Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsi :
les défis juridiques
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Dossier coordonné par Thomas Hochmann et Etienne Ruvebana
Le monde commémore en 2024 les trente ans du génocide perpétré contre les Tutsi du
Rwanda. Les débats sur le rôle joué par la France au Rwanda avant et pendant le
génocide ont été grandement éclairés par le rapport remis en 2021 par une commission
d’historiens et de chercheurs présidée par l’universitaire Vincent Duclert. L’équipe de
recherche issue de cette commission a ensuite organisé avec l’Université du Rwanda un
grand colloque international qui s’est déployé en deux sessions, au Rwanda en
septembre 2022 puis en France en septembre 2023. Les contributions des juristes à ces
manifestations sont rassemblées dans le présent dossier. Il s’ouvre par une introduction
de Vincent Duclert et contient essentiellement des contributions issues de la « conférence
Raphael Lemkin » tenue au Panthéon pendant la session de Paris.
Vincent Duclert, « Le génocide des Tutsi du Rwanda au regard de la justice pénale
internationale, 1990-2024 : une confrontation nécessaire, des questions
essentielles », RDLF 2024 chron. n°18
Etienne Ruvebana, « Raphael Lemkin, son devoir accompli au service du monde et
le devoir du monde contemporain face à son héritage », RDLF 2024 chron. n°20
Hervé Ascencio, « La Convention sur le génocide de 1948, trente ans après le
génocide des Tutsi », RDLF 2024 chron. n°22
Rafaëlle Maison, « La Convention sur le génocide : aspects de son application
s’agissant du Rwanda », RDLF 2024 chron. n°25
Alphone Muleefu, « Le Tribunal pénal international pour le Rwanda et la recherche
de la vérité sur le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994 », RDLF 2024 chron.
n°26
Anne-Laure Chaumette, « L’utilisation des archives orales par le Tribunal pénal
international pour le Rwanda », RDLF 2024 chron. n°30
Aurélia Devos, « Le crime de génocide face à la justice française », RDLF 2024
chron. n°31
Thomas Hochmann, « L’incrimination du négationnisme et de l’idéologie du
génocide. Timide étude de droit rwandais », RDLF 2024 chron. n°34
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Le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda au
regard de la justice pénale internationale (1990-2024) :
Une confrontation nécessaire, des questions
essentielles
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Article par Vincent Duclert
Chronique classée dans Dossier, Droit international, Droit pénal, Non classé
Appartient au dossier : "Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsi : les défis
juridiques"
RDLF 2024 chron. n°18
Mot(s)-clef(s): Compétence universelle, Droit international pénal, Droit pénal, Génocide,
Opération Turquoise, Rwanda, Tribunal pénal international pour le Rwanda, Tutsi
Par Vincent Duclert
Le colloque international sur le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda a choisi,
pour sa session de Paris, des 11-14 septembre 2023[1], de rassembler plusieurs
communications sur le droit et la justice lors d’une séance tout à fait singulière, en un lieu
rarement dédié à ce type d’événement, le Panthéon. Sollicitée par les organisateurs, la
direction du monument national a accepté la proposition d’une rencontre de haut niveau.
Prenant le nom de « conférence Raphael Lemkin », celle-ci a réuni, le mardi 12
septembre, des chercheurs du Rwanda et de France. Tenue dans l’aile nord du transept
de l’ancienne église, dans une fin d’après-midi parisienne alors que la nuit gagnait la
capitale, elle a constitué un des temps forts du colloque international. La signification de
cette rencontre était multiple. L’Équipe de recherche, issue de la Commission de
recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi[2], l’a
voulue en ce sens et a mesuré l’évolution majeure qu’elle a représentée.
D’une part, si l’on considère l’exclusion de sa parole sur le génocide que le Rwanda post1994 a subi en France, durant près de trois décennies, par le fait de la volonté des
autorités françaises, une telle présence de chercheurs du Rwanda en un lieu si important
de souveraineté de la France a valeur de réparation. D’autre part était signifiée une
attention particulière à toutes les victimes du génocide des Tutsi longtemps déniées dans
ce qu’elles avaient vécu et dans la vérité même de leur histoire.
