas de mal à une mouche. Tous ceux qui le connaissent reconnaissent sa sagesse. Quelqu’un de bien, parfois un peu naïf, qui pense que tout le monde fait le bien, comme lui. » Non pratiquant, il dira à sa fille qui le questionne, qu’il n’a pas besoin d’aller à l’église: « Ma prière, je la fais dans mes actions. » Et d’interroger la cour: « Pourquoi mon père se transformerait en monstre sur une période aussi courte. C’est IMPOSSIBLE! Mon père est juste innocent. »
Monsieur le président pose alors des questions sur la vie de la jeune adolescente (NDR. Elle avait 13 ans à l’époque) sur sa vie avant, pendant et après le génocide. Et d’affirmer qu’on leur a toujours transmis des valeurs d’amour du prochain.
Puis madame KAMALISA est invitée à parler de Elvanie, la nounou arrivée au départ de sa mère en février 1994, une jeune femme qui doit se cacher parce que Tutsi[3]. Vers la fin mai, début juin, leur père les envoie à KIGEMBE, à la frontière du Burundi, chez le parrain de son frère. Occasion d’aller saluer leur grand-mère maternelle.
Si la plainte déposée a beaucoup accaparé son père, elle n’a pas souffert de la situation, son papa étant toujours présent. Comme beaucoup d’enfants à l’époque, c’est à l’école qu’elle apprendra qu’elle est Hutu: ce que ses parents lui ont confirmé.
Lors du génocide, elle se souvient que plusieurs personnes se sont réfugiées quelques jours chez eux: elle lisait la terreur dans leur regard. Par contre, il n’y a pas eu de fouille à la maison, aucune intrusion. À l’une ou l’autre occasion, elle s’est sentie en danger. Son père viendra la sortir des griffes d’assaillants qui l’avaient fait mettre à genoux dans la cour.
Des réunions à la maison? Aucune. Elle ne connaît aucun des tueurs dont le président lui donne le nom. Pas même Jean KAMBANDA[4]. STRATON, bien sûr puisqu’ils ont fui avec lui[5].
Un souvenir traumatisant lors de leur fuite vers le Zaïre: « Toi tu es trop belle, tu sors » lui dira un milicien. On finira par les laisser passer. Elle reviendra plus tard sur une question qu’elle n’avait jamais posée à son père: « Papa, pourquoi n’es-tu pas sorti de la voiture? » Il avait eu très peur, reconnaîtra-t-il, plusieurs années plus tard.
Les rondes? Les barrières? La témoin n’a pas grand chose à en dire si ce n’est qu’elle apprendra plus tard que son père a bien participé à quelques rondes. Jamais en compagnie de son frère Gustave. Quant à la statue de la Vierge située près de leur maison, elle s’en souvient vaguement.
Le bureau de secteur? Les réunions ? Son père n’en a jamais parlé. Le téléphone fonctionnait au début du génocide. La radio rythmait la vie des gens. La RTLM[6]? » C’est quoi, ça » lancera-t-elle. La télévision? Ils ne la regardaient jamais. Elle était dans la chambre des parents.
« Votre père était-il engagé dans un parti politique » demande le président? » Il était simple adhérent du MDR[7]. Il n’a parlé de politique qu’après le multipartisme et n’a jamais proféré de critique contre les Tutsi ni envers qui que ce soit. Après la condamnation de son père en première instance, ce fut l’incompréhension. « Pourquoi? Pourquoi? » répète-t-elle. Ce n’est pas possible, on a pris mon père. » Si elle n’est jamais retournée au Rwanda, c’est parce qu’elle a peur. Elle sait que des gens ont basculé (dans le camp des tueurs) mais ce n’est pas le cas de son père qui « a l’intelligence du cœur. »
Son papa sortait la nuit? Elle n’a jamais cherché à savoir ce qu’il faisait.
Sur question de maître QUINQUIS, elle dit avoir assisté à quelques audiences du procès en première instance. Maître EPOMA s’étonne qu’ils ne soient partis qu’en juin. La témoin n’a pas d’explication. Sur question de maître TAPI, madame KAMALISA décrit ses parents comme « des intellectuels très modestes. On ne vivait pas dans l’opulence, pas dans le m’as-tu vu. »
Sur questions de l’avocat général, la témoin dit que le chauffeur de la voiture qui les a conduits au Zaïre était un militaire rwandais. Contrairement à ce qu’a dit Elvanie, ils n’allaient pas à l’école pendant le génocide. Quant à la « Motion des intellectuels du MDR de BUTARE » dont son père était signataire, elle affirme que ce document s’adressait à l’ONU.
Maître LURQUIN, pour la défense: « Monsieur le président, j’avais préparé cinquante questions, vous en avez posé quarante-six! » Il en posera deux: une concernant le désir de ses parents de voir leurs enfants vivre en immersion, d’où le choix d’une école rwandaise où ils se rendaient à pieds. Puis de lire un extrait de la lettre que son père a adressée à son épouse le 4 juin 1994, sorte de testament. Et la témoin d’affirmer une nouvelle fois: « Papa nous a toujours protégés. Il nous a épargné le pire. »
Audition de monsieur Gustave NGABO, fils de monsieur MUNYEMANA, entendu sur pouvoir discrétionnaire du président.
Monsieur NGABO remercie la cour. Il vient témoigner pour parler de son père et de son innocence. Il commence par évoquer ses premières années en France et le retour de la famille au Rwanda en 1985. Après quelques mois passés à KIGALI, c’est l’installation à BUTARE: apprentissage du Kinyarwanda, conflit armé en octobre 1990. En tant qu’enfant de 12 ans, il ne se posait pas tellement de questions.
C’est précisément comme enfant qu’il donne sa vision du génocide: sentiment permanent d’insécurité, bruits, comportement dangereux de certaines personnes au dehors, cris…
Ils sont restés enfermés chez eux, sans télévision. Les rondes, c’était pour la protection du quartier. Les enfants dormaient alors dans la chambre parentale. Leur départ à KIGEMBE chez le parrain de son frère, il l’a vécu comme « une bulle d’oxygène ».
Quant aux barrières, sur la route, il y avait des gens menaçants, incontrôlables. Puis ce sera le départ pour GOMA et KINSHASA.
Évoquant son père, le témoin a du mal à contenir ses larmes. Le fait d’être devenu père à son tour change sa vision des choses. Il évoque un père toujours présent, exemplaire. Les valeurs sur lesquelles sa vie est fondée aujourd’hui, il les doit à son père.
Sur question du président, le témoin parle de Elvanie, la nounou[3]: « On a compris qu’elle était en danger. Elle ne pouvait pas sortir, c’est nous qui allions puiser. »
Monsieur le président: « Vous n’étiez pas en danger? »
Le témoin: « Nous étions des enfants ». Ce à quoi le président fait remarquer que beaucoup d’enfants ont été tués pendant le génocide.
Il y a bien eu des personnes qui sont venues quelques jours, des réfugiés à qui ils ont cédé leur chambre. Mais il n’y a jamais eu de fouille.
Les barrières? Il n’y en avait pas pas près de la maison. Il ne se souvient pas de la statue de la Vierge à quelques mètres du domicile. Il n’a jamais vu des gens se réunir chez eux, ne connaît aucune des personnes dont le président cite les noms.
Concernant la procédure judiciaire, ils (les enfants) ont été avertis par leurs parents. Le témoin a vu des photos dans les journaux. « On a vécu la période avec lui. Mes parents ont géré cela entre eux. Mon père a gagné des procès Je ne suis jamais retourné au Rwanda pour des raisons de sécurité. Je ne suis pas sûr d’y être bien accueilli. Je n’ai pas le sentiment d’appartenir à une ethnie » dira-t-il en substance.
Monsieur l’avocat général demande au témoin pourquoi ils ne sont pas partis plus tôt. Le témoin répond qu’ils étaient chez eux, à TUMBA, qu’ils n’habitaient pas en France. La seule question qu’il se posait concernait l’absence de leur mère Et d’ajouter que le génocide des Tutsi est la pire chose qui se soit passée au Rwanda. Ils ne sont pas partis par le BURUNDI qui était à moins de trente kilomètres de BUTARE? Tout simplement parce que leur mère avait acheté des billets d’avion pour partir de KINSHASA.
Sur question de maître LURQUIN, monsieur NGABO redit son intime conviction: « Mon père n’a jamais pu faire ce qu’on lui reproche: impossible, impossible, impossible. Mes parents étaient respectés. Ils n’ont jamais cherché à être au-dessus des autres. Je n’ai jamais vu mon père comme un adhérent d’un parti politique. Je n’aurais pas pu avancer, créer une famille, sans les valeurs que j’ai reçues. Ce n’est pas mon père qui a fait ça. »
La médiatisation de la procédure? « Elle a eu des répercussions sur notre vie de famille, ça continue à affecter ma famille, mes parents, ma femme. Le nom de mon père reste associé au « Boucher de Tumba ». Je suis convaincu de l’innocence de mon père. Je remercie la Cour, j’ai la certitude que mon père sera toujours un homme intègre. Le génocide des Tutsi, c’est la pire des choses qui soit arrivée au Rwanda. »
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Gustave NGABO lors du procès en première instance, le 30 novembre 2023.
Audition de monsieur Fabrice ISHIMWE, témoin cité par la défense, neveu de madame Francine MUKARUTESI(Voir l’audition de madame Francine MUKARUTESI, 8 octobre 2025.)).
« Tel est pris qui croyait prendre » ou « l’arroseur arrosé. »
Très hésitant, le témoin finit par dire que ce qu’il a appris du génocide, il l’a appris à l’école. Il ne connaît pas beaucoup de choses sur Sosthène MUNYEMANA, sauf ce que ses parents lui en ont dit.
Sur question de monsieur le président qui, averti par l’association d’accueil des témoins que monsieur ISHIMWE était inquiet, ce dernier se lance.
« C’est la première fois que je me trouve devant un tribunal. Je n’avais jamais eu à me présenter devant un tribunal ni devant la police. Au Rwanda, j’avais entendu des choses sur le procès. Madame Agnès, du parquet, m’a appelé et je me suis rendu à sa convocation. Elle m’a montré des papiers à signer. J’étais d’accord pour venir mais je préférais intervenir en visioconférence. (NDR. C’est la défense qui a tout fait pour que le témoin soit entendu en présentiel, probablement sur les conseils avisés de madame Francine MUKARUTESI.) Après les appels de ma tante, je me suis senti plus confortable. »
« Plus confortable après l’appel de votre tante » demande monsieur le président?
Le témoin ne sait quoi répondre: « Moi, je ne sais rien de cette affaire. Je ne sais rien du génocide. Je l’ai appris à l’école. Je ne me sens pas bien, je veux juste sortir d’ici. La manière dont je connais Sosthène? La maison de mes parents était très proche de celle de MUNYEMANA. On a même été son locataire. Je veux seulement repartir au Rwanda. »
Monsieur le président: « Que lui a dit sa tante pour le convaincre et quand? »
Monsieur ISHIMWE: « Ma tante, nous nous parlons souvent. Je lui avais fait part de mon désir de venir en France. Elle m’a dit que c’était l’occasion. Son dernier appel date du 19 septembre. » Il ajoute n’avoir subi ni pressions ni intimidations. C’est en famille qu’ils ont parlé de Sosthène MUNYEMANA: « Mon père qui le connaît bien a dit que Sosthène MUNYEMANA a fait le génocide. » (NDR. Son père, Viateur NEMEYE, est aussi partie civile, comme sa grand-mère Marie NYIRAROMBA. Leur avocat est bien maître Simon FOREMAN).
Monsieur le président voudrait bien avoir plus de précisions, il n’obtient pas de réponse satisfaisante. Il n’a jamais parlé du génocide avec sa grand-mère. Et d’ajouter: « On en parle comme on parle d’autres gens. Le génocide a eu des conséquences sur ma famille. Ma grand-mère parle comme d’autres gens. On parle des gens en lien avec le génocide. J’ai davantage parlé avec mon père qui dit que Sosthène MUNYEMANA était un homme influent et qu’il a eu un rôle dans le génocide. »
Monsieur le président: « Que pense votre grand-mère de Sosthène MUNYEMANA? »
Monsieur ISHIMWE: « Je ne sais pas ce qu’elle pense. Elle est vieille. » Il n’est pas au courant que sa grand-mère est partie civile. Son père non plus. Quant à lui, il ne sait rien sur MUNYEMANA. Il dispose d’informations générales. Il ne sait que ce qu’en disent ses parents, les journaux ou la télévision. Les notions de Hutu et de Tutsi importent peu à la jeunesse. Il dit une nouvelle fois qu’il n’a pas subi de pression ni peur de témoigner en disant des choses contre l’accusé.
« Ma grand-mère est très vieille, insiste-t-il. Elle est maladive. Elle a du mal à se déplacer. Elle reste toujours dans la maison. » (NDR. Des indications qui ne doivent pas satisfaire la défense qui voulait la faire venir à Paris! Elle n’aurait même pas pu faire le déplacement à Kigali.) De poursuivre: « Il n’est pas nécessaire que mon parle de lui. Nous étions voisins. Mon père le connaissait. Tout le monde parlait de lui. S’il est parti en France, c’est qu’il était génocidaire. Mon père m’a parlé de lui le mois dernier ou un peu avant, quand j’ai commencé des démarches pour venir. »
Maître Simon FOREMAN remercie le témoin. Il se présente comme l’avocat de sa grand-mère et de son père. Ses parents avaient peur qu’il ne revienne pas de France? Sa tante lui avait promis du travail en France? Monsieur ISHIMWE n’a pas besoin de confirmer. Les faits sont connus.
Sur questions de monsieur l’avocat général, le témoin confirme les propos de son père contre l’accusé. C’est ce qu’on raconte aussi dans le village. Par contre, il ne connaît aucun des noms qu’énumère monsieur BERNARDO.
La défense va intervenir à quatre voix pour essayer de tirer quelque avantage de la situation. C’est maître BIJU-DUVAL qui commence.
Maître BIJU-DUVAL: « Vous avez des problèmes de santé? » (NDR. Le témoin avant demandé à s’assoir)
Le témoin: « J’ai peur devant un public de cette nature. » (NDR. Pas de chance, le tir manque sa cible. Ce n’était pas la réponse attendue. Sa tante avait évoqué un accident de moto, imaginaire, pour justifier l’envoi d’argent qu’elle lui avait fait! Ainsi qu’un cambriolage dont il ne fait pas mention.)
Maître BIJU-DUVAL: « Vous n’avez pas échangé avec votre grand-mère sur les gens qui venaient la voir au sujet de son témoignage? »
Le témoin: « Non! »
Maître BIJU-DUVAL insiste: « Vous n’avez jamais discuté du passage de gens, des Blancs qui sont passés voir les vôtres? »
Le témoin: « Non. Je n’ai pas eu d’échanges avec mes parents que j’ai quittés à 19 ans pour aller faire ma vie à Kigali. »
Et l’avocat de la défense de resservir le couvert: « Vous êtes certains que vous n’avez pas questionné les vôtres sur le passage des gens venus les interroger? »
Monsieur ISHIMWE: « Non, je vous l’ai déjà dit. »
Maître BIJU-DUVAL: « Vous n’avez pas procédé à des enregistrements de conversations? » (NDR. Qui peut bien comprendre cette allusion?) Le témoin répond par la négative.
Maître BIJU-DUVAL abat sa dernière carte. « Ce témoin questionne la défense. Il met en cause sa tante. Serait-il possible de réentendre madame MUKARUTESI? (NDR. Monsieur ISHIMWE n’a-t-il pas été cité par les avocats de la défense? C’est maintenant qu’ils s’inquiètent?)
Monsieur le président trouve que cette demande est d’un « intérêt minime« . Mais il veut bien consulter les parties.
Un avocat des parties civiles fait remarquer que le témoin est déjà perturbé. Il n’est pas nécessaire d’en rajouter. Maître Simon FOREMAN dit ne pas être opposé dans l’absolu. Mais in enchaîne aussitôt: « Aujourd’hui, il y a une tentative de subornation de témoin. On pourrait poursuivre madame MUKARUTESI! » Monsieur l’avocat général émet un avis semblable: « Il y a inégalité entre quelqu’un qui a prêté serment et l’autre non. »
Maître BIJU-DUVAL n’en démord pas. Il n’hésite pas à aller encore plus loin: « L’un ou l’autre ment! » (NDR. Tiens donc. Tout le monde sait bien qui ment lorsqu’on a suivi l’audition de la tante du témoin. Voir le compte-rendu de l’audition de madame MUKARUTESI.)
Après avoir consulté la cour, monsieur le président donne un avis défavorable à la demande de la défense.
Maître LURQUIN aurait peut-être mieux fait de ne pas intervenir car à force d’insister, il obtient une réponse qui ne l’arrange probablement pas: « J’ai parlé avec ma tante. Elle savait que j’avais le désir devenir en France. Ma tante m’avait dit que c’était facile de venir, que je pouvais venir m’installer en France: « Cela prendra trente minutes et tu obtiendras rapidement ta naturalisation. » J’aimerais en finir avec ça. » (NDR. Voilà, tout est dit sur le rôle et les manigances de la tante. D’où la réaction de maître FOREMAN).
Cela ne décourage pas la défense. C’est au tour de maître BOURG d’intervenir. « Au début de votre audition, vous avez dit que vous vouliez juste partir d’ici et de revenir à Kigali. Vous ne vouliez pas venir en France? »
Le témoin: « Venir en France? C’était avant. »
Maître BOURG voudrait savoir qui est ce « On » qui lui a dit qu’il devait venir témoigner à décharge en faveur de quelqu’un qui a commis le génocide. L’avocate n’en saura pas plus. Le témoin répète ce qu’il a déjà dit.
Maître BOURG: « Votre père vous a dissuadé de venir témoigner? »
Le témoin: « J’ai entendu parler de Sosthène MUNYEMANA. J’ai échangé avec mon père pour savoir ce que je venais faire en France. »
Enfin, maître LEVY: « Votre père vous a dit que Sosthène MUNYEMANA avait fait le génocide. Il habitait où en 1994? »
Le témoin, en bon basketteur, « botte en touche »: « Je suis né après 1994. Le génocide est de notoriété publique. »
Maître LEVY: « Je vous remercie d’être venu. Je comprends votre situation ».
Maître GISAGARA souhaite réagir. Il veut déposer des conclusions en vue d’un donner acte. Monsieur le président veut d’abord que monsieur MUNYEMANA exprime ce qu’il ressent après ces quatre semaines de procès.
Parole à l’accusé.
Invité à intervenir comme chaque vendredi soir, monsieur MUNYEMANA va dire en substance:
« Monsieur le président, merci de m’accorder ce temps. Ce fut une semaine riche en témoignages. Je me concentrerai sur le témoignage de mes enfants qui étaient les êtres les plus chers. J’ai essayé de ne pas leur communiquer ma peur pour leur équilibre. Ils ont parlé de ce qu’on endure depuis les accusations.
Pour répondre à la question de monsieur l’avocat général concernant un projet de retour éventuel au Rwanda après le génocide. Je n’avais pas de projet politique, seulement un projet professionnel. Je préparais l’agrégation dans ma spécialité. Je voulais me concentrer à l’enseignement universitaire.
En France, j’ai animé une cellule de réflexion sur le SIDA au Rwanda. J’avais rassemblé des experts internationaux et les autorités rwandaises étaient au courant. Tout cela a été interrompu par les accusations portées contre moi. J’ai commencé à essayer de me défendre pour montrer que je ne suis pour rien dans le génocide qui a bien eu lieu. Avant 1996, j’avais le projet de rentrer, projet interrompu par la plainte. Le statut de réfugié ne m’a pas été accordé. »
Monsieur le président annonce que mardi matin, l’accusé pourra réagir aux dépositions des trois experts psychiatre ou psychologues qui auront été entendus la veille.
La journée se termine par la présentation de « conclusions » (en vue d’une demande de donner acte) pour que soit fait mention au procès verbal les déclarations du témoin, monsieur ISHIMWE: « Ma tante connaissait mon souhait. Cela ne prendrait que 30 minutes et ce serait facile pour moi d’obtenir ma naturalisation. » C’est maître GISAGARA qui s’exprime au nom des parties civiles.
Maître BERNARDINI dit, en substance, avoir du mal à supporter les efforts de la défense pour déconsidérer les témoins des parties civiles.
Maître Simon FOREMAN revient sur sa demande: il y a bien eu une tentative de subornation de témoin de la part de la tante du témoin. (demande subsidiaire)
Maître KARONGOZI fait remarquer que c’est la défense qui a fait citer le témoin.
Monsieur l’avocat général dit s’associer à la demande subsidiaire.
Maître BIJU-DUVAL de rétorquer: « Si nous avions suivi la logique des parties civiles, nous aurions fait des demandes de donner acte concernant de faux témoignages. Monsieur ISHIMWE est venu et a dit ce qu’il a voulu dire. Nous redemandons une confrontation du témoin avec sa tante ». Maître BOURG lit l’article 379 du code pénal. Elle dénonce une ambiance délétère, des intimidations contre les témoins de la défense.
La cour rendra sa décision lundi matin.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les relectures, les notes et la mise en page
1. Voir notre article du 19 mars 2018 : Le génocide contre les Tutsi: « Des salauds face à d’autres salauds »? et le Le duel Natacha Polony, Raphaël Glucksmann diffusé la veille sur France Inter. En voici un extrait :
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2. « Sosthène Munyemana – Le boucher de Tumba : en liberté en France », African Rights, avril 1996 – document archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑]
3. Voir l’audition de madame Elvanie MUKANDAMAGE, employée de maison de Sosthène MUNYEMANA de février à fin juin 1994, 3 octobre 2025.[↑][↑]
4. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
5. Straton NSABUMUKUNZI: ministre de l’Élevage, l’Agriculture et des Forêts au sein du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Il a aidé son ami Sosthène MUNYEMANA a fuir au Zaïre le 22 juin 1994.[↑]
6. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
7. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 13 octobre 2025. J 19
14/10/2025
• Audition de Dominique DANDELOT, psychiatre.
• Audition de Paule DAHAN-SANANES, psychologue.
• Lecture du rapport de Michèle VITRY, psychologue.
• Audition de Laurence DAWIDOWICZ, représentante de SURVIE.
• Audition de Christophe RENZAHO, président de la CRF.
• Audition de Marcel KABANDA, président d’IBUKA France.
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Audition de monsieur Dominique DANDELOT, expert psychiatre.
L’audience a débuté à 9h. À titre liminaire, le président indique que la cour a accepté la demande d’acte concernant les propos tenus par ISHIMWE Fabrice[1]. L’audience a été suspendue en raison d’un problème technique. L’audience reprend à 9h30, le témoin se présente en visioconférence.
Audition en visio de Dominique DANDELOT, expert psychiatre – Dessin @art.guillaume
Le témoin prête serment d’apporter son concours à la justice en son honneur et conscience.
Le témoin explique que l’examen de monsieur Sosthène MUNYEMANA s’est déroulé dans de bonnes conditions et que ce dernier a évoqué de façon synthétique les faits qui le mettent en cause. Pour le témoin, “la participation de l’accusé a existé, mais avait pour but d’atténuer la férocité des massacres”, selon ses termes. Sa participation aurait, selon l’accusé, joué contre lui dans l’affaire actuelle car “tout ce qu’il avait fait s’est retourné contre lui”. Il explique que l’accusé lui a confié avoir eu une participation altruiste, et n’avoir eu aucune initiative dans les massacres qui ont eu lieu. Le témoin explique ensuite que l’accusé ne présente aucun élément d’ordre psychiatrique ne pouvant justifier d’une altération de ses facultés mentales pouvant atténuer sa responsabilité pénale.
S’agissant de la vie de l’accusé, le témoin explique que celle-ci est présentée comme dénuée de tout traumatisme ou de vécu préjudiciel dans son parcours, et avoir décrit une vie personnelle stable. L’accusé a évoqué durant son entretien les premières scissions nord sud, qui se sont traduites au fur et à mesure par une opposition ethnique Hutu-Tutsi, pour lesquels l’accusé a affirmé n’avoir jamais été impliqué d’un point de vue idéologique.
Le témoin explique que l’accusé a d’indéniables connaissances culturelles, qui se corrèlent à son parcours socio-professionnel. Il ensuite que l’accusé a un rapport à la boisson ”curieuse”, avec un raisonnement parano-défensif avec des prises d’alcool massives lors de ces évènements. Le témoin souligne que l’accusé a un processus assez rétroactif, “où il fallait boire avec les autres personnes qui s’enivraient pour leur montrer qu’il était dans la même lignée que les auteurs de massacres”. Selon l’expert, cette explication ne rentre pas dans un parcours addictif chronique de dépendance.
Sur le plan cognitif, aucun élément délirant ou de l’ordre de la persécution n’est ressorti de l’expertise, et celui-ci n’avait pas l’impression d’avoir une personne qui entre dans la sphère paranoïaque. In fine, le témoin explique qu’il n’y a aucune pathologie d’ordre psychiatrique, aucun élément d’ordre psychopathologique pouvant influer sur son éventuelle responsabilité en cas de confirmation des faits, et par voie de conséquence, le témoin explique qu’il n’y a aucune indication pour une éventuelle prise en charge psychiatrique en lien avec les faits qui lui sont reprochés.
Sur questions du président, le témoin explique, s’agissant des hautes sphères du Rwanda qui ont été évoquées, que l’argumentaire de l’accusé lui permet d’indiquer à la cour que celui-ci fait effectivement partie des notables du Rwanda. Sur sa consommation d’alcool, le témoin a utilisé le terme de « consommation massive. » Le président indique que le médecin psychiatre a mis dans son rapport que l’accusé “buvait de la bière pour montrer qu’ils pouvaient avoir confiance en lui!!!”
L’expert explique que dans la description faite par l’accusé, son lien dans la façon dont il expose les choses rendent son argumentaire atypique, ajoutant que “c’est un raisonnement, une explication que je n’ai jamais entendue en ¼ de siècle de carrière”.
L’expert ajoute que l’accusé n’est pas paranoïaque, mais qu’il a eu une consommation d’alcool et une façon d’amener les choses qui n’a rien de culturel, ni de pathologique.
Sur questions de l’avocat général, qui est de savoir si la consommation massive d’alcool de l’accusé est compatible avec le discours selon lequel celui-ci ne sortait quasiment pas de son domicile hormis pour faire les courses, l’expert explique qu’en tout état de cause, la consommation évoquée par l’accusé ne s’est pas faite seule, et que celle-ci était nécessairement réalisée en groupe. Ce qui ne correspond pas avec le fait de rester cloîtré chez soi.
La parole est aux avocats de la défense, qui reposent des questions qui ont déjà été posées, ce que souligne l’expert. La défense lit un extrait du rapport, que le témoin confirme de nouveau, soulignant encore que l’accusé n’est atteint d’aucun trouble mental.
Il est mis fin à l’interrogatoire du témoin à 10h32.
Le président indique avoir reçu l’information selon laquelle madame Michèle VITRY POINSON, témoin expert–psychologue cité par la défense, est hospitalisée sur plusieurs jours. De sorte que celle-ci ne pourra témoigner en présentiel. Le président propose que l’on puisse lire le rapport du témoin, celle-ci étant dans l’impossibilité absolue de se présenter.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Dominique DANDELOT lors du procès en première instance, le 12 décembre 2023.
Audition de madame Paule DAHAN-SANANES, psychologue
À 10h43 le témoin (Paule DAHAN-SANANES, expert psychologue), qui se présente en visioconférence, prête serment d’apporter son concours à la justice en son honneur et conscience.
Le témoin explique avoir vu l’accusé en 2016, et que celui-ci a indiqué “avoir été une victime, et avoir tenté avec ses moyens d’éviter les massacres”. Le témoin a expliqué que Sosthène MUNYEMANA a déclaré que le Rwanda actuel est toujours dirigé par un “bloc extrémiste qui manipule les témoins”. L’expert poursuit en expliquant que Sosthène MUNYEMANA a passé plusieurs tests, dont les résultats indiquent que l’accusé a des mécanismes de dénégations, c’est-à-dire qu’il refuse de reconnaître comme siens les affects qu’il a pourtant formulés. Il est relevé “une vision binaire, avec d’un côté les vulnérables et de l’autre les agresseurs”.
L’expert explique également que l’accusé a “des pulsions d’emprise qui se traduisent par une jouissance de son autorité toute puissante”. Il poursuit en expliquant que l’accusé est dans le déni de la réalité, en s’appuyant sur les tests réalisés. Madame DAHAN-SANANES explique ensuite, concernant la personnalité de Sosthène MUNYEMANA, que celui-ci a “des fantasmes agressifs, et qu’il semble être dans le déni”.
Le témoin ajoute que Sosthène MUNYEMANA a des problématiques d’abandon et que celui-ci se défend avec une surreprésentation perceptive. Elle explique à ce propos que cela découle notamment “d’un entourage peu soucieux dans l’enfance”, évoquant “des coups reçus avec des branches” ainsi que “des bastonnades de la part de son grand frère”. Le témoin poursuit en parlant du déni de l’accusé, qui se traduit par la non perception émotionnelle de l’autre. Elle conclut son rapport en indiquant que l’accusé semble vouloir donner l’image de quelqu’un de serein, mais que “sous ce masque on perçoit des fantasmes de vengeance et de colère marqués par la négation de la liberté de l’autre, avec un climat familial non sécurisant, où l’enfant s’est habitué dès l’enfance à la violence”. L’expert explique que l’accusé à “des capacités d’empathie réduites, ayant appris dès l’enfance que la violence pouvait être légitime envers des êtres sans défense”.
Madame DAHAN-SANANES explique ensuite que l’accusé a dû se cliver entre la partie souffrante et la partie grandiose, et que “lorsque cela entre en résonance, le clivage saute et il va se confondre en contrôlant l’autre et en lui déniant toute existence”. L’expert ajoute que “l’accusé nie toute affect, en infligeant à autrui la dévitalisation qu’il perçoit en lui-même, et devient celui qui, dans sa toute- puissance, fait vivre aux autres ce qu’il a subi étant enfant (fouet et bastonnade)”. Madame DAHAN-SANANES finit par souligner que “le fonctionnement de l’accusé lui permet d’agir sans se considérer comme un meurtrier, ne percevant le monde comme composé que de victimes et de bourreaux”. Enfin, elle indique à la cour que l’accusé “a des tendances sadiques, et que lors des massacres évoqués, il a appris à se soumettre non pas à la loi, mais à la violence. Et ne rien ressentir lui permet de se soumettre à des idéologies, et avec sa rage de persécuter l’autre”.
Sur questions du président, le témoin explique que l’examen s’est bien déroulé et que c’est au moment des tests projectifs qu’elle a découvert “un autre personnage que celui qui se présentait devant elle en début d’entretien”. Madame DAHAN-SANANES poursuit en expliquant que Sosthène MUNYEMANA “pourrait être décrit comme une personne avec deux personnalités indépendantes, l’une très adaptée et l’autre en souffrance, c’est ce que l’on appelle le clivage. Il n’est pas dans un relationnel équitable avec l’autre, mais plutôt dans un relationnel dominant/dominé”. Le témoin ajoute que lorsque l’accusé est dominé, “il se sent obligé de prendre le dessus, et chaque fois qu’il voit une victime, il doit redevenir tout puissant”. Enfin, elle explique que l’accusé a un vécu persécutif qu’il garde de son enfance, qui n’existe pas nécessairement chez tous les enfants victimes de maltraitance.
Le président fait part de la contre- expertise demandée par la défense. Cette contre-expertise est différente de celle présentée par le témoin, et évoque au contraire un équilibre psychique chez l’accusé. L’expert explique qu’à la vue des conclusions, l’accusé a probablement dû adapter son discours afin d’obtenir une contre-expertise en sa faveur. Elle souligne que s’agissant par exemple de son enfance difficile, l’accusé en a parlé spontanément lors de leur entretien, alors que lors de la contre-expertise, les violences de l’enfance ont disparu. De sorte que pour l’expert, l’accusé “a fait volte-face en expliquant au contre-expert que son enfance était finalement sans violences”.
Sur questions de la cour, le témoin explique que l’accusé n’a pas, selon elle, la capacité de s’opposer à un ordre illégitime, du fait “de sa personnalité qui a besoin d’exprimer la rage contenue”.
L’audience est suspendue à 12h05 et reprend à 12h15.
La parole est à l’avocat général. Celui-ci rappelle que l’expert a expliqué que l’accusé a eu connaissance du contenu de l’expertise, lui ouvrant ainsi le droit de solliciter une contre-expertise. À la question de savoir si le changement de position de l’accusé peut être détecté par un psychologue comme étant une forme de manipulation, l’expert indique que l’accusé est tout à fait capable de s’adapter aux questions posées par un expert durant la contre-expertise. Le témoin souligne ensuite que l’accusé n’a pas réalisé être dans la projection durant leur entretien, et qu’il a eu “un besoin de libérer et que les tests effectués ont été cathartiques”.
Madame DAHAN-SANANES souligne que la prise de connaissance de l’expertise a nécessairement guidé la contre-expertise réalisée à la demande de la défense par la suite.
En visio, Paule DAHAN-SANANES, psychologue, croise le fer avec la défense – Dessin @art.guillaume
La parole est aux avocats de la défense. Ils rappellent que Sosthène MUNYEMANA n’a été vu qu’une seule fois dans le cadre d’un entretien d’une durée de deux heures, et ajoutent “que les conclusions de l’expert sont péremptoires et vont dans un sens de culpabilité”. Il est demandé à l’expert de s’expliquer, et celle-ci rapporte qu’elle n’a jamais dit que l’accusé avait participé aux faits qui lui sont reprochés, “mais plutôt que la personnalité du sujet a un problème avec la violence et que dans le contexte, les défenses de l’accusé ont pu lâcher”.
Les avocats de la défense indiquent ensuite que, selon eux, l’expert n’a pas fait preuve de prudence dans la réalisation de son rapport, outrepassant l’objet de sa mission. Ce à quoi l’expert rétorque avoir “au contraire parlé de facteurs déclenchants”, soulignant que les propos de la défense étaient une interprétation erronée. A la question de savoir si l‘expert a tenu compte de “la culture africaine de l’accusé”, le témoin explique que “le vécu persécutif de l’enfance n’est pas en lien avec la culture, et qu’il n’est pas possible de faire des généralités culturelles”.
(NDR : La défense ne semble pas maîtriser son sujet. Parler de culture africaine n’a pas de sens. Nous rappelons utilement que l’Afrique est un continent, composé de plusieurs pays ayant chacun une culture propre ; et que certains de ces pays font même l’objet d’une pluralité de cultures !!)
Le témoin souligne de nouveau à l’attention de la défense faire “un travail en fonction de la personnalité du sujet, et non de sa culture”.
La défense souligne que les tests réalisés par l’expert sur l’accusé ont été invalidés sur les “afro-américains et des indiens”, de sorte que ceux-ci ne sont pas valides pour l’accusé. Le témoin rétorque : “Je peux également vous citer 90% des études qui indiquent que ces tests sont valables”
(NDR : La défense ne semble toujours pas maîtriser son sujet. La culture afro-américaine n’a rien à voir avec la culture indienne, qui n’a elle non plus aucun rapport avec “la culture africaine” à laquelle elle s’accroche. Une nouvelle fois, la “culture africaine” n’existe pas, l’Afrique étant un continent et non un pays à part entière.).
La défense demande au témoin “d’où sort le fait que Sosthène MUNYEMANA a été persécuté dans son enfance”. Ce à quoi madame DAHAN-SANANES répond que “cela vient de l’accusé lui-même durant l’entretien, et de la souffrance illégitime exprimée par l’accusé”. Elle répond aux avocats de la défense que “cela sort donc de sa propre projection, et pas de mon chapeau”. Cette réponse semble agacer la défense, qui coupe la parole au témoin à plusieurs reprises. Le président doit intervenir pour ramener le calme et demander à la défense de laisser le témoin s’exprimer lorsqu’une question lui est posée.
S’agissant du vécu violent de l’accusé, le témoin indique que c’est lui-même qui en a parlé spontanément. De nouveau, la défense indique “que la violence est culturelle en Afrique”. (NDR : C’est à se demander si la défense a une vague idée de ce dont elle parle. Ces propos finissent par devenir insultants, faisant sous-entendre que tous les africains auraient été battus dans leur enfance.)
La défense formule ensuite une observation à l’endroit du témoin “c’est formidable vous avez réponse à tout”, ce à quoi le témoin répond : “Non, j’ai juste des réponses à vos questions”.
Par la suite, Maître BOURG remet en cause l’expertise du témoin, en indiquant qu’elle ne “voit pas les mêmes choses” que l’expert-psychologue dans son rapport, et que lorsqu’elle lit le contenu du rapport, elle n’en fait pas la même interprétation que l’expert. (NDR : Maître BOURG est avocat et non une psychologue. C’est peut-être spécifiquement pour cette raison qu’elle n’est pas en mesure d’interpréter cliniquement les données relatives à l’accusé.)
Le témoin indique alors aux avocats de la défense “qu’ils mélangent tout” et qu’ils “ne font pas preuve d’honnêteté intellectuelle, en coupant des morceaux du rapport et en mélangeant les données entre elles”.
La défense ne peut s’empêcher de rétorquer : “On n’y comprend rien dans votre rapport » Ce à quoi l’expert répond de nouveau que les avocats mélangent tout et ajoute : “Vous donnez une histoire et un commentaire qui ne correspondent pas. Vos explications et commentaires sont trop confus. Je ne sais pas si c’est votre but de rendre tout cela confus, mais je ne marche pas avec ça, vous mélangez tout”.
À la question de savoir si l’expert a demandé à l’accusé comment il se sent, l’expert répond par l’affirmative, puis confirme ses déclarations selon lesquelles ce dernier a bien un clivage au niveau de sa personnalité.
La défense souligne finalement que l’expert n’a pas interrogé le témoin sur ce qu’il fait, et que ce rapport ne correspond pas à la mission qui lui a été donnée. Le témoin explique au contraire avoir “expertisé une personnalité, et non les faits qui lui sont reprochés. On m’a demandé d’analyser sa personnalité, et non les faits qu’il aurait commis. J’ai donc pleinement réalisé ma mission”.
Maître LEVY demande ensuite au témoin si le fait d’être noir peut changer l’analyse psychologique du sujet par rapport à une personne blanche. Il insiste afin de savoir si les conclusions de l’expert ne seraient pas plus adaptées à un sujet blanc plutôt que noir. (NDR : Ces propos sous-entendent clairement que la psyché humaine ne s’analyse pas de la même façon en fonction de la couleur de peau du sujet. Il est ici insinué que les personnes de couleur noire n’ont pas la même psychologie que les personnes blanches !)
Le témoin répond par la négative, et explique que “cela n’a rien à voir avec la couleur de peau mais la personnalité de l’individu” (NDR : et pour cause ! )
Il est mis fin à l’interrogatoire à 12h18 et l’audience est suspendue à 12h18
On pourra également se reporter à l’audition de madame DAHAN-SANANES lors du procès en première instance, le 12 décembre 2023.
Lecture du rapport de madame Michèle VITRY POINSO, psychologue.
Le président indique avoir reçu l’information selon laquelle madame Michèle VITRY POINSON, témoin expert–psychologue cité par la défense, est hospitalisée sur plusieurs jours. De sorte que celle-ci ne pourra témoigner en présentiel. Le président propose que l’on puisse lire le rapport du témoin, celle-ci étant dans l’impossibilité absolue de se présenter.
Nous reprenons ici le compte-rendu de l’audition de madame Michèle VITRY lors du procès en première instance, le 12 décembre 2023:
C’est à la demande de la défense qu’une contre-expertise a été réalisée. Madame VITRY a rencontré le témoin à deux reprises, les 5 et 10 juillet 2016. Monsieur MUNYEMANA a eu la possibilité d’exprimer ses émotions. Elle commence par donner quelques éléments biographiques de l’accusé: vie familiale sans histoire, parents de religion traditionnelle, milieu social agricole, parents calmes. C’est le père qui sévit, un père qu’il « n’a jamais vu en colère« .
Monsieur MUNYEMANA ne reconnaît pas les faits qui lui sont reprochés. C’est le lendemain de l’attentat qu’il aurait compris que les Tutsi étaient visés par les massacres. Il manifeste une « réaction émotionnelle authentique » au cours des entretiens. Il éprouve un sentiment d’impuissance, reconnaissant ne pas avoir eu d’autorité. Il évoque le séjour chez ses beaux-parents début juin 1994 et regrette surtout de n’avoir pu honorer les morts de sa famille.
L’accusé a une intelligence au-dessus de la moyenne, une très bonne mémoire et n’est atteint d’aucun trouble psychologique majeur. Absence totale de théâtralité ou de manipulation. Les deux tests qu’il a passés manifestent que l’accusé est un être introverti, hypersensible, utilise des mécanismes défensifs, a confiance en lui et ne manifeste pas de nervosité. Il aime le travail en groupe et manifeste un ancrage normal à la réalité. Il reste attaché à sa culture d’origine. Se manifestent aussi des traits psychologiques rigides non pathologiques. À l’évocation de ses frères décédés en bas âge, monsieur MUNYEMANA exprime une certaine tristesse. Il possède une personnalité structurée, des pulsions agressives contenues et aime les relations interpersonnelles.
Sa personnalité ne manifeste pas de clivage (NDR. Contrairement aux conclusions de madame DAHAN-SANANES qui avait beaucoup développé cet aspect de la personnalité de l’accusé).
Avant cette lecture en début d’après-midi, monsieur le président verse deux nouvelles pièces au dossier à la demande de monsieur l’avocat général :
• Lettre et pétitions des dirigeants du MDR pour protester contre la nomination de Faustin Twagiramungu comme Premier ministre (fin 1993)[2]
• Le mouvement préfectoral du 17 avril 1994 et la destitution des préfets « opposants », communiqué diffusé sur Radio Rwanda à propos ses nominations et destitutions de préfets[3]
Audition de madame Laurence DAWIDOWICZ, représentante de l’association SURVIE.
« Je m’appelle Laurence DAWIDOWICZ, je suis kinésithérapeute, j’ai 64 ans, je suis adhérente de l’association Survie qui s’est portée partie civile dans ce procès et que je représente aujourd’hui.
Survie est une association de 900 adhérents composée de 20 groupes locaux dans de nombreuses régions de France, nos trois salariés sont financés par nos fonds propres issus des cotisations des adhérents et de dons de personnes privées. Les avocats qui nous représentent pour ce procès Me Hector BERNARDINI et Me Jean SIMON ont travaillé gracieusement – probono- et nous les remercions de leur engagement à nos côtés.
Survie a été créée il y a un peu plus de 30 ans quand des personnes se sont mobilisées un peu partout en France pour lutter contre la misère et la faim entretenue au Sud par des mécanismes de domination économique, politique, militaire et par notre indifférence. Cela faisait suite au « Manifeste-appel contre l’extermination par la faim », signé dès son lancement par cinquante-cinq Prix Nobel. Ils proposaient une réforme de l’aide publique au développement mais alors que les mêmes campagnes menées en Italie ou en Belgique amenaient les gouvernements à augmenter leurs aides, le projet de loi n’était même pas proposé au débat du parlement français et ce malgré le soutien de nombreux parlementaire… C’est la période où les membres de Survie ont compris que le financement de partis politiques français de premier plan se faisait au moyen de détournements de fonds provenant des dictatures d’Afrique francophone.
Cette prise de conscience a amené Survie à militer pour assainir les relations entre la France et les pays africains, lutter contre la Françafrique.
L’association a donc évolué mais a conservé ses méthodes d’interpellation à la fois de l’opinion publique, de tout un chacun, et des responsables politiques pour obtenir des réponses institutionnelles.
En 1992-93, les associations rwandaises de défense des droits de l’Homme sont actives, elles documentent les massacres, les exactions, mais les pouvoirs publics rwandais restent inactifs. Le collectif d’associations (le CLADHO) alerte alors ses supports internationaux du risque de survenue d’un génocide des Tutsis du Rwanda. Une mission internationale se constitue avec des représentants de la Fédération Internationale des droits de l’Homme (FIDH), de la branche africaine de Human Right Watch (HRW), et de l’Union africaine des Droits Humains. Me Gilet dont vous avez entendu le témoignage en faisait partie, Jean CARBONARE, à l’époque président de Survie, ils sont rentrés en France le 21 janvier 93.
À leur retour, notre association s’est inquiétée du silence qui a suivi l’intervention de ce dernier le 28 janvier lors du journal de 20h de France 2[4], mais aussi ses rencontres dans les jours suivants avec la cellule africaine de l’Elysée pour remettre le pré-rapport de mission et même le rapport officiel rendu publique en mars 93, puis a été effaré de constater que l’exécutif français continuait à soutenir le régime Habyarimana puis le Gouvernement Intérimaire, le GIR.
Un exemple de ce soutien ? Le 27 avril 1994, L’Élysée et Matignon reçoivent une délégation du gouvernement intérimaire rwandais, constituée de Jean Bosco Barayagwiza, chef de la CDR (parti extrémiste ayant rejeté les accords d’Arusha), et de Jérôme Bicamumpaka, Ministre des Affaires étrangères, que la Belgique et les Etats Unis refusaient de recevoir.
