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Salle des archives du Mémorial de Kigali
Aline et Nadine étaient montées au premier étage du Mémorial de
Kigali, une partie habituellement interdite au public. La longue ombre du
policier rwandais chargé de leur sécurité les suivait, s’étirant sur les murs
blancs.
Nadine avait obtenu le droit de visiter les salles réservées aux étudiants
et aux chercheurs rwandais, une autorisation spéciale accordée par
l’administration au regard des services rendus depuis des années par la
journaliste belge traqueuse de génocidaires. Une nouvelle porte, une
nouvelle pièce. Elles pénétrèrent dans une vaste bibliothèque aux murs
couverts de livres, de dossiers cartonnés et de mémoires d’étudiants. Elle
était vide. Les chercheurs sur le génocide des Tutsi au Rwanda ne se
bousculaient pas, à moins que Nadine n’ait privatisé la salle des archives ?
Elle jeta un regard méfiant aux caméras de surveillance installées un peu
partout dans la pièce, puis commença à sélectionner des ouvrages rangés
sur les étagères et à les déposer sur la table centrale.
— Ce que je vais te raconter, Aline, est à peine croyable, alors j’étale les
preuves pour que tu puisses tout vérifier.
Aline lisait les titres : rapport d’information parlementaire Quilès,
rapport Duclert, enquête Bruguière, enquête Poux-Trévidic… La journaliste
continuait de longer les rayons, affinant sa sélection, sans cesser de parler.
— Point d’étape. Nous sommes certaines de deux choses : ce sont les
extrémistes hutu qui ont tiré les deux missiles sol-air sur le Falcon 50, et ils
ne disposaient pas des compétences techniques pour y parvenir. Ils ont donc
forcément fait appel à une main-d’oeuvre qualifiée étrangère. En d’autres
termes, des mercenaires. Il est temps de nous intéresser de plus près à un
personnage clé dans cette histoire : le capitaine Paul Barril.
Elle laissa tomber sur la table une lourde autobiographie. Un volume
noir et rouge. C’était pour la France. Aline ne pouvait s’empêcher de faire
le lien entre tout ce que Nadine X lui racontait et le journal d’Espérance. Ce
grand coup préparé par l’Akazu et des mercenaires français, piloté par ce
mystérieux Silver Back.
Nado s’était assise.
— Prête ? Procédons par ordre. On va résumer ce qu’on cherche à quatre
questions : Paul Barril était-il à Kigali le jour de l’attentat ? Des
mercenaires français y ont-ils participé ? Paul Barril était-il lié à l’Akazu ?
Et question subsidiaire : était-il lié à l’Élysée ?
— Si tu commençais par me rappeler qui est ce Paul Barril.
— Un point pour toi. Barril a été longtemps le premier flic de France. Il
a fondé le GIGN, dans les années 70, et la cellule antiterroriste de l’Élysée.
Il a la réputation de se situer au-dessus des lois, au nom de la raison d’État,
protégé par les relations les plus haut placées. Les politiques vont pourtant
devoir le sacrifier, après un nouveau scandale, celui des Irlandais de
Vincennes, en 1983. Il se convertit alors dans le business de la sécurité
privée, tout en conservant ses réseaux. En clair, il travaille toujours pour la
France, mais de façon officieuse et en se faisant payer très cher.
Nado désigna du doigt les livres étalés sur la table.
— Tu trouveras des centaines de pages racontant ses supposés exploits
aux quatre coins de la planète, au nom de la liberté, de l’égalité et de la
fraternité. Mais on va se concentrer sur la première question : Barril était-il
à Kigali le 6 avril 1994 ?
Comprenant que la démonstration allait durer, Aline s’assit à son tour.
— Même si Barril l’a toujours nié, la réponse est sans ambiguïté : Barril
était bien là, plusieurs témoins dignes de foi l’ont reconnu à Kigali, le
6 avril. On passe à la deuxième ?
— Des mercenaires français ont-ils participé à l’attentat ? récita
docilement Aline.
