Citation
Cahiers d’études africaines
175 | 2004
Varia
La commémoration du génocide au Rwanda
Violence symbolique, mémorisation forcée et histoire officielle
Claudine Vidal
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/4737
DOI : 10.4000/etudesafricaines.4737
ISSN : 1777-5353
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2004
Pagination : 575-592
ISBN : 978-2-7132-2004-3
ISSN : 0008-0055
Référence électronique
Claudine Vidal, « La commémoration du génocide au Rwanda », Cahiers d’études africaines [En ligne],
175 | 2004, mis en ligne le 30 septembre 2007, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/etudesafricaines/4737 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.4737
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© Cahiers d’Études africaines
La commémoration du génocide au Rwanda
La commémoration du génocide au
Rwanda
Violence symbolique, mémorisation forcée et histoire officielle
Claudine Vidal
1
Les commémorations publiques des désastres extrêmes, ravivant le souvenir des
souffrances endurées, sont des rites fatalement cruels. Mais, à la douleur des souvenirs
tragiques, les cérémonies commémoratives ajoutent les effets de leur propre violence
symbolique, une violence dont la gravité et les formes diffèrent selon les cas mais qui
peut, elle aussi, se révéler extrême. Il suffit de rappeler un ensemble de traits généraux,
inhérents à de telles commémorations, pour comprendre qu’elles ne peuvent faire
l’économie de cette violence.
2
La cérémonie commémorative, organisée par les pouvoirs, procède d’un inévitable
rapport de force : d’abord parce qu’elle capte les paroles muettes des victimes pour leur
donner un sens façonné par des finalités actuelles, ensuite parce qu’elle s’empare du deuil
privé des survivants et le transforme en deuil collectif au nom de considérations qui sont
formées en dehors d’eux. Sur ce dernier point, la violence symbolique exercée à
l’encontre des individus endeuillés peut être tempérée par des formes et des discours qui
respectent leurs souhaits et qui, tout au moins, ne briment pas leur propre travail de
deuil. En outre, la commémoration figure le désastre en construisant une histoire
officielle qui tend à interdire, supplanter ou refouler, selon les situations, une
connaissance libre et plurielle de ce qui s’est passé. C’est pourquoi la mémorisation,
ritualisée par la commémoration publique, est sélective : elle ne retient que certaines
victimes, ou encore les hiérarchise, ce qui revient à exercer symboliquement une violence
supplémentaire à l’égard des victimes exclues ou marginalisées. De fait, le pouvoir
commémorateur effectue une récupération idéologique du désastre, en instrumentalise la
représentation au profit de ses projets politiques. Une histoire comparative des
commémorations des désastres extrêmes au XXe siècle (et sans doute à des périodes
précédentes) mettrait en lumière comment chacune d’entre elles institue spécifiquement
ces traits qui leur sont communs : par la diversité de leurs formes, de leurs messages, de
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La commémoration du génocide au Rwanda
la façon dont elles se composent avec l’environnement mental et politique, par la plus ou
moins grande intensité de la violence symbolique qu’elles imposent aux individus 1.
L’État face au deuil des survivants
3
La guerre civile, qui commença au Rwanda en octobre 1990, demeura quasiment ignorée
des médias internationaux jusqu’au génocide d’une partie de la population, les Rwandais
tutsis, perpétré d’avril à juin 19942. La victoire, en juillet 1994, du Front patriotique
rwandais (FPR) mit fin au génocide et à la guerre3. Début 1994, le pays comptait sept
millions et demi d’habitants, le nombre des victimes du génocide et de la guerre a été
estimé à un million et celui des réfugiés dans les pays limitrophes à deux millions. C’est
chiffrer l’ampleur du désastre, ce n’est pas dire les deuils accablants, les haines, les
angoisses qui ont investi la société rwandaise et que les commémorations ravivent.
4
La première commémoration nationale avait été précédée par des cérémonies locales
d’inhumation, encadrées par des responsables religieux ou par des autorités
administratives. Ces cérémonies révélèrent les divergences entre l’Église catholique et le
pouvoir sur le sens à donner aux formes collectives du travail de deuil et du travail de
mémoire qui devaient être entrepris. En dehors du FPR et de son armée victorieuse,
l’Église était, à la fin de la guerre, la seule institution demeurant encore organisée. Une
Église décimée – des prêtres tutsis, très peu avaient survécu, de nombreux prêtres hutus
avaient choisi l’exil –, une Église accusée de collusion avec les auteurs du génocide – et
dont de nombreux édifices avaient été un piège mortel pour les Tutsis qui avaient tenté
de s’y abriter –, mais une Église qui conservait encore ses réseaux, son influence, ses
bâtiments.
5
Les formes d’inhumation furent liées aux circonstances des massacres. Il y eut des tueries
massives lorsque les victimes avaient été regroupées dans certains lieux, églises,
bâtiments administratifs, paroisses, écoles. Selon les cas, les cadavres furent enterrés, ou
encore le lieu du massacre resta tel quel. Les bourreaux procédèrent aussi, en ville et sur
les collines, à des exécutions dispersées. Souvent, dans les habitations des victimes, les
corps étaient laissés sur place ou jetés dans les fosses septiques. Des petits groupes en
fuite furent tués au bord des routes, dans les champs, ils étaient parfois sommairement
enterrés4.
6
Tout d’abord, ce furent des prêtres qui, peu après la fin de la guerre, prirent l’initiative
d’inhumer religieusement et collectivement les corps dispersés sur les collines.
L’accomplissement de ces cérémonies a été parfois explicitement lié au travail de deuil et
de mémoire. Ainsi, dans le diocèse de Butare, la commission pour la relance des activités
pastorales recommandait-elle de « dresser, dans chaque communauté [n.d.a. : il s’agit des
communautés chrétiennes, non des communautés ethniques], une “liste de nos morts”
[les guillemets sont dans le texte] pour lesquels chaque communauté peut prévoir un
“monument” et une date spéciale de commémoration, pour marquer le lien avec nos
morts et la communion des Saints »5. Dans l’esprit des rédacteurs de ce texte, le deuil
public devrait concerner les victimes tutsies et les victimes hutues du génocide et de la
guerre. Les rédacteurs ne l’ignoraient pas, leur conception d’un travail de deuil allait très
au-delà des ressentiments intensément vécus par des populations traumatisées : ils
demandaient que, dans leur proximité de voisinage, les habitants de tel ou tel quartier ou
colline, de telle ou telle paroisse, reconnaissent publiquement la souffrance de chaque
groupe. « Ce deuil sera sans doute le plus rude, car c’est le renoncement au penchant
naturel à la vengeance et à la répulsion devant l’assassin des miens. Il faudra y mettre le
temps qu’il faut (une éternité !), mais il faudra bien y parvenir […] »6.