À partir de cet évènement du génocide des Tutsi, l’association a changé, nous en avons fait un combat fondateur. Cela fait plus de 30 ans que nous luttons pour que de tels actes ne se reproduisent pas, pour que l’état français ne soutienne pas un régime qui tuent ses concitoyens en toute impunité, que nous luttons pour la vérité et la justice, contre l’impunité et le silence.
Durant le génocide, d’avril à juillet 1994, les adhérents de Survie et leurs amis se sont mobilisés, dans les groupes locaux comme à Paris : conférences de presse, communiqués, actions concrètes comme la marche en rond qui a eu lieu aux Invalides, à Paris mais aussi dans d’autres villes. Ils tournaient en rond pendant des semaines pour dénoncer un monde qui ne tournait pas rond à être ainsi indifférent au pire.
Dès octobre 94 François-Xavier VERSCHAVE qui succédera à Jean CARBONARE comme président de Survie à partir de l’assemblée générale de 1995, a écrit un premier livre « Complicité de génocide ? ». Parallèlement, la déléguée du président, Sharon Courtoux recevait des témoignages de rescapés et de leurs familles vivant en Europe.
Ils n’étaient pas nombreux ceux qui s’intéressaient au Rwanda en 94.
L’association a pris conscience de l’indifférence mais aussi de la complicité des plus hautes autorités françaises, du risque que ce génocide soit occulté, nié, et avec lui la mémoire des victimes, la culpabilité des auteurs et complices.
La lutte contre la banalisation du génocide a été introduite dans les objectifs statutaires de Survie.
Depuis 1994, le combat des militants se poursuit sur nos heures de liberté, de sommeil, nos weekends, nos soirées. Des milliers de personnes se sont relayées, d’âge divers, de milieux sociaux variés, certains qui connaissaient le Rwanda, d’autres qui avaient rencontrés des rescapés, des chercheurs, mais aussi des personnes qui portaient parfois dans leur histoire personnelle le refus de l’impunité. Bref, des personnes qui se sentaient concernées par les crimes contre l’Humanité et le génocide, parce que ces crimes concernent tout être humain. Beaucoup de nos membres n’avaient pas 20 ans en 1994, ils ont décidé, tout comme moi, que ce combat était le leur. Et qu’il fallait agir.
Ainsi nous nous sommes alliés à d’autres associations, petites ou grosses, pour participer à la Coalition Française pour la cour Pénale internationale (CFCPI), et multiplier les pressions pour que la Cour Pénale Internationale existe, pour que la justice existe contre les bourreaux qui ont commis ou facilité des crimes contre l’humanité.
Nous avons en 2004 contribué à une Commission d’Enquête Citoyenne sur les responsabilités de la France au Rwanda en 1994(CEC), avec de nombreux partenaires.
Nous avons continué à écrire, à publier, à rencontrer les simples citoyens lors de projections débats pour partager avec eux ce que nous avions appris, mais aussi nos questions, nos indignations.
Nous avons changé les statuts de l’association pour pouvoir rester en justice. Être partie civile dans de tels procès c’est mettre la lutte contre l’impunité au cœur de notre démarche car l’impunité pour les victimes et leurs proches c’est continuer à se faire narguer par leurs bourreaux, c’est être menacé s’ils témoignent, c’est ne pas reconnaitre leurs souffrances, la mort atroce de leurs proches.
La conséquence de l’impunité pour les tueurs et pour ceux qui les ont armés, c’est un encouragement à perpétrer à nouveau le crime, à utiliser à nouveau la haine comme moyen de gouverner. Le génocide d’avril 94 a été possible car les meurtriers des tueries précédentes n’avaient pas été arrêtés, jugés, condamnés. L’impunité régnait depuis longtemps au Rwanda quand des Tutsi étaient tués.
La France est hélas une terre d’accueil pour un grand nombre de personnes suspectées d’avoir commis ou d’avoir été complices de crime de génocide au Rwanda en 1994. Nous avons été parties civiles lors des premiers procès en France de personnes accusées de génocide et de complicité de crime contre l’Humanité, en 2014 et en appel en 2016 procès de Pascal SIMBIKANGWA mais aussi en 2016 et en appel en 2018 procès des deux bourgmestres Octavien NGENZI et Tito BARAHIRA, en 2022 procès en première instance de Laurent BUCYIBARUTA, en 2023 procès en première instance de Philippe MANIER ou HATEGEKIMANA, procès en première instance de Sosthène MUNYEMANA, en 2024 procès en appel de Philippe MANIER, en première instance d’Eugène RWAMUCYO, aujourd’hui procès en appel de Sosthène MUNYEMANA.
Notre présence à ce procès n’est ni une revanche ni une vengeance mais une étape nécessaire pour faire avancer la vérité, pour obtenir justice, pour que les enfants des victimes ne tremblent plus en entendant les sifflets comme ceux des Interhamwe[5] qui poursuivaient leurs parents, pour que les enfants des tueurs sachent que le cycle s’est arrêté là.
Peut-être aussi pour l’association avons-nous besoin de savoir que nous ne nous sommes pas mobilisés en vain pour que ce génocide reste dans la conscience de nos concitoyens et que maintenant c’est un jury citoyen qui va juger. »
Sur questions de monsieur le président, Laurence DAWIDOWICZ précise qu’elle a commencé à Survie au début des années 2000, époque à laquelle des militants en couples mixtes (franco-rwandais) se sont constitués parties civiles « on s’est appuyé sur des documents recensés. » Concernant l’accusé, il est difficile d’avoir une analyse critique sans s’appuyer sur les éléments du procès en première instance. Et de préciser qu’elle s’est rendu au Rwanda dès 1989, reconnaissant qu’elle était « à l’époque totalement inconsciente des troubles ethniques ».
Quant à la motivation de l’association à se constituer partie civile, « on attend que la responsabilité de la personne soit reconnue. On est très souvent confronté au négationisme » tel celui de Charles ONANA[6]. Survie a été à l’origine de la plainte contre Laurent BUCYIBARUTA[7].
Pour la défense, maître LEVY se demande si Survie s’intéresse à d’autres crimes de guerre en 1994 ou plus tard. Ce à quoi Laurence DAWIDOWICZ répond que bien sûr il y a aussi eu des articles signé de François-Xavier VERSCHAVE sur les massacres du FPR en 1994. Maître LEVY reste suspicieux: pourquoi ne pas avoir porté plainte dans ce cas? Laurence DAWIDOWICZ lui donne la réponse qu’il devrait déjà connaître : à sa connaissance, « on ne peut porter plainte que contre des personnes qui ont une résidence permanente en France », ce qui n’est évidemment pas la cas des responsables incriminés au sein du FPR.
Audition de monsieur Christophe RENZAHO, président de la CRF (Communauté Rwandaise de France).
Après avoir remercié la cour, monsieur RENZAHO présente la CRF: c’est une association qui a une trentaine d’année avec parmi ses combats les plus emblématiques, la loi de 2017 « qui a rendu punissable la négation du génocide contre les Tutsi. »
L’association compte une centaine de membres et plusieurs centaines de sympathisants, « des rescapés des familles dont je suis ». Le témoin rapporte avec beaucoup d’émotion ses souvenirs du début du génocide : « Tôt le matin, sur Radio Rwanda ils criaient très fort… Mon père savait que personne ne survivrait. Le génocide n’a pas été un accident de l’histoire, il était planifié. Les responsables étaient souvent des intellectuels… des médecins comme l’accusé ». Ils ont mis leurs compétences « au service de l’innommable. »
Et d’ajouter : « Je suis chef de projet en informatique et je peux vous dire quand un projet a été bien préparé. » Il faut « la justice, pas pour la vengeance, non. Pour que nos familles, nos voisins ne soient pas partis pour rien, et que les survivants soient rétablis dans la justice ».
À la question de monsieur le président de savoir si la communauté rwandaise échange quelle que soit l’ethnie, le témoin répond : « la communauté Tutsi n’existe plus, nous avons une association de Rwandais de tous bords »
Le président : « c’est un sujet devenu tabou? »
Le témoin : « devenu sans objet. Nous nous battons comme Rwandais, contre les divisions qui ont conduit au génocide. » Et de préciser : « Il m’est arrivé de côtoyer des Rwandais dont j’ai appris plus tard qu’ils étaient impliqués dans le génocide ». Certains rwandais « vivent en autonomie ». Difficile de savoir combien de Rwandais vivent en France, peut-être 3000 et beaucoup ont changé de nationalité.
Pour la défense, maître BOURG s’interroge : lorsque le témoin déclare que les intellectuels ont mis leur « savoir au service de l’innommable », y compris les médecins, est-ce une présomption de culpabilité? Le témoin de répondre simplement : « non ».
Monsieur le président conclut en rappelant que le témoin a parlé « des médecins, comme l’accusé » sans pour autant l’incriminer.
Audition de monsieur Marcel KABANDA, président d’IBUKA France.
Le témoin se présente comme retraité de 69 ans. Pour lui, ce procès est « l’aboutissement d’une longue attente de la justice, on ne peut que s’en réjouir… Moi-même je suis d’origine rwandaise, avec une formation d’historien… Je n’étais pas parti pour parler du génocide. J’étais spécialiste du sel, l’histoire économique et sociale de la région des Grands Lacs ». Et de poursuivre très ému, au milieu d’un long silence : « le génocide m’a transformé. »
Son travail pour un livre sur « les médias du génocide »[8] l’a amené à témoigner au TPIR[9], « un monde que je ne connaissais pas. C’est ainsi que j’ai été amené à comprendre : « le Tutsi était un étranger, un ennemi, un conquérant, il fallait en finir avec lui » [10].
Le nom de l’association « Ibuka » signifie « Souviens-toi », pour « se souvenir de leur noms et témoigner » pour ceux qui « mouraient comme des non êtres », victimes de viols ou jetés dans des fosses communes « encore vivants, juste blessés. »
On leur a fait croire qu’ils se regroupaient dans des lieux en sécurité alors que c’était « pour les empêcher de partir »... Il n’y a pas eu de camps de concentration comme pour la Shoah mais « des lieux de regroupements nécessaires pour exterminer un million de personnes. »
C’est seulement à partir des années 50 que les Hutu et les Tutsi sont « devenus des races » avec la création d’un mythe des Hamites[11]: « Le racisme, s’est développé au Rwanda malgré l’histoire de la Shoah, et les Rwandais l’ont intégré. »
La « révolution sociale », ça n’a pas été le renversement de la monarchie mais « le bannissement des Tutsi » avec, déjà en 1963 , 10 000 morts tutsi dans la commune de GIKONGORO. En 1973, les Tutsi sont chassés des écoles car ont considère qu’ils sont trop nombreux ». En 1990, la guerre aurait pu avoir une porte de sortie avec les accord d’Arusha mais « les extrémistes y ont vu une ruse des Tutsi pour prendre le pouvoir. »
Et de conclure : « Est-ce que l’accusé a vu un seul soldat du FPR à TUMBA tuer les Hutu? Non; »
Sur questions du président, le témoin précise le champ d’action d’Ibuka : « Nous n’avons pas de travail en amont des procès. Là-dessus, je voudrais rendre hommage au CPCR. C’est le CPCR qui le fait et pas nous… Nous sommes déjà suffisamment pris par le travail de mémoire ».
Ibuka a environ 200 adhérents en France. « Chaque association Ibuka est autonome. Je ne suis pas membre d’Ibuka-Rwanda. »
Sur questions de la défense s’en suivront de longs échanges sur le jugement d’Ignace BAGILISHEMA s’abord condamné puis acquitté par le TPIR pour avoir ordonné des regroupement de Tutsi au stade de KIBUYE où ils se seraient en fait présentés de leur plein gré. Ce à quoi le témoin répond : « Je ne suis pas là pour témoigner du procès BAGILISHEMA. je pense que ce n’est pas ce seul fait qui a été pris en compte. Toutes les situations ne vont pas se ressembler« . Comprendre qu’il ne faudrait pas faire d’amalgame avec la façon dont MUNYEMANA a enfermé les Tutsi au bureau de secteur de TUMBA.
Ce sera ensuite à maître LURQUIN de revenir à la charge à propos du rôle d’Ibuka dans l’établissement des actes civils. Et le témoin de répéter qu’il n’y a « pas de lien structurel d’Ibuka-France avec Ibuka-Rwanda… Ce que je sais, c’est qu’il y a toujours une difficulté de dresser la liste des victimes… dans certaines familles tout le monde est mort ou parfois il ne reste que des enfants en bas âge » et il y aussi eu des destructions volontaires d’états civils « alors oui parfois une cellule locale d’Ibuka connait mieux que l’administration, c’est en fait des voisins ».
La défense fustige une prolifération des constitutions de parties civiles constatée en première instance. Le témoin répond : « Je ne suis pas étonné que de plus en plus de gens viennent se constituer partie civile », il faut souvent beaucoup de temps pour se décider à oser le faire. La défense revient à la charge à propos d’un certain Jean-Baptiste NTWARI qui s’est constitué partie civile après la mort (attestée par Ibuka-Rwanda) de sa belle-mère dans le génocide alors que selon trois autres déclarations elle serait partie aux États-Unis… « Je ne sais pas pourquoi vous me posez cette question » répond simplement le président d’Ibuka-France qui a déjà évoqué l’autonomie des différentes associations.
Avant de suspendre l’audition peu après 17h, monsieur le président indique que demain il donnera d’abord la parole à l’accusé sur les expertises psychologiques et psychiatriques avant son « interrogatoire au fond ».
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole
Jacques BIGOT, membre du CPCR
Alain GAUTHIER, président du CPCR pour les relectures
1. Voir l’Audition de monsieur Fabrice ISHIMWE, le 10 octobre 2025.[↑]
2. Annexe 35 : La lettre et la pétition adressée au président Habyarimana au nom de la direction du MDR (Mouvement démocratique républicain), le 27 octobre 1993 et le 4 novembre 1993 pour protester contre la nomination de Faustin Twagiramungu comme Premier ministre, document pdf des annexes documentaires en ligne de Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994, André GUICHAOUA – La Découverte, Paris[↑]
3. Annexe 100 : Le mouvement préfectoral du 17 avril 1994 et la destitution des préfets « opposants », document pdf des annexes documentaires en ligne de Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994, André GUICHAOUA – La Découverte, Paris[↑]
4. Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2 du 28 janvier 1993: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[↑]
5. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA, désignation souvent étendue aux milices d’autres partis. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
6. Voir sur le site de Survie : Charles Onana et son éditeur condamnés pour contestation du génocide des Tutsis au Rwanda : le tribunal de Paris condamne un « déploiement sans frein de l’idéologie négationniste », article publié le 11 décembre 2024. [↑]
7. Voir le procès Laurent BUCYIBARUTA : Condamné à 20 ans de réclusion criminelle pour complicité de génocide et de crime contre l’humanité à l’issue de deux mois de procès aux assises de Paris, du 9 mai au 12 juillet 2022. Décédé le 6 décembre 2023, il avait fait appel de cette décision ainsi que le parquet.[↑]
8. “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
9. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
10. « Racisme et génocide. L’idéologie hamitique » de Jean-Pierre CHRÉTIEN et Marcel KABANDA – Belin, 2013[↑]
11. Mythe d’un peuple hamitique : voir Focus – les origines coloniales du génocide.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 14 octobre 2025. J 20
16/10/2025
• Parole à l’accusé au sujet des expertises.
• Début de l’interrogatoire de l’accusé.
o Sa situation personnelle.
o L’engagement politique.
o La destitution du préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA.
o Les relations avec toutes les personnalités.
o Les réunions politiques.
o Les rondes et les barrières.
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Le président Abassi – Dessin Félix Cuirot
Le président ouvre l’audience en validant les demandes de versements de nouvelles pièces aux débats : pour la défense, un rapport d’Amnesty International portant sur les lois rwandaises relatives au « sectarisme » ; pour les parties civiles, une lecture complémentaire proposée par Me BERNARDINI. Il invite ensuite les parties à se prononcer sur le mode d’organisation de l’interrogatoire de l’accusé, en proposant deux options : un déroulé ou un séquençage par thèmes. L’avocat général et la défense se déclarent favorables à la première formule, que la cour décide d’adopter.
Avant d’entamer la journée d’interrogatoire, le président revient sur l’expertise psychologique de Mme Paule DAHAN-SANANES, entendue la veille[1], puis donne la parole à l’accusé. Celui-ci se déclare « très choqué », affirmant que « les conclusions de l’experte ne correspondent pas à la réalité ». Il critique sa méthode de travail : « Pour chaque image, après mes premières réponses, elle insistait pour que je développe davantage. » Il lui reproche également de n’avoir tenu compte ni de son deuil (il venait de perdre sa mère), ni du contexte culturel rwandais. Il estime qu’elle a « manqué d’empathie » et qu’elle a réduit ses parents à des « monstres » et lui-même à un « enfant maltraité ».
Concernant l’expertise psychiatrique du Dr Dominique DANDELOT[2], l’accusé revient sur l’épisode relatif à une « consommation massive d’alcool » qu’il juge mal interprété : « Pendant le génocide, lorsque j’allais au café près de chez moi, je veillais à ce que mon verre reste plein. Cela ne signifiait pas que je buvais beaucoup, mais que je voulais éviter qu’on me resserve. » Interrogé par le président, il précise : « Ne pas boire d’alcool pouvait faire croire qu’on était un espion du FPR[3] ; c’était perçu comme un comportement suspect. »
À propos des violences subies durant son enfance, il affirme n’avoir jamais employé le mot « bastonnade », parlant plutôt de « fessée », et précise que son frère ne l’a jamais battu.
Le président évoque ensuite la contre-expertise réalisée par Mme Michèle VITRY-POINSO[4], très différente de la première, et lui demande si ses déclarations étaient similaires à celles faites devant Mme DAHAN-SANANES, mais sans détailler la nature des corrections : « Je n’ai pas donné plus de détails », répond l’accusé, qui conteste également la notion de « clivage ».
L’avocat général interroge l’accusé sur l’éventuelle influence du décès de sa mère sur ses réponses. « Non », répond-il. Il critique sa méthode de travail. L’avocat général lui demande pourquoi il n’a pas interrompu l’entretien ou exercé son droit au silence : « Je ne m’y attendais pas. Et j’avais des choses à dire », explique-t-il, avant d’ajouter : « J’ai répondu spontanément. Quand elle me poussait, je cherchais autre chose à dire. Je n’ai pas compris qu’elle cherchait à montrer un clivage. »
Parole à l’accusé
L’avocat général exprime ses doutes quant à la réalité des amitiés de l’accusé : « À l’audience, on les cherche encore. » L’accusé mentionne la présence, la semaine précédente, de M. Joseph MATATA dans la salle, ainsi que celle de l’épouse de M. Dismas NSENGIYAREMYE, ancien Premier ministre du Rwanda. Sur question de la défense, il cite également Beata UWAMARIYA, une femme tutsi qu’il a aidée à accoucher pendant le génocide, ainsi que l’infirmière Josepha. La défense souligne la difficulté pour les témoins de venir déposer en faveur de l’accusé : « Les gens ont peur et ne veulent pas s’exposer. »
(NDR. Monsieur Joseph MATATA, qui était effectivement présent aux côtés de madame MUNYEMANA, est un personnage connu en Belgique, et même en France. C’est lui qui, à chaque procès, dénonçait ce qu’il appelait « les syndicats de délateurs » à propos des rescapés qui venaient témoigner[5].)
Début de l’interrogatoire de l’accusé.
• Sa situation personnelle
Le président débute le premier volet de l’interrogatoire, consacré à la situation personnelle de l’accusé. Il lui demande si le fait d’avoir été l’un des rares gynécologues du Rwanda lui conférait une position particulière : « Oui, nous étions cinq dans le pays », répond-il. Cette rareté le rendait-elle « visible » aux yeux des autorités ? « Sans doute. Je suivais notamment l’épouse de certaines d’entre elles, dont Joséphine, femme de Jean-Baptiste HABYARIMANA ». Était-il connu du président HABYARIMANA? « Je connaissais Protais ZIGIRANYIRAZO, préfet de Ruhengeri et beau-frère du président. Il devait donc savoir plus ou moins qui j’étais. » L’accusé se décrit comme une personnalité connue à l’échelle locale.
(NDR. Concernant Monsieur Protais ZIGIRANYIRAZO, frère d’Agathe KANZIGA, épouse du président HABYARIMANA, il a récemment défrayé l’actualité, le maire d’Orléans ayant refusé qu’il soit inhumé dans le cimetière de la ville[6]. Il aurait finalement été incinéré dans un lieu secret en présence de quatre ou cinq membres de sa famille.)
Le président évoque ensuite l’achat de sa maison à TUMBA, en novembre 1991. L’accusé explique l’avoir financée par un prêt et y avoir logé des locataires. À la question de savoir s’il était un homme riche, il répond : « J’avais une maison et des locataires. J’étais riche comparé à la moyenne des Rwandais, mais je n’avais ni voiture ni économies à la banque. » Il indique avoir hérité d’une parcelle familiale et acheté une autre à côté de MUSAMBIRA, où il projetait de construire une maison. Concernant la vente de sa maison en 2009, il précise avoir été condamné par les juridictions gacaca[7] à indemniser deux jeunes à hauteur de « 2000 à 3000 € chacun ». Le bien a été vendu « 11 000 € ». Les indemnités, qualifiées de « rançon », ont été versées et le solde réparti entre ses enfants. Il affirme rester propriétaire des deux parcelles : la première, laissée à ses neveux, et la seconde, « récupérée » par des réfugiés après le génocide.
Interrogé sur ses déplacements à BUTARE, il déclare ne pas conduire : « Une camionnette venait nous chercher pour le travail. On l’appelait Apartheid car elle ne transportait que des médecins. » Il explique qu’il évitait d’emprunter une voiture, craignant de l’abîmer, un bien jugé trop précieux au Rwanda.
Concernant ses activités professionnelles pendant le génocide, il indique qu’il n’était plus secrétaire de la faculté de médecine et qu’il avait refusé un poste de direction. L’université étant fermée durant les vacances de Pâques, il travaillait à l’hôpital : « On était deux en consultation, quatre au total dans le service. » Avait-il des patientes tutsi ? « Oui, de toutes les ethnies. Il n’est pas si simple de distinguer Hutu et Tutsi. »
Le président revient sur le cas de Beata UWAMARIYA. L’accusé mentionne aussi une autre patiente, sans se souvenir si elle était hutu ou tutsi. Concernant Beata, il se rappelle qu’elle a été hospitalisée entre le 14 et le 16 avril, et qu’elle a accouché après le 21, peut-être le 28.
A-t-elle été menacée ? « Elle m’a dit que, le soir, des militaires et des Interahamwe fouillaient les chambres. Je l’ai donc fait sortir pour qu’elle rentre chez elle. » Il nie avoir jamais tenu de propos anti-tutsi.
L’accusé décrit un hôpital déserté à partir de 16 heures, sans lien selon lui entre la hiérarchie et les miliciens : « J’ai même chassé des jeunes miliciens qui rôdaient dans le service de maternité. » Interrogé sur les patientes livrées à elles-mêmes, il reconnaît ne pas en avoir informé sa hiérarchie : « Je n’avais rien à proposer. Tout le monde marchait la tête baissée. » Sur le sort de ses patientes, il ajoute : « Je ne les connaissais pas personnellement. Celles que je connaissais n’ont pas été tuées pendant le génocide. »
Le président s’attarde sur les congés de l’accusé, du 21 mars au 9 mai 1994. Celui-ci affirme être revenu deux fois à l’hôpital : la première pour accoucher Beata, la seconde pour assister une autre femme. Dans le premier cas, le mari de Beata, qui travaillait à la Croix-Rouge, avait envoyé son chauffeur ; dans le second, le mari de la patiente avait emprunté un véhicule communal. Il précise qu’il franchissait les barrages sans difficulté, en présentant sa carte d’identité : « Deux ou trois jeunes me connaissaient », dit-il.
Le président s’interroge sur la période suivant son retour de congé, en mai 1994, jusqu’au 1ᵉʳ juin, peu documentée par les enquêteurs. « Comment reprenait-on le travail alors que, dehors, il y avait le génocide? », demande-t-il. L’accusé : « C’était très difficile. On avait peur. On parlait peu, comme si les mots nous manquaient. » Avait-il encore des patientes tutsi à cette période? « J’ai dû en avoir. Pour elles, venir à l’hôpital était très difficile. »
Enfin, le président lui demande pourquoi il n’a pas profité de ses congés pour fuir le pays et rejoindre son épouse, alors en France : « Ce n’était pas possible. Je n’avais pas de véhicule, j’avais trois enfants et nulle part où aller. Avant le 6 avril et le début des tueries, je n’avais aucune raison de fuir. »
Interrogé sur son statut social, il admet avoir été un notable, tout en précisant : « Je ne m’en rendais pas compte. Je n’y ai jamais pensé. »
L’audience est suspendue à 12h42 et reprend l’après-midi à partir de 14h. Voici les abréviations utilisées pour les dialogues qui suivent :
P = Président
M = Sosthène Munyemana
A = Juge assesseur
PC = Avocat des parties civiles
PR = Procureur de la République (avocat général).
D = Avocat de la défense
• L’engagement politique
P : Aviez-vous une adhésion au MDR[8]?
M : le président a accepté la relance du multipartisme dont celui du MDR. Je retournais d’Europe donc j’étais content en ayant l’expérience du multipartisme ici. Quand le MDR est né et qu’en plus il se rénovait pour enlever l’ambiguïté ethnique et sociale, alors il me paraissait être un bon parti car il condamnait l’ethnisme et promettait de mettre fin à la marque de l’ethnie sur la carte d’identité. Le MDR se prononçait clairement pour des négociations ouvertes avec les réfugiés et donc cela faisait pour moi un bon parti. En 1992, j’ai pris la carte du MDR dont j’avais assisté à des meetings. Si je vais dans son évolution à la relance du multipartisme, les nouveaux partis se sont prononcés pour le MRND[9]. Ils se sont coalisés pour affronter le MRND. C’est ce gouvernement qui a mené des négociations de paix avec le FPR[3] avec le premier ministre, le ministre des affaires étrangères était Boniface NGULINZIRA.
En juin 1993, les politiciens ont commencé à avoir des appétits en prévision des élections. Les présidents des partis qui étaient ensemble dans la coalition ont commencé à se liguer contre le MRND. Ils comprenaient qu’il était devenu trop visible et qu’il pourrait gagner une élection donc ils ont voulu l’éliminer. Au MDR, il y avait un congrès, un bureau politique composé des responsables des préfectures et dont dix présidents qui se retrouvaient à Kigali et un bureau politique. Les 10 représentants de chaque préfecture s’étaient réunis et avaient désigné Dismas NSENGIYAREMYE comme futur représentant d’une coalition. Dans une compétition pour le futur, le président du parti a voulu se représenter. Faustin TWAGIRAMUNGU a fait une alliance avec le MRND et HABYARIMANA, alors que jusque-là ils avaient combattu le MRND. Il parvient à évincer Dismas NSENGIYAREMYE et réussit à se faire nommer dans le gouvernement de coalition. Dans les 6 mois qui restaient, il fait designer Agathe UWILINGIYIMANA à la place de Dismas qui venait d’être destitué. Cela a mis du désordre au sein du MDR mais il y a eu une convocation d’un congrès extraordinaire qui a duré deux jours et donc Agathe participe à ce congrès en tant que représentante de BUTARE et Faustin TWAGIRAMUNGU est exclu. Agathe est démissionnée de son poste de premier ministre au cours de ce congrès et Dismas retire sa candidature. C’est à ce moment-là que KAMBANDA est nommé premier ministre.
Après le congrès, Dismas a été tellement menacé qu’il s’est exilé en France vers fin juillet – début août 1994. Jean KAMBANDA s’est aussi senti menacé par les membres du MRND et il est venu séjourner chez moi pendant une semaine à Tumba.
P : Il y avait trois courants en 1993 où il y avait d’abord le courant de Frodouald KARAMIRA, il y avait ensuite le courant de Faustin TWAGIRAMUNGU qui était proche du FPR et il y avait ensuite un troisième courant qui était modéré avec Dismas. Il y avait la volonté ensuite d’être nommé premier ministre. Au sein du MDR, il y avait ce congrès où il a fallu savoir ce qu’on faisait de Faustin qui allait être nommé à la place de Dismas. Le bureau politique n’était pas sur le choix de Faustin et donc ce dernier est expulsé du parti. À la suite de l’assassinat du président burundais, il y a une mouvance Power qui va apparaitre. On assiste en plus à une nouvelle scission entre Agathe et Jean KAMBANDA avec la première qui veut être première ministre à la place de ce dernier.
M : La scission a eu lieu plutôt avec Agathe qui avait dit qu’elle ne se présenterait pas mais finalement s’est présenté comme première ministre.
P : Sur ces problématiques du MDR vous avez dit que vous êtes en accord avec Dismas ?
M : Oui, je le confirme
P : Quelle est la position de Dismas ?
M : Côté MRND, on s’appuyait beaucoup sur l’armée et on la disait pro-MRND. Dismas restait au milieu avec son parti sans force armée soutenant le MRND en disant que sa force est la population et donc il voulait rester dans une ligne de démilitarisation.
P : Etiez-vous à ce congrès en juillet 1993 ?
M : Non, je n’étais qu’un simple membre du parti.
P : Il y a une lettre du 7 septembre 1993 postérieure au congrès après l’exclusion de Faustin que vous avez signée. Avez-vous participé à son élaboration, son envoi et vous souvenez-vous de l’avoir signée ?
M : Je n’ai pas participé à son élaboration mais je l’ai signée car j’étais d’accord avec son contenu. Nous faisions des réflexions sur comment le parti devrait être amélioré. Jusqu’à présent, on adressait nos réflexions au bureau politique. Avec la cassure qu’il y a eu au MDR, c’est la première lettre que nous avons envoyée. Pour nous, HABYARIMANA était en quelque sorte responsable de ce qui s’était passé au MDR car au départ ils avaient fait avec Agathe tout le désordre dans le MDR ensemble.
P : Il y a quand même un paradoxe, on sent que c’est une problématique nationale prise en compte par le parti politique à travers ses organes. Comment expliquer alors que vous vous présentez comme un simple militant mais que vous pouvez vous adresser directement au président de la République avec des mots forts ?
M : C’est pour ça que je dis que nous étions tous dans cette liste des membres militants et aucun n’agissait en tant que représentant local ou national. On l’a envoyée au président car on l’identifiait comme l’origine du problème et il ne nous a jamais répondu car il s’est peut être dit que ça ne vient pas du parti.
P : Vous envoyez une lettre directement au président pour l’apostropher sur des points nationaux s’agissant de la gouvernance du pays ? Ce n’est pas le parti politique qui écrit!
M : C’est pour ça que nous parlons beaucoup de démocratie car comment mettre la démocratie dans le parti alors qu’il ne peut pas l’appliquer dans son parti.
P : Quelle légitimité vous avez à écrire à un président de la République ?
M : Nous avons fait comme un citoyen qui écrirait au président. Je n’ai pas pensé à la force des termes de la lettre à l’époque.
P : Parlez-nous du Cercle d’intellectuels du MDR résidant à BUTARE.
M : Le cercle de réflexion du MDR était un groupe informel né directement après la relance du multipartisme. Il était composé de professeurs d’hôpital et de gens des environs de BUTARE-Ville. Nous l’avons créé pour susciter des idées et nous avions un bureau dont le président est malheureusement décédé fin 1993. J’étais deuxième vice président à l’époque. À la mort d’Ignace SENTAMA, je suis devenu le seul vice président et les autres postes n’ont pas changé. Il y a une date clé qui est celle du 14 avril. Ce jour-là nous apprenons que la MINUAR[10] arrivée en décembre allait être retirée en plein massacres et c’est à cela que nous avons réagi quand nous l’avons appris. Nous avons eu l’idée d’envoyer une lettre à l’ONU pour montrer la situation du Rwanda et de montrer combien le risque est grand si on retire les Casques Bleus. Ce que vous avez, c’est la transcription lue sur Radio Rwanda.
P: C’est une transcription, vous avez raison.
M: (Ce cercle), c’était des intellectuels, des médecins – il y a un autre groupe, dont le Dr RWAMUCYO, complètement différent du nôtre-. Ce cercle avait pour but d’apporter des avis au bureau politique du MDR.
Le président lit le texte de la « motion du 16 avril du Cercle d’intellectuel du MDR résidant à BUTARE ».
P: Quand vous faites cette motion, que savez-vous du gouvernement intérimaire ?
M : Nous connaissions surtout les engagements pris dans notre courrier pour reprendre une coalition avec le FPR et un autre objectif de combattre la famine. Les deux premiers objectifs nous paraissaient primordiaux si le gouvernement le respectait.
P : Vous aviez la radio à la maison?
M : Oui
P : Vous captiez la RTLM[11] ou Radio Rwanda ?
M : Par principe quand la RTLM a été lancée je n’ai jamais capté ou voulu capter la RTLM car il y avait un grave problème d’extrémisme Nord / Sud et donc je n’ai jamais cherché à la capter.
P : Si on entend vos proches, vous écoutiez la radio régulièrement.
M : Oui
P : C’était quotidien ?
M : Oui
P : Est ce que entre le 6 et le 7 avril vous étiez informé qu’il y avait des massacres dans le pays ?
M : Oui je le savais mais ce n’était pas encore arrivé à BUTARE.
P : Vous saviez que Agathe a été assassinée ?
M : Oui on en parlait dans le courrier.
P : Faites-vous un moment le lien entre le démarrage et la perpétration de massacres dans le pays avec le gouvernement intérimaire ? Vous ne vous demandez pas pourquoi il n’essaye pas de les arrêter ?
M : Le gouvernement disait qu’il s’efforçait de les arrêter.
P : Où avez-vous entendu cette information?
M : Je parle des objectifs que le gouvernement s’était fixé et le fait que le MRND est le seul à n’avoir perdu aucun membre. Nous restions dans la perspective de dire que nous restions dans l’opposition.
P : Il y a une différence fondamentale entre dire que c’est des nouvelles têtes, ils ne vont pas faire comme le MRND et avoir les informations sur leurs objectifs, quelles sont vos sources ?
M : Sincèrement, nous partions seulement de l’énoncé de l’objectif où le gouvernement s’est donné comme objectif d’arrêter les massacres pendant ses six semaines de durée de vie.
P : Je répète encore une fois ma question: d’où sortiez vous cette info ? De la radio ou un communiqué ?
M : Les trois objectifs que j’ai cités ont été précisés à la radio.
P : Je n’ai pas vu cet élément dans le dossier. Si quelqu’un l’a vu, n’hésitez pas pour enrichir les échanges. Soutenez-vous le gouvernement intérimaire jusqu’au 16 avril ?
M : À ce moment-là j’ai arrêté et notamment vers le 19 avril.
P : Lorsqu’un gouvernement dit que l’un de ses objectifs est de faire cesser les massacres mais qu’ils continuent même sept jours après, dans un pays comme le Rwanda extrêmement structuré avec cette idée du respect de l’autorité, comment ne vous étiez vous pas dit que je peux cautionner un gouvernement alors que vous avez pu constater que manifestement sur le terrain les massacres continuaient.
M : Nous avions comme information que ceux qui s’adonnaient aux massacres c’était surtout la garde présidentielle et il y avait des patrouilles mixtes qui étaient proposées pour neutraliser la garde présidentielle devenue incontrôlable et donc la volonté ne venait pas seulement du gouvernement pour la neutraliser.
P : Vous saviez que les Tutsi étaient tués le 16 avril?
M : Oui je savais qu’ils étaient en grand risque d’être tués.
P : Pourquoi cela n’apparait pas dans la motion en connaissant ces tueries de Tutsi pour les faire cesser?
M : Ce que nous demandons est d’arrêter les tueries de Hutu et de Tutsi sans les citer pour que tout le monde en profite. Ce qui est embêtant, c’est que citer les Tutsi dans un document comme ça cela aurait pu avoir comme effet pervers que ceux qui tuent comprennent que l’on désigne les Tutsi. C’est ce que je me suis dit à posteriori mais nous n’en avons pas discuté.
P : La référence à la MINUAR est plutôt à la fin du document et est assez résiduelle par rapport au reste des points évoqués, ce qui parait paradoxal avec le fait que l’objet du document aurait été selon vous d’évoquer la MINUAR.
M : Je comprends. Nous avons commencé à évoquer le contexte. Nous étions quatre pour rédiger cette lettre et c’était un compromis. Donc je n’ai pas eu la maîtrise de toute la lettre même si je suis d’accord avec l’ensemble.
P : Concernant les remerciements à l’armée rwandaise dans la lettre, pourquoi adressez-vous vos remerciements aux FAR[12] par rapport avec votre adéquation à la ligne de Dismas qui est plutôt démilitarisée ?
M : Ce n’est pas pareil. Après l’attentat, BAGOSORA a voulu réaliser un coup d’état mais les FAR s’y sont opposées et donc le fait que les FAR mettent en place ce gouvernement était mieux qu’un coup d’état de BAGOSORA qui nous paraissait horrible.
P : Ce document a-t-il été envoyé ? Et si oui à qui ?
M : Nous avons identifié les destinataires et comme il y avait le secrétaire, c’est lui qui s’est chargé de l’envoi. La lecture de ce document à la radio n’était pas du tout prévue.
P : Vous n’avez pas la preuve qu’il a été envoyé?
M : Je n’ai pas revu le secrétaire Balthazar. Je suppose qu’il l’a envoyé mais je n’ai pas retrouvé de copie.
P : Sur cette motion, nous avons entendu une témoin madame GLIKORIC COULIBALY[13] qui avait trouvé que selon elle certains éléments étaient favorables aux génocidaires car en feignant de faire appel à la MINUAR cela montrerait une intention coupable. Vous êtes d’accord ?
M : Cela me surprend car nous parlions du chef militaire de la MINUAR (NDR. Roméo DALLAIRE) qui avait des tendances partisanes et donc nous demandions aux Nations Unies d’améliorer la MINUAR. Nous demandions que l’on renvoie sa façon de travailler.
P : Il y avait quand même un élément critique.
M : Oui, nous critiquions le dirigeant de la MINUAR pour son esprit partisan
D : Nous voulons nous permettre une observation. Deux autres témoins ont fait une analyse de cette lettre et une vision totalement opposée à celle de madame COULIBALY.
PC : Je voudrais compléter en disant qu’il y a trois témoins sur la question.
P : Vous avez déclaré que le document a été envoyé et adressé à l’ONU et aux ambassades en avril 1994. Vous le confirmez ?
M : Oui, je partais du fait que le secrétaire l’aurait envoyé car nous lui avons donné la liste des destinataires mais je ne l’ai pas vu l’envoyer.
A : Je voulais savoir quel était votre intention d’envoi ?
M : Je voulais l’envoyer aux Nations Unies et aux pays qui avaient accompagné les négociations d’Arusha ainsi que la Tanzanie et les pays voisins qui ont aide le Rwanda comme le Burundi.
A : Ont-elles atteint leur destination ?
M : Je pars du principe que le secrétaire les a envoyées. De mon côté, en France, j’ai essayé d’écrire un peu partout en France pour voir si il a été envoyé.
A : L’instruction l’a t’elle déterminé ?
M : Ils ne m’ont rien dit.
A : Qui a pris l’initiative de le lire à la radio ?
M : À BUTARE le 19 avril étaient venues les autorités nationales et peut-être un membre des autorités nationales l’a amené à la radio et a demandé à ce que la lettre soit lue.
A : Si on suit votre raisonnement, votre intention était de l’envoyer à l’ONU et aux autres pays mais ce n’était pas votre intention de l’envoyer au gouvernement ? Je ne comprends pas bien le chemin de ces destinataires jusqu’aux mains du gouvernement.
M : La coïncidence de la date du 19 m’amène à me demander si quelqu’un au gouvernement de BUTARE a pu avoir notre lettre en main et l’amener pour lecture.
A : Je comprends que vous n’avez pas de réponse à cette question.
P : Concernant la branche MDR-Power, on a entendu des témoins comme Monsieur GASHUGI[14] qui a dit qu’on vous voyait le poing en l’air dans les meetings et qu’il y avait marqué MDR-Power sur votre bras ou encore que vous étiez habillé avec les couleurs du MDR, en noir et rouge. Et d’autres témoins en parlent.
M : Je n’ai jamais eu ça sur mon bras, il a inventé et il s’est lui même trompé dans sa déposition disant m’avoir vu le faire en 1993 alors que cela n’existait pas. Toutefois, c’est possible qu’il m’ait vu en rouge et noir.
P : Etait-il possible pour un parti d’évoluer en dehors de l’influence Power ?
M : Oui c’était possible car chaque individu pouvait rester tel quel ou bien basculer, c’était du cas par cas.
P : (…)
M : Je n’ai jamais participé à un meeting du MDR-Power, je n’ai pas participé à un meeting après la cassure du MDR.
P : Lorsque vous êtes arrivé à TUMBA, vous êtes-vous présenté auprès du préfet du bourgmestre et du responsable du secteur ?
M : Je connaissais le préfet HABYARIMANA Jean-Baptiste. Sa femme était ma patiente et faisait partie de mon groupe de femmes auxquelles je faisais faire un sport ?
P ; Vous étiez au courant qu’il était Tutsi ?
M : Oui
P : Quelle était sa réputation ?
M : Il était très respecté.
P : C’est lui qui a fait la réputation apaisée de BUTARE ?
M : Les gens étaient paisibles à BUTARE. HABYARIMANA était apaisant.
P : KANYABASHI ?
M : C’était quelqu’un de correct. Je le connaissais comme administratif, j’ai eu l’occasion de venir le voir pour certains documents.
P : Son épouse était de quelle ethnie?
M : Son épouse, je ne la connaissais pas
P : Monsieur BWANAKEYE, le conseiller de secteur de TUMBA ? Le bureau de secteur est son bureau
M : Je ne sais pas si il était divorcé ou si il avait perdu plusieurs femmes. Il avait plusieurs enfants et une femme enceinte en 1994.
P : Et MAMBO ?
M : Je ne l’ai pas vu tout de suite quand je suis arrivé. Je me suis présenté directement à BWANAKEYE mais je n’ai pas eu l’occasion de voir Mambo en tant que responsable de cellule jusqu’au 17 avril et c’est là que j’ai appris que c’était mon responsable de cellule.
P : Vous ne le connaissez donc pas avant le 17 avril ?
M : Non, et je suis sûr que ma femme qui est la à l’audience qui était déjà partie à ce moment-là ne la connait pas non plus.
• La destitution du préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA
P : Quand avez-vous été informé que le préfet HABYARIMANA était destitué ?
M : Je l’ai apprise le 19 avril avec la présentation du nouveau préfet mais par contre je savais qu’il y avait une menace contre lui car le gouvernement avait menacé de destituer le préfet de BUTARE et de KIBUNGO.
P : Quand vous évoquiez cette menace de destitution des deux préfets, vous ne vous êtes pas demandé pourquoi le gouvernement va destituer un préfet qui est apprécié ?
M : Je n’avais pas pensé que cela irait jusqu’à la destitution car je sais que les responsables politiques font souvent des menaces sans lendemain.
P : La décision du Conseil des ministres du 17 avril, êtes-vous d’accord pour dire que le préfet HABYARIMANA devait le savoir et ne l’apprend pas le 19 avril ?
M : Non, je pense qu’il l’a su rapidement.
P : Au vu de la rapidité des informations qui circulent, l’avez-vous su avant le 19 avril par des échos au regard de vos rapports avec le préfet et au vu de votre statut de notable de Tumba ?
M : On ne conversait pas, il n’avait pas mon téléphone et je n’avais pas le sien, on était pas à ce stade-là. C’est possible qu’il y a eu une télédiffusion le 17 avril. Après la mise en place des barrières, j’ai directement participé à la ronde et donc je ne l’ai su que le 19.
P : Comment l’information d’un préfet limogé le 17 avril ne vous parvient que le 19 ? Cela parait difficile à comprendre au vu du contexte et notamment de l’importance de la décision.
M : Il n’y a pas eu de bruit sur ça. Surtout que le lendemain, le 18, il vaquait à ses activités comme d’habitude. C’est quand le 19 avril on a entendu le discours de SINDIKUBWABO. Je croyais qu’il avait été destitué ce jour-là et j’ai appris plus tard qu’il a été destitué le 17.
(…)
M : Le jour où j’apprends que le préfet est destitué, j’apprends que le commandant de la gendarmerie est muté vers le front.
P : Vous apprenez donc ces deux nouvelles le même jour. Quel signal cela envoie ?
M : C’était la catastrophe et on le savait tout de suite.
P : Entre le 17 et le 19 avril avez-vous revu le préfet HABYARIMANA dont on dit qu’il a été tué mais dont le corps n’a jamais été retrouvé ? Vous êtes vous inquiété de son sort même le 19 ?
M : Non, je vous dis sincèrement qu’on ne communiquait pas de cette manière-là, je n’avais pas son numéro de téléphone et je ne l’ai pas joint.
P : On peut s’interroger sur le fait que vous n’en savez pas plus au vu des propos positifs que vous tenez sur lui.