— Exactement. Le doute là encore n’est pas permis. Colette Braeckman,
la meilleure journaliste belge, à égalité avec moi, était surtout l’une des
rares à être à Kigali pendant les premiers jours du génocide. Elle a recueilli
des dizaines de témoignages, et même reçu une lettre signée d’un membre
de l’état-major des Interahamwe, certifiant que l’avion présidentiel avait été
abattu avec l’aide de deux militaires du DAMI Panda. Colette, après avoir
vérifié ses sources, a publié le tout dans Le Soir. Scandale d’État. La
diplomatie française au grand complet s’est indignée, l’affaire a vite été
enterrée, mais l’agitation a au moins eu l’avantage de délier les langues.
Plusieurs témoins, le soir de l’attentat, ont affirmé avoir vu deux hommes
blancs quitter en Jeep le camp militaire de Kanombe d’où les missiles ont
été tirés. D’autres ont parlé d’un étrange Français, résidant à l’hôtel
Diplomate jusqu’au jour de l’attentat, reclus dans sa chambre avec un
puissant équipement radio.
« Ajoutons au dossier l’assassinat à Kigali de deux gendarmes français,
Alain Didot et René Maïer, juste après l’attentat. L’armée française, malgré
les demandes répétées des familles et les mystères troublants entourant leur
mort, n’a jamais procédé à la moindre enquête. Ils exerçaient des missions
de surveillance radio, difficile de ne pas penser qu’ils ont capté un message
compromettant, et qu’on les a fait taire.
« Autre preuve accablante, le journaliste français Patrick de Saint-
Exupéry a retrouvé la trace écrite d’une demande d’acquisition auprès d’un
marchand d’armes de deux missiles sol-air, quelques mois avant l’attentat,
formulée par la société privée de Paul Barril.
« Lors de son unique audition avec le juge Trévidic, en décembre 2012,
Barril confirmera être venu au Rwanda pour “une mission de
renseignements”, y avoir laissé quatre hommes en permanence jusqu’en
1994. Lors de la perquisition chez les mercenaires, le juge découvrira de
nombreuses photos les montrant lourdement armés, aux côtés de militaires
rwandais.
Nado poussa vers Aline l’imposant rapport d’enquête Trévidic-Poux.
— Des centaines de pages de dossier. Tu pourras tout vérifier.
Ses doigts tremblaient, elle leva des yeux mauvais en direction du
détecteur de fumée. Le contraste entre l’apparente force de la journaliste,
son énergie, ses certitudes martelées, et la nervosité extrême de ses gestes
surprit une nouvelle fois Aline. Quel traumatisme, quelle douleur se cachait
sous son armure de chevalière anti-génocidaires ?
— On avance. Question suivante ? Tu te souviens ?
— Oui : Barril travaillait-il pour l’Akazu ?
— Exact. Tiens, lis.
La journaliste fit glisser vers Aline trois feuilles dactylographiées. Tout
était écrit, noir sur blanc.
« Contrat d’assistance entre son excellence, le nouveau premier ministre
de la république rwandaise et Paul Barril, 12 avenue de la Grande armée,
dix-septième arrondissement de Paris. Fourniture de 20 hommes
spécialisés, de 2.000.000 cartouches, de 11 000 Obus et mortiers, de 5 000
Grenades, de 6 000 Grenades à fusil. Acheminement par voie aérienne. »
— Une prestation de 3 millions de dollars, précisa Nado. Paraphé par
Barril lui-même, le 28 mai 1994, au plus fort du génocide. Une expertise
graphologique demandée par le juge Trévidic a confirmé que c’était sa
signature. Barril a passé ce contrat avec des types qui massacraient des
centaines de milliers de civils. Des êtres humains que ces tueurs
considéraient comme des cafards ou des cancrelats. En toute connaissance
de cause. Regarde comment il a appelé ce contrat.
— Opération Insecticide…
Aline ne parvenait plus à détacher ses yeux des trois pages
dactylographiées. Alors tout était vrai ? Des mercenaires français s’étaient
réellement associés avec les génocidaires ?