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La commémoration du génocide au Rwanda
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Quelques mois plus tard, les autorités commencèrent à faire ouvrir des charniers et
déterrer les ossements des victimes pour les inhumer dans des lieux choisis pour la
circonstance. Les discours prononcés durant les cérémonies étaient radiodiffusés. Ce
furent souvent des moments où la violence verbale l’emporta sur le deuil, des officiels
stigmatisant les Hutus en bloc, ou des rescapés accusant publiquement tel ou tel assistant
hutu à la cérémonie d’avoir participé au génocide. Un prêtre, André Sibomana, rédacteur
en chef de Kinyamateka, ne manqua pas de relever le caractère violent de ces cérémonies.
Il écrivait dans un éditorial du 6 avril 1995 : « Que peut-on faire pour que plus jamais cela
ne se reproduise ? Au lieu de cette réflexion, la commémoration et l’inhumation des
restes des victimes vont de pair avec l’incitation à la haine et à la vengeance »7.
8
Ainsi, peu de temps après le génocide, les inhumations organisées par des acteurs locaux
(représentants du clergé, rescapés, autorités préfectorales) devinrent-elles l’objet de
conflits entre deux logiques, l’une politique, celle de la « raison d’État », l’autre affective,
celle des communautés constituées en « cercles de deuil »8. L’État imposa rapidement ses
seules liturgies, et parfois même ordonna des exhumations là où des enterrements
accompagnés de cérémonies avaient déjà eu lieu. Ainsi l’autorité étatique s’opposa-t-elle
aux initiatives des communautés locales et ne laissa plus aux rescapés, qui avaient
identifié le corps d’un parent, le libre choix de leur sépulture. Mais les responsables
politiques allèrent beaucoup plus loin lorsqu’ils décidèrent, pour la seconde
commémoration du génocide, en 1996, d’associer leur politique de la mémoire à
l’exposition publique des cadavres : le choix d’une telle mise en scène transgressait de
façon inouïe les rapports traditionnels aux morts.
Les traditions funéraires rwandaises
9
Ce furent la colonisation et la christianisation du Rwanda qui introduisirent l’usage des
cimetières. En effet, la culture rwandaise précoloniale, à l’exception des funérailles
royales, environnées de longs rituels très élaborés, ne s’intéressait pas aux cadavres. Les
corps, enveloppés dans une natte, étaient immédiatement après le décès soit portés et
abandonnés dans la forêt, soit ensevelis près de l’habitation et, dans ce dernier cas, aucun
signe ne marquait le lieu de l’inhumation : ni tombe, ni cérémonies9. Sur les collines, dans
le monde paysan, la pratique d’enterrer les corps dans le domaine familial a d’ailleurs
persisté jusqu’à nos jours. Les anciens Rwandais, s’ils ne fétichisaient en aucune façon la
dépouille de leurs morts, ne les oubliaient pas pour autant. Le peu d’attention accordé au
cadavre tenait essentiellement au fait que si la personne décédée avait physiquement
disparu, elle continuait à exister dans le monde ancestral, un monde qui ne cessait de
faire peser ses déterminations sur celui des vivants. C’est pourquoi le nom des parents
disparus était intimement lié au culte des ancêtres, dont les procédures conservaient la
mémoire des liens généalogiques entre les défunts et les vivants. Les Rwandais
authentiquement christianisés10, qui ne pratiquaient plus les rites traditionnels, n’avaient
cependant pas été influencés par le décorum funéraire occidental. En témoignent les
cimetières auxquels n’est apporté aucun soin particulier et qui ne comportent que des
croix de bois. Une attitude bien différente de celle qui consiste, par exemple en certaines
régions de l’Afrique de l’Ouest, à exposer le cadavre somptueusement paré de même qu’à
construire des tombeaux monumentaux.
10
Synthétisant cette attitude, un interlocuteur rwandais nous disait : « Les Rwandais ont
horreur des cadavres. » En temps ordinaire, la simplicité des pratiques d’inhumation ne
faisait pas obstacle au travail de deuil car on savait comment la mort s’était produite et ce
qu’était devenu le corps. Mais les rescapés du génocide eurent à éprouver un surcroît de
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La commémoration du génocide au Rwanda
souffrance : ignorer où se trouvaient les corps de leurs disparus. Beaucoup les
recherchèrent11. Quand une fosse était ouverte dans un endroit où ils pensaient que les
leurs avaient été massacrés, ils espéraient reconnaître quelque signe d’identification, un
morceau de vêtement par exemple. D’autres tentaient de savoir auprès des voisins hutus
où les corps avaient été enterrés. Des Rwandais, vivant à l’étranger, vinrent eux aussi
chercher les restes de leur famille avec l’aide de témoins hutus. Enquêtes douloureuses et
difficiles car les témoins, s’ils savaient quelque chose, craignant l’accusation d’avoir
participé à la tuerie, redoutaient de parler. Néanmoins, cela nous fut raconté, certains
purent localiser les corps. Parfois, les cadavres furent découverts là où les assassins les
avaient tués ou jetés. Le profond espoir des survivants était de donner une sépulture à
leurs disparus, très peu d’entre eux le réalisèrent12.
11
Cette recherche acharnée des corps n’était pas contradictoire avec la non-fétichisation
coutumière du cadavre. Elle possédait une signification existentielle : la volonté de
restituer aux défunts leur dignité humaine, dignité que les instigateurs et les exécutants
du génocide avaient déniée tant par leur propagande que par la cruauté des souffrances
qu’ils avaient infligées aux victimes. Ainsi, un survivant qui avait découvert les restes de
sa famille et organisait leur inhumation : « Avec des amis et des connaissances, on va les
transférer dans leur propriété et les enterrer là. Parce que l’on se dit qu’il est significatif
de le faire. Ce sont nos parents. On les a tués, pourchassés comme du gibier, on les a
enterrés comme des chiens. Il faut leur rendre leur dignité »13. Pour les autres endeuillés,
ne put être apaisée cette souffrance qu’exprimait la veuve de Joseph Kavaruganda, un
magistrat hutu – il était Président de la Cour de cassation et de la Cour constitutionnelle –
assassiné le 7 avril 1994 : « Beaucoup d’entre nous, comme moi-même, n’avons même pas
eu le droit à la dépouille de nos morts jusqu’à aujourd’hui pour honorer, au moins, leur
mémoire et – vous le savez bien – quand on retrouve le corps, ce n’est qu’un demi-mort.
Sinon on est perdu définitivement » (Kavaruganda 1996).