M : On était des connaissances mais on n’était pas encore des amis qui se fréquentent.
P : Ce n’est pas tant l’amitié que des conditions dans un contexte trouble, dans ce contexte vous auriez pu avoir peur que sa famille et lui aient été tués
M : Vous savez, il y a une famille venue de Kigali qui fuyait vers le Burundi et qui s’est arrêtée dans un couvent religieux à Butare. J’ai appelé pour avoir de leurs nouvelles mais les soeurs m’ont dit qu’il ne sont pas ici. Dans cette période, tout le monde se méfiait de tout le monde.
Réunion du 19 avril à Butare
P : Arrivent à BUTARE les plus hautes autorités du pays dont le président de la République et le Premier ministre. Etiez-vous présent lors de cette réunion ?
M : Je n’y étais pas. Je n’en avais pas qualité car les personnes invitées étaient des chef de service.
P : Quand avez-vous su que le président a tenu ce discours ?
M : J’ai du entendre des extraits de ce discours à la radio le 20, j’ai des souvenirs d’avoir entendu seulement des extraits de ce discours.
Le président lit une partie du discours du président SINDIKUBWABO[15].
P : Quand vous entendez ce passage du discours, comment vous l’interprétez?
M : C’est un discours extrémiste et d’appel aux tueries, c’est clair. C’est pour ça que nous étions éloignés du MRND car il y avait à chaque fois ce genre d’incitation aux tueries.
P : En avez-vous tiré une conclusion pour le président ou le gouvernement intérimaire?
M : C’est là que j’ai compris qu’il devenait incontrôlable et qu’il y avait des tueries dirigées contre les Tutsi.
P : Avez-vous eu des bribes du discours de Jean KAMBANDA?
M : J’ai dû en entendre quelques extraits mais je n’ai pas eu autant d’écho de celui de SINDIKUBWABO.
P : Vous avez entendu l’autre discours de KAMBANDA?
M : Oui, il y a eu un autre éditorial dont je ne connais pas la teneur mais il semble qu’il était plutôt modéré.
P : Avez vous été informé du discours de KANYABASHI?
M : J’avais su qu’il avait pris la parole mais je n’ai pas entendu son discours.
Le président lit le discours de KANYABASHI le 19 avril.
P : Que pensez vous de ces mots ?
M : Il fait allégeance au gouvernement, c’est sûr.
P : Est-ce que les choses sont claires sur l’allégeance de Monsieur KANYABASHI à SINDIKUBWABO?
M : Ça dépend si on a eu le contenu du discours, je n’ai pas eu le contenu de ce discours.
P : Pour vous, quelle est l’orientation de ce 19 avril ?
M : Cela ne présageait rien de bon, c’est clair, je sentais qu’il y avait un changement.
P : Peut on dire que c’est le point de départ du génocide à BUTARE ?
M : Oui
P : Quand prenez-vous conscience de ce départ ?
M : Je me suis dis cela à partir du discours de SINDIKUBWABO.
P : À ce moment-là, ne vous dites-vous pas que vous allez partir ?
M : Je suis avec trois enfants en bas âge sans véhicule ni moyen de déplacement et sans invitation. Je me demandais où aller, et par exemple, la France ne m’accueillerait pas comme ça. Je n’y ai même pas pensé car il y avait trop de choses à résoudre et donc je n’aurais pas pu partir.
• Les relations avec toutes les personnalités
P : Connaissiez-vous Theodore SINDIKUBWABO ?
M : Je l’ai eu comme enseignant de pédiatrie. Je ne l’ai pas revu bien qu’il habitât Tumba. Je le connaissais mais il me connaissait pas.
P : Il n’était pas de votre parti ?
M : Non.
P : Comment avez vous connu KAMBANDA ?
M : On le connait parmi nos épouses car les deux étaient amies et dans la même classe. Cela date des années 78, 79 ou 80. Il est venu chez moi au moins trois fois et je suis allé chez lui une fois.
P : Vous le considérez comme un ami ?
M : Oui
P : L’avez-vous rencontré quand il a été nommé Premier ministre ?
M : Le 14 mai et la veille, le 13, le vice-directeur de l’université invite à une réunion du Premier ministre le lendemain. Une personne vient nous chercher pour y aller. Il y a beaucoup de noms dans cet auditorium. Je me rappelle dans ce discours de beaucoup de mention du FPR. Il utilisait des termes qui ne venaient pas du MDR en parlant d’Inyenzi[16].
P : Vous savez, à cette réunion, que chacun maîtrise une arme. Le 14 mai, l’ennemi n’est-il pas simplement les Tutsi ?
M : C’est clair.
P : Ne pensez-vous pas qu’à ce moment-là tout le monde a compris que l’ennemi est Tutsi ?
M:
P : On peut analyser ces propos comme une incitation à tuer les Tutsi ?
M : Oui.
Rencontre avec Jean KAMBANDA.
P : Monsieur Jean KAMBANDA. est il venu vous voir pendant le génocide et que vous a t’il dit ?
M : Il était venu car il a appris que j’avais fui de chez moi.
P : Quand il vient vous voir le 19 juin, avait il un véhicule officiel ?
M : Il avait une jeep avec des militaires et un autre jeep avec des gardes. J’ai écris une lettre en partant à Jean KAMBANDA en croyant que j’allais mourir où je lui demandais de protéger mes enfants.
P : Le 14 mai, vous entendez plusieurs choses qui a minima vous bousculent, voire vous inquiètent. Avez-vous tenté de le contacter pour comprendre ?
M : Il était a GITARAMA et moi à BUTARE, je ne voulais pas lui parler comme ça par téléphone et donc je n’ai pas pu lui parler.
P : Même le 19 juin ?
M : Même le 19 juin.
P : Vous avez considéré que ce serait un ami qui pourrait s’occuper de vos enfants ?
M : J’ai fait la différence entre ce qu’il a fait en politique et notre amitié. Je ne pensais qu’à mes enfants, mes enfants.
P : Qui était Straton?
M : Il était médecin, biochimiste. Il travaillait au laboratoire universitaire. On a fait connaissance avec lui et il est parti en Belgique faire ses études. Ma femme s’occupait de leur fille pendant que la femme de Straton préparait ses examens. On se voyait dans des fêtes une fois ou l’autre mais on ne se voyait pas souvent. On était quand même amis car on pouvait s’entraider et il m’a aidé à traverser les barrières.
P : Straton faisait parti du gouvernement intérimaire. De quel parti politique était-il ?
M : Il était du MRND.
P : Comment a t-il pu finir ministre de l’agriculture alors qu’il était biochimiste ?
M : Je ne savais pas non plus. Quand je l’ai appelé, je lui ai dit que j’hésitais entre le féliciter ou lui donner mes condoléances car ce n’est pas une voie que j’aurais souhaitée pour un ami.
P : L’avez-vous entendu tenir des propos extrémistes ?
M : Non, mais il faisait parti des manifestants qui manifestaient contre la CDR accusée d’avoir tué Félicien GATABAZI.
P : Pouvait-on être ministre dans le gouvernement intérimaire sans valider ou participer au génocide ?
M : je pense qu’on pouvait y aller en disant : « Allez, on va rectifier tout ça ». Je prends l’exemple des accords d’Arusha, cela s’est passé comme ça.
P : Quel était votre relation avec KANYABASHI ?
M : Juste de manière administrative.
P : Pensez-vous qu’il avait une marge de manœuvre ?
M : Je pensais qu’il en avait une comme il accueillait les gens mais à posteriori je me suis dis qu’il avait pas tant de marge de manœuvre que ça. Tout aurait été possible si il avait eu des personnes autour de lui pour l’aider.
P : Qu’est-il advenu de ceux qui étaient en opposition avec HABYARIMANA et la gendarmerie ?
M : Ils allaient se faire tuer.
P : Vous vous voyez avec BWANAKEYE ?
M : On se connaissait comme administratif local.
P : MAMBO ?
M : Je ne le connaissais pas et je ne l’ai connu que le 17 avril. Je l’ai connu comme milicien.
P : Quand l’avez vous identifié comme grand tueur ?
M : Du 24 au 25, j’ai eu des échos de ses participations aux tueries.
P : REMERA ?
M : Il affichait son extrémisme et je le connaissais depuis longtemps. Plus on le craignait mieux c’était pour lui.
P : Avez vous été chez lui?
M : Jamais. Quand je le voyais au bar de RUGANZU, il buvait seul. Il n’y aucune relation entre lui et moi.
P : REMERA était quand même présent dans la plupart des réunions de secteur?
M : Oui, comme il habitait le secteur. On avait pas la force de chasser REMERA de ces réunions.
P : Vous dites dans vos anciens interrogatoire que REMERA est infréquentable mais vous étiez quand même dans des réunions où il était ? Pensez vous qu’il avait des intentions bienveillantes envers les Tutsi du secteur ?
M : Non
P : RUGANZU ?
M : Il était membre du MDR et on se connaissait au moins 8 ans avant que j’aille à Tumba; je l’ai connu dans ma commune de naissance. Je n’ai rien vu de répréhensible chez RUGANZU sauf quand il tenait cette buvette. Je ne connaissais rien de lui pour qu’on puisse l’étiqueter. Il était considéré comme riche.
P : On évoque le bar de RUGANZU comme un lieu dans son domicile qu’il a aménagé comme bar/café c’est bien cela ?
M : Oui
P : On en parle comme un lieu de réunion de Hutu extrémistes à tendance Power?
M : Non c’est faux, c’était la même fréquentation qu’avant le génocide.
P : Mambo était il présent ?
M : Non jamais.
P : Et REMERA ?
M : Je l’ai vu deux fois, il y était assis tout seul
P : Pendant le génocide ?
M : Il n’y était pas
P : À combien de mètres habitait-il du bureau de secteur ?
M : À 80 mètres.
P : On a évoqué la fosse de chez RUGANZU, vous la connaissiez ?
M : Oui, je l’ai appris dans la nuit du 21 au 22 où les Tutsi ont été tués là-bas et des filles ont été violées. Ceux qui avaient été tués ont été jetés dans cette fosse.
P : Pourquoi y a-t-’il une fosse près du domicile de RUGANZU ?
M : Je crois que son fils était en train de construire une maison et les assassins l’ont interprété comme une fosse pour y mettre les cadavres.
P : Les premières victimes du 21 avril au matin étaient des personnes qui habitaient près de chez RUGANZU, vous le saviez ?
M : Oui, je le savais, les premières victimes habitaient là-bas.
P : Cela ne vous a pas surpris que les premières victimes étaient les personnes qui habitaient là-bas?
M : Non, les militaires sont allés commencer les tueries là-bas et RUGANZU n’y était pour rien.
P : Qu’est devenu RUGANZU?
M : J’ai appris qu’il avait été tué, il est revenu de la zone Turquoise et il s’est fais tuer à son retour à Tumba par le FPR.
P : Félicien KUBWIMANA, l’ancien conseiller de secteur ?
M : Je le connaissais moins, j’ai parle avec lui. On était voisins aussi mais on ne s’était pas rendu visite encore. On se disait bonjour dans la rue.
P : Quand on vous dit que Félicien voulait se substituer à BWANAKEYE ?
M : Non, je n’ai pas vu cela, il n’a jamais convoité de remplacer BWANAKEYE.
P : Connaissiez vous son fils ?
M : Je ne dirai pas la même chose que son père. Lui, il avait une arme à feu.
P : Vous le considérez comme un grand tueur ?
M : Je sais qu’il a tué Tharcisse que l’on savait être un tueur également.
P : Avez vous déjà remis des armes à ce Faustin ?
M : Jamais, monsieur le président, je ne connais pas les armes et je ne manie pas les armes.
P : Joseph KANYABASHI ?
M : Il me semble que sa femme était infirmière au laboratoire mais on se fréquentait peu avec sa famille. Entre personnes de GITARAMA, quand on se rencontrait, on parlait plus facilement et c’était son cas. On commençait a se connaitre mais on n’ avait pas encore commencé à se fréquenter.
P : Vous n’ avez pas constaté quoi que ce soit qu’aurait vu ou fait KANYABASHI?
M : Non rien
A : Certains témoins ont dit qu’ils ne pouvaient accéder au bar de RUGANZU et que les Tutsi y étaient chassés ? Qu’en pensez-vous ?
M : Avant le 6 avril, je n’ai jamais entendu dire que des Tutsi étaient chassés de chez RUGANZU. Apres le 6 avril, comme ils étaient cachés, ils n’y sont pas revenus. Je n’y étais pas tout le temps mais les fois où j’y étais je n’ai jamais assisté à cela.
A : Les miliciens fréquentaient-ils le bar de RUGANZU ?
M : Les gens qui fréquentaient son bar, je les connaissais avant mais ceux que j’ai fréquentés avant je dirais que ce n’est pas des miliciens. Je ne sais pas quel est la limite pour être milicien, moi-même on m’a dit que j’étais milicien.
A : Y avez-vous vu des militaires ?
M : Je n’ai jamais vu de militaire dans son bar, même les militaires qui habitaient là.
A : Quelle était la périodicité de vos visites dans ce bar ?
M : Avant le génocide, j’étais souvent absent. Il pouvait se passer deux mois sans que j’y aille. Pendant le génocide, comme j’étais tout le temps présent à TUMBA, je pouvais y aller une fois toutes les deux semaines.
• Les réunions politiques
Réunion du 17 avril qui se tient au bureau de secteur de TUMBA:
P : Que pouvez-vous nous en dire de cette réunion ?
M : Cette réunion est convoquée par le conseiller BWANAKEYE car on avait commencé à voir les arrivées de personnes vers TUMBA. Il parle directement de cette question de réfugiés qui arrivent et qui sont poursuivis. Il nous alors proposé de mettre une barrière à la périphérie du secteur de TUMBA pour que le secteur puisse être protégé de toute intrusion et notamment celle des miliciens. BWANAKEYE voulait accueillir les réfugiés et barrer la route aux poursuivants car ils risquaient de semer le trouble. Il est décidé que nous allions faire des rondes dans nos quartiers respectifs. C’était une pratique courante au Rwanda à chaque fois qu’il y avait des troubles comme ça. Mis à part ces deux points, pendant cette réunion, quelqu’un a soulevé la question du comité de sécurité du secteur. Aussi au niveau préfectoral et communal, chaque niveau a déjà un comité de sécurité. Ce comité de sécurité n’inspirait pas beaucoup confiance. Il faudrait des personnes sages du secteur qui seraient des ressources si le conseiller BWANAKEYE avait besoin de quelque aide que ce soit. Chaque responsable de cellule est membre du comité. Il s’ajoute à cela REMERA qui était président de la CDR[17].
Notre mission ne fut pas énoncée, BWANAKEYE savait qu’on était là s’il avait besoin. À ce stade, mon fils Gustave est venu à la réunion me dire que chez nous venaient d’arriver des personnes dans une camionnette. Je me rends chez moi et je trouve monsieur KAMANZI avec un couple, Marie-Goretti et Bonaventure, ainsi que les amis de ce couple et mon frère Appolinaire. J’apprends de ce couple que la femme de KAMANZI et 6 de ses 8 enfants ont été tués. Il était abattu par cette nouvelle et il n’avait pas de nouvelles de ses autres enfants. J’ai essayé de consoler KAMANZI de mon mieux mais il était inconsolable.
Je suis revenu à la réunion et j’ai dit à voix basse au conseiller la raison pour laquelle mon fils était revenu me chercher. Il m’a ensuite dit que cela montrait bien que ce que nous venions de mettre en place avait de bonnes raisons d’être.
P : Combien de temps a duré la réunion ?
M : Je pense environ une heure et demie.
P : On va évoquer cette réunion du 17 avril qui est un événement très important car beaucoup de personnes ont été entendues à ce sujet.
M : Excusez-moi de vous interrompre, monsieur le président, je voulais préciser que la salle de 150 personnes était pleine et il y avait des personnes dans la cour.
P : Ces personnes qui s’étaient réfugiées de quelle ethnie étaient-elles ?
M : Elles étaient Tutsi et allaient dans leur famille tutsi.
P : Aviez-vous à l’esprit que c’était une réunion pour que les Tutsi viennent trouver refuge?
M : Oui.
P : BWANAKEYE était-il seul ou avec d’autres personnes avec lui ?
M : Il était assis devant mais je ne me rappelle plus s’il était entouré de ses collaborateurs.
P : Où étiez vous ?
M : J’étais assis dans la foule.
P : Certains témoins ont évoqué le fait que c’était une réunion qui excluait les Tutsi, vous confirmez qu’elle était ouverte à tous ?
M : C’était une réunion ouverte à tous.
P : RUGANZU était-il là ?
M : Oui, il était là, on l’a cité comme un membre du comité.
P : REMERA était là ?
M : Oui, il était là.
P : La réunion était une réaction pour protéger la population ?
M : On voulait protéger le secteur des poursuivants des réfugiés.
P : Aviez-vous à un moment ou à un autre évoqué des Hutu que vous avez abrités chez vous ?
M : Non, pas du tout, si j’avais tenu les propos qu’on me prête, il n’y aurait pas eu de rondes mixtes.
P : Les témoins que vous abritez chez vous se sont révélés être des Hutu. De fait, est ce que vous êtes d’accord pour dire que les personnes que vous abritez quand votre fils vient vous voir était des Hutu ?
M : Je ne savais ce qu’ils étaient en dehors de mon beau-frère.
P : Vous évoquez la mise en place de rondes et de barrières de protection mais pour protéger qui ?
M : Pour protéger le secteur et laisser passer les Tutsi qui fuyaient.
P : Avez-vous fait face à des miliciens qui sont venus à Tumba pour semer le chaos et la peur ?
M : Le 17 avril on a fait face à des miliciens qui poursuivaient ceux qu’ils pourchassaient mais qui auraient pu venir à TUMBA.
P : Mais c’est des Tutsi qui venaient à ce stade ?
M : Les Tutsi étaient poursuivis.
P : Les barrières ont vocation à repousser les poursuivants ?
M : Oui
P : Et les rondes ?
M : Elles ont vocation à neutraliser les miliciens. Le 18 avril, un milicien a été arrêté pendant une ronde car il avait une grenade qu’il voulait lancer. Il a été remis à la brigade. Quand, le 21, les militaires ont commencé les tueries, le 22 on l’a vu libéré.
P : Qui décide de ce qui va être mis en place ?
M : BWANAKEYE a proposé cela et ça a été adopté par toute la population car c’est la population qui allait être amenée à participer aux activités.
Le président lit les déclarations de Francois BWANAKEYE.
P : Il nomme ceux qui ont participé aux massacres comme REMERA et d’autres. Il dit ensuite qu’il a organisé une réunion où il dit qu’il ne veut aucune chose qui conduise à la violence et qu’il ne veut pas que cela arrive dans son secteur et alors à ce moment-là il dit que vous MUNYEMANA, REMERA et les autres ont crié, que ce qu’il disait n’avait pas de fondement et qu’il ne pourrait plus toucher aux clés de mon secteur. Quel est votre réaction ?
M : Ces éléments sont faux et je comprends dans quelle circonstance ils ont été donnés. Il était en détention et il demandait la clémence en essayant de se dédouaner. Il voulait qu’on le libère et il fallait qu’on nomme quelqu’un.
P : Pourquoi vous met-il en cause, vous ?
M : Il fallait bien qu’il trouve des noms. Si la personne ne dit pas que si derrière on lui demande des noms alors il va se sentir obligé de le citer pour avoir sa clémence. On lui a peut être tendu le bras en disant que s’il n’y a pas mon nom, alors cela ne passera pas.
P : Je voudrais évoquer un autre témoignage qui est celui de Vincent KAGERUKA[18]. Il dit que vous avez menti et que vous aviez dit que le FPR avait déjà pris la commune de GISHAMVU et que les Hutu avaient le droit de commencer à se défendre pour pousser au génocide. Quelle est votre réaction ?
M : Il était présent à la réunion du 17 avril et je l’ai appris par lui-même. Ce qu’il dit est faux car je ne peux pas avoir dit que les Hutu ont le droit de se défendre et que la même soirée, comme par hasard, on a organisé des barrières et des rondes mixtes ce qui n’aurait pas marché. Sa version n’arrête pas de changer, ce qui montre une certaine inconstance. Les mots qu’il met dans ma bouche, je ne les ai pas prononcés.
P : Pourquoi dit-il ça ?
M : C’est un petit cercle ceux qui disent ça, juste quatre sur 150 personnes. Les propos qu’ils mettent dans ma bouche, ils ne les inventent, pas c’est des propos prononcés dans les meeting de la CDR depuis 1992. Ils ont puisé dans le discours de SINDIKUBWABO pour les mettre dans ma bouche. Je n’ai jamais tenu ces propos.
P : D’autres personnes ont été entendues et évoquent le fait que vous n’ayez rien dit et que vous n’avez pas participé de façon active à cette réunion. Et certains même disent que vous n’y étiez pas. Vous avez quelque chose à dire ?
M : Si j’avais prononcé des paroles aussi dures, tout le monde m’aurait entendu.
P : Il y a tout un lexique de comité avec le comité de crise, de pacification plus tard. Vous avez fait partie du comité de sécurité.
M : Pardon, monsieur le président, on était désigné comme « sage » mais ce n’était pas forcement pour intégrer un comité de sécurité, c’était juste en cas de besoin.
P : Combien de fois avez-vous été invité à participer à un comité de sécurité ?
M : À aucun moment
P : Avez-vous participé à la réunion du 24 avril au bureau de secteur de TUMBA ?
M : Oui
P : Quel était son objectif ?
M : On m’avait confié la clé du bureau de secteur et j’avais ouvert aux réfugiés tutsi autour du bureau. On m’a fait parvenir ces clés pour que les gens soient à l’abri. Quand je mets les Tutsi à l’intérieur, je constate que rien n’ est en place pour que les gens restent dans le bureau et donc j’appelle BWANAKEYE pour qu’il vienne rapidement car ils ne peuvent pas rester là longtemps. Je sentais que même à l’intérieur ces personnes étaient toujours en danger. Mon idée était de les mettre à l’intérieur mais c’était à BWANAKEYE de gérer leur sécurité. Le 24 avril, il est venu voir ces personnes et il en a profité pour convoquer une réunion. Il y avait une soixantaine de personnes à cette réunion en plus des réfugiés auxquels j’avais ouvert. Son idée était que les personnes retournent chez elle.
P : Que se passe t-il du 17 au 24 avril ?
M : Il y a des rondes normales qui sécurisent le secteur de TUMBA, l’arrestation du milicien avec la grenade. Et le 21 avril, les militaires viennent à TUMBA faire des tueries et fouiller des maisons et là on apprend que des voisins ont été tués. J’ai eu la peur de ma vie et ce soir-là nous ne sortions pas faire des rondes et plus personne n’a osé aller voir ce qui se passait. Le 23 avril, j’ouvre le bureau. Le 24 avril, c’est l’occasion où les gens se rencontrent. Pendant ces nuits où on était cloitrés, on entendait des poursuites de miliciens: donc on savait qu’ils tuaient des gens mais personne n’a osé bouger de chez lui. On a ensuite repris les rondes à partir du 24 et on s’est organisés comme on s’organisait avant.
P : Peut-on dire que les premières victimes ont été ciblées comme les Tutsi aisés en vue à TUMBA?
M : Tout-à-fait, ceux qui n’ont pas été tués ce jour-là, ils ont été obligés de fuir car ils étaient en danger.
P : Je voudrais évoquer les listes de Tutsi supposées avoir été établies pour les tuer, ce qui a déjà été évoqué par certains témoins. Il y aurait eu des réunions informelles dans lesquelles vous auriez été amené à élaborer des listes de Tutsi à tuer.
M : Je n’ai participé à aucune réunion, MY LOVE[19] qui m’accuse de cela date la réunion au moment où les personnes sur les listes ont déjà été tuées. C’est un professionnel du mensonge.
P : Comment les miliciens savaient où aller dans la situation particulière de Tumba avec une certaine mixité entre des personnes aisées et des personnes plus modestes, alors comment savaient-ils où aller tuer ?
M : Je ne sais pas, monsieur le président, cela vient peut être de REMERA car des groupes de tueurs sortaient de chez lui selon un témoignage. Je ne connaissais pas les gens de Tumba. Comment j’aurais pu participer?
P : Y a t-il eu une réunion chez vous ?
M : Jamais. RUGANZU n’est jamais venu chez moi, il était chez lui dans son commerce et il n’a jamais mis les pieds chez moi. Il n’y jamais eu de réunion chez moi.
P : Vous n’avez jamais participé aux réunions informelles, c’est bien ça ? M : Non, jamais.
P : Avez vous participé à un des comités ?
M : Jamais, le comité de crise se déroulait dans notre langue locale.
(Le Président demande à l’interprète comment on peut traduire le comité de crise)
M : Il n’y a jamais eu ce terme..
P : Un témoin évoque un comite de crise auquel vous auriez participé pour désigner les responsables des groupes chargés de tuer.
M : Je n’en ai jamais fait partie.
P : Vous répétez que vous n’avez jamais participé ?
M : Jamais, jamais, monsieur le président.
A : La réunion a eu lieu le même jour que le Conseil des ministres du 17 avril où on a décidé de destituer le préfet. En étiez-vous informé pendant cette réunion?
M : Non, car la première annonce a eu lieu le soir et nous, à ce moment-là, on avait déjà démarré les rondes
A : Personne dans cette réunion était au courant ?
M : Non, non.
A : Vous avez dit qu’il y avait des bruits qui couraient tout à l’heure!
M : C’était des rumeurs pour remplacer le préfet qui date du 14 et 15. Ce bruit qui a couru n’a pas fait l’objet de discussions.
A : Concernant les déclarations de Vincent KAGERUKA?
M : Quand on me prête ces propos, je me dis que les deux sous-préfets ont dû se concerter quelque part car c’est les seuls à dire qu’il y avait des rondes mixtes Hutu et Tutsi et que mes propos ont mis fin à ces rondes. Or, avant le 17 avril, il n’y avait pas du tout de ronde.
A : Pourquoi selon vous ces quatre personnes vous ont prêté des propos que vous n’avez pas tenus ?
M : La seule chose que je sais, c’est que quand ma mise en cause a commencé en France, alors les membres du Collectif Girondin qui sont partis au Rwanda ont rencontré comme première personne Vincent KAGERUKA.
A : Avaient-il des raisons de faire ça ?
M : On ne se connaissait même pas. Dans ce dossier, j’ai toujours pensé qu’il y avait une composante politique et ils ont pu monter une cabale.
A : Sur la réunion du 24 avril au bureau de secteur?
M : Quand j’ai ouvert à ces personnes, j’ai vu qu’il manquait de temps.
A : Pourquoi n’avez vous pas rendu la clé à BWANAKEYE en lui disant que c’est son affaire personnelle de mettre les personnes à l’abri ?
M : Quand je l’ai averti, il m’a dit qu’il ne peut pas sortir de chez lui à cause des milices qui rôdent et qui pourraient s’en prendre à sa femme qui est Tutsi.
A : Où est-il quand vous lui dites que ces gens ont besoin d’aide ?
M : Il était chez lui. Il n’a pu venir que le 24 et je ne lui ai pas demandé ce qu’il avait fait entre-temps mais il m’a fait comprendre qu’il ne pouvait pas bouger de chez lui parce que sa femme était en danger.
A : Vous auriez dit après que vous l’avez laissé agir et que vous ne vous en êtes plus occupé.
M : Oui, une fois qu’il est arrivé, je me suis dit que le reste est de son ressort.
• Les rondes et les barrières
P : Vous n’avez jamais contesté avoir participé à des rondes mais vous contestez avoir participé à des barrières.
M : Oui.
P : Quand ont-elles commencé, les rondes ?
M : Le 17 avril. Elles ont repris le 24 avril et jusqu’au 10 juin.
P : Avaient-elles lieu toutes les nuits ?
M : Non, pas toutes les nuits. On les avait organisées de manière à se reposer un jour sur deux.
Sur question du président, l’accusé liste quelques noms de participants à ces rondes.
P : Y avait-il seulement des rondes de personnes Hutu ou y avait il des rondes de Tutsi ?
M : Les rondes étaient mixte du 17 au 21. Apres le 21, dans notre ronde, elles sont restées mixtes mais c’était un peu spécial car dans notre ronde les Tutsi bénéficiaient de la protection de la ronde plutôt que d’être chez eux et le risque d’être attrapé par un groupe qui parviendrait à se faufiler. Les miliciens nous guettaient. Dans une ronde entre le 25 et le 28 avril, une personne s’était cachée. On intercepte un groupe qui venait de lui faire traverser notre zone. Il y avait une ronde qui passait directement devant chez moi et nous la contournions et la coupions. Lors de notre premier passage nous n’avons vu personne dans notre zone et de l’autre coté nous avons vu un groupe de miliciens et un militaire qui conduisaient un homme en remontant. Nous l’avons vu emmené à une fosse pour le tuer.
À notre hauteur la discussion s’est engagée. Le militaire nous parlait et je lui répondais car j’avais accouché sa belle-sœur chez lui. Quand nous avons rattrapé ce militaire, ils ont commencé à dire qu’ils ont attrapé un Inkotanyi[20]. J’ai dit que je connaissais cet homme et ils m’ont dit que non, que c’était un sauvage qui ne peut être qu’un Inkotanyi. Il me balance une poche qu’ils ont trouvée chez lui avec des seringues et il dit qu’il avait des seringues pour tuer des Hutu. J’ai dit que non. Il m’a ensuite dit qu’il était parti s’entrainer avec le FPR. J’ai dit qu’il fallait le remettre à la justice pour qu’il y ait une enquête. Là, le militaire m’a braqué et il a dit: « On peut se demander si en toi aussi on peut avoir confiance ». Et là, on a tous couru dans tous les sens et ils en ont profité pour aller tuer cet homme. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie que cette fois-là. Cet homme qu’ils ont tué, je connaissais bien sa femme et sa petite sœur. C’était impossible de faire quoi que ce soit.
P : Pendant ces rondes vous est il arrivé que des personnes vous supplient de les sauver sans que vous réagissiez?
M : Les cas dont je me rappelle est celui d’une dame qui habitait au-delà du bureau de secteur. Il y a des gens qui n’ont pas participé aux rondes ou qui y faisaient n’importe quoi et les utilisaient pour tuer. On a crié on et quand on est arrivés, il était déjà mort. Quand il y avait un appel au secours, on accourait vers la personne qui appelait. Je n’ai jamais agi silencieusement, j’arrivais en me déclarant. La dame nous a raconté que nous avons fais fuir un militaire. Il aurait fallu que tout le secteur agisse pareil.
P : Combien étiez-vous pendant ces rondes?
M : Il y avait à peu près 8 personnes chaque nuit de garde et on était prêts à se lever pour aller secourir au cas où.
P : Etiez-vous armé?
M : Non, non, moi j’avais juste un manche à balai pour m’appuyer.
P : Je voudrais savoir l’utilité de ces rondes. Vous confirmez qu’à TUMBA il n’y avait pas de militaire du FPR?
M : Non
P : Alors il n’y avait pas de FPR et il y avait des miliciens et des militaires qui tuaient des Tutsi. Si on prend ces points alors à quoi servaient ces rondes ?
M : Si chaque quartier avait fait des rondes pour protéger ce qu’il y a à l’intérieur de sa zone, alors chaque quartier aurait été sécurisé.
P : Le jour, les Tutsi étaient tués?
M : Au départ, on n’a pas envisagé que les tueries se feraient de jour, c’est après qu’ils ont commencé a être tués de jour et on n’a pas pallié cette situation-là.
P : On ne comprend pas l’utilité d’une ronde de nuit alors que de jour des Tutsi sont tués et qu’il y avait des miliciens et des militaires. Comment faire face à des miliciens et des militaires armés ?
M : Vous avez raison, nos rondes n’étaient pas efficaces. Il y avait une recrudescence des rondes la nuit donc on les a maintenues.
P : Imaginons: la nuit vous tombez sur des miliciens armés, qu’auriez vous fait ?
M : Avec notre nombre, nous les découragions, les miliciens n’agissaient pas en grand nombre sauf quand ils étaient avec les militaires. On avait commencé les rondes et du coup on n’a pas arrêté.
P : À votre connaissance, savez-vous si les rondes n’avaient pas de vocation protectrice et était qualifiées de rondes tueuses ?
M : Je ne les ai pas vues en action mais j’ai entendu parler à TUMBA d’un clan de tueurs (les Abanyetumba) mais cela n’enlève pas la qualité de la mienne.
P : Votre ronde a été évoquée comme « la ronde du bonheur » tout en indiquant que la sienne était tueuse. On peut se demander de l’utilité de votre ronde face à des tueurs ?
M : Je n’ai jamais dit qu’elle était protectrice de façon optimale, c’était juste de la dissuasion.
P : Mais de la dissuasion à huit ?
M : Une fois qu’on avait commencé, on ne voulait pas arrêter. De temps à autre, on se disait: « Aujourd’hui au moins on a sauvé quelqu’un ». C’était peut être une illusion mais ça nous faisait nous dire qu’on avait une utilité.
P : N’y avait-il pas une autre explication comme celle de l’image que vous deviez donner car un homme hutu devait faire des rondes et celui qui n’en faisait pas risquait d’apparaitre comme un ennemi potentiel ?
M : Je comprends votre hypothèse mais cela n’a jamais été ça, contrairement à l’alcool. Pour les rondes, je ne me suis jamais senti obligé. On sentait qu’en gardant la même activité et en restant ensemble cela nous renforçait un peu et protégeait notre périmètre. Parfois on est dans l’irrationnel aussi.
P : Vous auriez pu ne pas faire de rondes?
M : Il y a des gens qui n’ont pas fait de rondes, on ne les a pas forcés.
P : Sur les barrières, plusieurs témoins évoquent votre présence ou la tournée des barrières mais ces témoignages ont été écartés par la chambre de l’instruction. Toutefois, y avait-il une barrière près de chez vous, là ou se trouvait la statue de la Vierge Marie ?
M : Il n’y a jamais eu de barrière là-bas, elle aurait porté un nom spécifique portant mon nom ou celui de la statue.
P : Aviez-vous des difficultés pour passer des barrières à BUTARE ?
M : J’étais comme tout le monde. Je courais des risques une fois sorti de TUMBA, avec des miliciens qui ne me connaissaient pas.
P : Peut-on considérer que les rondes et les barrières (pas la vôtre) sont devenues des pièges à ciel ouvert pour les Tutsi ?
M : Oui, à la base, on devait laisser passer les Tutsi aux barrières et j’ai vu qu’elles sont devenues des pièges.
P : Vous étiez présent à la réunion du 17 avril et vous étiez plébiscité comme un sage pour devenir une personne ressource. Quand vous avez vu des rondes et des barrières devenir des pièges à ciel ouvert, vous n’avez pas essayé d’en parler ?
M : Je pense que j’ai été incapable de faire quoi que ce soit. On n’avait pas les moyens ni la force de les démonter.
P : Pourquoi ne l’avez vous pas dit à BWANAKEYE ?
M : Il savait ce qui se passait
P : Qu’est ce qui fait que quelqu’un comme vous ne lui dise pas qu’il faut se réunir pour réagir à cette entreprise destructrice ?
M : Je n’y ai pas pensé, on avait nos pensées fixées sur nos enfants.
P : Etait-ce pour vous protéger ?
M : Non, non, je n’y ai juste pas pensé.
P : Quel est le rôle que vous avez joué dans la mise en oeuvre des barrières et des rondes au final ?
M : La mise en oeuvre de ces barrières et la décision d’adoption, j’y ai adhéré. C‘était la proposition de BWANAKEYE. Elle paraissait efficace au moment de la mise en oeuvre car elle permettait aux Tutsi d’entrer et de bloquer les poursuivants. Je n’ai pas pensé à rediscuter de cette évolution avec BWANAKEYE.
P : Pourquoi ne vous êtes-vous pas dit qu’il fallait vous retirer des rondes au vue de leur évolution ?
M : Cela n’aurait rien changé aux autres rondes. Nous nous protégions de notre mieux.
Mathieu PEREZ, bénévole
Lucas RUGARD, bénévole
Jacques BIGOT, pour les relectures, les notes et la mise en page
Alain GAUTHIER, président du CPCR, pour les relectures et les NDR.
1. Voir l’audition de madame Paule DAHAN-SANANE, psychologue, le 13 octobre 2025.[↑]
2. Voir l’audition de madame Dominique DANDELOT, expert psychiatre, le 13 octobre 2025.[↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
4. Voir la lecture du rapport de madame Michèle VITRY POINSO, psychologue, le 13 octobre 2025.[↑]
5. On pourra se reporter à l’audition de monsieur Joseph MATATA lors du procès en appel d’Octavien NGENZI et Tito BARAHIRA, le 15 mai 2018.[↑]
6. Frère d’Agathe KANZIGA HABYARIMANA, également appelé « Monsieur Z », Protais ZIGIRANYIRAZO est considéré comme le véritable patron du réseau Zéro. Désigné comme membre de l’Akazu, il aurait également été en charge de recruter des Interahamwe. En 1992, lors des massacres du Bugeresa, il est désigné par l’ambassadeur SWINNEN comme le dirigeant de l’état-major secret chargé d’exterminer tous les Tutsi. Condamné initialement à 20 ans de prison par le TPIR, la cour d’appel l’a libéré mettant en cause la gestion des preuves de la Chambre de première instance. Après son décès le 3 août 2025 au Niger, le maire d’Orléans s’était opposé à son inhumation au cimetière municipal, voir : Obsèques de monsieur Z: le Tribunal Administratif donne raison au maire d’Orléans.
Voir aussi : FOCUS – Les réseaux d’influence[↑]
7. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
8. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
9. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
10. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
11. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
12. FAR : Forces Armées Rwandaises[↑]
13. Voir l’audition de madame Bojana GLIKORIC COULIBALY, le 3 octobre 2025.[↑]
14. Voir l’audition de monsieur Jean-Marie Vianney GASHUGI, le 26 septembre 2025.[↑]
15. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
16. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
17. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
18. Voir la lecture de l’audition de monsieur Vincent KAGERUKA, seul rescapé du bureau de secteur de Tumba, lors du procès en première instance, le 24 novembre 2023.[↑]
19. « My love »: surnom de Mr Emmanuel NIYITEGEKA, condamné pour génocide en 1995.[↑]
20. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 15 octobre 2025. J 21
17/10/2025
• Suite de l’interrogatoire de l’accusé:
o Bureau de secteur de TUMBA.
o Départs du Rwanda.
o Autres procédures.
• Questions des parties civiles.
________________________________________
L’audience s’ouvre sur l’annonce, par Me MARTIN, du décès de madame Marie GAFARAZI, partie civile entendue en première instance, des suites d’une longue maladie.
Interrogatoire de l’accusé (suite)
• Bureau de secteur de TUMBA
Ancien bureau du secteur de TUMBA. Photo Alain GAUTHIER;
Le président invite l’accusé à expliquer dans quelles circonstances il s’est retrouvé en possession de la clé du bureau : l’accusé relate que, le 21 avril, un groupe de réfugiés s’est rassemblé devant le bâtiment. Joseph HITIMANA, alias RUGANZU, lui a raconté ce qu’ils avaient subi avant d’arriver, notamment des cas de femmes violées. Décidé à agir, l’accusé contacte le chef de secteur François BWANAKEYE, pensant que celui-ci, vivant à environ deux kilomètres du bureau, ignorait la situation.
Lors de cet appel, BWANAKEYE a expliqué qu’il ne pouvait se déplacer, des miliciens se trouvant devant son domicile, et qu’il craignait pour la sécurité de son épouse. Il a alors proposé d’envoyer la clé du bureau à l’accusé, à condition qu’il trouve une personne de confiance pour la lui remettre. Le soir même, aucune clé ne lui est parvenue. Il l’a finalement reçue le lendemain, transmise par un jeune homme envoyé par BWANAKEYE.
L’accusé se rend alors au bureau de secteur : « Le groupe comptait toujours entre vingt et trente réfugiés, entourés de miliciens qui n’étaient pas encore agressifs. J’ai dit à haute voix que j’étais envoyé par BWANAKEYE et qu’il viendrait plus tard. Dès que j’ai ouvert la porte, les réfugiés sont entrés rapidement, sans réaction des miliciens. J’ai ensuite fermé la porte à clé pour qu’ils soient en sécurité. » L’accusé précise avoir constaté l’absence de point d’eau dans le bâtiment : « Je suis allé au kiosque voisin pour demander à la dame de leur apporter de l’eau et un peu de nourriture, mais cela ne suffisait pas. »
De retour chez lui, il a à nouveau contacté BWANAKEYE, qui s’est rendu sur place le lendemain, 24 avril, et a organisé une réunion avec les chefs de cellule. Son intention, selon l’accusé, était de renvoyer les réfugiés dans leurs cellules respectives, mais ceux-ci ont refusé, en raison des tueries. BWANAKEYE a alors téléphoné au bourgmestre de NGOMA, Joseph KANYABASHI, lequel a proposé d’envoyer une camionnette pour les emmener au bureau communal.
Le président demande : « Enfermer les réfugiés dans le bureau, n’était-ce pas, comme certains témoins le pensent, un lieu de transit avant leur extermination, les fosses communes étant déjà pleines? » « Je n’ai jamais entendu parler de cela » répond l’accusé.
Le président lui demande combien de jeux de clés existaient. L’accusé dit l’ignorer. S’interrogeant sur la logique administrative, le président souligne : « Comment un chef de secteur, responsable élu, peut-il se délester de sa clé et la donner à vous, sans fonction administrative? » L’accusé répond : « Je l’ai alerté en tant que citoyen. Il avait confiance en moi. »
Le président remarque que Gérard MAMBO, chef de cellule habitant plus près du bureau, aurait pu être un intermédiaire plus naturel. L’accusé indique ne pas savoir pourquoi BWANAKEYE a choisi de lui confier la clé, ni si ce choix traduisait une méfiance envers MAMBO, connu pour son extrémisme.
Sur la base de plusieurs témoignages, le président suggère que la remise de la clé pourrait traduire une forme d’autorité reconnue à l’accusé. Celui-ci conteste : « Aller au bureau de secteur représentait un risque. Mais je ne pouvais pas refuser de prendre cette clé. »
Il affirme avoir conservé la clé du 23 avril au 15 mai, avant de la rendre à BWANAKEYE. Le président l’interroge alors sur la manière dont il conciliait son activité professionnelle et ses passages au bureau de secteur, puisqu’il rentrait de congés le 9 mai. L’accusé répond : « À un moment, il n’y avait plus d’arrivées de réfugiés à mettre à l’abri. »
Il dit ne plus se souvenir précisément de l’endroit où il gardait la clé, sinon qu’elle était conservée à son domicile.
Le président évoque les témoignages de monsieur Évariste NTIRENGANYA[1] et madame Gloriose NYIRANGIRUWONSANGA [2], selon lesquels des individus, parmi eux des miliciens, se seraient rendus chez l’accusé pour récupérer la clé et enfermer des Tutsi arrêtés. L’accusé conteste ces déclarations : « Des jeunes, mais pas des miliciens, sont venus chez moi, au moins à deux reprises, pour me signaler la présence de réfugiés au bureau. J’y suis alors allé pour leur ouvrir. » Il précise qu’il pouvait apercevoir partiellement le bureau depuis sa maison, située à environ 275 mètres, et qu’il percevait parfois du bruit ou de l’agitation inhabituelle. Il ajoute qu’à proximité du bureau se trouvaient des miliciens.
Le président interroge l’accusé sur sa connaissance des massacres perpétrés, à la même période, dans des églises, hôpitaux ou bâtiments administratifs : « Je ne connaissais pas leur ampleur », répond l’accusé. Le président poursuit : « Les miliciens présents à proximité du bureau de secteur s’abstenaient-ils d’intervenir par respect pour vous ? » « S’il y en avait, ils ne me l’ont pas dit. Certains savaient que j’étais ami avec Jean KAMBANDA[3]). Est-ce que cela a pu jouer ? C’est fort possible, mais je ne sais pas. »
Le président aborde ensuite les conditions de salubrité du bureau : « Lorsqu’un groupe de réfugiés reste enfermé deux nuits, ils ont des besoins vitaux, vous le savez, vous êtes médecin. Comment étaient-ils satisfaits ? » L’accusé répond : « Un petit bureau attenant à la grande salle servait de lieu d’aisance, directement sur le sol. Les conditions étaient très difficiles. On ne pouvait pas faire autrement : ouvrir la porte à plusieurs reprises aurait exposé les réfugiés à un risque. » Il ajoute qu’entre deux groupes, le nettoyage était effectué par des femmes. Concernant le témoignage de Madame Providence MUKANDOLI[4], qui évoque des réfugiés blessés, l’accusé conteste : « Je n’ai rien vu de tel. Je doute même qu’elle ait été au bureau de secteur. » Il précise que les seules blessures qu’il a observées concernaient le premier groupe, le 23 avril, et se limitaient à des « estafilades » ou « lésions superficielles » : « Je n’avais pas de matériel médical ; tout se trouvait à l’hôpital », ajoute-t-il.