— Barril a eu beau nier, prétendre que ce contrat n’a jamais été exécuté,
il existe une autre preuve. Son nom et celui de l’opération Insecticide sont
mentionnés dans l’agenda de Pauline Nyiramasuhuko, la « ministre des
Femmes » de l’Akazu.
La grande rivale d’Agathe Uwi, pensa Aline, celle dont Espérance parlait
si souvent dans son journal.
— Et la suite : l’avocat de Paul Barril est le même que celui d’Agathe
Habyarimana, et plusieurs génocidaires, condamnés par le Tribunal pénal
international, ont demandé à Paul Barril d’assurer leur défense. En résumé,
il est difficile de savoir jusqu’à quel point Paul Barril a du sang sur les
mains, mais ce qui est certain, c’est qu’il n’a pas hésité à serrer celles de
ceux qui, eux, en avaient. Reste maintenant la question la plus épineuse…
Aline était enfin parvenue à relever les yeux.
— Barril agissait-il en solo ? Ou pour le compte de l’Élysée ?
— Voilà. Paul Barril, dans les années 90, restait en lien direct avec l’étatmajor
particulier, c’est-à-dire la cellule de commandement entourant
François Mitterrand. Moins de dix conseillers qui n’avaient aucun compte à
rendre à part au président, et qui avaient pour consigne de ne laisser derrière
eux aucune archive. Pour aller signer son contrat Insecticide au Rwanda, il
transite par une base militaire française. Et quelques jours plus tard,
toujours en plein génocide, il se voit proposer une belle récompense : une
promotion au grade de commandant de gendarmerie. Un timing parfait, tu
ne trouves pas ?
Si, Aline trouvait. Elle avait hâte de vérifier toutes les informations que
la journaliste lui servait en rafales.
— Lors de son entretien avec le juge Bruguière, Barril va reconnaître
qu’il a été chargé par la France, dès l’arrivée des militaires français en
1990, d’infiltrer les rebelles tutsi rwandais. Il en rendait compte à un
conseiller de l’Élysée.
Nado fit cette fois glisser un livre. Le Dernier Mort de Mitterrand.
— François de Grossouvre, l’homme des secrets de Mitterrand. Un seul
exemple t’en donne la preuve, il était le parrain de Mazarine, sa fille
cachée. Il était, dès le début de la carrière politique de Mitterrand, son
conseiller occulte, et même si on le disait en disgrâce, il avait conservé son
bureau à l’Élysée, ainsi que sa fonction de directeur des Chasses
présidentielles. Oui, Aline, les chasses présidentielles existent encore.
François de Grossouvre partageait sa passion de la chasse avec son protégé,
son petit Paul comme il l’appelait. Le capitaine Barril, l’homme de ses
missions spéciales. Tous les deux fins connaisseurs de l’Afrique, c’est
d’ailleurs Grossouvre qui a présenté le président Habyarimana à Paul Barril.
Tous les deux grands serviteurs de la France, des nationaux, comme ils se
qualifiaient eux-mêmes, prêts à tout pour sauver la patrie en danger. Voilà,
toutes les pièces du puzzle sont en place, Paul Barril assure la ligne directe
entre le 55 rue du Faubourg-Saint-Honoré et la petite maison de Kigali.
Reste à retrouver des traces de leurs courriers…
Aline observa les documents posés sur la table. Des rapports
parlementaires, des mémoires de recherche, des enquêtes internationales.
Tout, absolument tout, avait dû être épluché depuis trente ans.
— Il y a une autre constante dans cette affaire, Aline. Une anomalie
récurrente. Tous les témoins ont une fâcheuse tendance à disparaître. À
commencer par les Rwandais qui habitaient la colline de Kanombe, les
premiers témoins directs du crash. Plus de trois mille d’entre eux ont été
éliminés par les extrémistes dans les jours qui ont suivi, Hutu comme Tutsi.
À six mille kilomètres de là, le lendemain de l’attentat, une autre mort a fait
la une des médias : celle de François de Grossouvre. Il a été retrouvé dans
son bureau de l’Élysée, un 357 Magnum dans la main et la tête à moitié
explosée. La seule mort violente au sein de l’Élysée depuis le début de la
République française. Le conseiller spécial du président s’est suicidé, c’est
la thèse officielle.