12
La commémoration de 1996 opéra une rupture symbolique radicale avec les attitudes
habituelles à l’égard des cadavres. Cette rupture avait été précédée par des pratiques
publiques d’inhumation qui suscitèrent des réactions notamment de la part de certains
milieux religieux, ainsi qu’en témoigne un texte édité, en 1995, par la Commission pour la
relance des activités pastorales (CRAP) du diocèse de Butare.
13
Cette Commission avait, dès septembre 1994, incité les communautés chrétiennes à
entretenir les fosses communes et prévoir des « monuments », car « pour guérir du mal, il
faut en parler et le mettre en lumière et non l’occulter comme cela a eu lieu dans le
passé »14. Un an plus tard, la Commission constatait que les fosses, se trouvant sur des
terrains paroissiaux, avaient été entretenues et que des pierres tombales commençaient à
être installées. Cependant, les rédacteurs regrettaient, qu’en certaines localités, les
populations aient eu peur de parler : « On continue à cacher des endroits où furent
ensevelies des victimes du génocide et des autres massacres. Ce refus d’indiquer ces lieux
relève de la peur des représailles de la part des rescapés du génocide ou des forces de
l’ordre15 ». La pastorale du deuil, telle que l’entendait la Commission, devait comprendre
toutes les victimes, les victimes du génocide mais aussi les victimes tuées par l’armée du
FPR, à titre de vengeance. Ces massacres, dénoncés par des observateurs et des religieux
étrangers ainsi que par des Rwandais, étaient violemment niés par le FPR si bien que leur
évocation faisait l’objet d’un tabou qu’il était dangereux de transgresser. Inciter à révéler
l’emplacement des charniers contenant les restes de ces victimes pour en faire des
La violence d’État contre les cercles de deuil
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La commémoration du génocide au Rwanda
sépultures consacrées, c’était opposer de front l’impératif religieux au calcul politique,
c’était aussi vouloir que le travail de vérité soit total et n’exclut aucune catégorie de
victimes. Les auteurs n’ignoraient évidemment pas que la mention « des autres
massacres », aussi allusive fût-elle, violait la loi du silence, ils ne lui donnèrent pas d’autre
développement, comme si cette mention n’avait de sens que pour les communautés
chrétiennes. Par contre, ils se montrèrent autrement plus explicites à l’égard des
pratiques gouvernementales.
14
Les critiques de la politique menée par le gouvernement durant l’année 1995 en matière
d’inhumations locales des victimes du génocide sont résumées en une phrase : « L’horreur
ne justifie pas l’horreur en retour. » Le texte procède à une description réaliste des
inhumations. Le projet gouvernemental est, rappelle-t-il, d’ensevelir les morts en des
emplacements qui deviendront des lieux du souvenir. Pour cela, sont rassemblés les
restes découverts en divers endroits et déterrés les cadavres des fosses communes.
L’ouverture de celles-ci et l’exhumation des corps créent des moments terribles. « Le
procédé fait choc et fait frémir. Dans certaines régions, on a pu déterrer plus de 20 000
personnes à la fois. […] Une atmosphère de jugement dernier plane lorsque les vivants se
trouvent face à ces masses de squelettes et de crânes qui nous donnent mauvaise
conscience. » De tels spectacles sont effroyables, mais les rédacteurs leur reconnaissent
un but immédiat : « Ce procédé, sans pudeur, on le sent, vise à dévoiler ce que les
assassins de la mémoire et tous les fossoyeurs de la vérité tentent vainement de faire
oublier chez nous ou à l’étranger. » Il reste que les autorités détruisent ce que le travail de
vérité aurait pu avoir de positif : parce qu’à la violence passée, elles ajoutent de nouvelles
violences.
15
Les exhumations sont ordonnées même si des cérémonies funéraires avaient déjà eu lieu :
le travail de deuil déjà commencé se voit donc purement et simplement ignoré, de même
ne sont pas respectés « les cheminements déjà accomplis par la population ». Elles sont
pratiquées par des prisonniers et par la population, que celle-ci soit ou non d’accord :
« L’usage de la contrainte pour exécuter ces déterrements et transports des corps n’est
pas mesure rare. » Il n’y a pas de précautions prises qui indiqueraient le souci de
respecter les restes des victimes : les squelettes sont traînés par les excavateurs « comme
un fagot de bois derrière soi ». Ces opérations suscitent un climat de vengeance plus
qu’une demande de justice. « Certains rescapés du génocide y trouvent occasion pour
prononcer des paroles dures, “bons de colère” adressés aux présumés coupables. »
16
En septembre 1994, lorsqu’elle appelait à l’organisation de cérémonies funéraires, le
collectif de relance des activités pastorales de Butare exprimait essentiellement la
nécessité de commencer un travail de deuil. Un an plus tard, elle ajoute que de telles
cérémonies participent aux « mesures de “Reconstruction-Réconciliation” de notre
pays », reconnaît et loue « l’intention pédagogique de ces cérémonies officielles
d’inhumations collectives ». Mais le texte affirme, sans ambiguïté, l’échec d’une
pédagogie basée sur l’usage de la force : « Vu que ces cérémonies sont des moments de
vérité où le peuple accepte son histoire et l’assume pour l’avenir, le recours à la violence
pour les préparer sape certainement l’atteinte de ce but. »
17
Que propose le collectif de Butare ? Les rédacteurs rappellent qu’il y a eu polémique entre
partisans et adversaires du déterrement mais pensent qu’elle doit être dépassée. Lorsque
des fosses communes existent déjà dans des terrains paroissiaux ou communaux, le
déterrement ne s’impose pas mais il faut ériger des pierres tombales. Dans certains cas,
lorsque les corps ont été jetés dans des lieux insalubres, ou lorsque les fosses sont
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La commémoration du génocide au Rwanda
éparpillées, il faut rassembler les morts dans une sépulture qui, au niveau de la cellule ou
du secteur16, sera le lieu du souvenir. L’essentiel est de construire une concertation,
secteur par secteur, entre les autorités et toute la population, car « le respect dû aux
morts incombe à chaque citoyen ». La « thérapie collective », que devraient réaliser les
cérémonies officielles, exclut en fait toutes les formes de violence imposées,
autoritairement, par des responsables politiques qui ne jugent pas nécessaire de
« descendre sur le terrain ». Enfin, les cérémonies commémoratives ne devraient pas être
purement laïques et devraient comporter, comme à Kigali le 7 avril 1995, un rituel spécial,
prévoyant des formes de célébration œcuménique.
18
Pour les survivants du génocide, les inhumations collectives, entreprises par l’Église ou
par les autorités, pouvaient aider au travail de deuil lorsqu’ils arrivaient à établir un lien
entre les morts retrouvés et leurs propres disparus. Un survivant en témoignait : « J’ai
essayé de chercher le corps de ma femme, des enfants, mais je n’ai pas réussi.