Le président revient sur le rôle du chef de secteur : « Pourquoi BWANAKEYE ne prévient-il pas KANYABASHI avant de se rendre sur place ? La veille, il ne sait donc pas ce qu’il compte faire ? » « Non », répond l’accusé.
À propos du discours prononcé par KANYABASHI le 19 avril, le président demande : « Entre le 19 et le 24 avril, avez-vous eu des échos de cette allocution ? » « Je n’en connaissais pas le contenu, et BWANAKEYE ne m’en a pas parlé », répond l’accusé.
Le président s’intéresse aux conditions dans lesquelles les réfugiés arrivaient au bureau : « Certains venaient d’eux-mêmes, d’autres étaient amenés par des miliciens. Lorsque vous voyez ces derniers, ne pensez-vous pas que les Tutsi risquent d’être tués ? » « Je ne les ai pas vus arriver. Ce qui se passait avant, je ne le savais pas. Pour moi, les enfermer leur offrait un sursis. »
Le président l’interroge à nouveau sur le sort du groupe de RANGO : « Vous êtes-vous renseigné sur ce qu’ils sont devenus ? » « Non, je n’ai pas pu », répond l’accusé. Même question pour les femmes : « Je ne les connaissais pas », dit-il, et précise : « Il faut distinguer le refuge de l’abri : l’abri est temporaire, pas le refuge. Le bureau de secteur était un abri. »
Un juré demande : « Si vous aviez peur, pourquoi ne pas avoir remis la clé à quelqu’un d’autre ? » « Je l’aurais rendue à BWANAKEYE, mais je n’aurais désigné personne à sa place », répond-il.
Un assesseur reprend : « Si les miliciens n’ont pas agi, est-ce parce qu’ils savaient que les Tutsi seraient de toute façon tués plus tard ? » « Je ne l’ai pas vu comme ça. Je ne sais pas ce qu’ils avaient en tête », répond l’accusé.
Sur le ménage du bureau, l’accusé précise que BWANAKEYE venait lui-même chercher la clé chez lui, se rendait sur place, restait le temps du nettoyage, puis rapportait la clé à son domicile.
L’assesseur l’interroge : « Pourquoi ne pas avoir confié la clé à l’un des réfugiés, puisque la porte pouvait se verrouiller de l’intérieur ? » « Je n’ai pas voulu me séparer de la clé » répond l’accusé, sinon « autant les laisser se balader à l’extérieur. (…) Si les ouvertures avaient été répétées, le groupe aurait été exposé à tout le monde », ajoutant que les réfugiés étaient « stressés, angoissés, désespérés ». Concernant la présence des miliciens, il précise : « Quatre ou cinq d’entre eux, armés de bâtons ou de massues, tournaient autour du bureau. Certains habitaient la région, d’autres logeaient juste en face. »
Enfin, l’assesseur lui demande s’il a alerté BWANAKEYE du risque que les miliciens enfoncent la porte pour tuer les réfugiés : « Non », répond-il.
Interrogatoire de l’accusé – Dessin @art.guillaume
• Départs
Le président poursuit ses questions sur la fuite de l’accusé et de sa famille hors du Rwanda : « N’y avait-il pas urgence à partir? Quitter le Rwanda? » Quelques jours après l’agression de sa fille Liliane, l’accusé choisit de mettre ses enfants chez leur parrain « une région plus calme ».
Après l’assasinat de KAVAMAHANGA deux ou trois jours plus tard et « des menaces sur moi », l’accusé part à KIGEMBE dans sa belle famille avant de revenir à récupérer les billets d’avion et une invitation de l’université de Bordeaux « où j’avais étudié » envoyés par sa femme « vers le 6-7 » juin pour préparer son départ définitif.
Le voyage avait été organisé par Straton dans deux véhicules via CYANGUGU et GISENYI pour rejoindre le Zaïre à GOMA où « j’espérais avoir un visa mais ce n’était possible qu’à KINSHASA. Ma femme avait acheté un billet KINSHASA – BORDEAUX. J’ai dû acheter un billet supplémentaire GOMA – KINSHASA ».
Le président revient sur le sort de François KAVAMAHANGA : « Vous avez été menacé pour lui mais pas pour les autres? ». L’accusé évoque l’irruption d’un militaire ivre à son domicile, il le soupçonnait d’avoir caché un Tutsi. Pensant qu’il s’agissait de lui, KAMANZI sort de sa cachette mais, toujours selon l’accusé, le militaire déclare: « Ah non, le vieux, tout le monde sait qu’il est ici », il en cherchait un autre.
Le président indique que selon le passeport de l’accusé, son départ du Rwanda est daté du 27 juin alors qu’il avait évoqué le 22. Il rejoindra ensuite la France à Bordeaux le 6 septembre 1994.
Le président revient sur le départ de TUMBA. L’accusé précise qu’il y avait « deux véhicules conduits par des militaires, avec Straton dans la voiture devant » et lui dans le second véhicule.
Le président s’étonne qu’ils n’aient pas choisi la route du Burundi pourtant tout proche. « Ma femme s’inquiétait aussi des troubles au Burundi » répond l’accusé, c’est pourquoi elle avait pris les billets au départ de KINSHASA.
Le président s’interroge sur la capacité de Straton à mobiliser des militaires et deux véhicules sans qu’il n’ait eu à en référer au premier ministre Jean KAMBANDA. L’accusé répond simplement : « Il n’en a pas été fait état avec Straton« .
• Autres procédures.
La suite de l’interrogatoire porte ensuite sur diverses procédures dont une plainte pour atteinte à la présomption d’innocence et « une plainte pour dénonciation calomnieuse » ajoute l’accusé ainsi que sa condamnation en Gacaca[5].
À propos du mandat d’arrêt international contre lui, « le tribunal de Bordeaux a indiqué qu’il n’y avait pas matière à m’extrader au Rwanda » selon l’interprétation de l’accusé.
Le statut de réfugié lui sera refusé par la CNDA[6]. En 1996, Sosthène MUNYAMANA sera entendu à sa demande par l’OFPRA[7] qui décidera « d’attendre le jugement pour prendre une décision. »
Quant à sa condamnation à l’issue du procès en première instance, « Je l’ai vécue comme une injustice ». Il note « une différence d’approche entre les deux cours d’assises. J’ai l’impression que la parole est plus écoutée ici ». En première instance, selon lui, il y avait « même les professionnels du mensonge qui étaient ramenés en avant. J’ai été surpris par cette condamnation-là. »
Un assesseur s’interroge sur les circonstances de son départ du Rwanda: alors qu’il avait aidé des Tutsi, il était protégé par des membres du gouvernement génocidaire? « Il n’a jamais été question que tous les membres du gouvernement étaient génocidaire » conclut l’accusé.
L’audience est suspendue à 13h49 puis reprend à 14h30.
Questions des parties civiles.
Avant les questions des avocats des parties civiles, le président propose un point conclusif à l’accusé qui déclare : « Je pense avoir dit tout ce que j’avais fait pendant la période du génocide. J’attends les questions ».
Maître PARUELLE interroge l’accusé – Dessin @art.guillaume
Maître PARUELLE, premier à prendre la parole, rappelle que Sosthène MUNYEMANA avait pris des congés du 21 mars au 9 mai, donc avant le début du génocide, puis dix jours supplémentaires à partir du 1er juin. Il souligne que les massacres ont commencé autour du 21-22 avril.
Il interroge alors : « Les massacres commencent le 21, au moment où vous êtes médecin. Pourquoi, en tant que médecin, n’êtes-vous pas intervenu ? »
Sosthène MUNYEMANA répond que les médecins en congé n’avaient pas été appelés à l’hôpital : « Pour intervenir, il fallait être à l’hôpital, il n’y avait pas de « kit privé », il n’y avait pas la possibilité de la faire « hors cadre ». De plus, la plupart des lésions observées étaient traumatologiques et non gynécologiques.
L’avocat insiste: « Même des gestes simples? »
L’accusé: « Je n’ai pas pris contact avec l’hôpital parce que l’organisation venait de l’intérieur. Les chirurgiens qu’il y avait étaient suffisants en complément de MSF[8]. » Il précise que l’hôpital n’avait pas restructuré son fonctionnement et que, pour intervenir, il fallait être sur place. Il explique qu’il aurait voulu agir comme le SAMU, mais qu’un tel service n’existait pas au Rwanda. Selon lui, il n’était pas possible de tout réinventer dans un contexte comme celui du génocide.
Le second intervenant, Maître KARONGOZI pose des questions à l’accusé concernant sa formation. Il rappelle que Sosthène MUNYEMANA a fait ses études universitaires au Rwanda avant de se spécialiser en France.
Il l’interroge sur plusieurs points : les services de renseignement lui ont-ils fourni des documents ? Le fait d’être originaire du Sud a-t-il posé problème ? Y avait-il des discriminations entre Hutu et Tutsi ? Autrement dit, aurait-il été plus simple de partir en France en tant que Tutsi?
Sosthène MUNYEMANA répond que cela dépendait des situations: « j’ai dû batailler pour avoir le passeport, les services de renseingnement bloquait pour me faire renoncer » et privilégier quelqu’un du Nord à sa place. Les Hutu étaient ségrégés au Nord comme au Sud, notamment au niveau des écoles. Entre Hutu et Tutsi du Sud, il y avait des initiatives comme la création d’écoles privées à BUTARE et GITARAMA, témoignant d’une certaine solidarité régionale.
Maître KARONGOZI poursuit : « Quand Juvénal HABYARIMANA a pris le pouvoir en 1973, plusieurs membres du gouvernement de KAYIBANDA[9], originaires du Sud, votre région d’origine, sont-ils morts ? »
L’accusé répond : « Oui. »
L’avocat reprend : « Quand adhérez-vous au MDR[10]? Est-ce un choix en connaissance de cause? »
Sosthène MUNYEMANA répond qu’il commence à participer aux congrès du parti en 1991. Il admirait l’engagement du MDR pour la démocratisation et sa volonté de supprimer la mention de l’ethnie sur la carte d’identité.
L’avocat demande : « Le manifeste des Bahutu, publié le 24 mars 1957, ce texte de base a-t-il été modifié et quand le MDR a-t-il été rénové ? »
Sosthène MUNYEMANA répond qu’il s’agissait d’« un renouvellement sans notion d’ethnie ». Il rappelle que le mot « race » remonte à 1920, avec la mention des Tutsi, mais précise que ce point est hors du cadre de ce procès.
L’avocat demande : « Ne voyez-vous pas de différence entre ce texte et les idéologies promues par le vice-président du Hutu Power ? »
Sosthène MUNYEMANA répond qu’il ne faut pas rattacher ces éléments au passé, « car vous brûlez les étapes ». Il rappelle que l’expression « Hutu Power » a motivé les assassinats et le génocide de 1994, et que, dès 1990, les « Dix commandements des Bahutus » avaient été publiés dans le journal Kangura[11]. Il ajoute que le rédacteur en chef de ce journal a été arrêté par Dismas.
Ensuite, l’avocat demande : « Dans le gouvernement de transition, le président vient du Sud, le Premier ministre aussi, était-ce pour éviter un coup d’État de BAGOSORA[12]? »
Sosthène MUNYEMANA répond qu’il préférait un gouvernement civil plutôt qu’un coup d’État militaire.
L’avocat demande enfin : « Le fait de nommer des personnes du Sud n’a-t-il pas envenimé les choses ? »
Sosthène MUNYEMANA explique que cela a « commencé par fragiliser les partis de la résistance face aux coups du Sud, une stratégie dans la polarisation Nord-Sud, et vient compléter ce qui s’était passé auparavant avec les idéologies des partis qui voulaient résister aux extrémistes. »
Arrive le troisième intervenant, maître EPOMA.
Il demande à l’accusé : « Quels sont les éléments qui font de vous un notable ? »
Sosthène MUNYEMANA répond qu’il possède de l’expérience.
L’avocat poursuit : « Le notable est-il influent ? »
Sosthène MUNYEMANA : « Oui, en bien ou en mal. »
Il questionne ensuite : « Étiez-vous notable parce que vous étiez entouré de miliciens et que vous connaissiez des ministres ? »
Sosthène MUNYEMANA répond qu’il ne fréquentait pas ce monde. Il connaissait quelques personnes, mais il s’agissait de simples connaissances. Cependant, certains miliciens le connaissaient, ce qui lui permettait de passer plus facilement les barrières ; il reconnaissait ces barrières.
L’avocat demande : « Quels étaient vos rapports avec Dismas ? » L’accusé répond qu’ils étaient bons. Dismas, plus âgé que lui, est devenu très proche après leur rencontre. L’accusé précise qu’il est resté dans la mouvance, et même après son départ, Dismas est resté un homme de bons conseils.
L’avocat demande : « Dismas a-t-il changé ? » L’accusé répond : « Non. »
Il est enfin évoqué qu’une photo de Dismas a été retrouvée, avec la description « extrémiste ».
Le président intervient pour rappeler que les éléments fournis ne sont pas suffisants et qu’il faut produire les pièces correspondantes afin de permettre une réponse éclairée.
Maître EPOMA reprend en demandant : « Pouvez-vous dire que vous êtes un notable ? »
Sosthène MUNYEMANA répond : « Oui, à TUMBA. »
Quatrième intervenant, maître BERNARDINI, évoque le documentaire « Rwanda, vers l’apocalypse »[13], montrant deux massacres de Tutsi antérieurs au génocide – massacres des Bagogwe et du Bugesera -, qualifiés de « galop d’essai du génocide ». Il demande à Sosthène MUNYEMANA : « Qu’en pensez-vous ? Vous connaissez ces événements ? »
L’accusé répond que son parti les a condamnés à l’époque. Selon lui, ces massacres ont été perpétrés par des extrémistes et étaient combattus par le MDR. Il précise que le MDR a toujours condamné ces attaques, qui constituaient des massacres atroces de Tutsi sans lien avec la guerre.
L’avocat demande : « Y avait-il systématiquement des massacres après des incursions du FPR ? »
Sosthène MUNYEMANA répond : « Oui. Les massacres étaient dirigés par des extrémistes du MRND. »
Il demande ensuite : « Est-ce que c’était organisé par l’État? »
Sosthène MUNYEMANA répond : « Non. C’était une branche d’un mouvement. Le même État s’opposait à ces massacres. Le gouvernement n’a pas ordonné de les tuer, mais les a défendus verbalement. »
L’avocat poursuit : « Est-ce que le génocide a été préparé dans un plan ? »
Sosthène MUNYEMANA répond : « Ça a peut-être existé, mais je n’en sais rien. »
Maître BERNARDINI cite un extrait de la feuille de motivation du jugement en première instance:
« Sosthène MUNYEMANA n’a pas contesté l’existence de ce génocide tant au niveau du pays que localement. II a cependant contesté le caractère planifié du génocide avant l’attentat présidentiel en expliquant que le génocide a été improvisé après le 6 avril, sans planification tout en admettant qu’un groupe d’extrémistes a pu fomenter le génocide « dans son coin ».
L’accusé réagit : « Je n’en ai pas contesté l’existence si j’ai dit que je ne le connais pas. »
Il précise que si un plan a existé, il n’en a pas été informé.
Maître AUBLE interroge l’accusé – Dessin @art.guillaume
Cinquième avocat des parties civiles, maître AUBLE demande : « Êtes-vous sorti de chez vous pour aller à l’hôpital ? »
L’accusé répond qu’il s’était inscrit à une formation en informatique, mais qu’après l’attentat du 6 avril, il n’a plus pu la suivre. Il écrivait également un livre de gynécologie et, pendant ses congés, s’occupait de l’écriture et de ses enfants. Il précise qu’il allait parfois à l’hôpital pour s’occuper de patientes.
Il ajoute qu’il s’y est rendu à trois reprises pour l’accouchement de Beata UWAMARIYA , dont deux fois entre le 21 avril et la césarienne qui a eu lieu le 28 avril. Mais l’avocate relève que devant la CNDA il avait indiqué y être allé plus souvent, « tous les deux jours ». L’accusé reste imperturbable : « J’ai dû faire une réponse automatique de ce que je dois faire dans ces cas-là. ». L’avocate rétorque que ce n’est plus une réponse spontanée puisqu’il avait déjà été reçu à l’OFPRA avant sa demande à la CNDA.
Elle lui pose ensuite une question sur sa perception de TUMBA à partir du 21 avril, notamment les bruits et les odeurs depuis l’intérieur de sa concession.
Sosthène MUNYEMANA répond que selon lui la période était silencieuse, mais qu’il y avait des phases de bruits, similaires à ceux dont les témoins ont parlé. Concernant les odeurs, il précise « Je n’ai pas de bon odorat »;
L’avocate rappelle que l’accusé avait dit n’avoir vu que deux cadavres et demande :
« Qu’avez-vous vu concrètement ? »
Sosthène MUNYEMANA répond que le premier cadavre se trouvait à côté de son bureau de secteur et a été enlevé, sans qu’il sache par qui. Le deuxième était celui de son ami, qui a été amené à sa maison puis enterré.
Sixième intervenant, maître FOREMAN, demande :
« Quand avez-vous fini de rembourser votre prêt pour la maison ? Quand votre maison a été vendue en 2009, il n’y a pas de mention de l’emprunt ? »
Le débat porte sur sa richesse : l’emprunt a été remboursé rapidement. « Il restait une petite dette remboursée en 2009 », précise l’accusé.
Maître FOREMAN le questionne ensuite sur ses allers-retours à l’hôpital pendant ses congés et la minimisation de sa présence. Sosthène MUNYEMANA répond qu’il a peut-être parlé un peu trop vite à l’OFPRA. Il affirme à deux reprises avoir assigné trois gardes pour protéger sa patiente tutsi, reconnassant à nouveau avoir parlé trop vite. Il ajoute avoir oublié de mentionner qu’il a également fait accoucher la femme de l’ambassadeur du Burundi.
L’avocat demande pourquoi, à la fin de ses congé le 9 mai, l’accusé n’est pas resté auprès de ses enfants au lieu de reprendre son activité: « Vous n’avez pas eu peur de les laisser seuls, sachant qu’il y avait des massacres et que des miliciens rôdaient dans sa zone? »
Sosthène MUNYEMANA répond qu’il devait aller travailler et qu’il voyait ses enfants le soir. Dans sa concession, il y avait beaucoup de monde et ses enfants n’étaient pas isolés. L’avocat insiste : « Vous retournez travailler là-bas comme si de rien n’était? » Réponse de l’accusé : « Beaucoup de choses de cette période paraissent irrationnelles », d’ailleurs sa fille a été agressée alors qu’il était présent.
L’avocat rappelle que l’accusé avait dit ne jamais avoir connu de médecin ayant participé au génocide, alors qu’un médecin, membre du Cercle des intellectuels du MDR, ainsi que d’autres, ont tenu des propos génocidaires. Selon Sosthène MUNYEMANA, certains ont été accusés mais il n’a pas vu de médecin y participer. Maître FOREMAN lui rétorque que plusieurs médecins, dont Sosthène MUNYEMANA, ont été cités comme ayant « collaboré avec les interahamwe[14] et les soldats (FAR[15]) » dans un entretien avec Claude-Emile RWAGACONDO (médecin-chef de l’hôpital universitaire de BUTARE) publié dans le belge « De Morgen »[16] :
« C’est terrible de constater comment d’anciens collègues ont participé activement au massacre de citoyens innocents. Beaucoup de médecins ont rayé, sciemment, des patients de l’hôpital, en sachant pertinemment qu’ils seraient tués dès qu’ils quitteraient l’hôpital. Les interahamwe les attendaient à la sortie. »
Sosthène MUNYEMANA répond qu’il a déposé plainte contre cet article[17].
KAREMERA, au nom du Cercle des intellectuels du MDR de BUTARE, dont Sosthène MUNYEMANA est vice-président, prend la parole devant le Premier ministre pour déclarer qu’il faut « tuer plus de cafards ».
L’accusé: « Je ne l’avais pas entendu. »
L’avocat: « Vous avez échangé avec KAREMERA et vous n’êtes pas au courant? »
L’accusé: « Je n’ai pas en memoire le discours de KAREMERA ».
Il admet que ces propos sont choquants mais « pas un mot de condamnation du reste » conclura maître FOREMAN.
L’avocat en vient ensuite à la motion du 16 avril diffusée quelques jours plus tard à la radio: « Un courrier selon vous, mais rédigé à la troisième personne. Il n’était pas destiné à être publié? ». L’accusé n’en démord pas: il n’était pas destiné à être envoyé à l’ONU ni aux ambassadeurs occidentaux. Selon lui, s’il avait été destiné à ces interlocuteurs, il aurait été rédigé en français, mais il a été écrit en kinyarwanda. Et si le document passe sous silence le fait que c’était les Tutsi qu’on massacrait, « les citer ça aurait été les désigner. »
Maître FOREMAN lit un passage du livre d’Alison DES FORGES[18] à propos du préfet de BUTARE qui, dès le 11 avril, refusa de participer à une réunion appelant aux massacres : « Le 12 avril, Jean-Baptiste HABYARIMANA[19] refuse d’obéir aux ordres, mais vous le 16, vous ignoriez qu’elle était la solution et 4 jours plus tard vous exprimez encore votre soutien au gouvernement! ».
Sosthène MUNYEMANA répond : « Il y a un communiqué des FAR qui va dans le sens opposé (…), d’où notre lettre réagissant au départ de la MINUAR », mais cette dernière n’est mentionnée qu’à la fin de la lettre dont ce n’était certainement pas l’objectif essentiel selon maître FOREMAN. Ce à quoi l’accusé répond que le Cercle des intellectuels y indiquait ses objectifs ainsi que des conseils au gouvernement.
L’avocate de la défense s’interpose pour rappeller que l’accusé a bénéficié d’un non-lieu pour tout ce qui s’est passé à l’hôpital, il n’y avait à l’entendre pas de subversion dans cet établissement.
L’avocat souligne que le 12 avril, le préfet de BUTARE, disposant des mêmes moyens de communication que Sosthène MUNYEMANA , savait déjà ce qui se passait mais il n’a réagi que le 19 avril. Il évoque également le soutien au GIR et aux FAR, et le fait que le gouvernement avait bien reçu le message, notamment lors du discours du 14 mai à BUTARE.
Sosthène MUNYEMANA répond en évoquant le retrait de la mission MINUAR[20], précisant que ce retrait a commencé le 14 avril, ce qui, selon lui, explique dans ce contexte la motion de soutien au gouvernement. Il ajoute que le Cercle des intellectuels y indiquait ses objectifs ainsi que des conseils au gouvernement.
Maître FOREMAN s’interroge encore sur l’emploi de certaines expressions comme « les Tutsi pervers » alors que l’on est supposé s’adresser à l’ONU.
Maître BOURG réagit à nouveau pour rappeler le non-lieu concernant l’hôpital.
Maître GISAGARA demande à l’accusé s’il considère le terme « inyenzi[21] » comme dégradant. Il répond : « Historiquement, ce sont les assaillants de l’époque qui se le serait donné » mais en 1994, « ça les désignait comme cible, ça c’est sûr. »
Le MDR était aussi le parti de son père. Sa maison avait été incendiée (il avait 5 ans à l’époque). Ce n’était pas parce que son père était militant du MDR, c’était par des milices congolaises de passage qui incendiaient des maisons sur leur route.
Maître MARTIN interroge l’accusé sur le fait qu’il n’a pas fui avec ses enfants dès le début de l’escalade de la violence, par le Burundi pourtant si proche qu’il aurait pu y aller simplement à pied. Comme il venait d’accoucher la femme de l’ambassadeur du Burundi, elle aurait pu l’aider. Mais Sosthène MUNYEMANA s’inquiétait des capacités d’accueil du Burundi. Une fois sur place, il aurait fallu y vivre et c’était juste le début du génocide, avec beaucoup plus de problèmes que simplement fuir. Une autre avocate souligne que pourtan l’escalade était évidente, avec de nombreux signes et des moyens pour partir, et demande pourquoi il a attendu autant. Ce à quoi il répond: « Nous étions dans l’optique de résister, noous aurions réussi s’il n’y avait pas eu les militaires à TUMBA ». L’avocate n’est pas convaincue et demande s’il y avait d’autres antennes du Cercle des intellectuels dans d’autres préfectures ou d’autres cercles. L’accusé n’en avait pas connaissance.
Maître PARUELLE revient sur la motion du MDR pour savoir si si celle-ci n’a pas contribué à engager le génocide. L’accusé répond qu’il n’y avait selon lui rien d’incitatif dans le texte, bien au contraire.
L’audience est supendue de 16h52 à 17h15
Les avocats poursuivent leurs questions sur l’activité politique de l’accusé et son adhésion au MDR. Selon lui « tout membre d’un parti politique n’est pas un homme politique. » Un texte rédigé au nom du parti peut-il n’être rédigé que par un simple militant? Soucieux de minimiser son rôle, Sosthène MUNYEMANA se voit comme un « simple militant agissant » au sein d’un « cercle informel du parti. » Il dit n’avoir jamais tenu un discours au sein du MDR. Lors des meetings, c’était un participant : il écoute et regarde. Il dit n’être jamais intervenu. Il dit que pour être un homme politique il faut faire partie d’un organe. « Ce n’était pas notre cas, nous étions des militants. »
Maître PARUELLE reprend en demandant si l’accusé avait été confronté à Jean-Marie Vianney GASHUGI, rappelant qu’il avait dit que c’était faux et qu’il existait des « menteurs professionnels ». Sosthène MUNYEMANA répond qu’il a mentionné MY LOVE et deux autres comme menteurs, mais pas Jean-Marie Vianney GASHUGI[22].
À la question de savoir s’il a participé à un meeting du MDR en janvier 1993, Sosthène MUNYEMANA répond : « Je ne sais pas. Je n’ai jamais tenu aucun discours dans aucun meeting ». Quant aux fractures du parti : « Je ne peux pas répondre, je n’ai aprticipé à aucun meeting depuis août 1993 ».
Maître LINDON demande ce qu’il s’est dit avec Jean KAMBANDA, le 19 juin. L’accusé répond : « Il nous disait ça va bien. La guerre, on va la gagner bientôt ». Maître AUBLE précise qu’en 2006 devant l’OFPRA, Sosthène MUNYEMANA avait déclaré à propos de cette visite : « Je l’ai reçu comme un ami. Nous avons invité plein de gens et bu de la bière. On n’a pas parlé du génocide mais de la guerre. Il a dit qu’on gagnerait la guerre. » mais il conteste aujourd’hui avoir parlé de la bière.
L’avocate : « Vous aviez besoin de boire pour paraître fréquentable alors que vous les connaissiez ? Les personnes que vous retrouvez sont fréquentables hors MAMBO et RUGANZU. Alors pourquoi devant eux vous devez paraître fréquentable ? »
L’accusé: « Je voulais paraître pour l’ensemble des personnes présentes dans le bar. »
L’avocate lui demande de réagir sur sa déclaration comme quoi il aurait pu confier ses enfants à Jean KAMBANDA, génocidaire:
« Même si je connais Jean KAMBANDA en tant que génocidaire, malgré son statut j’ai pensé à lui pour amener mes enfants auprès de leur mère, répond l’accusé. Je lui avais donné le numéro de ma femme. Il avait peur pour ses enfants et justifie ainsi son action.
– Mais alors il y avait la belle famille. Que voulez-vous dire par « il était en activité » ?
– Il était Premier ministre.
– Pourquoi ne pas avoir confié vos enfants à la belle famille ?
– C’était une famille paysanne. »
Sosthène MUNYEMANA revient sur sa raison de boire de la bière : « Vous dites que j’aurais bu jusqu’à être ivre. Je veille à ce que mon verre reste rempli pour ne pas trop boire. »
L’avocate reprend plus tard:
« Vous êtes un homme de conviction ou vous vous adaptez ?
– Quand je suis convaincu de quelque chose je suis têtu. Mais je peux me remettre en question.
– Straton est allé en mission en Europe. Il a rencontré votre femme et lui a remis une lettre de vous. Elle lui a donné des billets d’avion qu’il vous a remis à son retour.
– Il me les a donnés à un enterrement.
– Jean KAMBANDA, vous l’avez appelez pour le féliciter quand il est devenu premier ministre ?
– Je l’ai appris à la radio, je ne l’ai pas appelé.
– Lorsqu’il se passe quelque chose d’important pour KAMBANDA, on a l’impression que vous êtes là.
En juillet 93, il vient se cacher chez vous car il se sent menacé? Il devenait extrémiste?
– Non, justement il était pourchassé par le MRND qui le jugeait trop modéré. Il est devenu extrémiste seulement en novembre 93 (après des) accords secrets avec le président HABYARIMANA.
– Vous dites que Jean KAMBANDA tient un discours génocidaire. Mais vous l’appelez quelques temps après. Pourquoi ?
Sosthène MUNYEMANA dit que dans un contexte tendu, il a fait appel à qui il pouvait, même auteur d’atrocités : « je ne pensais pas qu’il les commettrais envers mes enfants, ça ne m’empêche pas de considérer sa responsabilité criminelle. »
Maître GISAGARA:
« Lors de la réunion du 17 avril, des gens chez vous ont fui ? Toutes les personnes sont Hutu ?
Sosthène MUNYEMANA dit ne pas se souvenir de l’ethnie de chacun. Il pensait que certains étaient Tutsi. Il ne fait pas de différence entre les deux ethnies.
– Votre employée de maison dit que les gens que vous accueillez sont des gens qui ont fui des Inyenzi?
– À cette période, dans la région, il y avait des attaques du FPR depuis le Burundi.
– Les barrières étaient là pour bloquer les Inyenzi. Trop de coïncidences… Quand les gens sont arrivés chez vous. Vous leur avez demandé qu’est-ce qu’il fuyait ?
– Oui, ils me l’ont dit dès qu’ils sont arrivés ». Certains étaient Tutsi et ils ont été tués.
Maître BERNARDINI revient sur le contexte: « Est-ce que la question de patrouilles d’extrémistes Hutu sur la frontière burundaise a été évoquée le soir ? Vous en aviez connaissance ?
– Non, on en n’a pas parlé.
– Vous faites les rondes alors que vous savez que les Tutsi sont persecutés par les Hutu.
– La majorité des miliciens étaient Hutus. On se défendait notre quartier contre eux.
– Comment vous vous défendiez ?
– Mieux vaut être attaquer ensemble que chez soi.
– Les rondes étaient mixtes jusqu’en juin?
– Ce n’était pas la même mixité qu’avant. Fin mai, , c’était une façon de les garder (les Tutsi) à proximité de nous, de les protéger
– Le 21 avril, lorsqu’on tuait, ça ne faisait aucun bruit?
– Le seul coup de feu qu’on a entendu, c’étai dans la nuit du 24 avril. Toutes les autres tueries, c’était aux armes traditionnelles.
– Comment BWANAKEYE venait à chaque fois que vous l’appeliez alors qu’il craignait pour sa famille et ses enfants?
– À partir du 24, il a pu se libérer, il y avait peut-être quelqu’un chez lui.
L’audience est suspendue à 19h pour 10′.
Retour aux questions sur le bureau de secteur. Sosthène MUNYEMANA reconnaît qu’il n’avait « pas le même niveau de sécurité que chez moi, ça c’est sûr. »
Maître SIMON demande, si le bureau de secteur était censé être un « lieu provisoire », pourquoi ne pas avoir remis les clés aux réfugiés? Quelqu’un aurait pu y mettre le feu?
« Je ne pouvais pas l’imaginer. Quand on est à l’intérieur, on est plus en sécurité qu’à l’extérieur. » Cette réponse ne convainc pas l’avocat qui y voit plutôt une occasion de les regrouper aux yeux de tous et les condamner à mort.
Maître FOREMAN revient également sur les circonstances de la mort de François KAVAMAHANGA, assassiné devant l’hôtel Faucon alors qu’il devait se réfugier chez Sosthène MUNYEMANA. Selon l’accusé, c’est à une barrière que sa carte d’identité avait été contrôlée. L’arrière de sa photo comportait une seconde signature supposée prouver qu’il s’agissait d’un inkotanyi qui voulait cacher sa véritable identité. Maître FOREMAN répond, goguenard: « Ainsi les inkotanyi[23] prenait soin de s’identifier »… pour mieux être démasqués? Invraisemblable! Il penche plutôt pour une toute autre raison: François KAVAMAHANGA portait sur lui 70 000 FRW et 5000 $, peut-être pour fuir… alors il s’agit probalement plutôt d’un crime crapuleux pour le voler. Et l’argument selon lequel Sosthène MUNYEMANA aurait été menacé quelques jours plus tard parce qu’il aurait tenté de le protéger ne tient plus.
Diverses questions seront encore posées sur des thèmes déjà évoqués mais l’accusé campe sur ses positions, on n’en saura pas plus.
Mathieu PEREZ, bénévole.
Lorenz UBERTI et Illaria, bénévoles
Jacques BIGOT, compléments, notes et mise en page.
Dafroza et Alain GAUTHIER, président du CPCR, pour les relectures et les NDR.
1. Voir l’audition de monsieur Évariste NTIRENGANYA, 29 septembre 2025.[↑]
2. Voir l’audition de madame Gloriose NYIRANGIRUWONSANGA, 2 octobre 2025.[↑]
3. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide. Ses agendas et carnet de notes sont archivés dans les annexes en ligne de Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994, André Guichaoua – La Découverte (Paris):
– Agendas (document pdf, 28 Mo)
– Notes et déposition au TPIR (document pdf, 35 Mo[↑]
4. Voir l’audition de madame Providence MUKANDOLI, 1er octobre 2025.[↑]
5. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
6. CNDA : Cour Nationale du Droit d’Asile[↑]
7. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]
8. MSF : Médecins sans frontières[↑]
9. Grégoire KAYIBANDA : premier président du Rwanda indépendant, le 1er juillet 1962. En 1957, il avait déjà publié le « Manifeste des Bahutu » qui désigne le Tutsi comme étant d’une race étrangère avant de créer en 1959 le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Repères – les origines coloniales du génocide.[↑]
10. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
11. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
12. Chef de cabinet du ministre de la défense du gouvernement intérimaire, désigné comme membre de l’Akazu et du Réseau Zéro, le colonel BAGOSORA est un des piliers du pouvoir. Il a contribué à armer les Interahamwe à partir de 1991 et a joué un rôle clé dans l’organisation des milices début avril 94. Après l’attentat du 6 avril, il prend la tête d’un comité de crise et installe au pouvoir les extrémistes Hutu. Condamné par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda), à la prison à vie en 2008 pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sa peine a été réduite à 35 ans de prison en appel en 2011.
Voir le glossaire pour plus de détails.[↑]
13. Voir Rwanda, vers l’apocalypse, de Maria MALAGARDIS et Michaël SZATANKE, diffusé sur France TV.[↑]
14. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA, désignation souvent étendue aux milices d’autres partis. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
15. FAR : Forces Armées Rwandaises[↑]
16. Voir « Le docteur coupable et courageux de Butare« [Traduction du néerlandais], publié le 8 août 1994 dans le quotidien belge De Morgen (document pdf archivé sur le site francegenocidetutsi.org ).[↑]
17. Voir la lettre de Sosthène MUNYEMANA à Claude-Emile RWAGACONDO envoyée en copie au quotidien belge De Morgen (document pdf archivé sur le site francegenocidetutsi.org ).[↑]
18. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
19. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA, à ne pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA) : le préfet de BUTARE qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné, selon Butare, la préfecture rebelle, rapport d’expertise d’André GUICHAOUA, la date exacte étant sujette à caution.[↑]
20. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
21. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
22. Voir l’Audition de monsieur Jean-Marie Vianney GASHUGI, le 26 septembre 2025.[↑]
23. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: jeudi 16 octobre 2025. J 22
20/10/2025
• Audition de Stephen SMITH, journaliste et professeur d’Études Africaines à l’Université de DUKE (USA).
• Suite de l’interrogatoire de l’accusé.
o Suite des questions des parties civiles.
o Questions de monsieur l’avocat général.
________________________________________
L’audience débute à 9h05. Monsieur Stephen W. SMITH, témoin de contexte dont la défense a demandé la présence, n’a pu se présenter avant en raison d’un problème de calendrier.
Il est demandé au témoin de décliner son identité (William SMITH), son âge (30/10/56), son domicile (USA) et sa profession (enseignant retraité). Le témoin étant présent dans le cadre du pouvoir discrétionnaire du président, il ne prête pas serment.
Audition de monsieur Stephen SMITH, témoin de contexte, journaliste et professeur d’Études Africaines à l’Université de DUKE (USA)
Audition de Stephen Smith – Dessin @art.guillaume
Le témoin déclare spontanément : “Je suis intervenu lors du premier procès et j’interviens comme témoin de circonstances. Je ne connais pas le prévenu, je ne prends pas sa défense et je n’ai rien à dire sur lui. En 1994, j’étais au Rwanda avec le Journal Libération. Au départ, je me trouvais en Afrique du Sud pour l’élection de Nelson Mandela. Le 6 avril 1994, on nous a demandé d’aller rapidement au Rwanda, et j’ai refusé car je voulais assister à l’inauguration de la fin de l’apartheid.”
Sur le contexte du Rwanda, le témoin poursuit : “J’ai pris la relève d’un reporter à la mi-mai et je suis arrivé à BUTARE le 28 mai 1994 avec un autre journaliste. J’étais dans une ville, venant de la frontière burundaise, j’avais loué une voiture et nous avons avancé. Nous pouvions voir le prochain barrage routier où nous étions arrêtés et fouillés. Et il y avait l’odeur du sang, des gens qui avaient toutes sortes d’instruments, des tournevis ensanglantés, et il y avait des cadavres le long de la route… On me faisait des signes d’amitié, c’était de la part des tueurs, car à cette époque la France était bien vue et il n’était pas évident pour eux de voir que j’étais américain. Nous avons fait cette route, de barrage en barrage jusqu’à BUTARE, jusqu’à la cathédrale où il y avait les derniers Tutsi qui se cachaient. Nous y avons passé la nuit, et dans le faux plafond on avait des Tutsi qui rampaient et on les entendait bouger.”
Le témoin ajoute : “Il y avait les prêtres, qui presque tous étaient Hutu et qui cachaient les Tutsi. Je me souviens de plusieurs d’entre eux, et on a dîné avec eux. La nuit, on était enfermé dans une pièce et il n’y avait pas d’accès aux WC. C’étaient des conditions assez difficiles. Le lendemain, plusieurs des Tutsi qui se cachaient m’imploraient de les prendre dans notre voiture, et en particulier une femme qui s’appelait Grâce. Et d’autres, se rendaient compte que ça n’avait aucun sens de les prendre avec nous. Elle, elle insistait en particulier. On se sentait très mal de partir, et les prêtres étaient pessimistes. Je leur disais “vous risquez votre vie en les cachant ici, mais si le FPR[1] arrive vous allez être sauvé”. Et ils répondaient “Mais non, si le FPR arrive, ils vont nous tuer”. Et c’est ce qui est arrivé après, dans d’autres évêchés. Donc je suis parti sans eux”.
S’agissant de Grâce, le témoin ajoute spontanément : “Plus tard, j’ai eu contact avec elle, et je ne sais par quel miracle elle a survécu”.
Sur le début du génocide, le témoin explique : “Je me suis entretenu avec le prêtre Blaise FORISSIER. J’ai su que le 19 avril 1994, le président intérimaire avait fait un discours demandant de continuer les tueries, à “finir le travail”. Pour savoir à quel moment le génocide a vraiment commencé à BUTARE ce n’était pas facile, car le génocide n’a pas éclaté en même temps dans tout le pays. BUTARE, c’était la capitale intellectuelle du pays, et les gens étaient fiers de leur identité de sudiste. Les Tutsi étaient des citoyens de seconde zone, mais ce n’était pas le clivage principal”.
Le témoin poursuit à ce propos : “Pour savoir ce qui se passait à BUTARE, on nous disait “ça a commencé ici le 13 avril, d’autres nous disent plutôt le 16 ou 17”. Et j’ai bien relu mes carnets de reportage, et il y avait une grande confusion. À cette époque, n’importe quelle personne suspectée d’être Tutsi était tuée. Aux barrages on disait “tu as la physionomie d’un Tutsi, tu as les faux papiers”, même avec un papier qui disait “je suis Hutu”. Avec mon confrère – qui avait un nom à consonance belge, ils étaient très énervés contre les Belges – on a essayé d’éviter de prendre les Tutsi avec nous, en raison du rôle joué par les soldats belges. Vous savez, il y avait une grande animosité contre les Belges et on les a traqués.”
Sur son périple au Rwanda, le témoin raconte ensuite : “On a donc quitté BUTARE en laissant les gens qui nous semblaient condamnés et à qui on a dit “non, on ne peut rien pour vous”. Je me suis rendu ensuite à KIGALI, où les gens étaient attaqués par l’artillerie, et les gens fuyaient par les collines. Par moment j’ai même dû abandonner la voiture, partir dans les collines, et aller avec les gens qui fuyaient à pied. Je suis allé à GITARAMA à pied. Ensuite, j’ai vu KAMBANDA[2] qui n’avait aucun levier sur ce qu’il se passait. Je lui ai demandé ce qu’il pensait sur ces tueries. Et mon impression pour résumer, c’est que ce premier ministre, assis dans son bureau, était totalement paumé. Il était dans une terrible ambivalence compte tenu de ce qui se passait à l’extérieur, parce qu’il avait professé dehors ces tueries, et il disait ensuite qu’il était contre. Et en même temps, il n’avait aucun levier pour les arrêter. Son seul levier contre le FPR, était de massacrer les Tutsi de l’intérieur”.
Le témoin ajoute: « Après cette rencontre, je suis retourné à KIGALI, j’ai couvert le génocide, et je me suis fait remplacer à un moment donné au mois de juin, jusqu’à l’Opération Turquoise[3]. Je suis resté sur place, j’ai couvert les événements sur la fuite massive des Hutu vers le Zaïre voisin. Je voudrais ajouter que j’ai très bien connu le président KAGAME, puisqu’étant américain anglophone au moment où il était persona non grata en France, j’étais quasiment son seul interlocuteur. Et je l’ai bien connu, j’ai passé des nuits dans le maquis avec lui. Il m’a dit ”t’inquiète pas, c’est moi le chef”.
Sur la politique de KAGAME, le témoin explique : “Assez rapidement, grâce à ma bonne connaissance du FPR – que j’ai connu avant le génocide – je suis devenu très critique du régime KAGAME. Il y a une certitude : le génocide des Tutsi est une réalité indubitable, et personne ne peut mettre en doute ce fait. Mais si l’absence de démocratie a mené au génocide, je ne peux que regretter que malgré le génocide, il y ait eu une transition autoritaire devenue ensuite une dictature, au lieu de passer à une démocratie libérale”.
Le témoin poursuit pour expliquer que selon lui, “KAGAME et son armée ont traqué par autoritarisme. Ce qui n’était pas une bonne transition pour éviter que le travail soit achevé, mais plutôt un réflexe compréhensible fait par une minorité menacée d’extermination. Mais ça reste néanmoins (le régime de KAGAME) une dictature efficace. Parce que se faire élire et réélire systématiquement à 90% ; dans un endroit où vous ne pouvez pas dire que des Hutu ont défendu leurs parents Tutsi parce que ça porte atteinte à la pureté du génocide Tutsi ; et sans remettre en question qui que ce soit qui vient du Rwanda : eh bien, en terme de moralité, la question se pose de savoir si une personne qui est là (devant la cour de justice) dit vraiment la vérité. Est-il possible que les personnes entendues contribuent vraiment à la manifestation de la vérité ?”
Puis d’ajouter sur la justice : “Deux principes me tiennent à cœur : la sanction du génocide, et tirer les conséquences pour les responsables. Mais aussi la justice : comment être par delà un doute possible, quand ce qui est reproché aux uns et aux autres l’est dans le cadre d’une dictature ? C’est une vérité ? Par exemple, on a un envoi de témoins à l’échelle industrielle, qui ne pouvaient pas participer à la manifestation de la vérité au TPIR[4]. C’est dire toute la difficulté pour le TPIR de comprendre les mécanismes, de comprendre ce qui s’est passé, avec le régime de dictature de KAGAME, qui a une vraie efficacité sur le plan intérieur. C’est vraiment un pays qui est tenu, et c’est loin des clichés des Hutu chaotiques et arbitraires. C’est loin d’être le cas, et on a un régime qui a le bras long aussi à l’extérieur. Vous avez dû remarquer à quel point c’est difficile de venir témoigner devant vous. Et si vous prenez les spécialistes du Rwanda, comme GUICHAOUA[5]) en Belgique, et bien toutes ces personnes gardent leurs forces pour défendre ce qu’ils publient, mais ne viennent pas devant vous parce que les répercussions sont telles que personne ne veut venir devant vous[6]. Cela reflète le régime de KAGAME de l’intérieur et de son influence. Le vrai danger pour KAGAME ce ne sont pas les Hutu : ce sont ces personnes-là.”
