Fiche du document numéro 35101

Num
35101
Date
Mercredi 9 avril 2014
Amj
Taille
32702
Titre
L’aide suisse au Rwanda à l’ombre des massacres
Sous titre
Depuis 1963, la Suisse a investi plus de 500 millions de francs au Rwanda dans la coopération au développement ainsi que dans le domaine humanitaire. Vingt ans après le génocide, une étude et un documentaire reviennent sur les liens troubles entre les deux pays.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L’étude très argumentée de Lukas Zürcher, La Suisse au Rwanda (1900-1975), ainsi que le documentaire signé Thomas Isler, Nous étions venus pour aider, détaillent, chacun à leur manière, deux projets phare de la coopération suisse au développement (DDC). Soit la coopérative de consommateurs et de producteurs de café, Travail, Fidélité, Progrès (Trafipro), qui disparut sous le génocide. Et les Banques populaires inspirées des caisses Raiffeisen, dont une partie du réseau perdure à ce jour, sans plus aucune participation suisse.

Aux yeux de l’historien zurichois Lukas Zürcher, «le gouvernement suisse a entamé des relations avec le Rwanda car il souhaitait corriger l’image de sa neutralité mal vue et critiquée au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La Confédération souhaitait faire partie de la communauté d’aide internationale qui émergeait autour du concept de développement», en faisant montre des qualités helvétiques d’expertises et de management.



Moyen d’affirmation nationale au plan international du pays, le Rwanda fut envisagé comme «une plateforme et vitrine du savoir-faire helvétique.» Il poursuit: «Depuis 1961, la Suisse œuvre dans le domaine de la coopération bilatérale. A partir de 1963, elle a fait du Rwanda son premier pays prioritaire. Dans le conflit interethnique, les Suisses ont pris parti jusqu’en 1994 de façon répétée pour le régime ‘Hutu’.»

Une aide intéressée



«Nous avons choisi le Rwanda parce que c’est un petit pays. Ce que nous faisons là-bas a pour ce pays une certaine importance», affirme dans le film l’Ambassadeur August R. Lindt, En 1962, il est après Hans Keller le second délégué de la Coopération technique du département politique fédéral, l’ancêtre de la DDC actuelle. Il a placé le Rwanda en pole position pour l’aide au développement suisse qui vient alors d’être fondée.

Désintéressée à l’échelon fédéral, la coopération bilatérale de la Confédération? «Absolument pas», affirme Lukas Zürcher. Qui ajoute: «Elle s’inscrit pleinement dans une histoire de la colonisation en Afrique, des relations diplomatiques et de la géopolitique plus large. Ainsi, dans la logique des blocs de la guerre froide, elle se déploie dans une lutte contre le communisme sur le continent africain. Mais elle correspond aussi à un besoin de reconnaissance d’un ‘petit pays’ sur la scène internationale.»

Dans le film, un reportage d’époque vante les réalisations de la Trafipro en affirmant que la Suisse apporte au Rwanda une école de la démocratie ainsi que des discussions sur le modèle de la landsgemeinde. «La Suisse exporte un modèle et recrée une vision du pays natal dans un tableau post-colonialiste où l’on évangélise. Le paradoxe tient ici à l’idée de la neutralité de la Suisse affirmant ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures d’un Etat alors que les faits montrent le contraire», détaille Chantal Elisabeth, coscénariste du documentaire. Pour cette dernière, les gens de terrain et coopérants sont «désintéressés, sincères dans leur engagement, croyant en la mission qu’ils s’étaient fixés.»




Double discours



Le documentaire fait entendre Jean-François Cuénod, seul collaborateur encore en activité de la DDC à témoigner, soutenir que «si la Suisse s’était retirée du Rwanda en 1992, 1993, peut-être qu’elle aurait eu bonne conscience. Mais on n’aurait plus eu aucun moyen d’appuyer les personnalités modérées qui se sont battues jusqu’au bout». Selon Chantal Elisabeth, aucun collaborateur de la DDC sur place ne parlait la langue locale, le kinyarwanda.

Or Jean-François Cuénod, ancien coordinateur depuis Berne des projets au Rwanda de 1990 à 1994, relève de la part des Rwandais un «double discours, un en français à l’intention de la communauté internationale et puis un autre que je ne comprenais pas, mais au sujet duquel nos collègues rwandais qui parlaient kinyarwanda nous disaient: ‘c’est un autre discours qui se fait malheureusement à l’intention de la population rwandaise.’»



Dès leur arrivée, les Suisses se sont alignés sur les positions soutenues par le premier président rwandais Hutu, Grégoire Kayibanda (1962-1973), qui demande en 1962 à la Suisse de s’engager dans l’aide au développement. Une singularité de la coopération suisse fut l’envoi de six conseillers à la présidence, de 1963 à 1975 et de 1982 à 1993. Comme le relève Lukas Zürcher, l’influence des cinq premiers conseillers sur le gouvernement rwandais était limitée. L’ultime conseiller suisse, Charles Jeanneret, auprès du dernier Président Hutu Juvénal Habyarimana (1973-1994), a touché 200’000 CHF par année durant 11 ans. Son rôle précis doit encore être évalué.

Le documentaire, lui, aborde le cas de Jean Kambanda, directeur du réseau des Banques populaires jusqu’en 1994. Premier ministre du gouvernement intérimaire pendant le génocide, il est jugé par le TPIR et condamné en 1998 pour crime contre l’humanité, à la réclusion à perpétuité.

Une histoire de violences minorées



Si la Confédération n’a pas minimisé les tensions ethniques, selon Lukas Zürcher, les violences ayant donné lieu à plusieurs massacres ne furent pas dénoncées. «De 1959 à 1964, il y eut de nombreux actes de violence de masse qui ont poussé 200’000 Tutsis environ à fuir vers l’Ouganda, le Zaïre et le Burundi. Il est remarquable de voir comment les coopérants suisses arrivés au Rwanda se sont accommodés de cette violence à grande échelle et n’ont quasiment pas réagi. Les préjugés d’alors aveuglaient une Suisse estimant que les Rwandais étaient loin d’avoir atteint un degré de civilisation suffisant. D’où une volonté attentiste faite de patience et d’acceptation de ce qui se déroulait. »

L’historien précise: «Un parallèle était alors tiré entre la situation rwandaise et la Suisse du Moyen-Age envisageant les Tutsis comme les Habsbourg et assimilant les Hutus aux Confédérés, la violence étant envisagée comme action de défense légitime». Après le génocide de 1994, les reproches pleuvent sur la DDC, accusée de n’avoir guère agi pour apaiser le conflit et s’être orientée du côté de la population Hutu.

Commandité par le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), le Rapport controversé dirigé par Joseph Voyame, ancien directeur de l’Office fédéral de la justice (1996), dédouane la DDC en avançant le caractère imprévisible de la catastrophe future et surtout son ampleur, tout en relevant son manque de réaction ferme au début des années 1990 face au problème ethnique. Le 19 juin 1996, le député socialiste Jean Nils de Dardel dépose une interpellation, «Rwanda: Auteurs du génocide et victimes». On y lit: «Selon quelles modalités et dans quel esprit la Suisse entend-elle collaborer avec le gouvernement actuel du Rwanda?» Une question toujours d’actualité.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024