Dernièrement, on a fait un enterrement de tous les restes des gens qui habitaient à
Ngoma. Parce que ma femme a été massacrée à Ngoma, dans sa famille, avec ses parents,
ses frères et ses sœurs, j’ai supposé que ma femme était enterrée parmi les autres. De
toute la famille, on n’a pu retrouver qu’une petite fille, un parent rescapé avait reconnu
les habits qu’elle portait ce jour-là. On l’a mise dans un cercueil. Il y a beaucoup d’os, de
crânes, on ne peut pas s’en sortir, on les met dans des bâches en plastique, on les enterre.
On a creusé des grands trous, on y a déposé tous les corps, à peu près 4 100 personnes : on
avait compté les crânes. On les a enterrés, on a mis des croix »17.
Le voyeurisme du cadavre
19
Le nouveau régime engagea une lutte ouverte contre l’influence d’une Église catholique
dont la puissance n’avait fait que grandir depuis les années 1920. En même temps que les
autorités politiques dénonçaient les compromissions bien réelles de la haute hiérarchie
de l’Église avec le pouvoir avant avril 1994, qu’elles stigmatisaient l’attitude de nombreux
ecclésiastiques refusant d’admettre qu’il y avait eu, parmi eux, des acteurs du génocide,
elles entendaient que l’Église reconnaisse sa culpabilité et fasse publiquement preuve de
repentir. Dans ce contexte d’affrontement, la commémoration du génocide constituait un
enjeu symbolique crucial. Aussi, durant l’année 1995, avec ou sans l’assentiment des
religieux, le pouvoir avait-il entièrement repris l’initiative des cérémonies locales
d’inhumation collectives. Par ailleurs, le 1er novembre 1995, jour de la Toussaint,
jusqu’alors férié, fut déclaré jour ordinaire.
20
Un journaliste américain qui, en 1995, eut des entretiens avec des responsables du FPR,
rapporte que, pour ces derniers, les cérémonies d’inhumation devaient constituer des
moments d’exhortation au repentir, repentir sans lequel aucune réconciliation ne
pourrait avoir lieu18. Selon ce journaliste, les cérémonies devenaient une tribune où ce
message politique prenait le pas sur le deuil et sur l’accompagnement religieux de
l’assistance : « […] Les membres du nouveau gouvernement sillonnaient maintenant le
pays pour répandre l’évangile de la réconciliation par l’aveu de responsabilité dans le
génocide »19. Le vocabulaire de l’auteur suggère la volonté de donner aux actes
commémoratifs le sens d’une religion laïque, intention que confirme la description d’une
cérémonie à laquelle il a assisté20. « […] On dépouilla le tapis d’herbe tendre pour faire
apparaître un charnier. On en retira les corps brisés et on les étendit sur un long
présentoir. Convoqués par les chefs de leurs villages, les paysans des alentours étaient
venus assister à la scène, et sentir l’odeur de la mort, tandis que le président Bizimungu
arrivait avec une demi-douzaine de ministres et de nombreuses autres personnalités. Des
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La commémoration du génocide au Rwanda
soldats distribuèrent des gants en plastique transparent aux villageois et leur firent
ranger les débris de cadavres dans des cercueils et emballer le reste dans de grandes
feuilles de plastique vert. Puis il y eut des discours et des bénédictions. Un soldat
m’expliqua que, dans son allocution, le président avait demandé aux paysans où ils se
trouvaient lorsque ces morts avaient été tués dans leurs villages, puis ils les avaient
exhortés au repentir. Après quoi les morts furent placés dans de nouvelles fosses
communes et recouverts à nouveau de terre. »
21
Ce reportage confirme les observations de la Commission de relance des activités
pastorales sur le parti de l’horreur choisi par les autorités. Dans un pays où la tradition
n’avait rien construit sur la dépouille charnelle des défunts – ni attention donnée au
cadavre, ni souvenir du corps conservé par une construction –, où seule importait la
conservation du nom des disparus, garants de l’unité généalogique des vivants,
l’exposition des cadavres mettait les assistants dans une situation qui excluait la
possibilité de donner à la mort une signification humaine. La cérémonie, précisément par
le choc de l’horreur, cet état de peur immense où tous les liens affectifs rassurants sont
rompus, rendait à nouveau présente la dimension d’inhumanité du génocide. De plus, le
discours officiel, tenant pour acquise la culpabilité collective des assistants hutus,
signifiait, pour ceux qui l’entendaient, non pas le sentiment de culpabilité métaphysique
que certains religieux tentaient de faire partager et de lier à l’expression du repentir,
mais la menace que tout Hutu risquait d’être accusé de participation criminelle au
génocide.
22
La commémoration nationale de 1996 maintint l’esprit des cérémonies d’inhumations
collectives conduites localement par les autorités. D’immenses charniers, qui
dissimulaient des milliers de cadavres, venaient d’être mis à jour, à Murambi, dans la
préfecture de Gikongoro. Vingt-sept mille cadavres furent déterrés pour être réinhumés
et mille huit cent soixante-quatre furent exposés dans les classes d’une ancienne école
technique, posés sur des claies en bois et sur des bâches au sol21. Un rescapé raconta
comment les Tutsis avaient été traîtreusement rassemblés dans le site de l’école et
massacrés. Puis, en les montrant du doigt, il accusa des gens, qui étaient dans la foule,
d’avoir tué. Après quoi, sous les applaudissements de la foule, il se tourna vers la tribune
d’honneur et désigna l’évêque de Gikongoro, Mgr Augustin Misago, qui aurait, lui aussi, à
rendre des comptes (Braeckman 1996).
23
Le 7 avril de cette année était un dimanche de Pâques. La Conférence des Évêques
catholiques du Rwanda avait souhaité que la commémoration soit reportée au lundi
8 avril. « En tenant compte de la sensibilité de notre peuple, il convient que chacun des
deux événements soit célébré avec un relief et un cachet propres : le jour de la joie
pascale est à distinguer psychologiquement du jour de recueillement en mémoire de la
perte de nos compatriotes »22. Cette requête des évêques avait suscité des discussions
intenses au sein du clergé : elle correspondait aux vœux d’une hiérarchie et d’un parti
soucieux de conserver les apparences d’une Église inébranlable, elle scandalisa un autre
parti, engagé dans une autocritique sans complaisance pour « faire surgir une nouvelle
manière d’être de l’Église »23, et qui associait la commémoration du génocide et les
cérémonies pascales à une pastorale d’humilité et d’espérance24.