Le témoin poursuit sur la politique de KAGAME : “Il y a eu des gens tués en Belgique, et vous êtes dans une situation où dire la vérité est extrêmement difficile. Donc par mon témoignage, je tenais à apporter des réponses à vos questions. Sur le génocide des Tutsi, qui est le fait majeur, mais ensuite sur la difficulté du contexte actuel, sans parler de la politique de la France qui a joué un rôle très particulier. Je suis américain, et du temps du président OBAMA, j’étais expert et consulté en tant que tel. Et au début, quand ils ont fait appel à moi, je voulais savoir dans quel contexte j’étais et j’ai dit que pour moi la dictature de KAGAME est la plus redoutable du monde parce qu’elle est morbide. Il vaut mieux que je rentre: que va t’on faire politiquement avec ça?”
Le témoin poursuit sur la France : “La France est dans une situation, et l’opinion publique a l’impression que la France a beaucoup à se faire pardonner. Le président Macron est très sensible aux mémoriels, pour l’Algérie, pour le Rwanda… c’était la même chose. Et il a cherché à donner des gages, pour éviter qu’il y ait des accusations contre la France. Donc c’est un contexte difficile aussi en France, pour la manifestation de la vérité.”
Le témoin a terminé son récit.
Sur questions du président, le témoin explique avoir été au Rwanda le 22 mai 1994, et être arrivé par le Burundi. Il explique qu’en passant les barrages, il a assisté à des contrôles mais que plus grand monde ne circulait. Il ajoute qu’il “n’a pas vu de personnes être tuées à ce niveau-là. Je me souviens d’un barrage à KIGALI où les gens ont été tués au bord de la route. Les gens sont parfois ivres, parfois pas. Parfois agressifs, parfois pas. Sur la route du Burundi, il n’y avait plus de circulation et je pense que toute personne suspectée d’être Tutsi a été tuée”. À la question de savoir s’il y avait des miliciens qui circulaient, le témoin explique en avoir vu mais pas massivement, et que parfois il a vu des militaires passer. S’agissant des miliciens, il précise que c’était surtout le soir qu’ils patrouillaient et ajoute “les miliciens se doutaient bien que si un bâtiment n’avait pas encore été fouillé par eux, et que c’était des religieux, alors il y avait de fortes chances pour qu’il y ait des gens.”
S’agissant des Tutsi cachés qu’il a rencontrés, le témoin précise: “Les Tutsi qui étaient avec nous étaient comme des spectres et des fantômes. On les voyait, on essayait d’embrayer la conversation avec eux. Mais je n’avais pas pensé à prendre des victuailles ou autre et on avait l’impression de ne servir à rien dans une situation pénible. J’ai le souvenir d’avoir dîné avec eux, et au moment de notre départ, c’était surtout avec Grâce.”
S’agissant de Grâce, le témoin explique ne pas avoir pu la prendre avec eux car “lorsque l’on est sur un barrage, il y a des contraintes. Et j’avais déjà du retard sur les évènements parce que je venais d’Afrique du Sud, et je voulais avancer. Et en arrivant aux barrières, je leur disais qu’on m’avait déjà fouillé et qu’il fallait expédier l’affaire. Mais c’était refusé systématiquement et ils fouillaient quand même les voitures. Ils regardaient sous la banquette, etc. Chaque barrage était un moyen de gagner de l’argent, et chaque personne qui passait, on lui faisait les poches. Donc je savais qu’au-delà, je ne pourrais pas passer avec un clandestin. Et tout le monde le savait. Le faux plafond, c’était le dernier endroit où être en sécurité, donc ils savaient et ils n’insistaient pas davantage. Grâce avait beaucoup insisté, et on a été très touchés. C’était terrible de lui expliquer que ce n’était pas possible”.
À la question de savoir si le témoin a évoqué avec ses contacts les lieux clos comme les églises ou les bâtiments administratifs comme étant des lieux de refuge, le témoin explique “Oui, il y a eu des lieux, notamment à KIGALI à l’hôtel des Mille Collines, où j’ai connu le manager. On est resté en contact et je l’ai vu l’année dernière. Lui, il a sauvé 1268 personnes, et j’y suis passé régulièrement pour le soutenir moralement car il était constamment sur la brèche. Cachant des Tutsi et traitant avec les gens qui voulaient les tuer pour essayer de les protéger. Ensuite, il est devenu opposant du régime de Paul KAGAME, et mis en cause pour dire qu’il avait traité avec les génocidaires. Finalement, il a été kidnappé, amené au Rwanda, enfermé et c’est seulement sur pression américaine qu’il a été relâché. Je l’ai vu il y a 18 mois au Canada, et il a payé très cher son opposition au régime de KAGAME”. (NDR. Le témoin parle de Paul RUSESABAGINA que le cinéma hollywoodien a transformé en héros!)
Le président revient sur sa question initiale, à savoir si les églises et autres bâtiments administratifs pouvaient être considérés comme des lieux de protection, ce à quoi le témoin répond que “les églises n’étaient pas respectées, et les gens y étaient tués. Mais on ne peut pas dire ça une bonne fois pour toute. Il est important de savoir à quel jour on se situe et à quel moment sur l’axe du temps”. Sur le début du génocide à BUTARE, le témoin explique qu’il a commencé le 16 ou le 17 à BUTARE.
Sur “l’ambiguité” de Jean KAMBANDA, évoqué par le témoin lors de ses déclarations spontanées, celui-ci explique: “Je n’ai pas évoqué ses discours, qui ont choqué avec ses appels à tuer les Tutsi. Des discours qui ne laissent pas de doute sur ce que ce monsieur sollicitait”. Il précise: “J’étais dans une petite voiture au Rwanda, les discours étaient en kinyarwanda, la RTLM était disponible mais je ne comprenais pas. Mais aujourd’hui, quand je dis que c’est ambigu, je n’ai pas besoin d’en dire plus. J’ai vu un homme avec un tournevis qui venait de crever les yeux de quelqu’un, et lui (KAMBANDA) quand je l’ai rencontré me disait qu’il voulait que ça s’arrête. Je n’ai pas besoin d’en dire plus”.
À la question de savoir si le témoin a eu l’occasion d’échanger avec d’autres ministres, le témoin répond par la négative et ajoute: “Le ministre de l’agriculture ne m’intéressait pas et les lecteurs de Libération n’auraient pas lu le journal si j’avais écrit sur lui. J’en avais assez du gouvernement intérimaire. Moi, Jean KAMBANDA m’a paru impuissant mais aussi complètement coupable. Car il ne faisait rien pour arrêter les tueries. Si KAMBANDA donnait un ordre, il était exécuté. Et en ayant été 3 heures avec lui, j’ai rapporté 2-3 phrases et je l’ai trouvé monstrueusement ambigu”.
Sur la problématique des témoignages dans le cadre de la justice évoqué spontanément, il explique “que le TPIR a essayé d’enquêter sur l’attentat où deux présidents ont été tués. Et ils ont finalement baissé les bras. Donc il a été impossible d’avoir des témoins indépendants. Je ne vois pas la difficulté pour le déduire”. (NDR : Nous sommes donc sur une déduction lui appartenant, et non un fait établi comme cela a été présenté au départ).
Le témoin ajoute “Je n’ai aucune confiance ni aucune assurance que les jugements ont été fondés sur des éléments . Car si on est dans un pays dictatorial, peut-on imaginer que du temps de STALINE, on se serait fier aux témoins ? Donc je ne peux pas me fier aux témoignages des Rwandais. Il suffit de regarder les rapports : c’est une dictature, et tellement efficace qu’elle envoie des commandos de la morts dans les pays africains et occidentaux. Je ne peux pas avoir confiance en la capacité de la justice à pouvoir savoir si une victime qui parle de ce qu’elle a vécu, dit la vérité.” (NDR : on notera la décrédibilisation du témoignage d’une victime dans le discours, et non des témoins à décharges, qui pourtant ont été établis par le TPIR – voir audition de Laetitia HUSSON[7]. La crédibilité serait-t-elle à géométrie variable ?)
Le témoin ajoute “Même si je suis convaincu de la bonne volonté du tribunal, je ne suis pas sûr que sans connaissance de l’Afrique, la cour puisse réellement savoir juger”.
Il est rappelé à l’attention du témoin qu’il s’agit-là de questions juridiques pour lesquelles les personnes ayant à juger sont formées en la matière. D’autant que des principes de droit servent de boussoles aux juges et que le TPIR a largement rempli sa mission, prononçant des condamnations et des acquittements.
La parole est à la cour. À la question de savoir quelles solutions propose le témoin face à son constat, celui-ci n’a pas de réponse à apporter. Il ajoute, s’agissant des discours génocidaires, que tout était en kinyarwanda et qu’il n’a pas eu l’occasion de les étudier ni de les comprendre. Les jurés, par le truchement du président, posent la question de savoir quelle langue utilisait le témoin lorsqu’il était au Rwanda, celui-ci répond qu’il parlait français et qu’il n’avait pas d’interprète. Il ajoute que “ça limitait les possibilités. Et comme ça a changé aujourd’hui avec KAGAME, maintenant la langue officielle c’est l’anglais. Vous savez, même au Sénégal, il n’y a pas plus de 20% de la population qui parle français”. (NDR : on ne voit pas bien le rapport avec la question d’origine).
L’audience est suspendue à 10h15 sur demande de l’accusé et reprend à 10h19.
La parole est aux avocats des parties civiles.
Trois extraits du livre écrit par le témoin, intitulé “NÉGROLOGIE : pourquoi l’Afrique se meurt” et publié en 2003 sont lus. Il est souligné qu’un des chapitres s’appelle d’ailleurs “Au paradis de la cruauté”. S. W. SMITH y écrit qu’en Afrique, il faut :
p. 24 : “appeler le désastre par son nom, “un temps au cours duquel le pouvoir et l’existence se conçoivent et s’exercent dans la texture de l’animalité”. Nous y sommes : des Africains se massacrent en masse, voire – qu’on nous pardonne! – se bouffent entre eux. Les 3,3 millions de morts au Congo Kinshasa viennent après quelques 800 000 suppliciés à la machette, lors du génocide au Rwanda en 1994, après 200 000 Hutu qui ont trouvés la mort, entre octobre 1996 et mai 1997, dans la jungle de l’ex-Zaïre, après 300 000 victimes d’un génocide rampant au Burundi depuis 1993”.
“Au regard de ce bilan, peut-on continuer de se mentir? A t-on le droit de s’interroger sur les “capacités institutionnelles de l’État postcolonial”, alors qu’il n’y a guère un pays en Afrique qui soit convenablement administré, plus de services postaux qui fonctionnent, que la distribution d’eau et d’électricité a dû être confiée, presque partout, à des groupes étrangers, toujours les mêmes, ces nouvelles “compagnies cessionnaires”? Enfin, sur un continent qui n’a inventé ni la roue ni la charrue, qui ignorait la traction animale et tarde toujours à pratiquer la culture irriguée, même dans les bassins fluviaux(..)”.
p. 230 : “N’est-ce pas la raison profonde pour laquelle l’Afrique, au lieu d’avancer, recule ? Ou, plus précisément, n’avance que sous la contrainte extérieure, hier coloniale, aujourd’hui tutélaire? Le développement, l’État, le rang du continent dans le monde, même la santé publique ou l’éducation nationale ne sont pas, en Afrique, le souci du plus grand nombre. C’est “une affaire de Blancs”, comme on dit couramment en Afrique francophone. En somme, ce serait la suite logique d’une erreur historique d’aiguillage ayant mis le continent sur une voie de garage. Au lieu de s’épuiser à vouloir rattraper les “Maitres de la Terre”, hier les colons, aujourd’hui les “mondialisateurs”, les Africains se sont enfermés dans un passé réinventé et idéalisé, une “conscience noire” hermétiquement scellée. Aussi longtemps que persistera ce refus d’entrer dans la modernité, autrement qu’en passager clandestin ou en consommateur vivant aux crochets du reste du monde, il faudra aviver la blessure, plonger la plume dans les plaies ouvertes de l’Afrique”.
À la suite de cette lecture, il est indiqué qu’au regard de la plume acerbe de l’auteur et des idées qui sont les siennes, aucune partie civile ne débattra avec lui.
En réponse, le témoin tente d’expliquer les propos racistes figurant dans son livre et pour lequel il se défend d’avoir reçu un prix. Il ajoute par ailleurs que l’Afrique est “le seul territoire où il y a eu des violences sur fond politique ou religieux”, que “c’est une critique honnête” et confirme que le continent africain devrait prendre exemple sur l’Occident. Il termine en se posant en victime, à qui il serait fait “un procès d’intention”.
(NDR : le témoin omet sciemment d’énoncer les nombreuses critiques académiques sur son livre. Voir par exemple l’article de Julien BRACHET, la Vie des idées)
La parole est à l’avocat général. Ce dernier commence par rappeler au témoin que “l’Europe n’est pas en reste sur les violences politiques et religieuses ayant eu pour effet de tuer des civils et que nous sommes tous à égalité sur le terrain des violences. Ce qui ne nous empêche pas de les juger”. Il exprime également sa surprise quant au fait qu’il ne devrait y avoir, s’agissant notamment du contexte, que des témoins, et non pas des témoins qui semblent acquis à la défense. Il est ensuite demandé à S. W. SMITH, si l’ambiguïté du discours de Jean KAMBANDA qu’il a évoqué pouvait s’apparenter à de la stratégie.
Le témoin souhaite rebondir sur les observations de l’avocat général, en expliquant “il y a de la corruption partout, mais ce n’est pas la même partout. De toute façon, il faut toujours faire attention de dire qu’il y a des violences partout. Je suis victime d’être américain et blanc, donc je suis un monstre”. Puis d’ajouter à la question posée “il n’avait qu’à prendre ses responsabilités. Et comme vous l’avez souligné à juste titre, il pensait qu’en jouant sur les nuances, condamnant à moitié, que la colère du peuple pouvait se comprendre. C’était son discours politique”.
L’avocat général indique ensuite que le français et le kinyarwanda étaient les langues officielles à l’époque des faits ainsi que dans les discours politiques. L’avocat général lit une pièce versée par la défense, qui est un communiqué des Forces Armées Rwandaises en date du 15 avril 1994. À la question de savoir s’il est possible de considérer qu’il s’agit justement d’un exemple d’ambiguïté officielle portée par les autorités civiles et militaires, le témoin répond “quelques jours après le 6 avril 1994, on ne savait pas que c’était un génocide. On ne voit pas que c’est un génocide sinon j’aurais laissé Mandela. Pour moi, à ce moment, ils sont encore respectables et dans ce communiqué ils regrettent la mort des soldats belges. Donc oui, c’est un discours politique qui mérite d’être interrogé. Mais aussi d’être pris au sérieux à la surface des mots, et il faut arrêter de les discréditer”.
(NDR : L’avocat général a pourtant bien spécifié que le communiqué était daté du 15 avril 1994, et non du 6…)
Sur les églises, le témoin explique que selon lui, au 16 avril 1994, il n’était pas possible de savoir si elles étaient un lieu de protection et ajoute “mais peut-on dire raisonnablement que le 16 avril on ignorait que les Tutsi pouvaient se faire massacrer ?”, n’apportant donc aucune réponse à la question posée.
À la question de savoir s’il y avait des barrières au Burundi, le témoin répond par la négative. Il précise également qu’à ce moment-là, il n’a vu personne sur les routes et qu’il était impossible d’avoir un taxi. Raison pour laquelle il a loué un véhicule à BUJUMBURA.
La parole est aux avocats de la défense. Les avocats de la défense relisent le communiqué déjà lu par l’avocat général. Il est demandé au témoin de préciser son appréciation de celui-ci et indiquent qu’il date davantage du 12 avril 1994. Lé témoin répond que la date n’a aucune importance et explique que “c’est l’armée qui est en train de perdre et qui propose de reprendre les pourparlers avec le FPR qui avance, mais qui ne prend pas ses responsabilités sur ce qui se passe” et ajoute: “J’aurai vécu cet appel comme un appel pour que les combats s’arrêtent et mettre fin à ces tueries intercommunautaires”.
Les avocats de la défense posent des questions hors de propos, et le témoin répond qu’en tout état de cause, il ne détient pas les informations demandées. Les avocats de la défense citent – une nouvelle fois – l’auteur GUICHAOUA, pour qui “la majorité des officiers des États majors tentent des choses pour faire cesser les tueries”. Le témoin fait l’éloge de cet auteur et explique avoir travaillé avec lui à plusieurs reprises. (NDR : ce qui ne fait toujours pas avancer le débat à propos de Sosthène MUNYEMANA).
Un autre extrait du livre de GUICHAOUA est lu, pour finalement que le témoin explique ne pas pouvoir répondre aux questions qui lui sont posées. Il ajoute sur questions “J’aurai du mal à vous dire ce qu’est un président en Afrique, par rapport à ce qu’est un président chez nous”.
Il est ensuite demandé au témoin de situer Dismas NSENGIYAREMYE au sein du MDR[8]. Le témoin explique “qu’il était premier ministre et qu’il était sur la ligne dure, pour ne pas dire génocidaire.” Sur la scission du MDR avec la naissance de mouvement Hutu power, le témoin explique “qu’il y a un clivage dont Dismas va faire les frais. Power n’avait pas la connotation d’aujourd’hui au début. Le jeu s’ouvre par son allié, la France et HABYARIMANA qui dessert le carcan de la dictature. Dismas va voir sa stratégie supplantée alors que Power au départ, ça signale juste son positionnement entre les deux. C’est-à-dire que l’opposition veut se ménager une place. Et ceux qui sont in fine pour la dictature, que j’hésite à appeler Hutu, mais qui s’allient au régime HABYARIMANA et les autres sont plus ouverts à un dialogue avec le FPR. Donc Dismas fait les frais d’une scission dans ce mouvement.”
La défense cite encore un passage du livre de GUICHAOUA. Les avocats de la défense tentent ensuite de faire dire au témoin que “pour le Rwandais lambda” soutenir le gouvernement génocidaire n’est pas nécessairement y souscrire. Ce à quoi le témoin répond qu’il était “acté dans la tête des personnes qu’il fallait tuer les Tutsi”.
L’audience est suspendue à 11h30 et reprend à 11h40.
La défense interroge Stephen Smith – Dessin @art.guillaume
La défense donne connaissance d’un extrait de Radio Rwanda, dans lequel un journaliste diffuse une lettre du Cercle des intellectuels du MDR résidant à BUTARE, avec trois signataires, dont l’accusé.
Le témoin explique que “le document dit qu’un gouvernement intérimaire a été mis en place avec l’aide de l’armée gouvernementale. Il incrimine des milliers de victimes du FPR, des massacres à l’aveugle et je pense d’ailleurs que c’est la seule référence dans les textes”. Il ajoute: “Il apporte son soutien au gouvernement intérimaire mis en place avec l’aide de l’armée gouvernementale, avec la mission de rétablir la paix dans le pays. Il y a un dérapage dans ce papier, à savoir la partialité de la MINUAR[9], qui est unilatérale sans aucun doute. Car il est reproché aux Belges d’être responsables de l’attentat contre le président”.
La défense cite ensuite la préface que le témoin a rédigée pour le livre de Mme Michela WRONG[10] et interroge le témoin sur la responsabilité de la communauté internationale dans le génocide. Il explique que “la France et l’Allemagne sont coupables de non assistance à personne en danger, et la responsabilité de la France est plus grande car ils se sont engagés en premier”. (NDR : Ces questions n’ont aucun rapport avec le procès en appel de Sosthène MUNYEMANA. Il ne s’agit pas ici du procès du génocide et encore moins celui de la communauté internationale)
La défense fait de nouveau intervenir le témoin sur le régime de KAGAME, ce qui n’a, encore une fois, aucun rapport avec le procès qui nous concerne. La défense pose ensuite des questions sur des évènements postérieurs aux faits qui nous intéressent, et parle notamment des problèmes actuels entre le Congo et le Rwanda et du championnat du monde cycliste.
Sur “l’exception de l’Hôtel des 1000 collines” selon les mots de la défense, le témoin explique que le responsable a réussi “à force de compromis, en cajolant les génocidaires, à gagner du temps et cacher à l’hôtel plus de 1200 Tutsi qui ont été ensuite sauvés par l’ONU”. À la question de savoir s’il était possible d’utiliser les génocidaires pour sauver les Tutsi, le témoin cite Charles Quint et explique qu’il n’est pas sûr que tout le monde en soit capable. Sur Grâce, le témoin explique que c’était impossible pour lui de la sauver. À la question de savoir si la justice rwandaise existe dans un régime de dictature, le témoin répond: “Je ne voudrais pas me substituer à d’autres, et le président a raison : je ne suis pas juriste et ce n’est pas mon rôle. Je pense que tout le monde a compris ce que je voulais dire”.
Maitre BOURG souhaite ensuite “crever l’abcès sur le livre” écrit par le témoin et indique qu’elle trouve ”important qu’il n’ait fait l’objet d’aucune poursuite”. De sorte que selon elle, il n’y aurait rien à y redire. (NDR : la défense souscrit-elle ou légitime t-elle les propos tenus par l’auteur de NÉGROLOGIE?)
La défense parle ensuite des “lois liberticides sur la liberté d’expression au Rwanda”, et le témoin se perd dans des explications sur les statistiques ethniques qui, selon lui, devraient exister en France au même titre qu’aux USA. Le témoin conclut en indiquant qu’il est “un révisionniste permanent, et aime mettre ses convictions à l’épreuve des faits”.
L’interrogatoire du témoin se termine à 12h38. L’audience reprend à 14h19.
Suite des questions des parties civiles à l’accusé.
L’après-midi sera consacrée à la suite de l’interrogatoire de l’accusé. Les photographies versées par maître TAPIE sont diffusées à l’écran, et la parole est aux avocats des parties civiles.
Sur questions des avocats des parties civiles, il est demandé à l’accusé de s’exprimer sur une photographie où figure Dismas NSENGIYAREMYE, et légendée : “le trio Hutu power du MDR : de gauche à droite Donate MUREGO, Dismas NSENGIYAREMYE, Froduald KARAMIRA, second vice-président du MDR”.
L’accusé explique que “tout est une question de temps et d’époque”, et souhaite avoir la datation de la photographie (NDR : Il est curieux que l’accusé ignore que la photographie représentant KARAMIRA date de 1993).
Le président intervient pour demander de répondre à la question en partant du principe qu’il n’y a pas de date à communiquer. Sosthène MUNYEMANA répond à la cour que “les personnes sur la photo sont tous membres du MDR depuis sa création” et ajoute “donc ces personnes étaient sûrement ensemble avant que le MDR soit scindé en faction”.
Il est ensuite demandé à l’accusé la raison pour laquelle il à préféré prendre la fuite en empruntant une route difficile en longeant le lac KIVU pour rejoindre NGOMA, plutôt que d’emprunter le chemin sécurisé jusqu’au Zaïre, exempt de barrières. Sosthène MUNYEMANA répond que “c’est un trajet choisi par le chauffeur, et c’est lui qui savait pourquoi il prenait plutôt côté rwandais que Zaïre. On disait à l’époque que la réputation du Congo, c’était de demander des bakchichs.”
Il est ensuite indiqué à l’accusé à quel endroit il allait faire ses courses, ce à quoi il répond que “C’était à RANGO. Le jeudi, il y avait un magasin qui ouvrait parfois, et il y avait des boutiques à côté de TUMBA”. Sur question, il ajoute que près de chez lui il n’y avait pas de barrières et que “non loin de chez moi, il y a avait un petit kiosque près du bureau du secteur, et il y avait une barrière près de TUMBA et CYARWA. Et au moment où je suis passé, je n’ai pas vu de blessé. Je montrais ma carte d’identité et on me laissait passer”.
Les avocats des parties civiles lui demandent ensuite l’identité de l’autre personne qui faisait les courses, selon les termes de ses précédentes déclarations. Sosthène MUNYEMANA indique ne pas se souvenir de ces déclarations. Il ajoute ensuite à propos du téléphone, que celui-ci fonctionnait à l’international “au moins jusqu’au 18 avril, ou jusqu’au 17”. Il précise qu’il fonctionnait en local “avec des coupures au moins jusqu’au mois de mai”.
Sur le bureau de secteur, Sosthène MUNYEMANA explique avoir vu un flux de réfugiés de 7 ou 8 personnes et ajoute avoir “appris après le génocide ce qui se passait réellement, qui était à l’intérieur et qui était à l’extérieur. Enfin tout ce qui s’est passé”.
À la question de savoir si l’accusé était au courant que le 21 avril 1994 des étudiants ont été tués à l’université, l’accusé répond “Non je n’avais pas les détails. Je savais juste qu’il y avait des tueries partout à BUTARE, mais pas les détails d’où ça a pu se passer”. Les avocats des parties civiles demandent alors à Sosthène MUNYEMANA “Est-ce qu’à posteriori, vous n’avez pas une idée sur la raison des flux de réfugiés vers le bureau de secteur ?”. Ce à quoi l’accusé répond par la négative et ajoute “il y a eu des épisodes où effectivement, à un certain moment, ils ont eu le besoin de se mettre devant un bâtiment où ils pouvaient trouver plus de sécurité. Mais je trouve qu’ils étaient exposés à des miliciens qui les menaçaient devant le bureau de secteur… et je ne sais pas pourquoi à ce moment-là il n’y avait plus de flux”.
(NDR : Il ne s’agit pourtant pas d’une question piège : il n’y avait plus de flux de réfugiés parce qu’ils ont tous été tués.)
Les avocats des parties civiles insistent et demandent à l’accusé s’il est d’accord sur le fait qu’entre le 21 et le 30 avril 1994, à BUTARE, à l’université, à CYARWA, à TUMBA, à KABUTARE, au groupe scolaire KABAKOBWA, à KOVU et à NGOMA, l’absence de flux de réfugiés pouvait s’expliquer par les assassinats. Sosthène MUNYEMANA répond “moi je parle de ceux qui pouvaient chercher refuge. Mais je n’ai pas contesté ceux qui ont trouvé la mort. Je dis juste que pour ceux qui ont pu venir, je n’ai pas vu de flux.”
Il est demandé à l’accusé de confirmer que les localités mentionnées ci-avant sont bien situées autour de TUMBA. Ce dernier répond “Maître, il y a une nuance entre savoir maintenant que ces personnes dans ces localités sont à peu près à 10 km, mais l’hôpital et l’université c’est à plus ou moins 2-3 ou 5 km. Mais même à cette distance, il y a eu des tueries dans les environs, et vous pouvez ne pas savoir dans quelle localité cela s’est passé. Là vous faites un travail rétrospectif de gens qui ont recueilli des témoignages. Mais à TUMBA, il pouvait arriver que vous ne sachiez même pas ce qu’il se passait à KOVU. J’ai témoigné sur Évariste mon voisin, qui a rapporté l’épisode ou il a été attaché avec quelqu’un et je l’ai appris dans le dossier. Mais je ne l’ai pas vu sur place parce que c’est le moment où KIRUSHA a cherché refuge chez moi. Les gendarmes sont sortis avec les personnes sortis dans ma concession et c’est les gendarmes qui ont trouvé SENKWARE et qui l’ont liberé. Même les gendarmes ne m’ont pas dit “on vient de détacher quelqu’un. Ou alors les assaillants l’ont libéré à la vue de gendarmes et je l’ai appris dans le dossier, alors que ça s’est passé à 20 mètres de ma maison et je ne le savais pas. Donc des choses se passaient et vous ne pouviez pas savoir”.
Il est ensuite demandé à l’accusé s’il est d’accord avec le fait que les gens ne considéraient plus le bureau de secteur comme un lieu de refuge, ce à quoi Sosthène MUNYEMANA répond “je ne leur ai jamais dit ca. Mais que si les gens venaient, c’est parce qu’ils pensaient que c’était un lieu de refuge. Moi, je ne vois que les gens qui arrivent devant le bâtiment et je me disais “celui-là c’est un gros risque”.
À la question de savoir quelle est l’identité de la personne chez qui l’accusé a déposé Elevanie lors de sa fuite, l’accusé répond “Ma femme de ménage s’est trompé de lieu, elle ne connaît pas BUTARE. Elle aurait dû dire BUTARE et pas KABUTARE, parce qu’elle ne connaît pas. Je l’ai déposée dans la famille où elle travaillait avant, chez Fulgurance MIGABO, qui par chance, était de la même origine qu’elle. C’est pour ça qu’il est resté avec elle et a pu l’aider à retourner dans sa famille au Congo ensuite”.
Sur questions des avocats des parties civiles, Sosthène MUNYEMANA que Dismas NSENGIYAREMYE et sa femme font partie de son comité de soutien (en précisant pour celle-ci que c’est davantage parce qu’elle est son épouse mais qu’elle n’est pas inscrite comme membre actif).
Les avocats des parties civiles font lecture de trois éléments tirés de la motivation du jugement en première instance de Sosthène MUNYEMANA. L’accusé réagit en expliquant “j’ai fait appel de cette décision que je conteste, parce qu’ils parlent de liens avec Jean KAMBANDA. Quand j’ai dit qu’on était ami, ça ne permet pas d’extrapoler sur le géonocide et cette cour appréciera la nuance entre l’amitié antérieure que je n’ai jamais contesté, et la participation éventuelle.”
L’accusé conclut en expliquant que s’agissant de ses amitiés avec des génocidaires, il sépare “l’ami de ce qu’il a fait” et que s’ils étaient “emprisonnés, j’irais les voir pour les soutenir en tant qu’ami”.
Sur la motion de soutien au gouvernement intérimaire signée par l’accusé, Sosthène MUNYEMANA explique qu’il demandait une enquête sur l’attentat survenu à l’aéroport et gardée par le contingent belge, avoir été “informé de la partisanerie au sein de DALLAIRE à la MINUAR” et se défend d’y avoir accusé les Belges, qu’il considère comme “des personnes neutres qui ne sont ni du FPR ni du gouvernement”. L’accusé conclut en expliquant que ce document “est le résultat d’un compromis”.
Questions de monsieur l’avocat général
La parole est à l’avocat général. Il est demandé à l’accusé de s’expliquer sur la profondeur et l’ancienneté de son engagement en politique. Sosthène MUNYEMANA confirme avoir soutenu Dismas NSENGIYAREMYE “depuis le début du MDR”.
À la question de savoir pourquoi Dismas NSENGIYAREMYE est parti en exil, l’accusé répond “d’après ce que j’ai entendu a posteriori, il a été menacé ou prévenu qu’il risquait d’être tué par les extrémistes, et a continué à travailler. Et au moment où nous écrivons cette lettre au président HABYARIMANA? il a fait une conférence au Sénat Belge.”
L’avocat général demande ensuite à Sosthène MUNYEMANA si c’est bien au mois d’octobre dans le courier officiel du MDR que l’on voit que ce n’est pas Dismas NSENGIYAREMYE qui est nommé mais Jean KAMBANDA, l’accusé répond : “oui j’ai expliqué ici que c’est Dismas lui même, qui, au moment où le congrès a eu lieu – puisqu’il y avait eu un différent -, et pour montrer sa bonne disposition, qu’il ne voulait pas bloquer le parti. Il avait retiré sa candidature au poste de Premier ministre. Je sais aussi qu’à l’époque où il était à l’exil, il restait en contact avec KAMBANDA, qui lui rendait compte de comment ça fonctionnait jusqu’au moment où KAMBANDA a dévié”.
À la question de savoir s’il y avait un accord entre KAMBANDA et Dismas NSENGIYAREMYE, l’accusé répond “Non, j’ai dit au congrès du MDR qui a eu lieu le 22-23 juillet 93, Dismas avait été présenté par le bureau politique comme candidat futur du gouvernement à base élargie. Pour éviter le blocage, il a dit qu’il retirait sa candidature. Une fois qu’il n’était plus candidat, il se trouve menacé, il part en exil mais il continue à travailler comme premier vice-président du MDR même étant à l’étranger. Et nous, notre lettre de septembre va dans la ligne de dire que Faustin TWAGIRAMUNGU a trahi le parti, et qu’il ne faut donc pas qu’il soit présenté comme Premier ministre.”
L’accusé continuera à répondre en détail aux questions sur la politique et les rouages internes du MDR, montrant ainsi sa grande connaissance de la question.
L’avocat général questionne ensuite Sosthène MUNYEMANA sur la lettre de SWINNEN[11], qui montre que l’accusé est au fait de la matière politique et des débats au niveau local et national. Sur la violence du texte qui est soumis, sachant que c’est adressé à un président de la République, l’accusé explique “nous avons parlé comme un groupe informel de citoyen, donc c’était pas un document officiel. Je l’ai signé et je ne sais même pas qui en est l’auteur. J’ai vu les idées, et c’est une lettre où je m’intéresse plus à l’objet qu’à la forme”.
L’accusé ajoute “On a pas besoin d’être un homme politique pour parler de politique? Nous étions en phase avec les idées du bureau politique du MDR”. Sur question il précise “en tant que membre, je sais ce qui ne va pas dans le parti. Donc quand Faustin a eu accès à la radio, nous avons réagi à ça. Et c’est pour ça que dans ce courrier, nous citons le nom du ministre de l’information : parce qu’on voulait au moins un débat contradictoire à la radio”.
Sur la mouvance Hutu Power, Sosthène MUNYEMANA explique ne pas pouvoir dater son apparition, et ajoute avoir “entendu KAREMERA pendant un meeting et c’est à partir de là que j’apprends qu’il y a une chose qui s’appelle MDR-Power”. Il précise que le mouvement a, selon lui, dû naître deux jours après la mort du président NDADAYE, et que c’est d’abord apparu comme un slogan avant d’ajouter “ce qui m’a choqué, ce n’était même pas MDR-Power s’ils l’avaient dit dans un meeting strictement MDR. Ce qui m’a choqué, c’est qu’il le fasse dans un meeting commun MDR-MRND. C’est après que ça a évolué, c’est devenu un mouvement et ça a écrasé tout le reste”.
L’avocat général lit un extrait du livre de GUICHAOUA. Il fait remarquer à l’accusé que si en octobre 1993, il y a déjà des négociations avec le MDR-Power, c’est qu’alors le président HABYARIMANA l’avait déjà identifié en amont. De sorte que le mouvement n’est pas apparu deux jours après le décès du Président du Burundi.
Sur la motion du 16 avril 1994, l’accusé expliqué parler “brièvement du contexte” et ajoute que “les massacres venant du FPR nous en parlons, mais aussi venant de l’autre côté”.
L’avocat général lui demande si la lecture qu’il en fait, à savoir que le FPR est désigné comme responsable de la situation est juste, l’accusé répond “nous équilibrons par la suite de la lettre” et ajoute que “la présentation d’une lettre écrite par quatre personnes c’est toujours difficile.” Sur les remerciements “des forces armées rwandaises qui ont aidé le gouvernement de Jean KAMBANDA a être mis en place au 16 avril”, l’accusé explique que “c’était pour le début”. Il ajoute “à ce moment-là, je ne sais pas ce qui se passe partout. Mais j’ai entendu dire qu’il y avait peut-être des tueries à GIKONGORO, mais sans être bien informé parce que c’était très difficile d’avoir des infos. Mais je savais pour KIGALI. À ce stade, nous ne savions pas que ce serait vraiment quelque chose d’irréductible. Ça aurait pu s’arrêter là, comme les autres massacres. Et la vie au Rwanda aurait pu suivre son cours et c’est ce que nous souhaitions. Nous étions dans une crise passagère, que nous espérions passagère”.
Toujours sur le passage concernant le soutien de l’accusé à Jean KAMBANDA, Sosthène MUNYEMANA déclare “je ne sais pas si ça a été dit devant cette cour, mais le FPR avait repris le combat dès le 7 avril. Donc quand nous écrivons, nous savons que le FPR a repris les combats”. Sur le fond de la lettre, l’accusé dit qu’il n’y a pas d’ambiguïté et conclut en indiquant que “nous sommes des opposants, nous avions peur et nous n’avons pas cité le côté MRND ou la garde présidentielle comme le FPR. Mais nous savions qui était responsable de ces massacres. Et notre peur nous interdisait de dire à haute voix ce que nous savions”. (NDR : il semblerait qu’il y ait une contradiction : l’accusé a déclaré auparavant qu’il ne savait pas ce qu’il se passait, et finalement il termine son récit en expliquant qu’il avait peur et ne pouvait pas en parler)
À la question de savoir de quelles informations disposait les intellectuels du MDR au 16 avril 1994, Sosthène MUNYEMANA répond, s’agissant de la MINUAR qui est évoqué dans le document que “la principale motivation a été l’annonce du retrait de la MINUAR. Nous avons écrit à l‘ONU qui ne devait pas connaître la situation au Rwanda. Et nous voulions les interpeller sur ce sujet”. Sur questions de l’avocat général, il indique ensuite que “le 14 avril, le départ de la MINUAR a été annoncé. C’est pour ça qu’on en fait référence dans le courrier. Ce courrier, c’est un compromis”. (NDR : Encore une contradiction : Soit le 14 la MINUAR a annoncé son départ, soit le 16, personne n’en avait encore été informé).
Sur la destitution du préfet le 17 avril 1994, Sosthène MUNYEMANA explique qu’il n’en avait pas été informé et en avoir entendu parlé plus tard. L’avocat général lui fait remarquer qu’il s’agissait d’une décision importante, et que si le Cercle des intellectuels de BUTARE était capable de s’informer sur le départ de la MINUAR, il devait également être capable de s’informer sur cette destitution. Sosthène MUNYEMANA répond l’avoir appris le 19 avril. Il ajoute “le 17 avril j’étais à la réunion de BWANAKEYE. Je suis allé pour ma première ronde et donc je ne l’ai pas su tout de suite. Mais même si ça a été dit, je ne l’ai pas entendu. Les choses n’étaient pas débattues, ce ne faisait pas l’objet de débat, de répétitions et l’information pouvait passer”.
L’avocat général indique à l’accusé que celui-ci avait pourtant évoqué l’existence de propos mettant en cause l’inaction ou l’inefficacité du préfet avant le 16 ou le 17 avril. Ce à quoi Sosthène MUNYEMANA répond “non, j’ai dit qu’il y avait eu une rumeur, qu’il serait destitué mais il n’y avait pas de date ni rien. C’était une rumeur autour du 13 ou du 14”. À la question de savoir si l’accusé n’était pas curieux ou s’il n’en avait pas parlé avec François BWANAKEYE, Sosthène MUNYEMANA répond “on ne se voyait pas tous les jours vous savez. Je vivais chez moi et lui chez lui. On s’est vus mais on ne se voyait pas tous les jours. Je n’ai même pas entendu tout le discours de SINDIKUBWABO, mais juste des extraits[12]. Je n’ai pas tout suivi mais par les extraits j’ai senti l’ampleur de ce qui se passait. Je ne sais plus si c’était le 19 ou le 20 mai.”
L’avocat général insiste afin de savoir si cette information ne lui serait pas parvenue par téléphone ou par le biais du cercle des intellectuels de BUTARE. Ce à quoi Sosthène MUNYEMANA répond par la négative et ajoute “Je n’ai jamais communiqué avec mes collègues de ce cercle. Je ne suis jamais allé chez eux, ni eux chez moi. On avait des réunions informelles et on était membre du MDR. On a pas communiqué les uns et les autres sur ce sujet là. Dès le lendemain, les tueries commencent, et chacun est enfermé sur son lieu de vie. Eux habitaient au centre ville, et je ne suis jamais allé chez ces personnes ni avant, ni pendant.”
Sur le voyage du gouvernement intérimaire à BUTARE et des ministres, l‘accusé explique ne pas avoir été informé en amont et que François BWANAKEYE ne l’en avait pas informé non plus.
L’audience est suspendue à 17h00.
L’avocat général revient ensuite sur la réunion du 17 avril convoquée par BWANAKEYE et l’organisation des rondes les jours suivant :
« Que répondez-vous aux témoins qui disent que vous n’êtes pas un sage mais représentez l’autorité à la réunion du 17 avril en tenant des propos anti-Tutsi “ennemis” ? »
Sosthène MUNYEMANA répond que ce sont des « témoignages mensongers, car il n’y a que 4 personnes sur 150 à l’avoir dit.
– Ce ne sont pas des preuves mais vos déclarations, lui rétorque l’avocat général.
– Les rondes étaient mixtes depuis le 17, soutient l’accusé.
– Ce n’est pas une preuve.
– Comme vous voulez. Du 17 au 21, les rondes étaient mixtes et se sont bien passées.
– Concernant les rondes, c’est la première fois que j’entends que des barrières protégeaient des Tutsi. Répondez.
– Les Tutsi ont pu passer grâce aux barrières.
– Parmi les rescapés des barrières, aucun ne signale ça. Au contraire, un témoin disait que les hommes qui tenaient les barrières n’étaient pas vigilants car il aurait été interpellé après.
– Les barrières ont été récupérées par des tueurs après le 21 et leurs fonctions ont changé.
– Très original comme explication. Qu’aviez-vous comme arme pour vous protéger ?
– Je n’étais pas aux barrières.
À partir du moment où « les militaires on lancé les tueries » Sosthène MUNYEMANA ajoute que « les tueurs prennent le dessus et leur contrôle, des rondes de tueurs se sont formées. » Beaucoup de gens de la population « des jeunes de TUMBA devenus du jour au lendemain des tueurs, transformés en miliciens menaçant. »
– Ces rondes identifiaient les domiciles tutsis, même les couples mixtes, indique l’avocat général. Comment savaient-ils où aller?
– C’étaient des locaux, donc ils savaient où aller.
– C’est quoi un milicien pour vous?
– Tous ceux qui sont devenus tueurs. Pas forcément des gens formés.
– Ne fallait-il pas avoir plus d’infos pour déterminer où les Tutsi étaient ?
– Ils agissaient en groupe.
– Vous avez eu une réunion secrète chez REMERA à 5h du matin ?
– Je n’ai jamais fréquenté REMERA. »
– Pourquoi le disent-ils?
– Une femme a changé de version : d’abord, elle a dit qu’il ne l’avait jamais vue, puis qu’elle l’a vu enlever des enfants.
– Vous rejetez les accusations de réunions secrètes?
– Oui, elles sont fausses.
– C’est Évariste qui le dit, des tueurs et des victimes. Pourquoi?
Sosthène MUNYEMANA s’insurge. Il y voit « des tentatives de me rattacher à RWAMUCYO, puis à REMERA, un extrémiste ». Il n’a jamais fréquenté MAMBO.
– Jean-Damascène MUNYANEZA dit que vous avez été à une réunion chez SINDIKUBWABO.
– Je ne l’ai jamais fréquenté, c’est faux.
Quant à Jean KAMBANDA, l’accusé dit ne l’avoir vu que 3 fois seulement : en août 93, le 14 mai à la faculté de médecine et en juin lors de son départ. L’avocat général poursuit:
– On vous décrit comme ayant reçu une commande d’armes par Jean KAMBANDA.
– C’est complètement faux, il n’est jamais venu chez moi.
– Avez-vous distribué des armes aux miliciens?
– Je n’ai jamais tenu une arme en main. Ça fait 30 ans qu’on ment sur moi.
S’en suit une longue discussion sur ce qu’il faut entendre par « bureau de secteur », le bâtiment et ses environs : selon l’accusé, « Quand on disait “je vais là-bas”, ça pouvait vouloir dire que je vais dans ses alentours… Les réunions du bureau de secteur se tenaient dans le bâtiment. J’ai distingué la zone du bureau de secteur des personnes à l’intérieur du bâtiment. » L’avocat général reste dubitatif : « Là où il y a de la confusion, ça profite toujours à quelqu’un », entendez à l’accusé. Il poursuit :
« Le 23 avril, vous avez la clé remise la veille, vous ouvrez aux Tutsi pour les mettre à l’abri. BWANAKEYE vous laisse faire malgré les consignes?
– Je ne sais pas s’il a ces consignes, répond simplement l’accusé. Il y avait une soixantaine de personnes en plus de ceux qui était déjà » à la réunion convoquée par BWANAKEYE le 24 avril. Il se rend ensuite chez MUNYEMANA car il n’y a pas de téléphone au bureau. Une camionette du bureau communal vient chercher les Tutsi. L’avocat général poursuit:
« Vous avez accompagné des groupes de Tutsi à la mort?
– C’est faux.
– Avez-vous appelé pour demander comment allaient les Tutsis?
– Non, car je ne connaissais pas les gens là-bas. Je ne pouvais pas appeler et dire un nom.
– Je vous demande juste pourquoi vous n’avez pas téléphoné.
– Je n’ai jamais envoyé d’appel (…) Je ne dis pas “envoyez-les”. Je pense qu’il était bien intentionné.
– Monsieur, vous aviez l’intelligence des situations. Ces personnes ne sont jamais revenues. Pourquoi vous a-t-on confié la clé?
– Je l’ai reçue devant la détresse que je voyais au bureau de secteur. Alors il m’a envoyé la clé.
– Sur les soins et conditions de détention : des rescapés ont décrit des scènes où ils n’avaient rien à boire ni à manger. Certains étaient blessés. Une femme avait le sein coupé. Vous n’aviez pas fait de soins?
– J’ai vu des petites lésions, des estafilades. Le témoin qui a dit ça n’a jamais été au bureau de secteur. Il était loin de ça.
– Est-ce que le bureau de secteur est resté intact ? Était-ce un outil du génocide?
– C’était un bâtiment administratif.
– Vous y auriez mis des membres de votre famille?