Était porté enfin, ce soir singulier, dans ce monument de la reconnaissance civique, le
nom et l’œuvre de Raphael Lemkin. L’engagement et le courage de ce magistrat
polonais, proscrit dans l’Europe nazie, devenu un juriste international aux Etats-Unis,
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père de la Convention des Nations Unies du 9 décembre 1948 en font un citoyen du
monde. Sa place, symboliquement, est au Panthéon, signifiant la pleine reconnaissance
de la France à son œuvre de justice. Elle signifie aussi devoir confronter le cas
historique, politique et juridique que représente le génocide de 1994 avec l’apport
essentiel de la Convention de 1948 établissant une nouvelle incrimination.
Trois questions émergent de cette confrontation.
Pourquoi la justice pénale internationale s’est révélée si impuissante face à la préparation
et à la commission du crime, sachant de plus qu’en terme d’incrimination de génocide, la
préparation a déjà valeur d’accomplissement de l’acte ? La première déclaration officielle
relative à des actes de génocide constatés au Rwanda par le Conseil de sécurité des
Nations Unies, à cette époque seul habilité à enclencher le processus de l’action pénale
internationale, date du 8 juin 1994, soit deux mois après le déclenchement des faits très
rapidement attestés par une série d’observateurs et au sein même des Nations Unies,
alors que près des deux tiers des Tutsi sont déjà exterminés. La résolution créant un
tribunal pénal pour le Rwanda (TPIR) n’est cependant adoptée que le 8 novembre
suivant.
Cette justice pénale internationale désormais en acte est-elle en mesure de juger du
crime tel qu’il se constate au Rwanda contre la minorité tutsi, et au regard des
dispositions de la Convention elle-même de 1948 ?
Comment, face au retour d’une nouvelle « Shoah », alors que toute l’action et la pensée
des puissances victorieuses de l’Axe en 1945 se dirigeaient en théorie vers la
suppression à l’avenir, l’impensable est-il survenu en Afrique, au Rwanda ? Et cela
d’autant plus qu’à la différence du génocide des Arméniens de l’Empire ottoman et du
génocide des Juifs d’Europe, aucune situation de guerre mondiale n’empêchait
l’intervention des puissances dont celles du Conseil de sécurité. Et qui plus est, les
moyens militaires existaient, ils étaient même déployés pour certains au Rwanda durant
la commission du crime, et sans avoir été utilisés pour le combattre. Et comment
apprécier ensuite le jugement du génocide des Tutsi ?
Autant de questions autour desquelles, ce soir du 12 septembre 2023, des juristes,
professeurs de droit, magistrats, ont tenté d’apporter des réponses. La confrontation du
génocide des Tutsi avec le système de prévention et de répression mis en place en 1948
fait voler en éclats ce dernier. Non seulement l’existence des incriminations ne servit
nullement à empêcher la commission des crimes mais elle n’en permit pas non plus la
reconnaissance. Or, sans reconnaissance formelle, aucune dissuasion possible.
Cette confrontation entre l’impossibilité durable de la connaissance comme de la
reconnaissance d’un génocide et la capacité immédiatement disponible pour en attester
et agir, la conférence du Panthéon décida d’en assumer la réflexion. Celle-ci prenait
place dans le temps de la 75e commémoration de la Convention du 9 décembre 1948,
une commémoration passée inaperçue, ignorée même. Le nom choisi pour cette
rencontre, « Conférence Raphael Lemkin », soulignait la volonté des organisateurs de
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permettre une parole collective sur ce texte majeur et son père fondateur. Les orateurs
qui se sont succédés n’ont pas manqué à cette tâche. Pour la première fois en France,
l’histoire et la mémoire du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda obtenait un droit
de cité au plus haut niveau qui puisse être imaginé.
I. La justice pénale internationale face à la préparation et la commission
du crime
Le 8 novembre 1994, le Conseil de sécurité des Nations Unies adoptait la résolution 955
fondatrice du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et de son premier
statut[3]. La possibilité pour lui de devoir juger de présumés coupables d’actes de
génocide est inscrite dans le texte et constitue une première dans l’histoire.