24
Le gouvernement n’accéda pas à la requête des évêques, maintint la date du 7 avril et
conduisit une cérémonie purement civile : des religieux étaient présents, mais il n’y eut
pas, comme en 1995, de bénédiction œcuménique. En Afrique noire, quelle que soit
l’infinie diversité des pratiques funéraires traditionnelles et actuelles, quelle que soit la
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La commémoration du génocide au Rwanda
multiplicité des croyances religieuses, la relation aux morts est consubstantielle au sacré.
C’est ainsi que, pour le faire comprendre, des intellectuels africains ont exprimé
l’intensité de cette relation en expliquant que les religions africaines seraient d’abord
culte des morts. Dans le contexte africain, il est impensable d’honorer les morts sans
religion. À cet égard, la décision de désacraliser une cérémonie funéraire, prise par les
autorités rwandaises en 1996, constituait une révolution mentale. De même que celle
d’exhiber les cadavres. Quatre ans plus tard, à Murambi, où les corps sont toujours
exposés, répondant à une journaliste qui lui faisait remarquer qu’il n’est pas dans la
tradition africaine de laisser des morts sans sépulture, un représentant de la commission
Mémorial du génocide répondait : « Le génocide non plus n’est pas dans la tradition
africaine. Nous voulons décourager toute velléité de recommencer » (Thorin 2000).
25
En 1996, les ordonnateurs de la commémoration ont choisi de la submerger par la
violence des émotions liées au spectacle des cadavres. Ce fut le même parti qui présida à
la constitution d’autres mémoriaux du génocide. Ainsi, deux églises rurales, proches de
Kigali, à l’intérieur desquelles furent massacrées des milliers de personnes, restèrent en
l’état, montrant leurs murs défoncés par où les tueurs lançaient des grenades. Dans l’une
de ces églises, l’église de Ntarama, les corps des victimes ont été laissés tels quels, à la
place même où elles avaient été abattues.
26
La conception de ces mémoriaux donnait au génocide une immédiate évidence, physique
et émotionnelle. Mais cette évidence ne se substituait-elle pas à une autre dimension, elle
aussi essentielle : savoir comment, par quels cheminements politiques, ce crime d’État
avait été perpétré, et avec quelles complicités actives et passives ? Ne faisait-elle pas
obstacle au devoir de vérité et au travail d’histoire qui lui est intimement associé ? Des
survivants tutsis ont exprimé leur ressentiment à l’égard d’un pouvoir qui traitait sans
respect les ossements des victimes, parce qu’il ne s’agissait pas de leurs proches 25. Ils ont
aussi regretté que de telles cérémonies contribuent à replonger cruellement les
participants dans la violence plutôt que de les aider à la dépasser. « Comment parler de la
réconciliation si l’exposition des squelettes consiste à rappeler à certains que les autres
ont tué les leurs ? C’est maintenir les uns dans une position de culpabilité éternelle, ce
n’est pas seulement raviver la haine chez les autres, c’est ne pas permettre à leurs plaies
de cicatriser. La haine grandissante d’un côté, de l’autre la peur permanente »26.
27
Maintenir le souvenir d’une tragédie tel que le génocide au Rwanda, mais pas seulement
dans les cercles restreints de ceux qui ont à intervenir dans cette région, dépend
largement des médias. Certains de ces médias s’en tiennent au voyeurisme des cadavres,
les montrent en photographies, les décrivent, à quoi ils ajoutent le récit atroce d’un
rescapé et se dispensent souvent d’aller plus loin dans l’analyse27. Or, les opinions
publiques occidentales tendent à méconnaître, ou à oublier quelles furent les
responsabilités de leurs propres États par rapport aux massacres. Il n’y a guère de
chances non plus pour que le spectacle horrifiant des morts leur apprenne quoi que ce
soit sur le génocide, sinon qu’au Rwanda aussi, les hommes sont capables du pire.
Mémorisation forcée et histoire officielle du désastre
28
Le pouvoir utilisa les cérémonies commémoratives pour constituer publiquement une
histoire officielle du désastre. La commémoration d’avril 1999, qui eut lieu dans la
préfecture de Gikongoro, fut tout particulièrement consacrée à en indiquer le sens.
29
La commémoration reprit à nouveau l’histoire de la haine ethnique mais non plus en
stigmatisant la seule politique coloniale qui avait instauré et exploité les divisions entre
Hutus et Tutsis. Le discours officiel dénonça les politiciens rwandais hutus qui avaient
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La commémoration du génocide au Rwanda
exploité cette politique pour s’emparer du pouvoir et massacrer les Rwandais tutsis. En
1963, une attaque d’exilés tutsis, qui avait pourtant été rapidement repoussée, eut pour
conséquence, en guise de représailles, le massacre de populations tutsies qui n’avaient
aucun lien avec la guérilla. Les pires tueries, perpétrées par des bandes de tueurs
organisés, avaient eu lieu dans la préfecture de Gikongoro. Deux dignitaires hutus de la
Première République, André Nkeramugaba et Bonaventure Ubalijoro, qui furent
respectivement l’un, préfet et député de Gikongoro, et l’autre, ancien chef des
renseignements puis, de 1996 à 1998, président du Mouvement démocratique républicain
28, avaient été récemment emprisonnés sous l’accusation d’avoir perpétré des crimes
contre les Tutsis durant les années 1960. Bien que la loi organique sur le génocide, en
vigueur au Rwanda, limitât la poursuite aux crimes ayant eu lieu entre octobre 1990 et
décembre 1994, le procureur de la république de Kigali et le secrétaire général de Ibuka29
estimaient qu’il fallait étendre cette loi dans le temps. Le Président de la République, dans
son discours de Kibeho, se félicita de leur arrestation car, s’ils avaient eu déjà dans le
passé un plan de génocide – « Ils s’étaient fixé l’objectif d’exterminer les Tutsis jusqu’au
nouveau-né. » –, ils n’avaient toujours pas abandonné ce plan. La leçon à tirer de cette
double inculpation fut exprimée sans ambiguïté : les notables hutus des partis actuels
n’étaient aucunement à l’abri d’accusations de génocide, accusations liées à leur passé 30
– « De tels criminels ne se sont toujours pas amendés à ce jour. Bien au contraire. Nous
apprenons qu’ils ne cessent de parcourir le Rwanda pour semer la division. Ils devraient
être arrêtés dans la mesure du possible. »
30
À Kibeho, là où se déroulait la cérémonie, le 22 avril 1995, l’armée rwandaise avait tiré au
fusil, à la mitrailleuse, au lance-grenades, des heures durant, sur une foule de déplacés
hutus, dont les trois quarts étaient des femmes et des enfants, faisant un nombre
considérable de morts. Le Président n’eut qu’un mot sur leur sort : il s’agissait de tueurs
et non de victimes innocentes comme l’avait prétendu la communauté internationale31.