– Je n’ai pas considéré cela comme un lieu de sécurité. Mais en comparaison à quelqu’un à l’extérieur, c’était beaucoup plus sûr.
– Pourquoi aucun témoin n’est venu chez vous « protecteur des Tutsi » pour demander des nouvelles des Tutsi, des membres de la famille par exemple?
– Je ne sais pas, personne n’est venu.
– Sur les congés : vous avez dit avoir été en congé du 21 au 29 mars jusqu’au 9 mai. Le directeur de l’hôpital universitaire écrit au doyen et vous mentionne comme une personne absente. Vous étiez en congé ou vous avez travaillé? Raphaël KAMANZI était en congé, lui.
– Le 24, je n’étais plus à BUTARE.
– Quand vous êtes en congé, quelle est la journée type?
– Je suis en formation d’informatique jusqu’au 6 avril. Puis, après l’attentat de l’avion, je suis sous astreinte à domicile, je m’occupe de mes enfants, je rédige un livre de gynécologie. Ensuite, je commence les rondes, je me repose et je fais les travaux ménagers.
– Le 6 avril, le pays est à l’arrêt (facultés, écoles). Les Tutsi ont tout de suite compris que ça allait mal se passer pour eux. Les enfants ne sont pas en sécurité. Vous pouvez circuler librement, votre femme est en France. Pourquoi ne pas partir en France?
– On espère toujours que la situation s’améliore. C’est pour cela que je ne suis pas parti. De plus, il y a toute une préparation : pas de véhicule, visa, pays d’accueil, crédit, enfants. On ne peut pas louer un taxi à BUTARE, c’est très difficile et il faut le rendre à son propriétaire.
– Vous êtes en congé mais allez à l’hôpital pour l’accouchement de Beata. Des miliciens ont visité des chambres mais Beata a pu être sauvée (grâce à votre certificat), elle est rentrée en passant par les barrières.
– Le mari de Beata était à la Croix-Rouge.
– Vous avez laissé un type rentrer chez lui en donnant des instructions aux miliciens ? Vous aviez une autorité sur eux ? »
– Certaines de mes locataires étaient gendarmes.
– Vous êtes en congé jusqu’au 9 mai. Vous avez oublié que vous aviez la clé?
– Oui (NDR: une clé pourtant si précieuse qu’il se refuse à la confier à qui que ce soit!).
– Comment a-t-on fait pour vous contacter afin d’ouvrir?
– J’étais chez moi un samedi vers 15h, le 14 mai. Le matin, j’étais à la réunion qui incitait à prendre les armes pour le génocide.
– Vous avez fait l’objet de menaces. Je ne comprends pas, car si on fait la liste des personnes que vous avez aidées, il n’y avait pas de Tutsi sauf votre employée ». Et de s’interroger sur la réalité de ces menaces. L’accusé s’agace:
« On ne parle pas des Tutsi que j’ai aidés, même quand ça a été un échec » avant d’ajouter qu’il avait été menacé par un militaire (ou un milicien?) qui lui lance « Docteur, je vais te tuer. »
L’avocat général insiste : « Pas de Tutsi sauvé à part la femme de ménage… Vous avez aidé une femme (Vestine NYIRAMINANI[13]) à la barrière de la statue de la Vierge?
– Elle n’existait pas. Le témoin a décrit une scène que je n’ai ni vue ni vécue. Que voulez-vous de plus ?
L’avocat général poursuit sur ses « conditions de fuite dans des véhicules conduits par des militaires », « fuite en première classe », des conditions hors normes « qui donnent l’impression qu’elles correspondent à un statut loin de l’image du petit monsieur à TUMBA que vous voulez donner. » Et de s’interroger sur son choix de passer par GOMA et KINSHASA. Sosthène MUNYEMANA redonne son explication :
« Ma femme a pris les billets en empruntant de l’argent. J’ai organisé le voyage avec un ami. Pourquoi tant de questions sur ça?
-Parce que vous êtes plus près du Burundi que de la RDC. Vous avez bénéficié de l’opération Turquoise[3]?
– Je les ai rencontrés à GISENYI, quand je partais. Je n’ai jamais bénéficié de l’aide de l’opération Turquoise.
– Vous en avez entendu parler ? »
– Oui, en quittant BUTARE. On accuse la France de m’avoir aidé. »
Ainsi s’achève l’interrogatoire de l’avocat général.
Maître BERNARDINI demande le visionnage de la vidéo de Jean CARBONARE qui avait alerté sur la préparation du génocide dès début 1993 sur France 2[14]. Le président refuse, invoquant un planning trop chargé.
L’audience se clôt plus tôt que prévu, vers 19h40.
Jade KETTO EKAMBI, bénévole
Lorenz UBERTI et Illaria, bénévoles
Jacques BIGOT, compléments, notes et mise en page.
Alain GAUTHIER, président du CPCR, pour les relectures et les NDR.
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
2. Voir dans le procès RWAMUCYO l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
3. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑][↑]
4. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
5. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑]
6. Contrairement à ce qu’affirme le témoin, André GUICHAOUA est bien venu témoigner devant la cour d’assises de PARIS, et ce à de nombreuses reprises:
1. les 11, 12 mai et 7 juin 2022 lors du procès Laurent BUCYIBARUTA.
2. le 25 novembre 2021 lors du procès Claude MUHAYIMANA.
3. les 16 et 17 mai 2018 lors du procès en appel d’Octavien NGENZI et Tito BARAHIRA.
4. le 28 octobre 2016 lors du procès en appel de Pascal SIMBIKANGWA.
À noter également que c’est parce qu’il avait été cité par la défense et non le parquet que monsieur GUICHAOUA avait refusé de venir témoigner lors du premier procès d’Octivien NGENZI et Tito BARAHIRA en 2016, cf. notre compte-rendu « Cas d’André GUICHAOUA, expert cité par la défense ».[↑]
7. Voir l’audition de madame Laetitia HUSSON, le 3 octobre 2025[↑]
8. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
9. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
10. On pourra se reporter à l’audition de Michela WRONG lors du procès en appel HATEGEKIMANA, le 8 novembre 2024.[↑]
11. Voir Lettre ouverte des intellectuels du MDR de Butare à Monsieur le Président de la République rwandaise (document pdf archivé sur le site francegenocidetutsi.org ) datée du 7 septembre 1993, in André GUICHAOUA : Butare, la préfecture rebelle, rapport d’expertise, Tome 3, Annexe 13, cf. audition de monsieur Johan SWINNEN, ex-ambassadeur de Belgique au Rwanda., le 22 septembre 2025.[↑]
12. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
13. Voir l’audition de madame Vestine NYIRAMINANI, le 30 septembre 2025.[↑]
14. Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2 du 28 janvier 1993: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: vendredi 17 octobre 2025. J 23
22/10/2025
• Fin de l’interrogatoire de l’accusé.
o Questions de la défense.
• Projet de questions soumises à la cour.
• Lectures (pièces versées par les parties civiles et monsieur l’avocat général).
o Dépositions de Vincent KAGERUKA, seul rescapé du bureau de secteur.
________________________________________
L’audience débute à 9h03. À titre liminaire, le président revient sur la demande des avocats de la défense. À ce propos, la défense souhaitait verser au débat un document le jeudi 16 octobre 2025 à 20h38, à la demande de Sosthène MUNYEMANA. Maitre BOURG précise que c’est pour une raison liée à une question posée par les parties civiles il y a deux jours. Il n’y a pas d’obstacles des parties civiles ni de l’avocat général.
Questions de la défense
L’interrogatoire de Sosthène MUNYEMANA reprend à 9h11. La parole est aux avocats de la défense.
Il est indiqué à l’accusé qu’il a dit avoir la radio, et qu’il avait pu entendre au moins partiellement certaines émissions et certains discours. Maître BIJU-DUVAL souhaite lire un extrait d’une émission de Radio Rwanda, sur une allocution de SINDIKUBWABO, président intérimaire du 8 avril 1994. Sur questions des avocats de la défense, l’accusé explique avoir entendu ce discours à la radio, qui annonçait la mise en place du gouvernement intérimaire et qui annonçait les objectifs du gouvernement.
Les avocats de la défense parlent ensuite de l’affaire concernant “le major Cyriaque HABYARABATUMA, qui a été présenté comme un héros au côté de Jean-Baptiste HABYARIMANA”. Ils indiquent ensuite que dans cette affaire, les témoins suivants ont déposé à l’encontre du major Cyriaque HABYARABATUMA : Libérata BANKUDYE, Emmanuel NIYITEGEKA alias MY LOVE, Calixte NDAGIJE, Augustin MUNYANEZA.
Sur questions des avocats de la défense, Sosthène MUNYEMANA déclare “ne pas être étonné qu’ils soient les accusateurs de Cyriaque”, et indique “être sûr qu’ils ont inventé des choses”. L’accusé ajoute que dans son dossier “il y avait MY LOVE, reconnu comme professionnel du mensonge” et qu’il a été établi “que les accusations portées étaient fantaisistes”. Il conclut en indiquant “de toute façon, ça a été dit qu’à BUTARE il y avait des accusateurs, même sur demande”.
Les avocats de la défense souhaitent ensuite évoquer “l’intention génocidaire, car au-delà de la matérialité des faits, il faut que l’on comprenne “l’homme derrière les faits”. Il est demandé à l’accusé de raconter son quotidien, chez lui, avec ses enfants, la nounou et sur deux dates, à savoir le 17 avril 1994 et le 24 avril 1994. Il raconte que “le 17 avril, on croyait que BUTARE était relativement calme, même si nous avons entendu que les massacres existaient. Nous voyons arriver des réfugiés, et il y avait des personnes qui fuyaient KIGALI et ceux que je connaissais avaient fui KIGALI. Donc on avait peur. Malgré tout, ce jour-là j’avais continué, et puis on nous avait astreint à domicile avec mes enfants alors j’essayais de les occuper. D’abord, j’avais mon fils qui devait passer l’examen avec l’espoir que c’était passager et que les cours devaient reprendre”. Il ajoute “J’étais avec eux dans les jeux, on jouait souvent ensemble pour enlever la monotonie de ces enfermements. Et j’avais un vidéo projecteur avec un écran. J’étais rentré de France avec beaucoup de jeux et de dessins animés qu’on regardait parfois ensemble pour s’occuper. Je faisais des travaux domestiques, des vidéos, on regardait Olive et Tom, etc”.
L’accusé poursuit “J’ai fait tout ça pour essayer de casser la monotonie. Dans l‘après-midi j’apprends que BWANAKEYE a convoqué une réunion, et vers 16h je suis allé au bureau du secteur participer à cette réunion. Et ça avait changé la suite de la vie. Et c’est à partir de ce jour qu’il fallait faire des rondes”.
Sur ses enfants il déclare “j’ai essayé de les occuper. À partir de ce moment commence la peur, car quand on parle de l’invasion probable de notre secteur, j‘ai commencé à être encore plus inquiet. Et j’apprends clairement que les Tutsi sont tués dans les environs les plus proches. A KIGALI je le savais, mais ça s’est approché de nous, et c’était encore plus effrayant”.
Sur le 24, il explique “on était déjà en plein génocide, des tueries avaient été lancées, on était encore plus enfermés que jamais, sans oser sortir. Nous n’osions plus nous présenter dans les rondes. C’était très inquiétant avec les premières tueries des Tutsi que j’avais appris au bureau de secteur. Et c’était la première fois que j’avais ouvert le bureau de secteur et ça me préoccupait”. Il poursuit “j’ai passé la matinée en attendant avec les enfants et Elevanie, les locataires et les gens déplacés chez eux. Et KAMANZI est arrivé chez moi le 17, les époux BONAVENTURE, tout en sachant que chez moi derrière, des réfugiés de KIGALI étaient chez le locataire. Et je devais voir si tout le monde était bien installé et s‘ils n’avaient besoin de rien. J’ai fait des courses pour amener de quoi manger, et c’est dans l’après-midi que BWANAKEYE est venu au bureau du secteur”. Il ajoute “j’ai essayé de nous occuper le plus possible”.
Il est demandé à l’accusé comment se déroulent concrètement les rondes. Il explique que du 21 au 24 il n’y avait pas de rondes et qu’elles ont repris le 24 au soir. “Depuis le 24 et juste après, nous avions notre circuit. Si je partais de chez moi, ma maison n’était pas vraiment le centre de notre circuit de ronde mais incluse dans ce circuit. Nous avions un périmètre que je représente entre 150 et 200 mètres”. Pour faciliter ses explications, Sosthène MUNYEMANA demande de projeter le schéma qu’il a réalisé.
L’accusé explique ensuite que la ronde n’était pas statique “et qu’à un moment, on a intercepté des miliciens depuis le bas de chez moi. Ils avaient pénétré pendant que nous faisions le tour. Ils sont apparus entre chez moi et le bureau de secteur. C’est comme ça qu’on arrivait à intercepter les malfaiteurs. Et parfois nous entendions les appels au secours donc nous courons pour porter secours à la personne qui criait, comme la dame qui s’appelait Marguerite”. Il ajoute “nous tournions toute la nuit sur ce trajet-là, c’était notre système. Nous n‘avions pas suffisamment d’armes mais notre nombre et les personnes regroupées c’est plus dissuasif qu’une personne isolée. Ce que j’ai constaté, c’est que dans la réalité à partir du 24, il y a eu les rondes qui se sont mises à être statiques, ce qui a pu faire dire que c’était des barrières. Et les rondes sont devenues manifestement tueuses du côté de RANGO ou alors rejointes par des tueurs qui avaient été contrecarrés. Car dans notre groupe, il y avait Tharcisse dont j’ai parlé, qui aurait dû être avec nous. Quand on a vu ces velléités d’aller attaquer les gens, on l’a empêché. Et en se voyant empêché, il est parti ailleurs et il voulait inciter ses copains tueurs à venir nous attaquer”.
Sur la clé du bureau de secteur, l’accusé parle de confiance et explique “si je l’avais pas appelé, BWANAKEYE, il ne m’aurait pas donné la clé. Il se préoccupe des gens, et ayant manifesté cette préoccupation, je pense que BWANAKEYE a réagi en fonction d’une personne qui a manifesté une préoccupation. Et il a pu réagir dans ce sens là et il me connaissait comme quelqu’un d’honnête. Et je pense que dans ce sens là aussi il en a pris compte. Si on avait discuté de la proximité, RUGANZU était plus près, mais on en a jamais discuté donc je suis resté avec la clé”.
À la question de savoir si, lorsque la camionnette arrivait, il y avait des gardes, Sosthène MUNYEMANA répond par la négative et ajoute “c’était juste un chauffeur et un policier”. Sur les réfugiés qui montent dans la camionnette communale, l’accusé explique “quand BWANAKEYE parlait avec eux, il y a un départ auquel j’ai assisté, je n’ai pas vu de manifestation de dire “je ne veux pas partir”. Les personnes étaient désespérées car l’issu donné par KANYABASHI apparaissait comme salutaire pour tout le monde car il n’y avait pas d’autres issues. Ils étaient dans l’espoir d’être protégés, mais je n’ai pas trop insisté sur leur état d’esprit depuis le départ du bureau de secteur. Mais au moins au début, pour le groupe que j’ai pu voir au départ, ils étaient plutôt enthousiastes, en tout cas plus détendus”.
Sur Jean KAMBANDA[1], il est demandé si l’accusé est d’accord avec le fait qu’il est un criminel ayant participé au génocide, ce qu’il confirme. Il ajoute “il a participé effectivement au génocide et a été condamné pour ça. Mais la personne que j’ai connu avant et à qui j’ai parlé dans ce sens-là, je le distinguais de l’homme politique surtout à ce moment-là. Même si j’ai pu entendre quelques-uns de ses discours, j’ignorais à quel point il était volontaire la dedans. Ensuite, je me suis rendu compte qu’il avait un langage que je n’avais pas connu avant. Donc c’est vraiment un criminel dans le cadre du génocide, même s’il a été mon ami. Je distingue toujours l’ami et le criminel. S’il avait été emprisonné ici en France, je lui aurais apporté des provisions parce qu’on a été amis. Parce que c’est un homme aussi”.
À la question de savoir si la hiérarchie bien organisée a été bousculée durant le génocide, l’accusé repond par l’affirmative et dit “dans les détails on ne savait pas quelle personnalité était intervenue dans la mise en place de ce gouvernement. Tout cela bousculait la hiérarchie. C’est pour ça que j’ai toujours pensé, et je crois que SMITH en a parlé hier[2], les militaires avaient pratiquement un pouvoir qui égalait ou dépassait celui des civils et on le vivait comme ça”.
Sur la planification, il est indiqué à l’accusé qu’elle s’est fait dans la nuit du 6 au 7 avril, mais qu’il n’y en avait pas antérieurement. Il lui est demandé s’il est d’accord avec la thèse selon laquelle il y a eu une planification, mais pas avant le 6 avril. L’accusé explique “avoir vu des tueries, des massacres de Tutsi et opposants”, et ne pas avoir compris “que c’était planifié. Et c’est vraiment le 19 avril, en prenant position pour les tueries à BUTARE, que j’ai compris que l’État est bien impliqué dedans sans aucun doute. Avant, j’aurais pensé à un dérapage mais après j’ai vu que tout l’état était impliqué”.
Sur le bureau du secteur, les avocats de la défense indiquent à l’accusé qu’il en parlait comme d’un abri temporaire. À la question de savoir s’il y avait eu des policiers qui pouvaient garder les Tutsi contre les miliciens, l’accusé répond qu’il n’a ”jamais eu de pouvoir dans ce secteur et si j’en avais eu, j’aurai essayé d’endoctriner des policiers sur place. C’est toujours difficile a posteriori de faire une hypothèse. Je retiens qu’on n’avait pas la capacité, ni l’autorité pour faire ces démarches. On en a référé au responsable qui a fait avec les moyens qu’il avait, mais il n’avait aucune autorité là-dedans”.
Sur ses blessures personnelles, Sosthène MUNYEMANA explique qu’il en parle très peu, et que sa plus grande inquiétude réside en ses enfants.
Maître BOURG prend la parole. Elle commence par rappeler que cette affaire dure depuis 30 ans et que l’accusé connaît son dossier sur le bout des doigts. Elle fait dire à l’accusé que celui-ci est attiré par la démocratie occidentale, et que c’est dans cet état d’esprit qu’il retourne au Rwanda en 1990. À plusieurs reprises, elle lui pose des questions puis le coupe dans sa réponse, jusqu’à obtenir la réponse suivante: “je suis un intellectuel venu de France, qui s’intéresse à l’explosion de la politique dans son pays”.
À la question de savoir si l’accusé peut expliquer le choix de constituer un gouvernement intérimaire de personnalités du sud, Sosthène MUNYEMANA commence par répondre “mon analyse, c’est qu’ils ont voulu refilé la patate chaude”. Puis son avocat le coupe de nouveau et repose sa question, ce à quoi l’accusé répond “les choses sont graves, il fallait gérer des choses difficiles. Je ne savais pas comment par la suite cela allait être maintenu, mais je n’avais pas conscience que c’était un gouvernement du sud”. L’avocat lui coupe encore sèchement la parole et demande plus franchement “est-ce que le fait de mettre des personnalités du sud comme KAMBANDA et STRATON, ce n’était pas pour tordre le bras à cette résistance? Parce que GUICHAOUA[3]) a dit qu’ils étaient résistants..”. Sosthène MUNYEMANA répond alors “je ne suis pas sûr et je crois que s’ils sont partis prenant, ce qui est encore plus grave, ou s’ils ont été utilisés même peut être à leur insu, alors il y a une stratégie derrière qui leur a fait peur”.
À la question de savoir s’il a été demandé à l’accusé d’entrer au sein du gouvernement intérimaire, l’accusé répond par la négative et ajoute “Je n’ai jamais voulu faire de la politique ni participer.” Puis son avocat lui recoupe la parole et dirige sa question “parce que vous n’étiez pas extrémiste?”, ce à quoi l’accusé répond par l’affirmative.
Une succession de questions sont ensuite posées à l’accusé sur le bar de RUGANZU, telle que “chez RUGANZU il n’y avait que des gens qui avaient les moyens?” où la seule réponse apportée est “oui”.
À la question de savoir si l’accusé a des amis intellectuels Tutsi, il répond par l’affirmative et cite notamment : Joseph NSENGIMANA, Jean MUREZEKI, et NKUZI.
Sur questions, il explique ensuite que pour trouver une cachette à proximité du bureau du secteur, il fallait courir à minima 150 mètres pour trouver le premier champ.
Sur les miliciens, Sosthène MUNYEMANA explique “les miliciens que j’ai vu qui rodaient parfois autour du bureau du secteur, quand il y avait des réfugiés. C’était pour la plupart des jeunes de TUMBA dont je connaissais les visages, mais pas le nom. Ils étaient armés et j’ai vu des miliciens armés de masse, massue, parfois de machette mais c’était des armes traditionnelles qu’ils avaient pris chez eux.. et ils venaient rôder autour du bureau de secteur.” Il ajoute “ils sont tous jeunes, je n’ai pas vu quelqu’un qui pouvait être âgé de plus de 35 ans”. Il précise sur question “c’est possible qu’il y ait eu des gamins de 16 ans, mais ca depend aussi de la croissance, oui c’est possible”. Il explique également “je n’ai jamais vu quelqu’un autour du bureau du secteur portant une grenade ou armé d’un fusil. Le seul que j’ai vu à TUMBA, c’était pas au bureau du secteur. C’était Faustin et il avait une arme aussi mais c’est le seul que j’ai vu quand j’ai passé la barrière entre TUMBA et CYARWA. Il y avait aussi GASHUDI Augustin je crois, lui aussi avait une arme”.
De nouveau, l’avocat de la défense coupe la parole à l’accusé, qui finira par répondre que ces miliciens “flânaient par bande de 5”.
L’audience est suspendue à 10h38 et reprend à 11h00.
Sur les rondes, l’accusé explique qu’il y en a eu à partir du 17 dans le secteur “À l’époque, c’était sur le modèle qui avait été défini dans la réunion du 17. Après le 24, quand elles ont été reprises comme les tueries étaient en cours et que certains avaient glissé, notre ronde est restée sur le modèle défini le 17. C’est-à-dire moi et ceux avec moi sur la liste que j’ai dressé quand j’en avais encore le souvenir en 95.” Son avocate semble agacée et lui coupe la parole “Y avait-il d‘autres personnes bien intentionnées comme c’était votre cas?”, ce à quoi Sosthène MUNYEMANA répond simplement par l’affirmative et tente d’amorcer une réponse. Son avocat le coupe encore et l’accusé finit par dire “on avait tous la même intention”, de nouveau elle le coupe et il dit alors “je sais que d’autres en faisaient (ndlr : des rondes) à partir d’avril, je ne peux pas vraiment en parler”.
Visiblement agacée, Maître BOURG lui dit alors “Je vais vous rafraîchir la mémoire en disant que dans le dossier il y a quelqu’un qui parle de la même chose que vous, et il ne parle pas de rondes. Souvenez-vous, c’est monsieur SIBOMANA?” Ce à quoi Sosthène MUNYEMANA répond “Claude! C’est ce qu’il appelle la veillée. Claude était dans le même groupe que moi, il est sur la liste que j’ai dressé”. Son avocat le coupe en riant et indique “vous ne connaissez pas par cœur votre dossier, des éléments à décharge vous échappent. Ce témoin a dit “Durant mes veillées, il n’y avait jamais eu de problèmes, et j’ajoute que nous n’étions jamais armés. C’était des armes psychologiques face aux jeunes miliciens”.
Sosthène MUNYEMANA répond alors ”Quand je dis ronde, ça comprend le mouvement alors que le mot veillée ne fait pas comprendre automatiquement que c’est un mouvement la nuit”. Maître BOURG reprend la parole sans laisser l’accusé terminé et déclare “c’est important, car on s’imagine que sans arme, c’est impossible de faire des rondes psychologiques. Mais c’est confirmé par le témoin”.
Il est ensuite donné lecture du procès-verbal d’audition de Marie NYIARAROMBA. Sur questions, l’accusé confirme “oui, c’était des rondes protectrices”.
Sur les réfugiés que Sosthène MUNYEMANA déclare avoir recueilli, il explique que ceux-ci sont arrivés chez lui à partir du 17 avril 1994, et qu’au total il aurait hébergé une trentaine de personnes, dont 16 à 17 adultes et 15 ou 16 enfants. Il explique que “6 enfants ont été massacrés par les miliciens”. À la question de savoir si dans ces personnes il y avait des Tutsi, il dit que sont concernés “Marie Goretti, la femme de Bonaventure, les enfants de François et Elevanie”.
Les avocats de la défense indiquent ensuite qu’à côté du génocide “il y a une guerre qu’on oublie”. L’accusé confirme, commence à parler du FPR puis il est une nouvelle fois coupé par son avocat.
Les avocats de la défense font ensuite de longues observations, sans poser de questions à l’accusé.
À la question de savoir chez qui l’accusé a déposé Elevanie au moment de sa fuite, il explique “au moment de partir, Elevanie était toujours à la maison et je ne pouvais pas la laisser seule. Elle était en grand risque, je le savais, et je partais quasi définitivement. J’avais des billets mais Elevanie n’avait pas de billets. Donc je me suis posé la question. J’ai contacté la personne chez qui elle avait travaillé avant. Il était gérant de la banque commerciale du Rwanda à BUTARE et je l’ai contacté en lui demandant si je pouvais la déposer et on s’est mis d’accord. Il habitait sur la route BUTARE-GIKONGORO. Je suis descendu avec STRATON, on était prêt à partir et on est partis tous ensemble. Nous étions sur le départ, et on l’a déposé là-bas. On l’a déposé dans cette famille qu’elle connaissait. Parce qu’elle y avait travaillé avant et que c’était sa région d’origine”.
Les avocats de la défense font des observations, lisent l’attestation de Fulgrence, mais ne posent aucune question à l’accusé. Les avocats de la défense reprennent leurs observations sur de “faux témoignages”, et terminent par “les témoins sont des menteurs”. Là encore, aucune question n’est posée à l’accusé.
Sur James VUNINGOMA, Sosthène MUNYEMANA confirme avoir déposé plainte à son encontre pour diffamation. Les avocats de la défense poursuivent leurs observations, sans poser de questions à l’accusé. Il est ensuite donné lecture par les avocats de la défense d’un tract du collectif Girondins, tout en réalisant des observations. Les avocats des parties civiles interviennent et font remarquer à la cour que les avocats de la défense sont en train de plaider, et non de procéder à l’interrogatoire de l’accusé, et ce depuis 20 minutes. Maître BOURG pose finalement une question à la suite de sa lecture “Quelle a été votre réaction ?”, ce à quoi Sosthène MUNYEMANA répond qu’il a essayé de résister mais que son contrat n’a pas été renouvelé. Il termine en disant “les conséquences, je les vis au quotidien”.
Maître BOURG n’a finalement plus de questions. Maitre LEVY souhaite revenir sur la lettre du 16 avril 1994, et l’accusé explique ne pas avoir voulu la cacher. Sur le bureau de secteur, l’accusé confirme avoir fait les courses au kiosque d’Epimaque. Sur les feuilles de bananiers évoquées par les témoins, l’accusé indique qu’il est ridicule de penser qu’il ait pu en porter et que c’est “la présentation en bon sauvage”.
Il est ensuite donné lecture d’un extrait de la confrontation de Sosthène MUNYEMANA avec KAGERUKA, et il est demandé à l’accusé d’expliquer ce qu’il a ressenti face aux accusations de KAGEKUKA. Ce dernier indique “très rapidement, j’ai été déçu. (…) Le même KAGERUKA, qui au cours d’une autre audition dit qu’il a dit qu’il avait été sauvé d’un coup d’épée d’un milicien… ça aurait pu l’amener à faire une déclaration plus valable à ce moment-là.” Après la lecture d’un autre extrait, il explique “ce jour- là, j’ai été un peu déçu de voir qu’il était à la limite de dire la vérité et d’exprimer son vrai sentiment. Et puis après il se rétractait au dernier moment, comme s’il avait peur de révéler la vrai vérité”.
Les avocats de la défense n’ont plus de questions à poser à Sosthène MUNYEMANA.
Il est demandé à l’accusé s’il souhaite s’exprimer. Il indique vouloir le faire à la fin du procès. Il est ensuite question de l’organisation de la dernière semaine de procès.
L’audience est suspendue à 12h35.
À 14h, tout le monde est en place. Sosthène MUNYEMANA se penche hors du box pour échanger quelques mots avec son avocat, Maître LÉVY.
L’audience reprend à 14h14.
Projet de questions soumises à la cour.
Les questions soumises à la Cour portent sur le génocide et la complicité de génocide. Elles sont formulées comme suit :
Question 1. — Est-il constant que, sur le territoire, entre avril et juin 1994, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe ethnique, racial, religieux, ou déterminé par un autre critère, des atteintes à la vie ont été commises envers les Tutsi?
Question 2. — L’accusé, Sosthène MUNYEMANA, est-il coupable des actes spécifiés à la question 1?
Question 3. — L’accusé est-il coupable d’avoir fait commettre les actes mentionnés dans la question 1?
Question 4. — Sur le territoire du Rwanda et sur celui de la préfecture de BUTARE, entre avril et juin 1994, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou déterminé à partir d’un autre critère, des atteintes à l’intégrité physique ou psychique ont-elles été commises envers le groupe tutsi?
Question 5. — L’accusé est-il coupable des actes visés à la question 4?
Question 6. — L’accusé est-il coupable d’avoir fait commettre les actes mentionnés à la question 4?
Question 7. — L’accusé est-il coupable d’avoir sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation des actes mentionnés à la question 1?
Question 8. — L’accusé est-il coupable d’avoir sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation des actes mentionnés à la question 4?
Les questions suivantes concernent cette fois les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité :
Question 9. — Sur le territoire du Rwanda et dans le ressort de la préfecture de BUTARE, entre avril et juin 1994, en exécution d’un plan concerté inspiré par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, des actes ayant consisté en une pratique massive et systématique de torture ou d’actes inhumains ont-ils été commis à l’encontre d’un groupe civil, en l’occurrence les Tutsi?
Question 10. — L’accusé, Sosthène MUNYEMANA, est-il coupable des actes visés à la question 9?
Question 11. — L’accusé est-il coupable d’avoir sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation des actes mentionnés à la question 9?
Question 12. — Sur le territoire du Rwanda et dans le ressort de la préfecture de BUTARE, entre avril et juin 1994, en exécution d’un plan concerté inspiré par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, des actes ayant consisté en une pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes et de disparitions ont-ils été commis envers un groupe de population civile, en l’occurrence les Tutsi?
Question 13. — L’accusé est-il coupable d’avoir sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation des actes mentionnés à la question 12?
Les dernières questions portent sur la participation à un groupe de malfaiteurs :
Question 14. — L’accusé, Sosthène MUNYEMANA, est-il coupable d’avoir, sur le territoire du Rwanda et dans la préfecture de BUTARE, entre avril et juin 1994, participé à un groupement ou à une entente ayant commis des crimes visés à l’article 211-1 du Code pénal, tendant à la destruction totale ou partielle du groupe de population tutsi?
Question 15. — L’accusé est-il coupable d’avoir, sur le territoire du Rwanda et dans la préfecture de BUTARE, entre avril et juin 1994, participé à un groupement ou à une entente ayant commis des crimes visés à l’article 212-1 du Code pénal, inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, à l’encontre d’un groupe de population civile, en l’occurrence les Tutsi ?
Lectures de pièces à la demande des parties civiles et de monsieur l’avocat général.
Le reste de l’après-midi sera consacré à une longue série de lecture à la demande des parties civiles et de monsieur l’avocat général, celles demandées par la défense étant prévue pour le lendemain matin.
En voici une liste non exhaustive, à commencer par de nombreux extraits de livres :
– « Aucun témoin ne doit survivre » d’Alison DES FORGES[4].
– “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE[5].
– « Rwanda le piège de l’histoire » de Jordane BERTRAND[6].
– « Butare, la préfecture rebelle », d’André GUICHAOUA[7].
– « Rwanda : le génocide » de Gérard PRUNIER[8].
Dans la presse : une dépêche de l’AFP/ Le Monde du 27/7/93 (archivée sur francegenocidetutsi.fr): « Rwanda : le nouveau premier ministre séquestrée par des membres de son propre parti« .
Et dans le journal Kangura (février 93?) : Le MDR s’empare du Hutu-Power.
Parmi les dépositions enregistrées au cours de l’instruction :
– Confrontation d’Onesphore KAMANZI (qui a été entendu le 6 décembre) avec Marie Goretti MUKARUSHEMA
Voir la lecture des témoignages de Marie Goretti MUKARUSHEMA en première instance. Elle est la femme de Bonaventure NKUNDABAKWA, condamné à perpétuité par une Gacaca pour avoir fait partie d’une bande de tueurs (Il dénonce ces accusations).
– Confrontation Marie Goretti MUKARUSHEMA / KARENZI le 19/10/2011 devant le juge Fabienne POUS.
– Dépositions de Marie GAFARAZI, décédée des suites d’une longue maladie pendant ce procès. On pourra se reporter à son audition en premère instance.
– Dépositions de François BWANAKEYE
Monsieur BWANAKEYE est aujourd’hui décédé, mais il a auparavant été entendu à plusieurs reprises sur les évènements qui se sont déroulés à Tumba pendant le génocide.
Il était à l’époque le conseiller du secteur de Tumba jusqu’à ce qu’il soit écarté de ce poste par Siméon REMERA lors de la réunion du 17 avril qu’il avait convoquée. Cette réunion avait pour but de faire en sorte que la violence ne s’étende pas à TUMBA, mais que REMERA, MUNYEMANA, MABOMBOGORO et d’autres l’ont dessaisi. Il rapporte dans son témoignage que MUNYEMANA a pris la parole pour parler de réfugiés fuyant les Inkotanyi et pour appeler la population à « travailler », à faire ce qui se faisait dans d’autres communes à savoir des tueries. Son intervention aurait galvanisé la population et les massacres ont ainsi commencé le 21 avril. Après cela, BWANAKEYE se serait cloîtré chez lui.
Ce témoin rapporte que l’accusé enfermait des gens dans le bureau de secteur dont il avait pris la clé chez RUGANZU.
(résumé publié lors de sa lecture en première instance)
– Dépositions de Vincent KAGERUKA, le seul rescapé du bureau de secteur de Tumba, réfugié en Norvège, décédé en 2023.
Nous reprenons ici le résumé que nous en avions publié lors du procès en première instance:
Le premier document est celui établi par la gendarmerie de BUTARE, non daté. Est évoquée la réunion du 17 avril 1994 au cours de laquelle est prise la décision d’installer des barrières pour contenir les attaques éventuelles de l’ennemi. On désigne des chefs de rondes: Sosthène MUNYEMANA est nommé chef de la cellule de AMAYAMBERE. Lors de cette réunion, l’accusé va créer la panique dans la population en annonçant qu’il a accueilli chez lui des Hutu venus de la région dont sa femme est originaire et que les Inkotanyi[9] ont commencé à tuer les Hutu.
Le témoin, caché jusqu’au 14 mai, Vincent KAGERUKA va être arrêté et conduit au bureau de secteur. Appelé, Sosthène MUNYEMANA serait arrivé avec les clés: « il était très content » précise le témoin. Pendant la nuit, d’autres Tutsi vont être amenés au bureau de secteur. Le 17 mai, Sosthène MUNYEMANA est revenu au bureau avec REMERA, RUGANZU et BWANAKEYE. On demande aux prisonniers de nettoyer la salle dans laquelle les Tutsi sont enfermés. C’est le 19 mai qu’ils seront transférés à la brigade de gendarmerie de BUTARE.
Un second document qui précise que l’accusé a été nommé responsable de son quartier est remis par maître William BOURDON, alors avocat des parties civiles dans cette affaire. On y évoque trois clés du bureau de secteur remises à Sosthène MUNYEMANA.
Selon le troisième document, le dossier établi par l’association African Rights, il est dit que Vincent KAGERUKA part se cacher le 21 avril alors qu’à l’aide d’un haut-parleur on incite les Tutsi à quitter leur cachette. (NDR. A noter que la plupart des témoins cités par ce document n’auraient pas reconnus les propos qu’on leur attribue et les juges français ont décidé de l’écarter. Par contre, à aucun moment on ne donne le titre de ce dossier: « Sosthène MUNYEMANA, le boucher de Tumba. »[10]) Le témoin part se cacher près de l’église pentecôtiste. Une personne lui promet de lui fournir à boire et à manger mais elle envoie trois tueurs à qui le témoin promet de l’argent qu’il doit aller chercher chez lui. Il est arrêté et conduit au bureau de secteur le 14 mai, comme rapporté dans le premier document. Sosthène MUNYEMANA serait arrivé et se serait réjoui de son arrestation. À 21 heures, l’accusé serait revenu pour enfermer d’autres Tutsi. Trois jours plus tard, l’accusé revient avec « ses amis », fait sortir tout le monde et oblige les Tutsi à nettoyer le local (NDR. Comme dit précédemment.) Transférés à la brigade de BUTARE, les Tutsi y sont enfermés jusqu’au 25 mai. Au moment où on demande aux Tutsi de monter dans le camion qui va les transporter sur le lieu de leur exécution, Vincent KAGERUKA se glisse sous le véhicule et s’évade. Caché dans une forêt, il survivra là jusqu’à l’arrivée des soldats du FPR.
Compte-rendu de l’audition du témoin entendu pendant trois jours par des enquêteurs norvégiens. On apprend que ses parents ont été tués le 23 avril, son frère ayant été exécuté le 19, « jour où (il) aurait dû mourir aussi. » Son épouse va se réfugier avec leur enfant dans le quartier de MACYAZO. Vincent KAGERUKA sera pasteur et sous-préfet de 1994 à 1998. Il créera un bureau d’étude dont il s’occupera jusqu’en 2000. C’est alors qu’il se réfugie en Norvège suite à des démêlés avec un militaire de haut rang à qui il aurait refusé un prêt. Il avait fini par se créer beaucoup d’ennemis au sein du FPR. Il avait été démis de ses fonctions de sous-préfet le 31 décembre 1998. « Avant la réconciliation avec les bourreaux, il voulait la justice » est-il précisé dans ce rapport. Il aurait eu ensuite des problèmes psychologiques et psychiatriques suite à des ennuis avec la police norvégienne.
On apprend quelques détails supplémentaires sur ce qu’il a vécu pendant le génocide. Le 21 avril, il voulait fuir vers le Burundi mais arrivé à NDORA il doit renoncer à son projet. Il veut alors se réfugier chez les religieuses Abizeramarya à Gisagara (NDR. Une congrégation religieuse locale moins importante que les Benebikira) mais elles refusent de l’accueillir. Il repart vers la commune de SHYANDA et arrivé à l’église de SAVE (NDR. La première paroisse du Rwanda créée en 1990) mais se fait tabasser par des Hutu. Arrivé à CYARWA, près de Tumba, il se cache dans des champs de sorgho. Le 27 juin, on le trouve caché dans un cimetière autour duquel des Interahamwe[11] coupent les broussailles (NDR. La méthode utilisée par monsieur le président oblige à des « redites » tout en complétant les autres documents).
Sur Sosthène MUNYEMANA. C’était une connaissance mais pas un ami. Il existait entre eux une méfiance réciproque. Où il est dit aussi que les femmes tutsi se plaignaient du comportement de leur gynécologue. Certaines préféraient aller consulter à Kigali. Il était vu comme un extrémiste, considérait les Tutsi de l’intérieur comme complices du FPR. Lors de la réunion du 17 avril, il aurait joué un rôle important.
Sur Jean KAMBANDA[1]. Ce dernier serait venu trois fois en avril chez l’accusé mais personne ne peut témoigner des propos qu’ils ont échangés. Jean KAMBANDA et Sosthène MUNYEMANA étaient connus comme des extrémistes hutu.
Le 17 avril, l’accusé s’est distingué par son intervention concernant la mise en place de « la sécurité », ce mot désignant la préparation du génocide. Cette réunion n’aurait duré qu’une demi-heure.
Son témoignage paru dans le document d’African Rights aurait été donné à Alison DES FORGES[12].
À la date du 6 mai, alors qu’il était caché dans un champ de sorgho, le témoin aurait reconnu MUNYEMANA à sa voix alors que ce dernier recherchait les Tutsi dans des maisons
Le 14 mai, jour de son arrestation, on voulait l’emmener vivant chez REMERA. Vincent KAGERUKA voit Sosthène MUNYEMANA en possession des clés du bureau de secteur. D’abord conduit au bar de RUGANZU, REMERA chante l’arrestation « du roi de Tumba ». L’accusé est présent. Alors que ce dernier prétend avoir mis KAGERUKA à l’abri, ce dernier parle du bureau de secteur comme d’un « lieu de transit vers la mort ». Il est dit aussi que 8 Tutsi avaient d’abord été enfermés dans la maison appelée « numéro 60 » avant d’être enfermés dans le bureau. 400 Tutsi auraient transité par le bureau de secteur. Le témoin conteste les propos qu’on lui prête dans le dossier d’African Rights.
Jade KETTO EKAMBI, bénévole
Jacques BIGOT, CPCR.
Alain GAUTHIER, président du CPCR, pour les relectures et les NDR.
1. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑][↑]
2. Voir l’audition de monsieur Stephen SMITH, le 16 octobre 2025.[↑]
3. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑]
4. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
5. “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
6. Rwanda – le piège de l’histoire, Jordane BERTRAND, Éd. Karthala, 2000[↑]
7. Voir la présentation du rapport d’André GUICHAOUA, « Butare, la préfecture rebelle » lors du procès en première instance, le 20 novembre 2023.[↑]
8. Rwanda : le génocide, Gérard PRUNIER, Éd. Dagorno, 1998[↑]
9. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
10. « Sosthène Munyemana – Le boucher de Tumba : en liberté en France », African Rights, avril 1996 – document archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑]
11. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
12. Alison DES FORGES, historienne américaine, a notamment publié Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, Éditions Karthala, 1999[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 20 octobre 2025. J 24
22/10/2025
• Lectures (pièces versées par la défense).
• Début des plaidoiries des parties civiles (personnes physiques et associations).
o Maître PARUELLE (Communauté rwandaise de France).
o Maître GOLDMAN (LICRA).
o Maître AUBLE (Ibuka).
o Maître LINDON (Ibuka).
o Maître SEBBAH (FIDH).
o Maître VINET (LDH).
o Maître BERNARDINI (Survie).
o Maître SIMON (Survie).
o Maître FOREMAN (CPCR).
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Lectures (pièces versées par la défense)
L’audience débute à 9h. Le président fait le point sur les demandes des parties. Il est donné lecture du procès-verbal d’audition de madame Vénantie MUKAKARANGWA épouse HITIMANA. Le témoin est l’épouse de Joseph HITIMANA, surnommé RUGANZU.
Il en ressort que le témoin a déclaré avoir une mère Tutsi et un père Hutu. Sur RUGANZU , le témoin a indiqué dans son audition que celui-ci était nécessairement décédé, même si elle n’a pas vu la dépouille de son mari. Elle explique qu’en 1987, elle est partie à BUTARE, et avoir habité à TUMBA. Le témoin a travaillé pour la Croix-Rouge internationale à partir de août 1994 et avoir ensuite été domiciliée à GIKONGORO. Elle a déclaré avoir fui le Rwanda en 2004, et être arrivée en France le 29 novembre 2004.
Sur questions du juge d’instruction, madame MUKAKARANGWA a déclaré avoir fui le Rwanda car elle était menacée de mort ou d’emprisonnement, mais ne peut pas donner de détails sur ce qui lui était reproché: “La justice rwandaise reproche aux Hutu beaucoup de choses”. Sur son mari RUGANZU, elle explique qu’il a eu son diplôme d’agronome en 1971. Sur leur domicile, elle indique qu’il y avait bien une buvette à leur domicile, dans laquelle il était servi de la bière, du fanta et des boissons importées du Burundi.
Sur ses engagements politiques, le témoin a expliqué ne pas avoir eu de carte du parti. En revanche, son mari avait bien une carte du MDR[1] et faisait partie de la branche de Dismas NSENGIYAREMYE[2]. Elle explique ensuite avoir quitté BUTARE le 10 juillet 1994 avec son mari. Sur questions du juge d’instruction, le témoin a déclaré que son mari a été “enlevé par des gens en uniforme”, et indique qu’il s’agissait sûrement du FPR. Elle a précisé que son mari n’était pas recherché par la justice rwandaise. A la question de savoir si RUGANZU était considéré comme un génocidaire de première catégorie, le témoin a déclaré ne pas être au courant et réfute cette idée. À la question de savoir si elle a travaillé entre avril et juin 1994, le témoin a répondu par l’affirmative, expliquant qu’elle avait un poste à la prison de BUTARE, et ce jusqu’à sa fermeture. Elle a ajouté que le centre pénitentiaire a fermé à l’arrivée du FPR.
À la question de savoir si des membres de sa famille ont été touchés par le génocide, elle explique que ses cousins ont été tués, et que ceux-ci avaient perdus leurs maisons.