« Le Conseil de sécurité […]décide par la présente résolution, comme suite à la demande
qu’il a reçue du Gouvernement rwandais (S/1994/1115), de créer un tribunal international
chargé uniquement de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide
ou d’autres violations graves du Droit international humanitaire commis sur le territoire du
Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations
commis sur le territoire d’États voisins, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. »[4]
La création du TPIR résulta d’un processus pour le moins chaotique marqué par la
volonté initiale, de la part des membres permanents du Conseil de sécurité, de
s’employer à ne pas qualifier délibérément d’actes de génocide les massacres
systématiques à grande échelle des Tutsi, jusqu’à la date du 8 juin 1994. Il faut attendre
le 1er juillet et la résolution 935 du Conseil de sécurité pour qu’un premier pas soit réalisé
en faveur de l’instauration d’une cour de justice internationale.
Le TPIR allait succéder au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) créé
un an plus tôt, le 25 mai 1993, par la résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations
Unies. Le tribunal pour le Rwanda se calquait même sur cette première cour instituée par
l’organisation internationale. Celle-ci n’avait pas procédé en effet à la création d’un
tribunal permanent comme l’entendaient pourtant les inspirateurs du nouveau droit pénal
international d’après-guerre. Aucune juridiction internationale n’avait été en charge des
deux incriminations structurant ce droit international, le crime contre l’humanité établi en
1945 (Statut de Londres) et le crime de génocide de 1948 (Convention du 9 décembre).
Plus encore que le TPIY qui avait reçu pour mission, par la résolution 827 du Conseil de
sécurité du 25 mai 1993, « de juger les personnes présumées responsables de violations
graves du droit humanitaire international commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie.
[5] » , le TPIR constituait une forme d’aboutissement d’un long processus en vue d’établir
non seulement un droit international de protection des personnes et des groupes mais
aussi de organes chargés de le rendre effectif.
Ce processus avait débuté avec la doctrine Martens de 1899 sur « le droit des gens » », il
s’était poursuivi avec les notions de crimes de barbarie et de vandalisme développés en
1933 par Raphael Lemkin. Définies et formalisées par le Statut de Londres de 1945 et la
Convention de 1948, les deux incriminations étaient restées en l’état, sans être
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prolongées sur un plan judiciaire, comme si leur normativité juridique revenait à prévenir
toute commission des crimes, à les rendre impossibles dès lors qu’ils avaient été
nommés et reconnus.
Après la période de ratification de la Convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide par les Etats membres, au début des années cinquante, se posa la
question du passage à l’effectivité judiciaire des incriminations à la fin de cette décennie
puis durant les suivantes. En dépit d’une série de rapports des Nations Unies dont celui,
en 1985, de Benjamin Whitaker, aucun progrès ne se réalisa sur ce plan. La force
intrinsèque des nouvelles incriminations devait suffire compte tenu de la puissance
dissuasive que leur existence était censée déployer. Il était pourtant fort illusoire, compte
tenu de la réalisation méthodique et implacable d’exterminations telles celles des
Arméniens de l’Empire ottoman, des Juifs d’Europe, mais aussi des Herero et des Nama
du Sud-Ouest africain, des Ukrainiens durant l’Holodomor, des peuples indigènes à cette
même époque, que l’invention de catégories juridiques nouvelles, même exceptionnelles
au point de vue du droit, soit capable d’arrêter l’engrenage de la destruction humaine,
intentionnelle et consciente.
Durant les décennies qui suivirent le Statut de Londres, les procès internationaux des
responsables nazis et japonais et la Convention sur le crime de génocide, les cas
potentiellement susceptibles d’être incriminés par ces catégories, loin de disparaître
surtout pour le crime contre l’humanité, se multiplièrent, en particulier sur le continent
africain dans le cadre des guerres de décolonisation. Les puissances occidentales n’y
accordèrent que peu d’intérêt ou persistèrent dans le déni lorsque, pour plusieurs d’entre
elles, elles furent belligérantes ou co-belligérantes dans ces guerres.
Au début de la décennie 1990 furent constatées difficilement les infractions contre le droit
des gens commises en ex-Yougoslavie, en Europe, où il semblait impensable à
l’entendement collectif que des crimes possiblement comparables à ceux de la Seconde
Guerre mondiale puisse se reproduire. Puis vint l’extermination des Tutsi du Rwanda,
encore plus difficilement qualifiée pénalement avant qu’un tribunal ne soit chargé de juger
les infractions : alors que le génocide est constaté quelques jours après le
déclenchement le 7 avril 1994 de la phase paroxysmique, la qualification d’ « actes de
génocide » est pour la première fois retenue le 8 juin par une résolution du Conseil de
sécurité, et le tribunal pénal pour le Rwanda (TPIR) est seulement créé le 8 novembre
1994 comme exposé précédemment.