La journaliste marqua une courte pause, le temps d’observer les yeux
ahuris d’Aline.
— Une thèse, je te rassure, qui sera fermement contestée par la famille
de Grossouvre. Aucun témoin n’a assisté au coup de feu. Aucune enquête
sérieuse n’a été mandatée. Les archives du conseiller et le livre qu’il
écrivait ont disparu. L’autopsie révèle aussi une luxation de l’épaule chez la
victime, comme si quelqu’un l’avait obligé à tirer. Au total un suicide bien
providentiel, si l’on considère que François de Grossouvre était sans doute
le seul, avec Barril, à connaître l’identité des deux Français ayant tiré les
missiles sur le président rwandais.
— Et Barril ? Lui n’est pas mort. Que répond-il à toutes ces
accusations ?
— Le brave capitaine était sûrement plus prudent. Les juges ont voulu
l’auditionner à nouveau, tu t’en doutes. En décembre 2020, il a répondu à sa
convocation par un certificat médical. Selon son neurologue, il était touché
par la maladie de Parkinson, et incapable de soutenir une confrontation.
Point final. Les juges peuvent refermer leurs dossiers et les parties civiles
pleurer à jamais leurs victimes. À soixante-quatorze ans, le vaillant
capitaine n’était plus, selon son médecin et ses avocats, qu’un vieillard
impotent et sans mémoire. Ça n’empêchera pas le mercenaire moribond
d’écrire lui-même un récit de ses actes de bravoure dans le magazine de la
gendarmerie, deux ans plus tard, ni même de publier son autobiographie en
2023. Une rémission miraculeuse, tu ne trouves pas ? Peut-être est-il allé
prier Notre-Dame de Kibeho.
Ce trait de cynisme était-il celui de trop ? Un voile soudain de
mélancolie traversa le regard de la journaliste. Elle frotta ses yeux, préférant
les souiller de maquillage que de les mouiller de larmes, puis poussa un
livre jusqu’à Aline. C’était pour la France par Paul Barril. Une citation de
l’auteur barrait la quatrième de couverture.
Toute ma vie a été consacrée à défendre ma patrie. Avec la conviction
que les missions ordonnées par mes chefs, parfois dans le plus grand secret,
se faisaient toujours au service de la France.
— Tu n’y découvriras aucun scoop, assura Nado. Si ce n’est des
remerciements à François de Grossouvre, son mentor et plus fidèle ami.
Aline se permit tout de même de feuilleter l’autobiographie, moins pour
la lire que pour se donner le temps de réfléchir. Ce Paul Barril était-il le
mystérieux Silver Back dont Espérance parlait dans son cahier ? À moins
que ce ne soit de Grossouvre, un homme plus âgé, barbu, au dos argenté ?
Elle devait consacrer les prochaines heures à puiser dans sa mémoire, à
fouiller dans ces enquêtes et ces rapports, à repenser au cahier d’Espérance.
Il y avait forcément un lien entre ce qu’avait vu sa mère, entre ce qu’elle
avait écrit dans son journal, et cette vérité cachée. La preuve de
l’implication de Paul Barril et de l’Akazu dans l’attentat du 6 avril ? La
trouver, c’était s’offrir les moyens de négocier avec Xaverine et Primien. La
trouver, c’était s’offrir une possibilité de sauver son père.
Nado s’était levée. Ses doigts tremblaient.
— On sort ? Il faut que je te parle d’un dernier témoin. Le seul qui n’a
jamais parlé.
— …
— Et le seul que ces salauds ne pourront jamais assassiner. Un témoin
métallique de trente centimètres sur quinze, qui a tout entendu et tout
enregistré, mais que personne n’a jamais retrouvé. La boîte noire du Falcon
50 présidentiel. Ses aventures sont encore plus sidérantes que tout ce que je
viens de te raconter.
Elle crispa sa main sur la bosse rectangulaire dans sa poche.
— Faut vraiment que j’aille m’en griller une, dehors.
Puis regarda sa montre.
— Et dans un petit quart d’heure, on a un invité surprise.