Sur Sosthène MUNYEMANA, le témoin a ensuite expliqué n’avoir été interrogé que dans le cadre de son dossier, et avoir réalisé un témoignage écrit pour l’accusé en 2007. À la question de savoir depuis quand elle connait Sosthène MUNYEMANA, elle explique qu’ils se connaissent depuis 1981, et avoir travaillé avec l’accusé. Elle ajoute l’avoir revu à BUTARE, quand il a commencé à travailler. Elle précise également avoir été la voisine de Sosthène MUNYEMANA et de sa famille. Sur leurs relations, elle explique que celles-ci étaient bonnes, et qu’ils allaient chez les uns et les autres, notamment lors de fêtes.
À la question de savoir si Sosthène MUNYEMANA venait prendre un verre à la buvette, le témoin a déclaré “je pense que oui mais je ne voyais pas tout le monde. Mais il devait venir avec les autres” en précisant que “ce n’était pas non plus fréquent”. Sur l’appartenance de Sosthène MUNYEMANA à un parti politique, le témoin a indiqué qu’il était membre du MDR et qu’il faisait partie de la branche de Dismas NSENGIYAREMYE. Elle ajoute sur questions du juge d’instruction que l’accusé aimait assister au meeting et commenter ce qui avait été dit.
Sur la question de savoir si Sosthène MNYEMANA s’était exprimé sur un conflit Hutu-Tutsi, le témoin a répondu par la négative. Sur le comportement de l’accusé pendant les évènements, le témoin a déclaré que celui-ci “avait un comportement humain” et que “les personnes rescapées affluaient vers le bureau de secteur et qu’il a essayé de les défendre”. Elle a agéalment déclaré “qu’il affrontait les tueurs pour les empêché de les tuer” et conclu en expliquant que l’accusé s’interposait face aux tueurs en disant” pourquoi tuer cette femme ou ces enfants ?”.
Le témoin a ensuite déclaré à propos de Sosthène MUNYEMANA “C’est quelqu’un qui osait défendre. C’était quelqu’un menacé de mort, et c’était l’un des rares à faire ça”. Elle explique que son mari et Françaois BWNAKEYE également s’étaint opposés aux tueurs durant le génocide. Elle déclare sur l’accusé “il a été très courageux à cette période. Je sais qu’il a participé aux réunions afin de trouver un moyen de protéger les gens du secteur et les réfugiés”. Sur la première réunion, le témoin explique dans son audition que “le but était de rechercher la sécurité et tout le monde a participé. Ils ont pris la décision de repousser les tueurs, et Hutu et Tutsi ont repoussés ensemble. Ils ont organisé des rondes pour protéger les gens”.
Elle ajoute dans ses déclarations que Sosthène MUNYEMANA a également participé à la seconde réunion, “après les premières tueries mais que personnes n’a pu faire face aux interahamwe et à l’armée venant de KIGALI”. Elle a ajouté que Sosthène MUNYEMANA avait appelé François BWANAKEYE “pour savoir ce qu’il fallait faire de ces gens et ils ont décidé de les y enfermer pour les protéger”.
Elle a également déclaré que Sosthène MUNYEMANA a pris cette responsabilité “très lourde”, et ajoute, s’agissant des personnes enfermées dans le bureau de secteur “qu’ils n’étaient pas bien dans ce bureau de secteur mais au moins ils n’étaient pas mort”. Elle précise sur question du juge d’instruction s’agissant des clés du bureau de secteur, avoir entendu dire que c’est Sosthène MUNYEMANA qui les détenait. Elle déclare avoir donné à manger à des personnes enfermées dans le bureau de secteur, que des gens ont été sauvés par elle, et qu’elle-même en avait caché et explique avoir revu des rescapés par la suite.
À la question de savoir si Sosthène MUNYEMANA avait caché des gens chez lui, elle a déclaré ne pas le savoir car “c’est son secret, il n’en a jamais parlé mais a dû le faire”. À la question de savoir pourquoi ce n’est pas son mari qui détenait les clés, étant donné qu’il habitait à côté du bureau de secteur, elle botte en touche et dit “que c’est sa décision” (à RUGANZU). et ajoute “c’est pas pour dire qu’il était pas capable de la prendre”. À la question de savoir si elle est en mesure d’estimer le nombre de personnes passées par le bureau de secteur, le témoin a répondu par la négative.
Sur le bureau de secteur, elle explique dans son audition que c’est Sosthène MUNYEMANA qui ouvrait pour donner à manger, ou alors qu’on y procédait à travers la fenêtre. Sur la question de savoir comment il est possible qu’une simple porte fermée retienne les interahamwe, le témoin a déclaré que les rondes faites par les hommes du quartier étaient dissuasives et que la porte fermée suffisait. À la question de savoir ce que devenaient les personnes enfermées au sein du bureau de secteur, le témoin a déclaré qu’elle essayait de le sauver et de les ramener dans leurs familles. (NDR : les fosses se sont donc remplies toute seule ?)
Elle a ajouté qu’il est faux de dire qu’on enfermait les gens pour les tuer, mais que c’était plutôt pour les protéger. À la question de savoir si son mari est considéré comme génocidaire, le témoin dément et déclare qu’il n’avait jamais rien fait. Sur la buvette, elle explique qu’elle accueillait les Hutu et les Tutsi. Sur la suite de l’audition, le témoin déclare connaître Simon REMERA sans le voir souvent et explique qu’il ne faisait pas partie de la CDR[3] qui avait une idéologie différente, qu’ils ne s’entendaient pas et qu’ils n’ont rien fait avec le MDR. Sur REMERA elle dit ne l’avoir rien vu faire, mais qu’elle a entendu dire que les interahamwe[4] tuaient chez lui.
Sur sa fuite, le témoin a déclaré avoir été menacé et qu’elle avait été menacée car accusée d’être interahamwe, et qu’il s’agissait de faux témoignages pour lui prendre sa maison. Elle a également déclaré avoir eu un contact avec Sosthène MUNYEMANA la veille de son audition. Sur les victimes, elle a déclaré “qu’ils ont été corrompus, ils se sont retournés contre nous. Il s’est dressé un mur pour nous accuser”.
Le témoin a conclut son audition en expliquant avoir été accusé pour trois raisons : être Hutu, être instruite et être en possession de biens.
Il est mis fin à la lecture de l’audition du témoin à 9h49.
Il est ensuite donné lecture de l’attestation de Dismas NSENGIYAREMYE, en faveur de Sosthène MUNYEMANA et versée au dossier. Ce dernier y explique connaître Sosthène MUNYEMANA depuis longtemps, étant originaire de la même commune. Il explique qu’il était l’un des rares à exposer des questions et à vouloir débattre de la situation politique du Rwanda. Il explique que Sosthène MUNYEMANA était engagé au sein du MDR et qu’il était un membre MDR. Il déclare ensuite avoir bénéficié des conseils de Sosthène MUNYEMANA pour les accords d’Arusha. Il explique avoir appris que l’accusé “avait fait acte de courage et s’était opposé au génocide”, “a failli le payer de sa vie” et pense qu’il est “mené une néfaste campagne par les extrémistes du FPR”.
Il explique ensuite que Sosthène MUNYEMANA condamne less massacre et souhaite des accords justes : “il fait parti de ces démocrates rwandais qui ont combattu sans relâche les responsables du génocide, et demandent la condamnation des responsables”.
Il est mis fin à la lecture de l’attestation de Dismas NSENGIYAREMYE à 9h55.
Il est ensuite donné lecture de l’extrait du discours de MUGESERA[5], d’un extrait de l’ouvrage d’André GUICHAOUA[6]), d’une analyse de ce même auteur, d’un message de Dismas aux membres du MDR “Racine du malaise actuel”, dans lequel il dénonce “les manœuvres d’infiltration du parti d’opposition” et du “blocage du processus démocratique”.
Il est ensuite donné lecture d’un extrait de “Aucun humain ne doit survivre”, d’Allison DES FORGES[7], d’un communiqué du commandement des forces armées rwandaises, et d’un extrait “de la guerre au génocide”, d’André GUICHAOUA[6]).
Il est ensuite donné lecture d’un extrait du journal KANGURA, qui a été traduit et versé par la défense. Selon cet extrait, toutes les personnes arrêtées dans le cadre du génocide l’ont été sur de fausses dénonciations.
Il est ensuite donné lecture du rapport ”Justice compromise” de Human Rights Watch, d’un texte d’André GUICHAOUA, et enfin de l’arrêt rendu par la chambre de l’instruction, pour lequel il a été demandé de ne lire que les éléments à décharge.
L’audience est suspendue à 10h38 et reprend à 11h02.
Les photographies du bureau de secteur sont diffusées. Les avocats des parties civiles, l’avocat général et les avocats de la défense n’ont pas d’observations.
Début des plaidoiries des parties civiles (personnes physiques et associations).
Nous publierons les plaidoiries que les avocats des parties civiles nous auront transmises. Nous les remercions pour avoir accompagné les parties civiles dans ce procès au long cours.
Les plaidoiries commencent à 11h05, en voici quelques extraits:
Maître PARUELLE (Communauté rwandaise de France) s’avance : “Le temps du génocide n’est pas un temps ordinaire, ce qui est inimaginable devient imaginable, et devient même une réalité”.
“Il y a ce que l’on dit, il y a ce que l’on voit dans les documentaires, et ce que l’on entend. Mais il y surtout ce que l’on vit”.
Maître PARUELLE rappelle le contexte dans le quel a été éralisé le génocide et déclare :
“Il m’est apparu de vous planter le décor pour vous rappeler dans quelles conditions des millions de personnes ont trouvé la mort à BUTARE et à TUMBA”.
“La justice que vous allez rendre, vous allez la rendre pour les vivants, mais aussi les membres de leurs familles qui ne peuvent plus s’exprimer.”
Maître PARUELLE en termine en citant le nom et les parcours de ces jeunes enfants, qui ont été victiles du génocide. La plaidoirie de Maître PARUELLE se termine à 11h36.
La parole est à maître Sabrina GOLDMAN, représentant la LICRA :
“Ici, la chaîne génocidaire a tué près d’un million d’hommes, femmes et enfants, pour avoir été Tutsi.”
“Ici, c’est la conjonction d’une doctrine génocidaire. Qui dit crime de masse, n’exclut pas les responsabilités individuelles de chacun des bourreaux de cette chaîne meurtrière.
Ici, Sosthène MUNYEMANA”.
“Le procès d’un génocide c’est le procès du racisme dans sa forme la plus extrême, la plus aboutie, et la plus achevée”.
“Le crime commis est si grave, qu’il porte atteinte à l’humanité toute entière. C’est toute l’humanité qui est concernée par les crimes contre l’humanité. C’est l’humanité dans son ensemble qui est visée”.
La parole est à maître Mathilde AUBLE (Ibuka). Sa plaidoirie est construite sur la métaphore d’un écran de fumée, qui a été érigé par la défense et qui finit inéluctablement par se dissiper :
“La théorie du complot qu’on a essayé de vous transmettre a commencé à battre de l’aile. (…) Ce brouillard, cet écran de fumée, ils continuent de l’entretenir”.
“Vous les avez vu, vous, les menteurs. Moi j’en ai vu une, le 8 octobre. (…) et malgré les efforts qui ont été déployés, l’écran de fumée n’a pas tardé à se dissiper”.
“La dernière pièce du puzzle, c’est monsieur MUNYEMANA. Elle s’imbrique parfaitement. Elle ne fait pas tâche. (…) Il avait évidemment la clé, qu’il a obtenue après avoir tenté de l’avoir auprès de MAMBO. Ce qu’il a catégoriquement nié dans un premier temps. Mais les Tutsi qui se sont retrouvés dans le bureau du secteur, eux, y ont bien été emmenés”.
“Très difficile là, pour monsieur MUNYEMANA de répondre à ces accusations, quand on voit les récits des épouses de RANGO. Comment peut-on encore soutenir qu’ils se sont réfugiés volontairement au sein du bureau de secteur ?”
“Ce qui me choque, et je l’espère qui vous choque aussi, c’est l’indifférence de monsieur MUNYEMANA. (…) Ceux qui sont derrière moi ne lui reprochent pas de ne pas avoir donné de lieux agréables, mais d’avoir parqué les leurs comme des bêtes. Avec la conscience aiguë de la fin de leur existence. Ne les laissez pas leur dire que trop peu sont revenus, pour qu’on puisse les croire”.
La parole est à maître Rachel LINDON (Ibuka), qui parle avec son cœur :
“J’ai envie de commencer par une petite clarification. Ce n’était pas une faveur que l’on a fait à ces parties civiles rwandaises : c’est un droit, et même une nécessité.”
“Oui, j’ai été choquée lorsque l’accusé écrit ses mémoires en prison, et oui je suis choquée lorsque je sais que le pécule prévu pour les parties civiles est de 3,16 euros.”
“Je corrige les incertitudes de la défense : l’élément intentionnel du génocide, c’est la connaissance du plan concerté et avoir manifesté son adhésion à celui-ci, sans avoir été nécessairement informé de tous les détails du plan”.
“Pour la défense il y a un génocide, mais sans génocidaire.. C’est aussi faire oublier ce couloir de la mort!”
“Lorsque l’accusé a évoqué séparer l’ami du génocidaire, ça n’a pas fait résonner “Je sépare l’homme de l’artiste ??” (..) Entre le passé où sont nos souvenirs, et l’avenir où sont nos espérances de justice, nos morts ne reviendront jamais”.
L’audience est suspendue à 12h27 puis reprend à 14h.
La parole est à maître Gabriel SEBBAH (FIDH):
« Au village on dit “Sosthène MUNYEMANA a fait le génocide” »
Et de rappeler que dès 1993, la FIDH avait dénoncé la préparation du génocide dans un rapport[8] pour lequel Éric GILLET[9] avait été l’un des enquêteur .
Les lieux de rassemblements ont été dévoyés pour servir à l’exécution du plan génocidaire. Sosthène MUNYEMANA enferme un premier groupe de Tutsi au bureau de secteur le jour même de l’attaque de l’hôpital universitaire qui a fait 140 morts. Il y conduira 4 groupes jusqu’au 14 mai. Ensuite « il ne rend pas la clé en disant qu’il se rend compte que son geste été vain, mais simplement parce qu’il retourne travailler. »
« Je vous demande de considérer que le clivage qui nous stupéfie aujourd’hui est celui qui fait le génocide. »
La parole est à maître Justine VINET (LDH).
« Lui qui nourrit une proximité avec plusieurs membre du GIR[10] n’aurait rien vu, rien su, rien entendu… Lui que Jean KAMBANDA[11] pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide. appellera dès le 7 avril après la mort du président. »
À propos des réfugiés enfermés dans le bureau de secteur, « comment expliquer que la porte refermée, Sosthène MUNYEMANA ne manifeste plus aucun intérêt pour ceux qu’il a enfermés dans ce lieux insalubre. » Et lorsque l’accusé tente de se justifier, ce n’est que le « récit bancal d’un sauvetage dans un lieu qui n’est rien d’autre qu’un cachot. » Qu’il le dise par « hypocrisie ou défense psychique », c’est parce qu’il se retrouve confronté à des fait qu’il ne veut pas admettre.
« Sosthène MUNYEMANA a participé en conscience à l’exécution du plan génocidaire. »
La parole est à maître Hector BERNARDINI (Survie).
Maître BERNARDINI commence par rendre hommage à Gaspard NTITANGIRAGABA, décédé quelques jours avant le début du procès, l’un des rescapés qu’il représente en plus des associations Survie[12] et Cauri[13].
Il s’agit ici de juger un organisateur du « génocide des voisins ». Le génocide « n’est pas un embrasement spontané ». De citer un témoin de la défense, Stephen SMITH[14] : « Ce n’est pas un chaos. C’est systématique. Si vous êtes tutsi et que vous êtes attrapé vous êtes mort. C’est très cohérent. » Jean-François DUPAQUIER[15] parle d’une « organisation mafieuse » dont la clandestinité explique l’absence de trace écrite d’un programme national.
Les travaux de Florent PITON[16] souligne la planification sur le long terme de la définition de l’ennemi : l’assimilation du Tutsi à un « étranger à la nation rwandaise » et à l’échelle locale pour la mise en œuvre de l’extermination des Tutsi. C’est dans cette deuxième dynamique qu’intervient l’accusé, par opportunité ou conviction, peu importe.
Contrairement au TPIR[17] qui ne se fonde que sur des preuves, témoignages et éléments matériels survenus en 1994, la cour d’assises de Paris peut se référer à tout document antérieur pour établir l’existence d’un plan concerté ou la participation de l’accusé à une entente en vue de commettre le génocide.
On pourra se reporter au texte intégral des arguments développés (fichier PDF) que MaÎtre BERNARDINI a bien voulu nous faire parvenir.
Maître Jean SIMON (Survie).
Un grand merci à Laurence DAWIDOWICZ[12] qui nous fait part de ses notes de plaidoirie de maître Jean SIMON:
« Je remercie tout d’abord une militante de Survie pour sa présence et pour notre collaboration toutes ces années lors des procès, Laurence DAWIDOWICZ est présente aujourd’hui comme souvent dans cette salle.
Maître SIMON cite également Jean CARBONARE : vous l’avez vu alors qu’il rentrait en 93 à son retour du déplacement de la mission d’enquête au Rwanda. Il alertait sur la nécessité de faire quelque chose[18]. Les membres de Survie prolongent le combat de Sharon COURTOUX et de François-Xavier VERSCHAVE[19].
Les personnes physiques et les personnes morales que nous représentons ont des points communs. Si pour les premiers il y a surtout le besoin de savoir où sont les corps des membres de leur famille qui ont disparus, ils ont en commun l’exigence de justice aujourd’hui entre vos mains. Comment allez-vous faire ?
La compétence universelle a été intégrée en droit français[20] : c’est une chance, l’instruction est française, l’enquête est française, les juges d’instruction étaient français, les avocats français et belges, avec des droits identiques pour tous. Les éléments centraux sont les témoignages. Vous allez vous en remettre à ces témoignages. Ils contiennent parfois des fragilités. Vous avez entendu Sosthène MUNYEMANA s’exprimer sur sa place pour exercer le droit de la défense. Il a pu faire citer de nombreux témoins. Il y a 14 auditions de l’accusé, des confrontations, et il aura la parole en dernier.
Vous devez rapidement évacuer le spectre du Rwanda d’aujourd’hui. Quel lien avec notre procès? aucun.
Vous devez faire la différence entre ce qui est la vérité ou le phantasme. Vous aurez les témoignages au regard des regroupements avec les autres témoins et à la défense de l’accusé. Puisque nous avons vécu la même audience, quelle est la position de l’accusé? À aucun moment il ne remet en cause l’existence du génocide des Tutsis. Néanmoins on peut s’interroger sur ses déclarations assez décalées par rapport à la vie à TUMBA, une zone géographique limitée puisqu’il vit à 275 mètres du bureau de secteur. Pour lui, il n’y a pas de bruit, il n’y a pas de coup de feu, il n’y a pas de radio sauf au moment du journal, il n’y a pas d’odeur de la mort (pourtant évoquée par tous les témoins de fait) alors que la fosse est à moins de 100 mètres de chez lui. Les rondes de sécurité existent peut-être au début mais des rondes mixtes sans arme la nuit n’ont jamais existé.
Pour Sosthène MUNYEMANA, il n’y avait pas de barrière, il n’en a pas vu. Son monde ne correspond pas à la réalité du génocide. Quelle crédibilité donner à son implication politique? Il n’avait aucun rôle? Et la motion de soutien au GIR[10]? Elle contiendrait des condoléances, où donc? N’était-ce pas plutôt une invitation du GIR à venir à BUTARE. On peut s’interroger sur le discours de SINDIKUBWABO[21], quelle crédibilité dans les déclarations par rapport à l’accusé.
Et sur le bureau de secteur : pourquoi est-ce lui qui récupère la clef? Pourquoi personne ne vient la lui réclamer pendant trois semaines? Une raison géographique? Non, une marque d’autorité. Pourquoi ne l’a-t-il pas donné à quelqu’un d’autre ? Il ne remet pas en question ses choix, il tente juste de les justifier.
Le bureau de secteur est-t-il un abri temporaire? Je ne vois pas la notion d’abri, je vois bien le côté temporaire. À aucun moment LE survivant a été sauvé par la protection de Sosthène MUNYEMANA[22], c’était l’œil du cyclone. Pourquoi les protéger, pour quoi après? Les remettre à la police? À la gendarmerie? Sosthène MUNYEMANA a pu circuler librement sans être blessé ni arrêté aux barrières.
Pourquoi fuir si tard? Il part avec le ministre de l’agriculture Straton devant l’avancée du FPR[23].
Il a surtout beaucoup fait sentir sa suspicion par rapport aux témoignages des rescapés. Il y a beaucoup d’incohérence, mais je reviens sur l’expertise psychologique qui montre qu’en lui deux personnalités coexistent[24]. Vous devrez exploiter cette expertise en face de la contre-expertise[25]. Tout comme les nombreux témoignages.
Maître Simon FOREMAN (CPCR).
Plaidoirie de maître FOREMAN – Dessin @art.guillaume
Maître Simon FOREMAN représente le CPCR, une dizaine de disparus de TUMBA et leurs familles parmi lesquelles celles de James BIGIRA, assassiné après son passage au bureau de secteur.
Il y a aussi François KARANGANWA, « ses enfants m’ont confié sa défense ». C’était un riche commerçant, connu comme Tutsi (son assassinat le 21 avril marque le début des massacres à TUMBA).
Il y a encore la famille de Marie NYIRAROMBA, une voisine hutu qui a perdu Frodouald, son mari tutsi. Son petit-fils Fabrice[26] a bien failli être manipulé par sa tante Francine[27] pour tenter de discréditer sa grand-mère et par la même occasion son avocat maître FOREMAN, car à l’entendre « je mens! » fustige-t-il.
Et de citer encore Gaudiose NTAKIRUTIMANA[28], Rose NIKUZE[29], Marie DUSABE[30] « en tout une trentaine » de parties civiles ainsi que le CPCR, « une association de victimes » que la défense tente de caricaturer en « syndicat de délateurs » alors que « c’est prévu par la loi selon l’article 2-4 du code de procédure pénale » que rappelle maître FOREMAN:
« Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans qui se propose, par ses statuts, de combattre les crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre ou de défendre les intérêts moraux et l’honneur de la Résistance ou des déportés peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité ».
Il en existe de nombreuses comme dans le cas du procès des attentats du 13 novembre 2015 où « elles étaient encouragées par les pouvoirs publics ». C’est en vertu principe de compétence universelle que la France juge les crimes imprescriptibles de génocide et de crimes contre l’humanité[20], un combat pour la justice qui fût notamment porté par Robert BADINTER[31]. Avant, lorsqu’en 1995 un juge bordelais est saisi de la première plainte, « il ne sais pas trop quoi en faire » si ce n’est suivre une plainte pour faux, mais pas sur le fond. Lorsqu’après sa création le CPCR peut à son tour se constituer partie civile, il va d’abord voir le dossier stagner jusqu’à son transfert à Paris en 2010 et la création d’un pôle crime contre l’humanité en 2012. « Tout d’un coup, le dossier devient énorme, 9 fois les enquêteurs se rendent au Rwanda, enfin le travail du CPCR est pris au sérieux ».
« Le CPCR joue la transparence: « on n’est pas des enquêteurs, on va rencontrer des gens » » et c’est ainsi que Dafroza GAUTHIER signe une traduction « qui fait ironiser maître BOURG ». De 36 témoins en 1995, on en atteindra 214 dont 178 que les gendarmes français ont pu trouver tout seuls : « les autorités rwandaises ont donné carte blanche aux enquêteurs français ».
Les familles de victimes ont « besoin d’une parole de justice, d’une parole de « véridiction » disent les philosophes. » Pour cela, « il y a les témoins mais aussi Sosthène MUNYEMANA lui-même, ses écrits et d’autres. » À BUTARE, il y avait deux cercles d’intellectuels : l’un lié au MRND et l’autre au MDR (celui auquel appartenait l’accusé).« BUTARE, c’est la ville des intellectuels, c’est pouquoi il n’y en a pas eu d’autres ailleurs. »
Quand Sosthène MUNYEMANA parle, « c’est « service minimum », il parle au minimum, quand on l’interroge… Il a bâti un château de cartes, il en lâche une de temps en temps. L’euphémisation est vraiment poussée à son extrême. » Ainsi, il ne dira d’abord pas un mot sur sa possession de la clé du bureau de secteur devant l’OFPRA[32], mais quand, en 2001, son statut de témoin assisté lui donne accès au dossier où il constate que des témoins l’affirment, « là, il se sent obligé de commencer à en parler. » De même « Jean KAMBANDA n’existe pas dans ses premiers témoignages… Il aura fallu attendre le procès en premère instance pour découvrir l’importance de sa proximité avec Jean KAMBANDA. » Lorsque ce dernier a peur, « il va se cacher où? Chez Sosthène MUNYEMANA ».
« Le 17 avril, il a fallu destituer le préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA mais le génocide avait déjà commencé à KIGEMBE. » De citer un extrait de « BUTARE, la préfecture rebelle » d’André GUICHAOUA[33]) :
« Les autorités mirent en compétition les autorités locales avec des prétendants à l’exercice du pouvoir qu’elles suscitaient. Ainsi, dans plusieurs communes, de multiples pôles d’autorité s’affrontèrent et instaurèrent des situations de double ou triple pouvoir. » À KIGEMBE, « Bonaventure NKUNDABAKURA (cousin de l’épouse de Sosthène MUNYEMANA), chef du MDR-Power, soupçonné d’avoir fait assassiner le leader de la tendance MDR-TWAGIRAMUNGU à la fin avril, se retrouva ensuite associé à Bernard MUTABARUKA, chef de la CDR pour conduire les massacres en lieu et place du bourgmestre Symphorien KAREKEZI qui devint leur cible. »
Maître FOREMAN poursuit : « lorsque le pouvoir s’aperçoit qu’il ne peut pas s’appuyer sur le préfet avant même qu’il soit destitué, il s’appuie sur sa courroie de transmission : les partis qui prennent les clés » et « les intellectuels des partis. » Et de citer Sosthène MUNYEMANA qui note « Je me considère comme un des rares intellectuels survivants. Mon pays a besoin de moi. »
Maître FOREMAN en conclut une parfaite « symbiose entre le cercle des intellectuels du MDR et le gouvernement… Sa reponsabilité est absolument gigantesque ».
Jade KETTO EKAMBI, bénévole
Laurence DAWIDOWICZ pour les notes de plaidoirie de maître Jean SIMON(Survie).
Jacques BIGOT, compléments, notes et mise en page.
Alain GAUTHIER, président du CPCR, pour les relectures et les NDR.
1. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
2. Voir l’audition du 17/11/2023 de Dismas NSENGIYAREMYE, premier ministre entre le 2 avril 1992 et le 18 juillet 1993, il sera remplacé par Agathe UWULINGIYIMANA, assassinée des le 7 avril au matin.[↑]
3. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
4. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA, désignation souvent étendue aux milices d’autres partis. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
5. Léon MUGESERA a été condamné à la prison à perpétuité pour son discours prononcé à Kabaya le 22 novembre 1992 – archivé sur le site francegenocidetutsi.org[↑]
6. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑][↑]
7. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
8. Violations massives et systématiques des droits de l’Homme depuis le 1er octobre 1990, rapport sur la mission d’enquête internationale de la FIDH en janvier 1993.[↑]
9. Voir l’audition de monsieur Eric GILLET, avocat honoraire du barreau de Bruxelles, le 19 septembre 2025.[↑]
10. GIR : Gouvernement Intérimaire Rwandais pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑][↑]
11. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) [↑]
12. Lire également le témoignage de madame Laurence DAWIDOWICZ qui représente l’association Survie.[↑][↑]
13. présidée par Adélaïde MUKANTABANA, rescapée de BUTARE qui a perdu toute une partie de sa famille et était aussi un ancienne patiente du Dr MUNYEMANA. Adélaïde était membre du Collectif girondin et fera partie des premiers plaignants.[↑]
14. Voir l’audition de monsieur Stephen SMITH, le 16 octobre 2025.[↑]
15. Voir l’audition de Jean-François DUPAQUIER, lors du procès en première instance, le 8 décembre 2023.[↑]
16. Le génocide des Tutsi du Rwanda, Florent Piton, Éd. La Découverte, 2018[↑]
17. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
18. Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2 du 28 janvier 1993: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[↑]
19. « Dès octobre 94 François-Xavier VERSCHAVE qui succédera à Jean CARBONARE comme président de Survie à partir de l’assemblée générale de 1995, a écrit un premier livre « Complicité de génocide ? ». Parallèlement, la déléguée du président, Sharon COURTOUX recevait des témoignages de rescapés et de leurs familles vivant en Europe », cf. audition de Laurence DAWIDOWICZ, 13 octobre 2025.[↑]
20. Compétence universelle: voir notre article « Pourquoi juger en France ? » dans la rubrique « Repères ».[↑][↑]
21. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
22. Voir la lecture de l’audition de monsieur Vincent KAGERUKA, seul rescapé du bureau de secteur de Tumba, le 17 octobre 2025.[↑]
23. Straton NSABUMUKUNZI: ministre de l’Élevage, l’Agriculture et des Forêts au sein du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Il a aidé son ami Sosthène MUNYEMANA à fuir au Zaïre le 22 juin 1994.[↑]
24. Voir l’audition de madame Paule DAHAN-SANANES, psychologue, le 13 octobre 2025[↑]
25. Voir l’audition de madame Michèle VITRY POINSO, psychologue, le 13 octobre 2025[↑]
26. Voir l’audition de monsieur Fabrice ISHIMWE, petit-fils de madame Marie NYIRAROMBA, le 10 octobre 2025.[↑]
27. Voir l’audition de madame Francine MUKARUTESI, 8 octobre 2025.[↑]
28. Voir l’audition de madame Gaudiose NTAKIRUTIMANA, 7 octobre 2025.[↑]
29. Voir l’audition de madame Rose NIKUZE, 6 octobre 2025.[↑]
30. Voir l’audition de madame Marie DUSABE, 6 octobre 2025.[↑]
31. Lire « compétence universelle : un compte à rebours s’est-il enclenché pour marquer la fin de l’exception française? » par Simon Foreman pour Justice Info, 12 juin 2023.[↑]
32. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]
33. André GUICHAOUA : Butare, la préfecture rebelle – Rapport d’expertise rédigé à la demande du Tribunal pénal international des Nations Unies sur le Rwanda, 16 juin 2004, archivé sur le site francegenocidetutsi.org.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 21 octobre 2025. J 25
22/10/2025
• Suite des plaidoiries des parties civiles (personnes physiques et associations).
o Maître EPOMA.
o Maître TAPI.
o Maître KARONGOZI.
o Maître MARTIN.
o Maître GISAGARA (Communauté rwandaise de France).
• Réquisitoire de monsieur BERNARDO, représentant l’accusation.
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Suite des plaidoiries des parties civiles (personnes physiques et associations).
L’audience débute à 9h24 en raison d’un problème d’extraction du détenu. Les plaidoiries des avocats des parties civiles reprennent. Voir le compte-rendu de la veille pour les premiers plaidoiries.
La parole est à maître EPOMA : “Comme tous les puissants, il ne s’embarrasse pas de titre. C’est lui le puissant, qui distribue les titres, qui fait les titres. Et lorsqu’il est acculé, il souffre d’une maladie répandue chez les hommes politiques : l’amnésie”.
“Il vous l’a dit, quand on lui pose la question “avez vous senti les odeurs ? Il dit qu’il n’a plus d’odorat. C’est nouveau. Avez-vous vu des cadavres? Non. Il a été pris par cécité. C’est l’amnésie des hommes politiques quand ils sont acculés.”
“Parce qu’il était homme politique à BUTARE, il a participé au génocide. Comme l’a dit un témoin “il a fait le génocide”.
“Du 7 au 16, il dit qu’il ne sait rien sur le génocide. Mais le 7, il soutien le génocide. (…) Le 17 nous sommes à TUMBA et une réunion est organisée par BWANAKEYE. Il n’y a pas beaucoup d’orateurs, et celui qu’on entend, c’est Sosthène MUNYEMANA. On a ordonné les rondes : c’est lui qui a ordonné les rondes. On vous a dit que les rondes étaient protectrices. Mais le 16, les rondes étaient déjà tueuses. Le FPR n’était pas présent, alors qui était l’ennemi ? C’est eux, qui ont tué les Tutsi. Et quand il prend la parole, il dit clairement qu’il faut “tuer l’ennemi, qu’il faut tuer les Tutsi”.
“C’est lui qui ouvrait et c’est lui qui fermait : il avait droit de vie et de mort, sur les personnes du bureau de secteur. (…)C’est quand même celui qui héberge le Premier ministre quand il est en danger. Il a donc la capacité de protéger le premier ministre : imaginez la puissance de cet homme ! Il peut protéger. Donc il pouvait sauver”.
“Devant cette cour, il vous a montré qu’il avait une parfaite connaissance de la politique. Quand vous lui posez une question politique, il répondait parfaitement. Et quand vous lui posez une question sur le génocide : il devenait amnésique. (…) Il pouvait même dire à des militaires “ne tuez pas telle personne” : imaginez la puissance de cet homme!”.
“Qui mieux que ses amis peuvent décrire l’accusé ? Et Jean KAMBANDA[1] était son ami. Et Jean KAMBANDA nous a dit qu’il était MDR-POWER. Tout est dit”.
“Les notables ont joué leur rôle. Ils ont massacré les gens. Ils ont massacré les femmes. Ils ont massacré les enfants.Des enfants ont eu le crâne fracassé contre le sol, pour le simple fait d’avoir été Tutsi. Mais lui, qui était sur place, il ne savait pas”.
“Quand l’accusé a ouvert la porte du secteur, Espérance avait 20 ans[2]. Elle savait à 20 ans que si elle rentrait dans cette salle, elle n’en serait pas ressortie vivante. C’est le geste qu’elle a eu ce jour-là, qui lui a sauvé la vie. Elle a été violée, et ses parents ont été tués”.
“Aucune de nos parties civiles ne parlent de vengeance : elles parlent de justice. Et qu’enfin monsieur MUNYEMANA reconnaisse qu’il était un homme politique redoutable, et un homme politique puissant.”
La parole est à Maître TAPI : “Pour moi, le bureau de secteur était un abri temporaire, ce n’était pas un refuge”. Ça, ce sont les propos du docteur Sosthène MUNYEMANA, lorsque le 15 octobre dernier, il était interrogé. Ça c’est nouveau. Que disait-il en première instance ? Il disait que c’était un refuge”. Qu’à cela ne tienne. N’y avait-il pas d’alternative pour sauver les Tutsi ?”
Il compare ensuite avec justesse la situation de Laurien NTEZIMANA, docteur en théologie[3] et Sosthène MUNYEMANA, docteur en médecine. Deux individus à diplômes, situation, classe sociale et richesse égale. Dans un cas, des réfugiés ont réellement été sauvés. Dans l’autre, ils ont été tués. Dans un cas, l’un a pris la décision d’évacuer les Tutsi, dans l’autre, ils ont été enfermés dans le bureau de secteur.
“Sosthène MUNYEMANA est un homme dangereux. Nos parties civiles demandent justice. Lorsque vous allez vous retirer pour prendre votre décision, n’oubliez pas de rendre justice à toutes ces personnes, qui ont souffert pendant le génocide”.
La parole est à maître KARONGOZI :
Il commence par citer nominativement toutes les parties civiles. Il reprend le contexte du Rwanda et souhaite “réhabiliter l’histoire tronquée sur la base de laquelle on a construit un génocide”.
L’audience est suspendue à 11h22. Elle reprend à 11h32.
La parole est à maître MARTIN :
“Sur les amitiés bien embrassantes de monsieur MUNYEMANA : Il est ami avec le Premier ministre génocidaire. Jean KAMBANDA, rouage essentiel du génocide et condamné à ce titre par le TPIR. Comment croire monsieur MUNYEMANA quand il nous dit qu’il n’a pas compris que Jean KAMBANDA avait d’abord basculé MDR-POWER[4] puis génocidaire? Sosthène MUNYEMANA est même allé jusqu’à nous dire ne pas avoir eu connaissance de la venue de Jean KAMBANDA à BUTARE. Mais ce n’est pas tout. Sosthène MUNYEMANA est aussi ami avec STRATON, ministre de l’agriculture. Et d’après Sosthène MUNYEMANA, STRATON n’aurait pas vraiment été ministre car il n’aurait pas prêté serment ?”.
“Il y a les amitiés embarrassantes de Sosthène MUNYEMANA, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi les glissements sémantiques, qui ont fait débat ici. Par exemple, on est passé de domestique pour Elevanie, à la nounou. Les rondes par exemple, deviennent carrément des veillées. Sans doute parce que ça fait plus chaleureux. On passe du bureau de secteur qui était un lieu de refuge qui devient un abri temporaire provisoire. Pourquoi ce glissement ? (…) Les témoins venus à cette barre et enfermés dans le bureau du secteur, que KAGERUKA[5] appelait d’ailleurs le couloir de la mort, le considéraient plutôt comme une prison”.
“Monsieur MUNYEMANA n’a pas fait que mentir à cette audience. Il a aussi orchestré l’enfer que les victimes ont vécu”.
La parole est à maître GISAGARA :
“Mensonge et mauvaise foi, lorsque l’on vient vous dire dès le debut de ce procès, que la belle famille de MUNYEMANA etait considéré comme Tutsi, pour dire qu’elle etait menacée durant le génocide. (…). Mensonge et mauvaise foi, lorsque l’on tente de vous convaincre que le 16 avril 94, soit 16 jours après le génocide, l’accusé, l’intellectuel formé en France et qui s’intéresse de près à la chose politique, ne comprend pas ce qui se passe dans son propre pays lorsqu’il y a la constitution du nouveau gouvernement. (…) Mensonge et mauvaise foi lorsqu’il parle du bureau de secteur comme un lieu de refuge, puis finalement comme un abri temporaire”. (…) Mensonge et mauvaise foi, lorsqu’il prétend qu’il s’en remettait complètement au bourgmestre KANYABASHI pour les Tutsi enfermés dans le bureau de secteur. “
“SMITH[6], c’est cette personne, au discours raciste et racialiste, qui décrit les africains comme des gens qui se bouffent entre eux. C’est ce genre de personne que la défense a choisi, pour vous dire ce que vous devriez faire”.
“La vérité du génocide commis contre les Tutsi réside d’abord dans la mémoire des tueurs. Les seuls qui pouvaient offrir cette vérité, c’est donc les tueurs.” (en replaçant les gacaca[7] dans leur contexte)
“C’est un homme doté d’une intelligence remarquable, qui essaie de nous convaincre qu’il était le seul à ne pas avoir compris que le nouveau gouvernement mis en place avait décidé de commettre un génocide”.
“Pour entretenir la mémoire des leurs, ils n’ont pas de tombe à fleurir. Ils n’ont plus de photo ni d’objet pour se rappeler de leurs familles. Durant ce génocide, il fallait les affecter jusqu’à leur génération future. Et les atteindre jusque dans leur mémoire. (…) Comme disait BADINTER : quand on parle des morts, les morts nous écoutent. Monsieur le président, mesdames messieurs de la cour, mesdames messieurs les jurés : quand vous entrerez en salle de délibération, c’est vous que les morts vont écouter”.
L’audience est suspendue à 12h29 puis reprend à 14h07.
Réquisitoire de monsieur BERNARDO, représentant l’accusation.
Réquisitoire de monsieur BERNARDO – Dessin @art.guillaume
Après avoir donné la définition du crime de génocide, « le pire des crimes, imprescriptible, un crime qui blesse l’humanité et qui mérite la condamnation à perpétuité« , après avoir rappelé qu’un « crime non élucidé est une injustice, qu’un criminel non jugé, c’est également une injustice », monsieur le procureur se tourne vers le banc des parties civiles: » Je garde leurs témoignages et leurs souffrances au fond de mon coeur. » Et d’ajouter: » Sosthène MUNYEMANA a bien sa place dans le box des accusés et il faudra le déclarer coupable. »
« 1994, c’était hier et c’est aujourd’hui. Cette année-là, le groupe IAM chantait « Je danse le Mia », c’était la sortie du film « La liste de Schindler » et l’élection de Nelson MANDELA en Afrique du Sud. C’était hier et c’est aujourd’hui. »
Puis de parler de l’accusé, un homme qui a eu à cœur de se présenter comme « un homme idéal » « un père parfait« , « un mari parfait« , « un collègue parfait« . « Un génocidaire est capable de se présenter sous un jour idéal« . L’avocat général de poursuivre: « Sosthène MUNYEMANA ne se distingue pas des autres génocidaires. » Il adresse un dernier remerciement aux parties civiles. Le ton du réquisitoire est donné.
Monsieur BERNARDO revient rapidement sur l’historique de la plainte, rappelle que, grâce aux historiens, le génocide est maintenant bien documenté, qu’il n’y a pas de preuve parfaite dans une affaire qui repose essentiellement sur des témoignages. Et à l’adresse des jurés: « La seule preuve, c’est le recoupement de toutes les preuves. » Ce travail de recoupement a un nom: « C’est l’intime conviction. » Même si l’avocat général reconnaît ne jamais être allé au Rwanda, ne pas être l’ami de l’accusé, ne pas avoir de client, il n’a des liens qu’avec la justice. De définir l’intime conviction: « Construction d’une vérité au-delà de tout doute raisonnable. » Et d’ajouter: « C’est mon rôle de vous proposer un enchaînement des faits raisonnables. Il est facile de juger dès lors qu’on a été attentif, et vous l’avez été. »
Monsieur BERNARDO va replacer l’accusé dans son contexte à TUMBA en 1994. Il rappelle les grands faits historiques depuis 1973 et certaines évidences: à l’époque, il était facile pour un intellectuel d’entrer en politique, le génocide est le résultat d’une longue préparation, contrairement à ce que dit l’ambassadeur SWINNEN[8], l’ennemi, c’est le Tutsi de l’intérieur. Et de rappeler le double jeu de Juvénal HABYARIMANA. De continuer en évoquant l’attentat contre le président, l’assassinat des Casques Bleus belges, la mise en place immédiate des barrières et les assassinats de masse dans les églises et les bâtiments administratifs. Puis les rondes, l’intervention de l’armée, la création de la milice du MRND, l’enfouissement rapide des corps par crainte des satellites. À TUMBA, on utilise le bureau de secteur pour planifier les massacres, on tue les Tutsi au bord des fosses, on se partage le butin. Comme partout dans le pays. Plus de 200 témoins ont été entendus, 69 sont venus devant la cour: « Il y a là matière à confronter. »
Puis monsieur BERNARDO d’annoncer les différentes thématiques qu’il a l’intention d’aborder. Nous nous contenterons de les lister sans développer les exemples qui viennent à l’appui de la démonstration.
D’abord les différentes réunions auxquelles l’accusé a participé, que ce soit les réunions officielles auxquelles un grand nombre participait, aussi bien que les réunions plus clandestines chez l’accusé, chez REMERA, à l’Hôtel Faucon ou chez SINDIKUBWABO[9].
Puis les barrières, dont « la barrière contestée de la Vierge« , les rondes au cours desquelles Sosthène MUNYEMANA avait autorité sur les participants, les listes de Tutsi à éliminer, la journée du 21 avril contestée par l’accusé, la mort de KARANGANWA, le déplacement de KANYABASHI, l’enfouissement des corps. Tous ces événements dont parlent plusieurs témoins.
L’avocat général continue par la clé du bureau du secteur que l’accusé va d’abord réclamer chez le conseiller MAMBO, son utilisation. De poursuivre par l’épisode KERUSHYA qui vient se réfugier chez lui: épisode qui montre l’autorité de MUNYEMANA sur les Interahamwe qu’il chasse pour pas qu’un Tutsi soit tué devant chez lui. Nécessité de croiser tous ces témoignages qui sont « concordants« . Nécessité pour les jurés « d’apprécier la fiabilité des témoignages, de vérifier leur sincérité, leur cohérence. » Et d’ajouter: « Dans ces témoignages, j’y ai vu de la constance, ce qui n’est pas le cas de Sosthène MUNYEMANA qui s’adapte. »
Monsieur BERNARDO évoque ensuite les témoins cités par la défense. Les témoins de personnalité qui parlent d’un personnage clivé: excellent médecin, père attentionné et aimant. Quant au témoignage de sa femme, on ne peut le retenir, elle n’était pas là pendant le génocide.
Les témoins sur les faits? Josépha MUJAWAYEZU[10], « venue en service commandé« , qui dit qu’à KIGALI » on s’entretuait« . SIBOMANA[11]? Confus. ELVANIE, la nounou[12]? Elle aussi confuse et peu crédible, qui s’est approprié le discours des Hutu. ERASTE, le pasteur en Afrique du Sud[13]? qui a rédigé une attestation en faveur de l’accusé dont il ne se souvient pas, et qui dit, concernant le discours de SINDIKUBWABO[9]., qu’il « lui laisse le bénéfice du doute »! Francine MUKARUTESI[14]? qui prétend que sa mère a été manipulée et qu’on pourrait poursuivre pour subornation de témoin. (NDR. Une témoin que la défense a dû regretter de faire citer, comme tant d’autres, vu les pressions qu’elle a tenté d’exercer sur son neveu Fabrice ISHIMWE[15]. En langage sportif, on parle de joueurs qui marquent des buts contre leur camp. On peut se demander qui a bien pu conseiller aux avocats de la défense de tels personnages.)