Si, l’année précédente, un premier tribunal avait été créé par le Conseil de sécurité pour
juger des crimes en ex-Yougoslavie –lequel a directement aidé à la création du TPIR-,
force est de constater qu’en 45 ans nulle cour internationale permanente n’avait été
instituée alors que sa création avait été recommandée par les fondateurs, en 1944-1948,
des nouvelles incriminations de crime contre l’humanité et de crime de génocide. La mise
en place des institutions de justice pénale internationale était indissociable des avancées
du droit. Mais celui-ci fut jugé suffisamment puissant, capable de dissuader à l’avenir la
commission de nouvelles infractions, pour que la communauté internationale s’en
contente. Il est vrai aussi que l’entrée dans la guerre froide et la multiplication des
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guerres coloniales et de décolonisation handicapaient grandement la perspective de
création des tribunaux internationaux jamais acquis dans le passé[6] – à l’exception de
ceux de Nuremberg et Tokyo en 1945-1946.
A l’errance de la justice pénale internationale durant l’Entre-deux-guerres laissant le
génocide des Arméniens sans reconnaissance juridique ni répression judiciaire, au
renoncement collectif pour le projet de cour permanente après 1948 s’ajoute une
indifférence de la connaissance publique sur les génocides bien que des recherches
d’historiens[7] soient menées et que des initiatives de juristes et d’intellectuels soient
lancées[8]. Les savoirs sont marginalisés dans l’action politique. La diplomatie des
grandes puissances se désintéresse de la Convention de 1948. Le rapport Whitaker de
1985 constate cet abandon généralisé[9] qui affecte particulièrement le volet de la
prévention, à savoir la possibilité d’agir quand s’enclenche le processus visant à la
destruction qui est partie prenante du crime. Les alertes de génocide en cours au
Rwanda contre la minorité tutsi sont lancées dès 1964. Elles augmentent et se
multiplient, prenant une physionomie alarmante à partir d’octobre 1990, avec l’appui
militaire français au régime rwandais –lequel encourage, déclenche et organise les
massacres[10].
Face à la réalisation de la phase paroxysmique débutée le 7 avril 1994, les puissances
mondiales et les Nations-Unies ont l’expérience de l’intervention en ex-Yougoslavie et de
la création d’un premier tribunal pénal international. Encore fallait-il que la décision soit
prise pour le Rwanda, impliquant en conséquence de mesurer la réalité des faits commis
contre les Tutsi du Rwanda et leurs « complices » hutu démocrates jusqu’à accepter de
les qualifier de génocide. Or, cette qualification fut lente, retardée et, il est possible d’en
attester, combattu même par plusieurs des puissances membres permanents du Conseil
de sécurité, dont la France et les Etats-Unis pour des raisons différentes. Et cela en dépit
de l’insistance de membres temporaires dont la République et la Nouvelle-Zélande. Ce
dernier pays présidait même le Conseil à l’époque, et ses appels à la reconnaissance des
actes de génocide au Rwanda se faisaient nombreux, réguliers. Ils étaient d’autant plus
crédibles et nécessaires qu’une masse d’informations, de rapports et de déclarations
convergeait sur New York, sur Genève, documentant les chancelleries du monde entier.
Mais celles-ci restaient résolues à ne pas qualifier en dépit de cette connaissance
transmise. Les reconnaissances nationales furent tardives, à l’exception du Vatican puis
de la France le 16 mai 1994 par la voix du ministre des Affaires étrangères Alain Juppé.
Or, et c’est une énigme qui a été depuis éclaircie[11], le gouvernement français renonce
presque aussitôt à traduire dans les actes sa reconnaissance formelle du génocide des
Tutsi. Il ne fait rien pour amener le Conseil de sécurité, dont la France est membre
permanent, à se saisir du sujet du génocide et à qualifier l’anéantissement des Tutsi. La
diplomatie française, sous l’autorité conjointe du président François Mitterrand et du
Premier ministre Édouard Balladur, converge avec la position des Etats-Unis (pourtant
réputés très hostiles à la France en Afrique) pour retarder le plus possible cette
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qualification par le Conseil de sécurité. Celle-ci est en revanche réclamée avec insistance
par des membres temporaires dont la République tchèque et la Nouvelle-Zélande qui
préside le Conseil de sécurité.