C’était refuser le statut de victime à tout Hutu, quand bien même il n’aurait aucunement
participé au génocide. La logique ethniste restait vivace au cœur du discours officiel : tout
Hutu est suspect puisque son ethnie s’est rendue coupable du génocide32. Et toujours
selon cette même logique, le Président fit part d’une « idée » sur laquelle les responsables
du pays devraient réfléchir : les actes de génocide ayant été commis « au nom des
Hutus », même si tous n’y avaient pas participé, les Hutus ne devraient-ils pas demander
collectivement le pardon d’un crime commis en leur nom ?33.
31
La qualité de victime ne pouvait donc être reconnue qu’aux seuls Tutsis : était annihilé le
fait que de très nombreux Hutus ont été tués, eux et toute leur famille, sur ordre des
responsables du génocide parce qu’ils étaient des opposants notoires à la politique de
massacres. Dans certaines régions, également, de simples Hutus ont sauvé des Tutsis au
péril de leur propre vie. Cependant, le discours des autorités ne donne pas à ces « justes »
la place qui devrait leur revenir et suspecte de « négationnisme » les projets visant à
rappeler cette vérité. En novembre 1999, l’association Ibuka terminait le recensement des
victimes du génocide en préfecture de Kibuye. Il avait été décidé de ne pas distinguer
victimes tutsies et victimes hutues, ce que dans son allocution aux cérémonies de
présentation du recensement, le président d’Ibuka annonça en ces termes : « D’avril à
juillet 1994, un génocide fut perpétré au Rwanda. Plusieurs personnes, des Batutsi en
particulier et tous ceux qui pouvaient s’identifier à eux soit par alliance, amitié ou même
par leur physionomie dans les milieux non familiers, y ont trouvé la mort la plus atroce »
34
. Il ne s’agissait pas d’identification. Certes, des Hutus ont été tués à cause de leur
Cahiers d’études africaines, 175 | 2004
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La commémoration du génocide au Rwanda
physique qui les désignait comme Tutsis à leurs assassins. Mais ceux qui perdirent la vie,
parce qu’ils avaient cherché à protéger des Tutsis pour des raisons morales ou politiques,
agissaient en êtres humains et non pas en Hutus « identifiés » à des Tutsis, autrement dit
en simili-Tutsis s’opposant à des Hutus.
32
Le refus d’accepter publiquement que des Hutus aient été eux aussi victimes du génocide
s’ajoutait à la négation des massacres massifs de populations hutues perpétrés par le FPR
après sa victoire de juillet 1994. Enterrer publiquement les seules victimes du génocide
privait les Hutus, dont les familles avaient été tuées par le FPR, de mener eux aussi leur
deuil. Des fosses existaient où les restes de ces morts avaient été enterrés. Des témoins en
connaissaient les emplacements, mais il aurait été dangereux de les montrer. C’est
pourquoi des rumeurs circulaient sur l’existence de ces fosses. D’autres rumeurs, se
basant sur le bon état des cadavres exhumés dans le cadre des cérémonies d’inhumation
collective, laissaient soupçonner qu’il ne s’agissait pas des victimes du génocide mais de
celles du FPR35.
33
Les commémorations du génocide, depuis 1996, non seulement excluent du deuil national
les victimes hutues des « génocideurs », mais refusent explicitement le statut de victime
aux très nombreux autres Hutus qui, sans avoir été des bourreaux, furent massacrés à
titre de représailles et pour instaurer un climat de terreur. L’interdit jeté par les autorités
politiques sur la reconnaissance de ces morts et l’impossibilité qui s’ensuivait de leur
donner une sépulture réelle ou symbolique était source de souffrance, il contribuait aussi
à ce que, pour une partie d’entre elles, les populations hutues n’acceptaient pas de
partager la douleur des survivants tutsis du génocide. La privation de deuil, subie par la
population hutue, aggravée par les contraintes de silence, endurcissait les réactions. À un
prêtre du diocèse de Butare qui, à la fin de l’année 1994, demandait à tous de participer à
une inhumation religieuse de Tutsis tués durant le génocide, il fut répondu : « Et nos
morts de juillet ? »36. Des survivants hutus ont dit leur souffrance de se voir confisquer le
droit à l’expression publique du deuil et de la douleur. En octobre 2000, fut organisé un
sommet national sur l’unité et la réconciliation, il permit sans conteste un début de
discussion. La question du droit au deuil pour tous, qui signifiait également exigence
d’expression de toutes les vérités, fut ouvertement posée. Ainsi un participant hutu la
formula-t-il : « On ne le dit pas assez fort, mais le problème de la mémoire des Hutus est
un préalable pour que les gens puissent s’asseoir ensemble et discuter sincèrement sur les
vrais problèmes du pays, parce que tant qu’une seule partie de la population du Rwanda
sera autorisée à pleurer ses morts, à crier sa détresse, sans que l’autre partie puisse faire
son deuil, la réconciliation devra attendre »37.
34
Les cérémonies commémoratives au Rwanda, loin d’euphémiser la violence interne du
processus commémoratif, l’ont extériorisée et construite de façon explicite. En effet, à
chaque commémoration, le pouvoir a instrumentalisé la représentation du génocide en
fonction des conflits du moment et produit une histoire officielle qui donnait un
prolongement idéologique aux rapports de force dans lesquels les autorités étaient
engagées sur le moment38. Mais, au-delà des intentions politiques qui sous-tendent pour
une large part l’ordonnancement des cérémonies, leurs rituels ainsi que les sites
mémoriaux où sont exposés les cadavres, constituent une violence symbolique extrême à
l’égard des représentations rwandaises de la mort et du deuil des survivants. Nul doute
qu’une telle violence doit être mise en relation avec le travail de mémorisation forcée
engagé par le pouvoir. J’ai emprunté la notion de « mémorisation forcée » à Paul Ricœur
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La commémoration du génocide au Rwanda
dont les longues et complexes enquêtes sur la mémoire m’ont confortée dans ma
recherche. Aussi conclurai-je par une citation qui condense beaucoup mieux que je
n’aurais su le faire ce qui me paraît être l’essentiel à comprendre des commémorations du
génocide au Rwanda : « Histoire enseignée, histoire apprise, mais aussi histoire célébrée.
À la mémorisation forcée s’ajoutent les commémorations convenues. Un pacte redoutable
se noue ainsi entre remémoration, mémorisation et commémoration » (Ricœur 2000).