L’avocat général de continuer la liste. Philippe LA ROCHELLE, l’avocat canadien[16]? « Aucun intérêt. » Hervé DEGUINE[17], » un témoin inutile. » KAREMANO[18]? jugé non-crédible par le TPIR. Quant à GEROLD, de l’OCLCH[19], l’ambassadeur SWINNEN[8], tous deux encore « inutiles ». Laurien NTEZIMANA[20]? « venu en service commandé, une épine dans le pied de la défense. » N’est pas Laurien qui veut. Et de conclure: « On ne manipule pas les témoins qu’on fait citer. » (NDR. Une leçon que les avocats de la défense ferait bien de retenir.)
Enfin, une déclaration assassine: « Sosthène MUNYEMANA a agi de telle façon qu’il ne peut être autre chose qu’un génocidaire. » Il n’a jamais secouru aucun des Tutsi enfermés dans le bureau de secteur, des réfugiés qui attendaient leur exécution. Pour l’accusé, ce procès est un « complot » de Kigali. Pourtant, son appartenance au MDR-Power ne fait aucun doute: sa lettre du 7 septembre 1993 dans laquelle il interpelle le présidant HABYARIMANA pour protester contre la nomination de TWAGIRAMUNGU, la motion de soutien au gouvernement intérimaire du 16 avril 1994 en attestent.
Sosthène MUNYEMANA, poursuit l’avocat général, « avait des compétences pour devenir ministre, il avait une autorité politique même au niveau local. » Et lorsque monsieur BERNARDO évoque la participation du couple MUNYEMANA à un meeting du MDR en 1993, l’épouse de l’accusé se lève et hurle dans la salle: « Je n’y étais pas, je sors! » Elle sera effectivement évacuée par les gendarmes. Sa fille la rejoindra.
Pour l’avocat général, Sosthène MUNYEMANA est « un enfant de la révolution hutu, il a fait le choix de basculer dans le génocide. De sa jeunesse, il retient l’incendie de sa maison par des « monarchistes ». Et monsieur BERNARDO de rappeler son cursus scolaire, une carrière brillante, son engagement au MDR. Il bascule très vite dans le mouvement Power, se présente comme un soutien indéfectible à Jean KAMBANDA à qui il renouvelle son soutien le 14 mai 1994 lors de la réunion à l’Université de BUTARE.
Sa fuite le 22 juin? On n’est pas du tout sûr de la date. Il aurait franchi la frontière à GOMA le 27? Après avoir pris la route la plus longue et la plus risquée, mais escorté par un ministre et des militaires. Puis ce sera KINSHASA et la France où l’attend son épouse. « Ce n’est pas le parcours d’un Rwandais moyen » commentera monsieur BERNARDO.
Pour conclure, l’avocat général évoque les qualifications juridiques: génocide, plan concerté, entente, auteur principal de crime de génocide et crimes contre l’humanité, complicité de génocide. À la question de savoir s’il a commis le génocide, ce sera « oui ».
La peine? « C’est toujours difficile. Il n’y a pas de barème: l’assassinat d’une personne peut valoir la perpétuité, un meurtre, trente ans, un viol, quinze ans... » Et aussitôt, sans ménager de suspens: « Je demande la perpétuité. » Et de se justifier: « Vous êtes les représentants de la justice. Vous devez tenir compte du nombre de victimes. Trente ans ont été requis en première instance. Mais il comparaissait libre. On n’est pas lié par la première instance, ni par les décisions du TPIR. Pour autant de victimes, il y a un tarif. Pendant trente ans, l’accusé a fait sa vie, il a élevé ses enfants. Ce dont n’ont pas bénéficié les victimes. Il est allé au bout de sa carrière professionnelle. » La perpétuité s’impose.
La journée de demain sera consacrée aux plaidoiries des avocats de la défense avant le délibéré de jeudi.
Jade KETTO EKAMBI, bénévole, pour le compte rendu des plaidoiries des parties civiles
Alain GAUTHIER, président du CPCR, pour le compte rendu du réquisitoire
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
2. Voir l’audition de madame Espérance KANYANGE, le 1er octobre 2025.[↑]
3. Voir l’audition de monsieur Laurien NTEZIMANA, 29 septembre 2025.[↑]
4. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
5. Voir la lecture de l’audition de monsieur Vincent KAGERUKA, seul rescapé du bureau de secteur de Tumba, le 17 octobre 2025.[↑]
6. Voir l’audition de monsieur Stephen SMITH, le 16 octobre 2025.[↑]
7. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
8. Voir l’audition de monsieur Johan SWINNEN, ex-ambassadeur de Belgique au Rwanda., le 22 septembre 2025.[↑][↑]
9. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑][↑]
10. Voir l’audition de madame Josépha MUJAWAYEZU, amie de la famille de l’accusé, le 2 octobre 2025.[↑]
11. Voir l’audition de monsieur Speratus SIBOMANA, le 29 septembre 2025.[↑]
12. Voir l’audition de madame Elvanie MUKANDAMAGE, employée de maison de Sosthène MUNYEMANA de février à fin juin 1994, le 3 octobre 2025.[↑]
13. Voir l’audition de monsieur Eraste NYILIMANA, le 3 octobre 2025.[↑]
14. Voir l’audition de madame Francine MUKARUTESI, 8 octobre 2025.[↑]
15. Voir l’audition de monsieur Fabrice ISHIMWE, petit-fils de madame Marie NYIRAROMBA, le 10 octobre 2025.[↑]
16. Voir l’audition de monsieur Philippe LAROCHELLE, avocat au barreau du Québec, le 30 septembre 2025.[↑]
17. Voir l’audition de monsieur Hervé DEGUINE, ancien membre de Reporters sans Frontières, le 19 septembre 2025.[↑]
18. Voir l’audition de monsieur Charles KAREMANO, auteur de l’ouvrage « Au-delà des barrières », le 18 septembre 2025.[↑]
19. Voir l’audition de monsieur Patrick GEROLD, ancien enquêteur à l’OCLCH, le 24 septembre 2025.[↑]
20. Voir l’audition de monsieur Laurien NTEZIMANA, le 29 septembre 2025.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 22 octobre 2025. J 26
23/10/2025
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o Plaidoiries de la défense.
Plaidoirie de maître BIJU-DUVAL.
Plaidoirie de maître LEVY.
Plaidoirie de maître BOURG.
Plaidoirie de maître LURQUIN.
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Le président ouvre l’audience en insistant sur la nécessité de respecter la parole de chacun. Il revient sur l’incident de la veille, au cours duquel Mme Fébronie MUHONGAYIRE, épouse de l’accusé, a interrompu l’avocat général pendant ses réquisitions pour exprimer son désaccord. Il rappelle avec fermeté que « la parole est sacrée et doit être respectée ».
Plaidoiries de la défense.
Plaidoirie de maître BIJU-DUVAL.
Me-Biju-Duval – Dessin @art.guillaume
Me BIJU-DUVAL, l’un des quatre avocats de la défense, débute sa plaidoirie en évoquant « l’exigence éthique de vérité » qui s’impose à toutes les parties dans ce procès. Répondant à l’avocat général, il déclare : « Non, 1994, ce n’était pas hier, et ce n’est pas aujourd’hui. Tout nous sépare du secteur de TUMBA : l’histoire, la langue, l’expérience des traumatismes. »
Il met en garde les jurés contre l’un des « dangers majeurs » de ce procès : l’illusion rétrospective, ou biais rétrospectif, soit la tendance à croire que les événements auraient pu être anticipés avec davantage de clairvoyance. Il illustre ce travers par l’exemple du gouvernement, qui appela d’abord à la paix avant d’inciter à l’extermination à partir du 19 avril.
L’avocat énumère ensuite les chefs d’accusation pour lesquels son client a bénéficié d’un non-lieu : participation aux tueries du 21 avril à TUMBA, ainsi qu’aux massacres commis dans la préfecture de BUTARE : à Kabakobwa, à l’abattoir, à la préfecture, à l’église anglicane, au Centre hospitalier universitaire et à l’Université nationale du Rwanda.
Il souligne que le procès ne porte que sur les faits de TUMBA (motion de soutien du 16 avril) et du bureau de secteur, et insiste sur la constance des déclarations de l’accusé : « Il n’a jamais dissimulé d’informations : il a reconnu avoir détenu la clé du bureau de secteur et y avoir enfermé des Tutsi. Ses propos ont toujours été précis et concordants. »
Poursuivant, Me BIJU-DUVAL admet : « Oui, M. MUNYEMANA a enfermé des Tutsi dans un bureau et a contribué à leur transfert vers un autre lieu. La seule question est de savoir s’il l’a fait dans le cadre d’un plan concerté. » Il reprend les mots de l’avocat général : « On ne s’improvise pas génocidaire », puis cite le témoignage d’Éric GILLET[1] pour rappeler que très peu d’intellectuels hutu ont pris part au génocide. Abordant la personnalité de l’accusé, il évoque le témoignage de madame Marie NYIRAROMBA, voisine de M. MUNYEMANA, affirmant que son comportement n’a pas changé durant le génocide[2].
En introduction à la question de son prétendu basculement dans l’extrémisme hutu, l’avocat cite un proverbe français : « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Ici, la rage, c’est l’extrémisme hutu de 1994. » Il retrace le contexte d’adhésion de l’accusé au MDR en 1991, à l’époque du multipartisme, précisant qu’il s’agissait d’un parti d’opposition au président HABYARIMANA. « Ce n’était pas un acte d’ambition politique, mais un acte de courage »[3].
L’avocat situe la ligne politique de M. MUNYEMANA dans celle de Dismas NSENGIYAREMYE, ancien Premier ministre du Rwanda, « traîné dans la boue en première instance et présenté comme membre du Hutu Power[4] ». Il rappelle que NSENGIYAREMYE avait dénoncé dès 1992 les massacres des BAGOGWE et des Tutsi du BUGESERA, avant d’être pris pour cible par Léon MUGESERA. « Voilà le leader que suit MUNYEMANA » répète l’avocat, ajoutant : « M. MUNYEMANA n’a jamais été contaminé par la rage de l’extrémisme hutu. »
Il revient ensuite sur l’appartenance de l’accusé au Cercle des intellectuels de Butare, dont il a été vice-président, qu’il décrit comme une manifestation de l’« effervescence intellectuelle » née du multipartisme. Revenu de France, M. MUNYEMANA s’y serait engagé à titre intellectuel et non politique. « Il n’a jamais cherché à gravir les échelons du MDR. Sa seule passion, c’est la médecine. M. MUNYEMANA n’avait aucune ambition politique. »
L’avocat réfute ensuite le témoignage d’un témoin affirmant avoir vu l’accusé et son épouse lors d’un meeting du MDR avec l’inscription « Hutu Power » tracée au feutre sur le bras. Puis, il aborde la lettre du 7 septembre 1993, envoyée au président HABYARIMANA, en en replaçant la rédaction dans un contexte de tensions politiques internes, alors que le MDR était « fagoté par deux extrémistes dangereux ».
Concernant la lettre du 16 avril 1994, diffusée par Radio Rwanda, il conteste l’idée d’une dissimulation, rappelant qu’elle est mentionnée dans une lettre du 9 avril adressée à son épouse et versée au dossier. Il rejette son interprétation comme preuve d’une adhésion à la politique génocidaire, citant Richelieu : « Donnez-moi six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre. »
Pour l’avocat, replacée dans le contexte du 16 avril, cette lettre apparaît comme « un communiqué assez banal », comparable à celle publiée le 12 avril par les évêques catholiques du Rwanda. Il rappelle qu’à cette date, les massacres s’intensifient et que M. MUNYEMANA « ne nie pas en avoir eu connaissance ». Selon lui, l’accusé savait que « l’état-major s’opposait au génocide tandis que la garde présidentielle se déchaînait à Kigali ».
Aucun membre de la CDR[5] ne figurait alors dans le gouvernement. « La seule connaissance des membres du gouvernement ne permettait pas de prévoir son basculement dans le génocide. » Citant André GUICHAOUA[6]), il rappelle que celui-ci situe ce basculement au 12 avril. « M. MUNYEMANA n’est pas dans le secret des dieux, ni des diables. »
Il appuie encore son argumentation sur l’ouvrage Le patron de Dallaire parle de Jacques-Roger BOOH-BOOH, alors chef de la MINUAR[7], pour conclure qu’il ne faut pas retenir cette lettre comme preuve à charge.
L’avocat balaie ensuite les « amitiés embarrassantes » évoquées la veille par Me MARTIN, notamment avec Jean KAMBANDA, Premier ministre[8], et Straton NSABUMUKUNZI, ministre de l’Agriculture[9] : « Ces amitiés n’ont rien de politique. » Preuve en est, selon lui : « Aucun des deux ne l’a sollicité pour rejoindre le gouvernement, sachant qu’il était, moralement et humainement, à mille lieues de leurs actions. »
Ces liens ont eu néanmoins des conséquences personnelles, NSABUMUKUNZI ayant facilité sa fuite du pays. Dans son voisinage à TUMBA, il était de notoriété publique que M. MUNYEMANA entretenait depuis longtemps ces relations.
Enfin, Me BIJU-DUVAL revient sur la réunion du 17 avril organisée par BWANAKEYE et sur la question du transfert des groupes de Tutsi enfermés dans le bureau de secteur. Pour l’accusation, ce transfert s’inscrivait dans la logique du processus d’extermination. L’avocat conteste : « Lorsque BWANAKEYE appelle KANYABASHI, il s’adresse à un bourgmestre respecté, perçu comme l’ami des Tutsi », qui a fait allégeance au gouvernement pour survivre, non par conviction extrémiste.
En conclusion, il interroge la fiabilité des preuves et la crédibilité des témoins : « Ce n’est pas un procès ordinaire, car ce n’est pas un pays ordinaire. » Évoquant les relations entre la France et le Rwanda, il cite le journaliste Stephen SMITH[10] : « Un témoin qui vient du Rwanda et qui y repart ne peut pas parler librement. » Et d’illustrer son propos par le témoignage de Fabrice ISHIMWE[2]..
Plaidoirie de maître LEVY.
Me Levy – Dessin @art.guillaume
Me LEVY revient en détail sur la réunion tenue au bureau de secteur de TUMBA le 17 avril 1994. « Lors de cette réunion, on veut nous faire croire que M. MUNYEMANA aurait tenu des propos anti-Tutsi », déclare-t-il, citant l’article « Le boucher de Tumba » publié par African Rights[11] et repris par Alison DES FORGES[12].
L’avocat énumère ensuite les témoins à décharge, précisant qu’aucun d’eux n’est un proche de l’accusé : Innocent BIRUKA[13], François RUDAHUNGA, Alexis KUNAMUGIRE, Spiratus SIBOMANA[14] et Fidèle MURERA[15]. Il conteste la thèse de l’avocat général et des parties civiles selon laquelle l’accusé aurait pris le pouvoir lors de la réunion du 17 avril.
Abordant les réunions secrètes pour préparer le génocide où son client aurait été impliqué, Me LEVY réfute point par point les témoignages produits à ce sujet. Il souligne que les témoins sont soit isolés, soit rapportent des propos indirects. Il évoque ainsi les réunions supposées s’être tenues chez M. MUNYEMANA, chez le président SINDIKUBWABO[16], chez RUGANZU, à l’hôtel Faucon, ou encore chez Simon REMERA : « En réalité, il n’existe aucun témoin direct. » Pour renforcer sa démonstration, il observe que les témoignages incriminent systématiquement les mêmes figures de Tumba, soit MUNYEMANA, BWANAKEYE, RUGANZU et REMERA, ce qu’il juge peu crédible : « Le génocide a été commis par une minorité de Hutu. Si c’était l’inverse, il n’y aurait plus un seul Tutsi à Tumba. Il faut cesser la caricature. »
Me LEVY rappelle ensuite que la CDR était minoritaire à BUTARE, citant à l’appui un témoin affirmant avoir vu REMERA boire seul chez RUGANZU, signe de son isolement.
Il s’attarde sur la personnalité de BWANAKEYE et sur son témoignage au TPIR[17], qu’il qualifie de « un peu pitoyable ». Il explique qu’après son arrestation après le génocide, BWANAKEYE s’est défaussé de toute responsabilité, et souligne qu’il n’a jamais été entendu dans la procédure française. Selon lui, l’accusé n’a participé à aucune réunion, en dehors de celles organisées par BWANAKEYE, auxquelles assistaient également des tueurs. Un point confirmé, selon lui, par le témoignage de Laurien NTEZIMANA[18].
Sur la question des barrières, Me LEVY s’attarde sur celle de la statue de la Vierge Marie, qu’il qualifie d’« invention ». Il cite les témoins Vestine NYIRAMINANI[19], Vincent HABYARIMANA[20], Vincent SIBOMANA[21], Espérance KANYANGE[22], Gloriose NYIRANGIRUWONSANGA[23] et Emmanuel UFITEYEU[24], estimant que leurs dépositions sont fausses : « Dans les 41 000 cotes du dossier, il n’existe aucune mention d’une barrière de la statue de la Vierge ! »
Il poursuit en évoquant les rondes et les sauvetages, rappelant qu’une minorité de Hutu a participé au génocide et que l’accusé a bénéficié d’un non-lieu sur les faits liés à ces rondes. Il met en doute le témoignage de Marie NYIRAROMBA, devenue partie civile[25], et dénonce l’interventionnisme du couple GAUTHIER dans la procédure[26], un élément déjà relevé, selon lui, par Patrick GEROLD[27], ancien enquêteur de l’OCLCH[28].
Sur la question du bureau de secteur, il cite les témoins fuyant les tueries Josepha MUJAWAYEZU[29], Venantie MUKAKARANGWA[30] et Eraste NYILIMANA[31]. Concernant Anne-Marie KAMANZI[32], il souligne que, dans sa déposition, elle évoque REMERA mais pas MUNYEMANA, avant de charger ce dernier à l’audience : « C’est un faux témoignage, d’autant plus qu’elle est devenue partie civile », relève l’avocat.
Me LEVY conteste également les dépositions de Vincent SIBOMANA, Espérance KANYANGE et Emmanuel UFITEYEZU, qu’il qualifie de témoins « en service commandé », appartenant tous au groupe mentionnant la barrière de la Vierge. « C’est une insulte à l’institution judiciaire », dénonce-t-il, demandant à la cour et aux jurés d’écarter ces témoins « de dernière minute ».
Il s’arrête sur le témoignage de Vincent KAGERUKA[33] qui, confronté à l’accusé, a atténué ses propos : « À force qu’il s’expliquait, je finissais par croire à ses explications. » Ce témoin a d’ailleurs reconnu que son enfermement dans le bureau de secteur lui avait sauvé la vie.
Me LEVY cite le rapport de synthèse de Patrick GEROLD[34], qui relève l’absence de témoins miliciens ayant tué des Tutsi dans le bureau de secteur. À la version de l’avocat général, selon laquelle le bureau de secteur aurait servi de lieu de transit vers l’extermination, les fosses communes étant déjà pleines[35], il oppose une autre interprétation : « Les évacuations visaient à éviter qu’une attaque de miliciens ne s’organise contre le bureau. »
L’avocat conclut sa plaidoirie en lisant deux extraits de lettres adressées par M. MUNYEMANA à son épouse, datées des 9 mai et 4 juin 1994 : « Le traumatisme que nous vivons aujourd’hui, je ne sais pas si tu l’aurais supporté », écrit-il dans la première. Dans la seconde, il écrit : « Cette lettre tient lieu de testament (…) Si je meurs, ma dernière pensée sera pour toi. »
Plaidoirie de maître BOURG.
« Ce qui nous réunit porte un nom, la compétence universelle. Depuis six semaines, on œuvre pour la justice, pour une démarche de vérité. » Ainsi commence l’avocate de monsieur MUNYEMANA. « Dans quelques heures, nous allons vous laisser, poursuit-elle, à vous seuls appartiendra la tache de juger Sosthène MUNYEMANA. La compétence universelle, c’est quelque chose de grave. Vous avez entre vos mains un homme présumé innocent. Comment le juger?
Vous devrez tenir compte du facteur socio-temporel: nous défendons un Rwandais pour faits commis au Rwanda, avec une langue qui vous est étrangère, des autorités étrangères… Le personnage central, c’est le génocide qui va tout emporter sur son passage. » Et de d’ironiser sur « le récit bien parisien de l’avocat général, sa musique bien parisienne. » « On n’est pas dans un monde normal, vous allez vous vous extraire de vos repères. » (NDR. Est-ce bien compréhensible pour les jurés?)
Et de citer le témoin qui semble l’avoir le plus impressionnée: Josépha! (NDR. C’est une témoin citée par la défense et qui n’est venue que pour louer les vertus de son client[29].) De poursuivre: « Difficile de juger dans le confort de la cour d’assises, c’est un dossier mastodonte avec pas grand chose dedans! Des faits qui datent de 31 ans, avec beaucoup de disparus dans le dossier. Le poids du temps joue sur la mémoire. »
L’avocate souligne alors les difficultés qui se présente aux jurés: « facteur diplomatique et géo-politique, facteur politique, un régime autoritaire, une dictature organisée d’une redoutable efficacité. » (NDR. On ne pouvait échapper au dictateur KAGAME, même s’il n’est pas nommé. Toujours la même chanson!)
Une autre difficulté: il n’y a aucune preuve matérielle, les seuls documents sont la lettre du 16 avril 1994 et celle du 7 septembre 1993: « Rien de ces lettres ne manifeste une appartenance à un régime génocidaire. Tout est dans l’élément testimonial dans des investigations de 25 ans. »
« Cette justice, poursuit-elle, il faut que vous la rendiez, on ne peut pas laisser les crimes de génocide impayés. Vous devez prendre votre décision sur des éléments concrets, sur votre intime conviction. La perpétuité est une condamnation à mort. Votre responsabilité est énorme. Vous ne devez avoir aucun doute. Sosthène MUNYEMANA a été confronté à la même chose que les victimes. (NDR. Vraiment?) Vous ne jugez pas le génocide mais un homme. Vous n’êtes pas des historiens, vous êtes des juges. »
Et maître BOURG de refaire l’historique de la plainte. Trente ans qu’elle connaît son client, dans un combat judiciaire qui a duré 30 ans: « Une folle procédure qui commence en 1995. » (NDR. À qui la faute?)
L’avocate revient sur la « plainte avec des personnes physiques qui repose sur un rapport bidon (sic) de la gendarmerie de Kigali, manuscrit, transmis par un ami de MUNYEMANA, James UWILINGOMA ». Sans oublier un autre document de l’ONU qui dénonce les horreurs commises par des médecins, dont le docteur RWAMUCYO pour glisser ensuite sur MUNYEMANA (NDR. Eugène RWAMUCYO a été condamné à 27 ans de prison par le cour d’assises de Paris[36].)
Et l’avocate de dénoncer Eric GILLET[37], « un témoin sous serment qui ment » et qui plus est, « avocat des parties civiles en Belgique. » Et de nommer encore monsieur GASANA NDOBA qui fournit lui aussi des documents jugés d’une extrême vulnérabilité par la justice belge. Puis de dénoncer une nouvelle fois le document d’African Rights, « Le Boucher de TUMBA »[11], document écarté de la procédure.
En 2001, MUNYEMANA devient témoin assisté, les juges écrivent à Carle DEL PONTE, au TPIR. Pas de suite. Puis ce sera la rupture des relations diplomatiques avec le Rwanda de 2006 à 2009, suite au rapport du juge BRUGUIERES qui lance des mandats d’arrêt contre des proches du président KAGAME. (NDR. Juge dont on a dénoncé l’incompétence à de nombreuses reprises). Incident qui va provoquer un énorme retard dans le traitement du dossier MUNYEMANA et de beaucoup d’autres.
les juges peuvent se rendre au Rwanda en 2009. Avec les Gacaca[38], selon l’avocate, se met en place une mémoire collective. Le Rwanda met en place des « lois sur le sectarisme » (NDR. N’avons jamais entendu parler de cette expression. Et puis, que peut-elle bien vouloir dire?), des lois qui « bâillonnent la parole. »
À cette époque, trois chercheurs font les frais de cette situation, Alison DES FORGES, André GUICHAOUA et Filip REYNTJENS. Des enquêteurs se feront même « virer » par le procureur NGOGA pour les lenteurs à rendre la justice. Et c’est là qu’entrent en lice des associations comme le CPCR et le couple GAUTHIER (NDR. La bête noire des avocats de la défense) à qui ils reprochent sempiternellement les mêmes choses sur lesquelles nous nous sommes clairement expliqués: « tout leur est ouvert au Rwanda, ils ont accès aux prisonniers, ils interviennent dans la procédure, ont été décorés par le président KAGAME, ne donnent jamais des témoignages à décharge (NDR. Drôle tout de même que des avocats expérimentés nous fassent ce dernier reproche. Nous ne sommes pas des juges d’instruction. Pourquoi faut-il qu’on le répète à chaque procès?[26])
Si beaucoup de témoignages tombent à l’eau, il reste TUMBA. Et de reprocher un transport tardif sur les lieux, le fait que des protagonistes importants dans le dossier n’ont jamais été entendus. Et de citer KAMBANDA, Straton, KANYABASHI, BWANAKEYE, REMERA, RUGANZU, KUBWIMANA et autre MAMBO. (NDR. Les avocats ont-ils fait des demandes d’actes pour que ces derniers soient interrogés? Et puis, lorsque les juges se rendent au Rwanda, ces personnes sont-elles toujours dans le pays?)
Maître BOURG continue sa litanie. Madame Laetitia HUSSON en prend pour son grade pour n’avoir jamais entendu parler de MUNYEMANA au TPIR. (NDR. Il faut dire qu’elle leur a résisté lors de son audition[39]). Et puis le fameux enquêteur GEROLD[34] qu’il avait été impossible de faire citer en première instance, « suite à une obstruction du Parquet« . Et d’encenser cet enquêteur qui a fait « un travail considérable » mais dont elle semble ignorer les conditions dans lesquelles il a été mis fin à sa présence au sein de l’OCLCH[28].
Il aurait été alors entrepris une « chasse aux intellectuels hutu » (NDR. Une chanson qu’on entend depuis plus de 25 ans). « On en a un sous la main, poursuit-elle, on ne va pas le lâcher« . « Au Rwanda, plus on charge les opposants, mieux vous êtes considérés. » Et que dire du système judiciaire rwandais? Pourquoi n’avoir pas interrogé les quatre autres signataires de la lettre du 16 avril, se demande-t-elle? Et de citer monsieur GRIFFOUL[40] à propos des témoignages: « Un mensonge dans un océan de vérité » (NDR. S’il n’est qu’un mensonge dans un océan, c’est bien peu! Une citation dont l’avocate aurait pu se passer car elle ne défend pas son raisonnement).
Et puis: « On ne condamne pas un homme sur la souffrance des autres. » Difficile pour la défense de faire citer des témoins? Heureusement, il y a eu Elvanie, un « miracle« , « un témoignage très fort émotionnellement« [41]. Et de revenir sur son « exfiltration » après son témoignage alors que monsieur le président lui avait demandé de prendre place dans la salle, « traînée comme un sac à patates ». Et l’avocate d’ajouter qu’elle a culpabilisé pour savoir ce qu’elle était devenue.
Maître BOURG propose alors une grille de lecture aux jurés: le contexte, attention au rapport à la narration, prudence concernant le témoignage des détenus, bien croiser les témoignages… « Votre tache est difficile et il faut faire œuvre de justice. » Toutefois, l’élémrent central, c’est les victimes, les gens ont ont vécu le génocide, les femmes ont été violées, « c’est un socle incontournable. » L’avocate dénonce les mensonges récurrents, le fait que beaucoup de parties civiles aient pu venir sans avoir jamais été entendues (NDR. La fameuse Francine[42] avait-elle été entendue?), des parties civiles qui peuvent rester dans la salle avant d’être entendues!
L’avocate souhaite dire quelques mots sur les témoins à décharge: Josépha[29], « j’y tiens » dit-elle, Erasme, le pasteur d’Afrique du Sud (NDR. Celui qui ne veut pas reconnaître les propos dévastateurs du président SINDIKUBWABO à qui il veut bien accorder le bénéfice du doute!) Parmi les témoins de contexte, seuls l’ambassadeur SWINNEN[43] et Hervé DEGUINE[44] échappent à ses critiques. Madame COULIBALY[45], « une farce. »
Les experts psychologiques ou psychiatriques en prennent pour leur grade: « Il faut se calmer sur ces analyses psychologiques« . Elle connaît MUNYEMANA depuis trente ans et ne supporte pas qu’on puisse dire qu’il « s’adapte« . Ce dernier n’exprime pas ses émotions mais c’est lui qui dit tout! Et de préciser qu’il n’a jamais été placé en détention provisoire.
De dénoncer alors « la décision scandaleuse de la cour d’assises en première instance, avec une feuille de motivation qui lui est « tombée des mains« , avec des témoins exclus qui sont cités, des erreurs de date, des fautes sur les noms.
De conclure: « Vous pouvez décider autrement. Gardez votre liberté, votre intime conviction. » Puis de relire l’article 304 qui rappelle aux jurés comment ils doivent juger. « Le doute profite à l’accusé. Nul ne sera condamné sans certitude, sans preuve. Sachez que que j’ai mené ce combat judiciaire depuis 30 ans. Il est temps pour moi de me retirer. Je vous confie monsieur Sosthène MUNYEMANA. »
Plaidoirie de maître LURQUIN.
« Pour un homme de 70 ans, la perpétuité, ce n’est pas facile » commence l’avocat de MUNYEMANA. Et aussitôt d’adresser un message aux victimes qu’il respecte. De citer monsieur BADINTER après son passage au Panthéon: « La mémoire est un combat permanent. » « Ce n’est pas le génocide que vous jugez. La vie de Sosthène MUNYEMANA est entre vos mains. Le crime de génocide est le plus grand des crimes, un crime imprescriptible. Vous avez un impératif éthique de juger. Vous devrez tenir compte de l’intention génocidaire: est-ce que Sosthène MUNYEMANA a eu la volonté de participer au génocide. A chaque question qui vous sera posée vous devrez vous demander si MUNYEMANA avait l’intention génocidaire. »
Et d’énumérer des questions à l’adresse des jurés.
1. Concernant la consommation d’alcool de Sosthène MUNYEMANA. Réponse de l’accusé: « On pouvait s’opposer sans s’exposer« , allusion au fait qu’il laissait son verre de bière plein pour pas qu’on le reserve! (NDR. Est-ce une question si importante?) « Retenez cette phrase: un comportement qui pourrait passer pour de la complicité.
2. Le témoignage de Laurien NTEZIMANA[46]: l’avocat, dans un long exposé, voudrait faire de son client un autre Laurien. Une démonstration qui ne tient pas la route. Idem pour le cas de KANYABASHI[47].
3. La recherche de sens. Maître LURQUIN évoque les différents non-lieux obtenus par son client dans cette affaire. Il faut analyser ce que dit le témoin.
4. Interrogation sur le génocide. Et d’évoquer son voyage au Rwanda en juillet 1994, le million de réfugiés à GOMA, autant à BUKAVU, son passage à NYAMATA. (NDR. Que viennent faire ces considérations dans le cadre de ce procès?) Puis d’évoquer le fait que l’épouse de l’accusé était Tutsi! (NDR. On peut en douter vu les explications que cette dernière a fournies.)
5. Sosthène MUNYEMANA était-il connu? De redire qu’il n’avait aucune volonté d’un destin national. Il était passionné par son métier. (NDR. Si les forces génocidaires avaient fini par gagner la guerre contre le FPR, n’aurait-il pas obtenu un poste à responsabilité? On peut légitimement se poser la question.) De commenter enfin la motion du 16 avril et la situation le soir de l’attentat. Où est MUNYEMANA à ce stade?
(NDR. Tous ces points abordés me semblent tellement nébuleux, voire fumeux, que je ne vois pas comment ils vont pouvoir permettre aux jurés de se faire une intime conviction.)
Son appartenance? « On ne bascule pas du jour au lendemain dans le génocide. » (NDR. S’appuyer sur le témoignage de ses collègues français n’a aucun sens). Les experts psychologues ont souligné que l’accusé n’avait aucune pathologie: et l’avocat d’en tirer la conclusion qu’il ne pouvait pas basculer dans le génocide. (NDR. A t-il vraiment compris ce qu’est une expertise psychologique?)
Puis d’évoquer, pour faire pendant à l’avocat général, deux films qui semblent l’avoir marqué: Shooting dogs, à propos de l’abandon des Casques Bleus belges rassemblés à l’ETO (Ecole Technique Officielle à KICUKIRO le 11 avril 1994) (NDR. Et c’est un bon film. Mais oser venir nous servir Hôtel Rwanda et son héros hollywoodien Paul RUSESABAGINA, « le meilleur film »! Les bras m’en tombent. Et puis, quel intérêt pour la défense de son client?)
Chanter enfin les louanges de monsieur SWINNEN[43], de monsieur SMITH[10] ou encore de KAREMANO[48], « un témoin extrêmement crédible »
Un visage lui revient: celui de Béata que MUNYEMANA va aider à accoucher. Pourquoi Béata? Et KAMBANDA? Puis BAKAMBIKI, le préfet de CYANGUGU, « à côté de la préfecture de BUTARE » (NDR. 146 km entre les deux villes tout de même), préfet acquitté au TPIR. Le lien avec MUNYEMANA?) Sans oublier GEROLD[49], qui a dit « des choses essentielles »
Maître LURQUIN réduit l’affaire MUNYEMANA au bureau de secteur pour en tirer la conclusion que son client n’était pas un extrémiste. La preuve? Il a repris son boulot en France. (NDR. Comprenne qui pourra)
Et avant de demander aux jurés d’acquitter son client, l’avocat revient sur l’épisode de la fuite de la famille MUNYEMANA au Zaïre pour garder en mémoire le visage de Liliane, menacée car trop ressemblante à une Tutsi et le fait que son père n’est pas intervenu pour la secourir: il était « pétrifié« . (NDR. Et alors, où veut en venir l’avocat? Une plaidoirie vraiment utile pour son client? Les jurés auront-ils été éclairés par cette intervention? On peut en douter.)
Monsieur le président, avant de suspendre l’audience, rappelle que, demain, à 9 heures, la parole sera donnée une dernière fois à l’acccusé. Puis il communiquera les questions qui seront posées aux jurés. C’est alors que la cour se retirera pour délibérer.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole.
Mathieu PEREZ, bénévole.
Alain GAUTHIER, président du CPCR.
Jacques BIGOT, pour les notes, la relecture et la mise en page.
1. Voir l’Audition de monsieur Eric GILLET, avocat honoraire du barreau de Bruxelles, le 19 septembre 2025.[↑]
2. Voir l’audition de monsieur Fabrice ISHIMWE, petit-fils de madame Marie NYIRAROMBA, le 10 octobre 2025.[↑][↑]
3. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
4. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
5. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
6. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑]
7. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
8. Voir dans le procès RWAMUCYO l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
9. Straton NSABUMUKUNZI: ministre de l’Élevage, l’Agriculture et des Forêts au sein du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Il a aidé son ami Sosthène MUNYEMANA à fuir au Zaïre le 22 juin 1994.[↑]
10. Voir l’audition de monsieur Stephen SMITH, le 16 octobre 2025.[↑][↑]
11. « Sosthène Munyemana – Le boucher de Tumba : en liberté en France », African Rights, avril 1996 – document archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑][↑]
12. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
13. Voir l’audition de monsieur Innocent BIRUKA, le 15 octobre 2025.[↑]
14. Voir l’audition de Speratus SIBOMANA, le 29 septembre 2025.[↑]
15. Voir l’audition de monsieur Fidèle MURERA lors du procès en première instance, le 27 novembre 2023.[↑]
16. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
17. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
18. Voir l’audition de monsieur Laurien NTEZIMANA, 29 septembre 2025.[↑]
19. Voir l’audition de madame Vestine NYIRAMINANI, le 30 septembre 2025.[↑]
20. Voir l’audition de monsieur Vincent HABYARIMANA, le 1er octobre 2025.[↑]
21. Voir l’audition de monsieur Vincent SIBOMANA, le 1er octobre 2025.[↑]
22. Voir l’audition de madame Espérance KANYANGE, le 1er octobre 2025.[↑]
23. Voir l’audition de madame Gloriose NYIRANGIRUWONSANGA, 2 octobre 2025.[↑]
24. Voir l’audition de monsieur Emmanuel UFITEYEZU, le 3 octobre 2025.[↑]
25. Voir l’Audition de monsieur Fabrice ISHIMWE, petit-fils de madame Marie NYIRAROMBA, le 10 octobre 2025.[↑]
26. Voir l’audition de monsieur Alain GAUTHIER, président et co-fondateur du CPCR, le 23 septembre 2025.[↑][↑]
27. Voir l’audition de monsieur Patrick GEROLD, ancien enquêteur à l’OCLCH, le 24 septembre 2025.[↑]
28. OCLCH : Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine. C’est un service de police judiciaire spécialisé rattaché à la direction générale de la gendarmerie nationale ou de la police nationale. La mission principale est l’enquête qui est conduite seule ou en liaison avec des unités de la police nationale. Il y a aussi des missions d’appui et de soutien, de coordination de l’action des différents services. Ce service a été créé en 2013 pour répondre à la signature du Statut de Rome qui institue la Cour pénale internationale. Les magistrats font des demandes qui sont examinées par les autorités de ces pays relatives à des actes précis comme par exemple la demande de procéder à des investigations sur place en interrogeant des témoins. Les équipes de l’OCLCH se rendent en général 2 à 3 fois par an au Rwanda.[↑][↑]
29. Voir l’audition de madame Josépha MUJAWAYEZU, amie de la famille de l’accusé, le 2 octobre 2025.[↑][↑][↑]
30. Voir la lecture du procès-verbal d’audition de madame Bénantie MUKAKARANGWA, employée de maison de Sosthène MUNYEMANA de février à fin juin 1994, le 20 octobre 2025.[↑]
31. Voir l’audition de monsieur Eraste NYILIMANA, le 3 octobre 2025.[↑]
32. Voir l’audition de madame Anne-Marie KAMANZI, le 6 octobre 2025.[↑]
33. Voir la lecture de l’audition de monsieur Vincent KAGERUKA, seul rescapé du bureau de secteur de Tumba, lors du procès en première instance, le 24 novembre 2023.[↑]
34. Voir l’audition de monsieur Patrick GEROLD, le 24 septembre 2025.[↑][↑]
35. Voir le réquisitoire de monsieur BERNARDO, représentant l’accusation, le 21 octobre 2025.[↑]
36. Voir le procès Eugène RWAMUCYO : condamné à 27 années de réclusion criminelle par la cour d’assises le 30 octobre 2024 pour complicité de génocide et participation à une entente en vue de la préparation de génocide, complicité de crimes contre l’humanité et participation à une entente en vue de la préparation de ces crimes. Il a fait appel de cette décision par la voix de ses avocats.[↑]
37. Voir l’audition de monsieur Eric GILLET, avocat honoraire du barreau de Bruxelles, le 19 septembre 2025.[↑]
38. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
39. Voir l’audition de madame Laetitia HUSSON, le 3 octobre 2025[↑]
40. Voir l’audition de monsieur Olivier GRIFOUL, le 8 octobre 2025.[↑]
41. Voir l’audition de madame Elvanie MUKANDAMAGE, employée de maison de Sosthène MUNYEMANA de février à fin juin 1994, 3 octobre 2025.[↑]
42. Voir l’audition de madame Francine MUKARUTESI, 8 octobre 2025.[↑]
43. Voir l’audition de monsieur Johan SWINNEN, ex-ambassadeur de Belgique au Rwanda., le 22 septembre 2025.[↑][↑]
44. Voir l’audition de monsieur Hervé DEGUINE, ancien membre de Reporters sans Frontières, le 19 septembre 2025.[↑]
45. Voir l’audition de madame Bojana GLIKORIC COULIBALY, le 3 octobre 2025.[↑]
46. Voir l’audition de monsieur Laurien NTEZIMANA, le 29 septembre 2025.[↑]
47. Voir la lecture du jugement en appel de Joseph KANYABASHI au TPIR lors du procès en première instance, le 28 novembre 2023.[↑]
48. Voir l’audition de monsieur Charles KAREMANO, auteur de l’ouvrage « Au-delà des barrières », le 18 septembre 2025.[↑]
49. Voir l’audition de monsieur Patrick GEROLD, ancien enquêteur à l’OCLCH, le 24 septembre 2025.[↑]
Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: jeudi 23 octobre 2025. J 27-VERDICT
23/10/2025
L’audience débute à 9h05.
Avant les délibérations qui se prolongeront toute la journée à huis clos, la parole est donnée à l’accusé :
“Je vous ai dit sincèrement ce que j’ai vécu à TUMBA. Mon sort est entre vos mains, j’ai confiance en vous. Je vous remercie”.
Le président indique que les débats sont clos.
Le président ordonne ensuite que le dossier de la procédure soit déposé entre les mains de monsieur le greffier, à l’exception de l’arrêt de renvoi qui sera conservé en délibération, ainsi que l’arrêt rendu par la Cour d’assise en premier ressort et de la feuille de motivation qui l’accompagne.
Le président poursuit : “Nous aurons à répondre aux questions telles qu’elles ont été posées, et la seule différence avec celle donnée est l’ajout du mot “ethnique” à partir de la question numéro 9. Elle a également été rajoutée à la question 12”.
Le président explique ensuite aux jurés qu’ils auront à répondre à ces questions dans les mêmes termes qui ont été posées. Il est ensuite donné lecture de l’article 353 du code de procédure pénale aux jurés :
“La loi ne demande pas compte des moyens par lesquels ils se sont convaincus”. Le président conclut en disant aux jurés de délibérer en répondant à cette seule question :
“Avez vous une intime conviction ?”
Pour terminer, le président indique que l’attaché de justice pourra assister aux délibérés sans aucune participation de sa part. Il demande au service d’ordre de faire garder les issus de la chambre de délibération : “nul ne pourra y pénétrer ni en sortir sans mon autorisation”.
Le président fait retirer l’accusé de la salle d’audience. L’audience est suspendue à 9h13.
Dessin Félix Cuirot
Le verdict est annoncé pour 22h45.
L’audience débute à 22h50. Il est demandé à l’accusé de se lever.
Le président déclare :
“La cour en formation d’assise va vous donner les réponses aux questions qui ont été formulées par la cour d’assise. Je vais énumérer les questions les unes après les autres en indiquant la réponse”.
À la question numéro 1 : “Est-il constant que sur le territoire du Rwanda, et sur le ressort du BUTARE entre avril et Juin 1994, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction de la population ethnique, des atteintes à la vie ont été commises à l’égard des groupes Tutsi ?” La cour d’assise répond par l’affirmative.
À la question numéro 2 : “Sosthène MUNYEMANA est-il coupable des actes décrit à la question 1 ?”, la cour d’assises répond par l’affirmative, à la majorité des 8 voix au moins.
La cour d’assise a répondu à la négative aux questions n° 3 à 13.
À la question n° 14 : “Sosthène MUNYEMANA est-il coupable d’avoir préparé les crimes définis à l’article 211-1 du code pénal ?”, la cour d’assise répond par l’affirmative.
Ci-dessous les termes de l’article 211-1 du code pénal :
“Constitue un génocide le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un des actes suivants :
– atteinte volontaire à la vie ;
– atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ;
– soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ;
– mesures visant à entraver les naissances ;
– transfert forcé d’enfants.”
À la question n° 15, qui est de savoir si Sosthène MUNYEMANA est coupable, d’avoir, dans le ressort de BUTARE en 1994, d’avoir participé à un groupement ou à une entente établie, la cour d’assise répond par la négative.
Le président s’adresse à l’accusé :
“Monsieur Sosthène MUNYEMANA, la cour d’assise de Paris en appel, vous a déclaré coupable des faits de génocide sur des Tutsi ayant entraîné leur mort, ainsi que des actes préparatoires sur le génocide. Vous êtes acquitté de toutes les autres infractions qui vous étaient reprochées.
Sur la peine décidée par la cour d’assise, après en avoir délibéré, en prenant en compte la gravité des faits, le nombre de victimes et votre personnalité, au vu des différents éléments apportés, la cour d’assise vous condamne à la peine de 24 ans de réclusion criminelle”.
Il est indiqué à Sosthène MUNYEMANA, reconnu coupable du crime de génocide, que la motivation de la peine sera disponible dès lundi[1] au greffe des assises. Celui-ci dispose de 10 jours pour se pourvoir en cassation.
Il est demandé à l’avocat général s’il souhaite réaliser d’autres réquisitions. Il répond par la négative.
Le président indique aux parties que l’audience sur les intérêts civils sera renvoyée.
L’audience criminelle est levée à 23h.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole.
Jacques BIGOT, pour la relecture et la mise en page.
1. Voir la feuille de motivation de la cour d’assises, 27 octobre 2025[↑]