II. La justice pénale internationale face aux entreprises françaises de déni
et de manipulation
Constatée par de nombreux experts indépendants puis des rapports d’instances
onusiennes, attestée par la France dès le 16 mai 1994 avec la déclaration de Bruxelles
du ministre des Affaires étrangères Alain Juppé, la réalité du crime de génocide perpétré
contre les Tutsi du Rwanda n’est formellement reconnue aux Nations Unies que le 8 juin.
Adoptée par le Conseil de sécurité sur la base d’un rapport du Secrétaire général[12], la
résolution 925 relève des « actes de génocide » au Rwanda. Mais l’Organisation ne se
décide pas à agir, se contentant d’une seule mention suivie de généralités peu
contraignantes en matière d’obligation de protéger et de répression de l’infraction
relevée.
« Prenant note avec la plus vive préoccupation des informations suivant lesquelles des
actes de génocide ont été commis au Rwanda et rappelant dans ce contexte que le
génocide constitue un crime qui tombe sous le coup du droit international,
Condamnant de nouveau énergiquement la violence qui se déchaîne au Rwanda, et en
particulier le massacre systématique de milliers de civils,
profondément indigné que les auteurs de ces massacres aient pu opérer impunément à
l’intérieur du Rwanda et continuent de le faire. »[13]
Or, ces actes de génocide ainsi constatés, il est du devoir de l’Organisation d’agir en
conséquence. La résolution prévoit de ce fait un renforcement de la mission militaire des
Nations Unies qui prend le nom de MINUAR II. La France ne donne pas suite à la
demande de participation qui lui est adressée. Le Front patriotique rwandais ne le
souhaite pas, craignant une partialité de contingents d’un pays allié au régime devenu
génocidaire, contre lequel il lutte militairement au même moment.
L’avènement de la qualification, débuté en France le 16 mai 1994 et à New York le 8 juin,
est contrecarré le 22 juin par la résolution 929 par laquelle le Conseil de sécurité autorise
la France à agir au Rwanda sur un plan militaire et humanitaire. L’opération Turquoise a
pour objectif l’arrêt des massacres et non l’intervention contre le génocide des Tutsi qui
n’est pas mentionné dans la résolution.
« Profondément préoccupé par la poursuite des massacres systématiques et de grande
ampleur de la population civile au Rwanda, 94-26028 (F) /… S/RES/929 (1994)
Conscient de ce que la situation actuelle au Rwanda constitue un cas unique qui exige
une réaction urgente de la communauté internationale, Considérant que l’ampleur de la
crise humanitaire au Rwanda constitue une menace à la paix et à la sécurité dans la
région ».[14]
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La résolution du 22 juin se contente de mentionner le « cas unique » formé par ces
massacres, où l’on peut lire implicitement un rappel du constat d’actes de génocide. Mais
en l’absence de nomination, on est fondé à conclure sur un recul des Nations Unies
engagées dans la répression du crime de génocide sur la base de la Convention,
contraignante, du 9 décembre 1948. Ce recul est d’autant plus préoccupant que
l’opération militaro-humanitaire accordée à la France dispose du chapitre VII ouvrant la
voie à des actions armées contre les auteurs des massacres. Le génocide perpétré
contre les Tutsi du Rwanda, dès lors qu’il bénéficiait d’une reconnaissance explicite dans
la résolution, était susceptible d’être stoppé sans délai.
Cette confusion dans l’exposé de la réalité, résultant des pressions de Paris sur le
Conseil de sécurité, empêche les militaires français sur le terrain d’identifier un théâtre de
génocide. Ils y parviennent pourtant très rapidement pour nombre d’entre eux, les plaçant
dans une situation de tension avec la hiérarchie militaire elle-même sous pression des
autorités politiques. La vision, très erronée, d’une situation au Rwanda de « massacres
interethniques », continue de s’imposer au sommet de l’Etat[15].
