Fiche du document numéro 35040

Num
35040
Date
Mercredi 30 avril 2025
Amj
Taille
4717026
Sur titre
Tharcisse Sinzi
Titre
« Vivre ou mourir, mais debout ! »
Sous titre
Dans « Combattre », l’ingénieur et karatéka tutsi témoigne de faits de résistance aux génocidaires qu’il a menés, en avril 1994, et dont il est un des rares survivants
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Son avenir s’annonçait tellement incertain qu’au moment de lui choisir un patronyme rwandais, son père l’a appelé Sinzi, « je ne sais pas », en kinyarwanda. Soixante-cinq ans plus tard, dans un hôtel du 11e arrondissement de Paris, il émane de Tharcisse Sinzi une autorité naturelle et une force rassurante.

Ceinture noire de karaté 7 dan, Tharcisse Sinzi est un maître dans sa discipline. Elle lui a transmis des valeurs de courage, d’abnégation, et la puissance de ceux qui luttent pour ne pas mourir. En avril 1994, le karatéka a organisé deux mouvements de résistance pendant le génocide des Tutsi, comme il le raconte dans Combattre, une autobiographie écrite avec Thomas Zribi, journaliste ayant déjà beaucoup documenté le génocide des Tutsi. « Chaque année lors des commémorations, je raconte comment je me suis battu aux côtés d’autres rescapés, dit Tharcisse Sinzi en jetant un regard perçant. Pour ce livre, j’ai voyagé plus loin dans ma mémoire, dans des zones de mon cerveau que je n’avais pas prévu d’explorer. »

Lorsqu’il naît en 1960 dans la région de Butare (sud du Rwanda), son pays est dirigé par un régime ségrégationniste. Après l’indépendance, obtenue auprès des Belges en 1962, les Hutu (80 % de la population) contrôlent le pays et intensifient les exactions contre les Tutsi (19 %), d’où la forte inquiétude de son père à sa naissance. Les études secondaires étant réservées aux Hutu, Tharcisse Sinzi s’exile en 1977 au Burundi voisin, où il s’initie au karaté grâce à son frère. C’est une révélation. Sept ans seulement après avoir découvert « la voie de la sagesse », il décroche sa ceinture noire.

De retour au Rwanda en 1988 avec un diplôme en biochimie, il travaille comme laborantin à l’université de Butare et enseigne chaque soir son art martial. Tharcisse Sinzi est alors menacé par le régime, qui le soupçonne d’entraîner des soldats du Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement politico-militaire composé de Tutsi réfugiés en Ouganda. La suspicion s’accroît encore en 1990 lorsque le FPR attaque le Rwanda et plonge le pays dans une guerre civile. La haine contre les Tutsi se propage.

Chaque minute de vie gagnée



Elle atteint son paroxysme le 6 avril 1994, quand deux missiles percutent l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, tué sur le coup. Le génocide, qui fera près d’un million de morts en trois mois, commence. Aux « barrières », des points de passage érigés par les miliciens, les Tutsi sont exterminés. Le 12 avril 1994, Tharcisse Sinzi parvient à rejoindre son village de Nyagisenyi et s’adresse aux habitants. « Les Hutu et les Tutsi étaient réunis, raconte-t-il. J’ai expliqué que nous avions les mêmes bras et les mêmes jambes que nos ennemis. Alors, résister, comme mon père me l’a toujours appris, était un devoir. Vivre ou mourir, mais debout ! » Lorsque les miliciens s’approchent du pont qui franchit la rivière Mwogo, une pluie de pierres s’abat sur eux. Puis une autre, encore une autre… Chaque minute de vie gagnée est une victoire. « Pour que les hommes n’aient pas à se baisser, les femmes portaient les pierres dans leur pagne, A 17 heures, nos assassins rentraient chez eux. Ils tuaient comme ils travaillaient aux champs, avec des horaires fixes. » se souvient Sinzi. La plupart des Hutu, sachant qu’ils n’étaient pas directement menacés, ont ensuite quitté Nyagisenyi. « Certains de ceux qui étaient nos alliés sont devenus nos tueurs. »

La résistance a duré jusqu’au 21 avril. Ce jour-là, les miliciens sont arrivés avec des fusils et « ont tiré dans le tas ». Tharcisse Sinzi part rejoindre son père. Gakwisi, 82 ans, lui ordonne alors de fuir et de l’abandonner. Il sera assassiné quelques minutes plus tard. Sinzi aperçoit plus loin, au milieu d’une foule compacte de réfugiés, sa femme, Jeannette, et sa fille, Nadia. Dans un chaos insoutenable, il court vers elles « mais il y avait trop de monde, trop de terreurs et un véritable mur humain à franchir ». Elles s’éloignent. Il ne les reverra plus jamais.