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2001 « Les commémorations du génocide au Rwanda », Les Temps Modernes, 613, mars-avril-mai :
Cahiers d’études africaines, 175 | 2004
11
La commémoration du génocide au Rwanda
1-46.
2004 « Les humanitaires, témoins pour l’Histoire », Les Temps Modernes, 627, avril-mai-juin :
92-107.
NOTES
1. Je n’envisage pas de procéder à cette démarche comparative, mais je renvoie seulement
aux travaux qui m’ont permis d’envisager ces traits généraux : Stéphane AUDOIN-ROUZEAU
(2001), Georges BENSOUSSAN (1988), Luc CAPDEVILA & Danièle GOLDMAN (2002), Paul RICŒUR
(2000), Tom SEGEV (1993).
2. La population rwandaise est répartie en trois catégories sociales : les Hutus, les Tutsis
et les Twas. Ces catégories, qui préexistaient à la colonisation, se transmettaient en
filiation paternelle. Elles ont eu des implications sociales et politiques bien différentes
selon les périodes historiques. La majorité des Rwandais était d’origine hutue. Les Twas
constituaient un ensemble ultra minoritaire : moins de 1 % de la population.
3. Organisation de la diaspora tutsie, le FPR a déclenché la guerre contre le régime du
général président Habyarimana le 1er octobre 1990 en attaquant depuis l’Ouganda voisin.
Mené par Paul Kagamé, il a pris le pouvoir à Kigali en juillet 1994. Sa victoire a mis fin au
génocide des Tutsis.
4. Le fait que le Rwanda fut jonché de morts incita les photographes de presse à
développer une esthétique du cadavre. Un exemple très significatif de cette esthétique :
Giles PERESS (1995). Ce photographe, de l’agence Magnum, a regroupé dans cet ouvrage
des clichés représentant les cadavres de victimes du génocide, ainsi que d’autres
montrant des charniers dûs à l’épidémie de choléra qui frappa les camps de réfugiés
rwandais au Congo/Zaïre en juillet 1994.
5. Diocèse de Butare, Publications pour la relance des activités pastorales, Document n o 2 :
« Propositions concrètes pour le “travail de deuil” », 26 septembre 1994.
6. Ibid., document no 3, 12 décembre 1994.
7. Kinyamateka, 6 avril 1995, reproduit dans Le Soir, 6 avril 1995.
8. J’emprunte cette expression à Stéphane Audoin-Rouzeau.
9. Tout de suite après le décès, le corps était replié et lié en position fœtale puis
enveloppé d’une natte avant d’être enterré ou emmené et laissé dans un lieu sauvage.
Hormis ceux qui avaient procédé à la préparation du corps, personne ne voyait le
cadavre.
10. La conversion des Rwandais (et des Burundais) au catholicisme avait été massive. Mais
ce succès quantitatif (unique en Afrique noire) fut une victoire plus politique que
religieuse. Les autorités traditionnelles, ralliées à l’Église catholique, imposèrent la
nouvelle religion. Il s’ensuivit que beaucoup de « chrétiens », contraints à un
christianisme de façade, pratiquèrent clandestinement la religion de leurs ancêtres.
11. La quête des corps disparus et la demande de rapatriement des corps dans les caveaux
familiaux furent aussi une expression du deuil, en France, après la Première Guerre
mondiale (AUDOUIN-ROUZEAU 2000).
12. Deux des femmes, rencontrées par les reporters, ont choisi d’être photographiées,
l’une devant la tombe de son mari et celle de ses cinq enfants, tombes matérialisées par
deux croix de ciment (QUÉMÉNER & BOUVET 1999 : 25), l’autre dans une pièce de sa maison,
où elle a enterré ses morts et fait construire des stèles (ibid. : 76). « Ici, dans cette tombe,
j’ai enterré mes enfants, mon mari, ma sœur et deux de mes frères. Dans celle-là, mon
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La commémoration du génocide au Rwanda
frère, celui qui habitait ici. Et là : sa femme. À côté, leur fils aîné. Là, au bout, c’est
maman. »
13. J. R., entretien à Butare, 25 octobre 1995.
14. Diocèse de Butare, Publications pour la relance des activités pastorales, Document n o
2 : « Propositions concrètes pour le “travail de deuil” », sept. 1994.
15. Diocèse de Butare, ibid., Document no 11 : « Travail de deuil. Inhumation en dignité
dans le contexte de “Reconstruction-Réconciliation” au Rwanda », sept.-oct. 1995.
16. Les circonscriptions territoriales du Rwanda sont les préfectures et les communes, ces
dernières étant subdivisées en « secteurs », comprenant des « cellules » regroupant une
cinquantaine de familles.
17. Entretien avec N. L., Butare, 31 octobre 1995.
18. Il s’agit de Philip GOUREVITCH (1998) dont les reportages au Rwanda ont été rassemblés
dans un ouvrage. Cet ouvrage a fait l’objet d’une traduction en français (GOUREVITCH
2002).
19. « To spread the gospel of reconciliation through accountability » (GOUREVITCH 1998 :
250, 2002 : 282).
20. P. GOUREVITCH (2002 : 282). La cérémonie décrite se déroulait dans la préfecture de
Gisenyi, durant l’été 1995.
21. Ces chiffres ont été donnés par un membre de la Commission Mémorial du génocide et
des massacres au Rwanda et cités par Valérie THORIN (2000).
22. Conférence des Évêques catholiques du Rwanda, lettre du 12 février 1996, à Monsieur
le ministre du Travail et des Affaires sociales, ayant pour objet une « requête relative au 7
avril 1996 » et signée de Mgr Thaddée Ntihinyurwa, Vice-président de la Conférence
épiscopale.
23. Commission de relance des activités pastorales de Butare, document no 4, 11
novembre 1994.
24. Ainsi, dans le document no 8, édité pour Pâques 1995, la CRAP recommandait-elle : « […
] Il faut d’abord, simplement et silencieusement, se rendre aux côtés des plus pauvres.