Les exactions du Front patriotique rwandais qui combat militairement les génocidaires,
exactions sans commune mesure avec celles perpétrées dans la zone gouvernementale,
sont volontairement élevées au niveau des massacres du gouvernement intérimaire
(GIR) formé à Kigali au lendemain de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana.
On en a pour exemple les assertions du chef d’état-major des Armées lors du conseil
restreint de défense du 13 avril qui suit immédiatement l’attentat[16]. L’évidence de
« maquis tutsi » au Rwanda, la certitude des entreprises criminelles du FPR à l’encontre
des populations civiles sont prédominantes au sein de l’exécutif français. Les massacres
qui leur sont attribués sont jugés de même nature que les crimes perpétrés dans la zone
gouvernementale. Bien que cette vision soit contredite par les nombreuses
informations[17] qui attestent de massacres massifs et systématiques perpétrés sous
l’autorité du gouvernement intérimaire, qu’elle soit même vigoureusement combattue par
l’ambassadeur Yannick Gérard délégué auprès de l’opération Turquoise, elle domine à la
présidence de la République, contamine le Premier ministre et son gouvernement. Elle
explique la très étrange formulation de la résolution du 22 juin, en contradiction avec les
renseignements convergents sur le génocide et son ampleur.
L’ennemisation[18] du FPR, l’obsession d’une menace tutsi globale (le « lobby tutsi »)
sont l’héritage de la politique française au Rwanda depuis octobre 1990, et celle-ci ne se
modifie qu’avec l’action sur le terrain de diplomates comme Yannick Gérard ou d’officiers
tels les lieutenant-colonels Jean-Rémy Duval et Eric de Stabenrath et le colonel Sartre.
Mais l’opération Turquoise a des ordres clairs. Alors que le FPR est la seule armée à
s’opposer au génocide, elle ouvre le feu à plusieurs reprises contre ses unités pénétrant
dans la zone humanitaire sûre (ZHS). Aucune opération militaire de cette nature n’est
dirigée contre les forces armées rwandaises (FAR) perpétrant en grande majorité le
génocide. Leur désarmement est contesté par l’autorité politique, leur arrestation
préventive par les forces françaises est interdite et leur passage au Zaïre, autorisé et
favorisé. Près de 30 000 FAR et miliciens de regroupent au Kivu, bénéficient d’un
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réarmement de la part du régime du général Mobutu, et ils entreprennent de massacrer
des Tutsi congolais, des Tutsi rwandais exilés, des Congolais rwandophones assimilés à
des complices, et des Tutsi banyamulenge. Le génocide se déplace vers le Zaïre et la
France en est très largement responsable.
Au Rwanda dans la zone Turquoise, la dissuasion opérée au sol par les troupes
françaises, en particulier dans la zone nord, fait cesser l’extermination des Tutsi encore
survivants. Faute de se saisir des présumés coupables, des informations sur leur
culpabilité sont collectées par les commandants. De nouvelles tensions éclatent entre
Paris et les forces Turquoise à propos de la rétrocession de la zone aux nouvelles
autorités de Kigali issues de la victoire du FPR. Finalement, après avoir mobilisé les
moyens médicaux de la Bioforce pour briser l’épidémie de choléra décimant les réfugiés
hutu massés dans la zone, les militaires français quittent le Rwanda le 21 août. Un
communiqué commun Elysée-Matignon du 19 surjoue le succès de l’opération, mais
reste silencieux sur la réalité du génocide des Tutsi.
Ce départ de la France du Rwanda ne signifie pas la fin de l’activisme français pour
imposer internationalement un rapport de force politique – favorable aux anciens alliés
pourtant responsables du génocide et défavorable au FPR pourtant principale force de
lutte contre les génocidaires-. La présidence de la République et plusieurs ministères
accueillent à Paris des délégations du gouvernement intérimaire. Le représentant du
Rwanda au Conseil de sécurité comme membre temporaire, lui aussi affilié au GIR,
montre une grande proximité avec la France durant les mois d’avril et de mai 1994[19].