Avec un groupe d’une centaine de réfugiés, il atteint l’ISAR Songa, l’Institut de sciences agronomiques du Rwanda, qui s’étend sur plusieurs hectares, avec des prés, des bois, des marécages. Il trouve refuge au sommet de la plus haute colline et organise une nouvelle fois la résistance. « Les hommes étaient chargés de bloquer l’accès nord en jetant des pierres sur les miliciens au moment où ils l’escaladaient. Si certains parvenaient à passer, d’autres hommes devaient les attaquer avec des fourches ou des bâtons », décrit-il.

La résistance tient bon. Chaque nuit, d’autres Tutsi, cachés dans les forêts des alentours, rejoignent l’ISAR Songa pour s’associer à la lutte. « Comme nous redoutions que des espions s’infiltrent, on vérifiait les cartes d’identité [sur lesquelles l’ethnie était mentionnée] et on posait des questions pour vérifier qu’ils étaient bien tutsi. » Au bout d’une semaine, le groupe de Sinzi compte 3 400 personnes. Mais soudain la donne change.

Le 27 avril, un hélicoptère survole la colline à basse altitude. Dans Combattre, Sinzi dit comprendre que l’ISAR Songa est devenu une priorité pour les autorités génocidaires et qu’elles vont recourir aux grands moyens pour attaquer. Il exhorte son groupe à fuir mais il n’est pas entendu : « Des hommes influents ont déclaré que Dieu allait nous sauver, alors nous sommes restés. »

Parmi les corps déchiquetés



Le lendemain, sur la colline opposée, un mortier de 60 millimètres est amené. En fin d’après-midi, les obus pleuvent sur les résistants. « A chaque tir, des dizaines de corps étaient projetés en l’air, raconte Sinzi. Dans le ciel, on voyait des bras, des jambes, des têtes… » Au terme d’une course folle parmi les corps déchiquetés, il parvient encore à s’enfuir avec quelques centaines d’hommes. Les femmes, les enfants et les vieillards, tous ceux qui ne couraient pas assez vite, sont massacrés. « Mourir, c’était la norme. Ceux qui ont survécu sont des exceptions. » Le lendemain, le groupe de Sinzi franchit la Kanyaru, la rivière qui sépare le Rwanda du Burundi. Ils ne sont plus que 118.

De retour au Rwanda après la fin du génocide, en juillet 1994, le karatéka va reprendre des études d’ingénieur technicien en construction et créer sa propre entreprise. Trois ans plus tard sera découvert dans un champ le corps de Jeannette, identifié grâce à ses vêtements. Celui de Nadia n’a jamais été retrouvé. Sinzi s’est remarié et a aujourd’hui trois enfants. « Le karaté a été mon médicament », dit-il. Dans son village, il croise régulièrement l’assassin de sa sœur, libéré après vingt-cinq années de prison : « Il baisse les yeux quand il me voit. Je ne sais pas s’il a honte ou s’il a peur. Moi je le salue. La haine pollue l’esprit et j’ai besoin de paix pour me reconstruire. »

De justice aussi. En décembre 2024, à Paris, Tharcisse Sinzi a témoigné lors du procès en appel de Philippe Hategekimana. Naturalisé français, cet ancien adjudant-chef de la gendarmerie de Nyanza avait refait sa vie à Rennes. Après sept semaines d’audiences, il a été reconnu coupable d’avoir notamment apporté le fameux mortier de 60 millimètres à ses hommes pour « attaquer l’ISAR Songa et donner intentionnellement la mort à des milliers de Tutsi », selon le jugement de la cour d’assises. Comme en première instance, il a été condamné pour « génocide » et « crimes contre l’humanité » à la réclusion criminelle à perpétuité. Pendant le procès Tharcisse Sinzi a été l’un des rares témoins à le regarder dans les yeux.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024