Déplacement mental et physique des plus rudes, mais qui doit induire une forte
créativité. Car, du point de vue évangélique, c’est une mise en perspective de l’histoire
“par le bon bout” : voir la situation des plus touchés, et recréer l’espérance à partir de
leur souffrance. »
25. On peut lire, en écho à leur dégoût de ces pratiques et de la souffrance qu’elle
engendre, ces réflexions de Georges BENSOUSSAN (1988 : 75) : « Reste que le voyeurisme du
cadavre participe à sa façon, à l’atteinte portée à la notion de personne. […] Montrer […]
l’être humain transformé en débris d’humanité, c’est non seulement manifester un attrait
douteux pour cette transgression, mais c’est aussi participer, par le regard, à cette
négation d’humanité. »
26. R. M., 10 novembre 2000, Bruxelles, Lettre à l’auteur.
27. En 1996, dans son article sur la commémoration nationale du génocide, C. BRAECKMAN
(1996) écrivait « Des mains semblent encore griffer le sol, des bras se tendent vers les
fenêtres, des jambes crispées disent la fuite, l’effroi, et les crânes fendus comme des
coquilles d’œuf rappellent la force des machettes, l’intensité de la haine. » Quatre ans plus
tard, sur le mémorial de Murambi, Valérie THORIN (2000) : « Corps figés dans l’attitude où
la mort les a surpris, la bouche ouverte sur un cri […] crânes fracassés, doigts brisés,
membres disloqués. Les enfants sont les plus émouvants. L’un d’eux serre sur sa poitrine
un morceau du tissu chamarré du pagne de sa mère […]. » Dans ce même article, une
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La commémoration du génocide au Rwanda
photographie montre l’intérieur de l’église de Ntarama. En septembre 2000, le Post-Gazette
consacrait un long reportage au Rwanda. Le premier chapitre consiste dans une
description de plusieurs pages des deux églises-mémorial, accompagnée de
photographies. L’auteur concluait : « Comprendre pourquoi ces mémoriaux existent aide
à savoir jusqu’à quel point sont arrivées les rivalités ethniques au Rwanda. » Anita S
RIKAMEWARAN & Martha RIAL, Post-Gazette, 24 septembre 2000. Toujours sur ce registre,
Bernard DORAY, écrivait dans le Monde diplomatique de juillet 2000 : « Le génocide a laissé
des traces indélébiles dans toutes les têtes. Ce qui se dit difficilement avec des mots
résiste, par la réalité des ossements conservés et exposés, au négationnisme ou au simple
désintérêt. » Il existe de très nombreux et très répétitifs exemples médiatiques de ces
représentations spectaculaires du génocide.
28. Le Mouvement démocratique et républicain fut créé en 1991. C’était le plus important
parti d’opposition hutue au régime du Président Habyarimana. Son président, Faustin
Twagiramungu, fut Premier Ministre du gouvernement de juillet 1994, il démissionna et
quitta le Rwanda. Bonaventure Ubalijoro remplaça ce dernier à la tête du MDR jusqu’à ce
que le nouveau Premier ministre, Pierre-Célestin Rwigema, lui reprenne la direction du
MDR. Il reste qu’à certains égards, ce parti était héritier de l’ancien parti unique lié à la
première République, le Parmehutu (Parti du mouvement de l’émancipation hutu) si bien
que ses notables pouvaient toujours encourir l’accusation de propager la haine à l’égard
des Tutsis.
29. En 1995, fut organisée une association nationale des rescapés du génocide, elle prit le
nom d’Ibuka, qui signifie « Souviens-toi ». Ibuka développera en propre des initiatives
mémoriales mais les orientations politiques données aux commémorations resteront le
fait du gouvernement, de même que les formes de leurs représentations publiques.
30. André Nkeramugaba mourut en prison. Bonaventure Ubalijoro fut remis en liberté en
avril 2000 : rien n’avait pu être prouvé contre lui. Quant au Président de la République,
Pasteur Bizimungu, il avait été connu en 1973 comme l’un des étudiants hutus les plus
virulents des « Comités de salut public », comités qui réclamaient l’exclusion des Tutsis de
l’Université, étudiants et enseignants, des postes de fonctionnaires qu’ils occupaient dans
les ministères et dans les entreprises publiques. Considéré comme un proche du Président
Habyarimana, il se brouilla cependant avec lui et rejoignit, en août 1990, les rangs du FPR
en Ouganda.
31. Sur le massacre des déplacés du camp de Kibeho, commis par l’Armée patriotique
rwandaise le 22 avril 1995, je me permets de renvoyer à mon article « Les humanitaires,
témoins pour l’Histoire » (VIDAL 2004).
32. Des personnalités de premier plan se livraient à des déclarations publiques qui
revenaient à globaliser la culpabilité des Rwandais hutus. Ainsi, le 3 mars 1999, devant un
parterre de représentants d’ONG, à l’Université libre de Bruxelles, l’ambassadeur du
Rwanda en Belgique a soutenu qu’il y aurait eu deux millions de « génocideurs », autant
dire tous les hommes adultes.
33. Le MDR (Mouvement démocratique et républicain, principal parti hutu) s’exécuta le 10
avril et demanda « pardon à tous les Rwandais pour les enseignements divisionnistes
diffusés par certains de ses dirigeants qui les ont entraînés dans le génocide et les
massacres », AFP, Kigali, 17 avril 1999.
34. Discours du président d’Ibuka aux cérémonies de présentation du Dictionnaire
nominatif des Victimes du génocide en Préfecture de Kibuye. Texte sans date, transmis aux
agences de presse.
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La commémoration du génocide au Rwanda
35. Selon un médecin légiste qui travaillait dans le cadre de la Commission d’enquête de l’
ONU, la faible décomposition des cadavres s’expliquait par les conditions dans lesquelles
ils avaient été enterrés.
36. Entretien avec un prêtre de Butare, 3 novembre 1995.
37. « Sommet sur la réconciliation : un premier pas concluant mais prudent », AFP, Kigali,
20 octobre 2000.
38. Dans un travail précédent, j’ai analysé successivement les six premières
commémorations et spécifié leurs implications politiques (VIDAL 2001).
RÉSUMÉS
Les commémorations publiques des désastres extrêmes sont des rites toujours cruels pour les
individus car elles réveillent la douleur des souvenirs tragiques. Les pouvoirs, organisateurs des
cérémonies commémoratives, mettent en scène un travail de deuil collectif et une histoire
officielle de la tragédie. Une histoire comparative de ces commémorations montrerait comment
les autorités instrumentalisent les formes et les messages des cérémonies en fonction de leurs
projets politiques. Les commémorations du génocide au Rwanda sont analysées dans cette
perspective.
The Commemoration of the Genocide in Rwanda. Symbolic Violence, Compulsory Memorization and Official
History. – Public commemorations of disasters are always cruel ceremonies for those whose tragic
memories are rearoused. Public authorities who organize such ceremonies stage a collective grief
work and an official history of the tragedy. A comparative history of these commemorations
would show how authorities use the forms and messages of ceremonies for their political
purposes. The commemorations of the Rwandan genocide are analyzed from this perspective.
INDEX
Mots-clés : génocide, genocide, commémoration, histoire officielle, violence symbolique,
commemoration, official history, symbolic violence
AUTEUR
CLAUDINE VIDAL
CNRS, Directeur de recherches émérite.
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