Alors que s’achève l’opération Turquoise, en tout cas sa phase française puisque ses
contingents sont remplacés par des troupes de nations africaines, la France s’implique
contre toute attente dans la création du tribunal pénal international qui sera chargé de
juger le génocide, pour la première fois comme il a été déjà dit. La contradiction, puisque
l’exécutif français se tient très éloigné d’une quelconque reconnaissance –la déclaration
d’Alain Juppé est rapidement infirmée- n’en est plus une depuis le rapport de la
Commission de recherche. Celui-ci a effet démontré que les diplomates français, à la
demande de leur gouvernement, se sont mobilisés dans cette création, non pour donner
au TPIR les moyens juger mais au contraire pour les limiter.
Les faits sur lesquels le tribunal est autorisé à se pencher ne peuvent remonter au-delà
du 1er janvier 1994, ce qui empêche toute instruction sur la période durant laquelle la
France est massivement présente au Rwanda, sur un plan politique, militaire et financier.
Cependant, disjoindre la phase paroxysmique d’un génocide de sa phase préparatoire le
vide de sa réalité : tout génocide reconnu, comme celui perpétré contre les Tutsi au
Rwanda, ne peut se séparer du processus génocidaire qui l’explique. Or c’est qui se
produit le 8 novembre avec la création du TPIR le 8 novembre 1994 par la résolution 955
du Conseil de sécurité. La diplomatie française s’applique aussi à réserver la possibilité
de juger d’un crime de génocide des Hutu qu’aurait commis le FPR, une thèse à laquelle
semblent tenir les autorités de la France, puisque la période de référence va jusqu’au 31
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décembre 1994. Enfin, à la date précise de création du TPIR, la justice pénale
internationale subit de la part de la France, représentée par le chef de l’Etat, un violente
et intentionnelle dénégation.
Ce 8 novembre 1994, en effet, est aussi le jour du discours de François Mitterrand au
sommet franco-africain à Biarritz. Ce discours prend un relief particulier dans la mesure
où il ouvre l’ultime rencontre d’un président très africain avec l’Afrique. Il a valeur de
testament d’un dirigeant français après 14 ans de politique présidentielle en Afrique, et
même après 44 ans d’action sur le continent. Ses déclarations relatives aux événements
du Rwanda peuvent éclairer la manipulation opérée sur le TPIR.
« En vérité, vous le savez, aucune police d’assurance internationale ne peut empêcher
un peuple de s’autodétruire, et on ne peut pas demander non plus l’impossible à la
communauté internationale, et encore moins à la France tant elle est seule, lorsque des
chefs locaux décident délibérément de conduire une aventure à la pointe des baïonnettes
ou de régler des comptes à coup de machettes. Après tout, c’est de leur propre pays qu’il
s’agit. Cela n’excuse rien, et même aggrave, mais comment serions-nous juge ou arbitre
? Ce n’est pas tant à la communauté internationale que ces fauteurs de guerre doivent
rendre des comptes, mais avant tout à leur peuple, à leurs propres enfants, et je crains
dans certains cas le jugement de l’histoire[20]. »
Comme on le constate, le génocide des Tutsi n’est pas mentionné dans le discours ni
même reconnu. François Mitterrand modifie sa position au cours de la conférence de
presse qui suit, en parlant cette fois de génocide qu’il conjugue cependant au pluriel[21].
Dans son discours cardinal, le président français s’en tient à la qualification de
massacres. Il suggère l’équivalence des massacres et donc potentiellement le devoir de
réprimer et juger indistinctement des auteurs hutu et tutsi voir de requalifier de tels
massacres à l’instigation du FPR en actes de génocide. Le choix de la date du 31
décembre 1994 comme terme de la compétence du TPIR peut davantage le permettre
qu’une date comme le 4 juillet ou du 17 juillet marquant la fin du génocide.
Il est à noter aussi que les nouvelles autorités du Rwanda ne sont pas invitées à
participer au sommet. Elles ne sont pas dupes des manœuvres de la France au Conseil
de sécurité pour détourner le TPIR de sa mission première. Dans un article du New York
Times signalé par l’ambassade de France aux États-Unis, le chef militaire du FPR et
ministre de la Défense Paul Kagame explique pourquoi le Rwanda votera contre la
création du tribunal : « Le fait que le tribunal ne soit pas compétent pour la période
antérieure au 1er janvier 1994 protégera ceux qui ont planifié le génocide, ainsi que les
Français qui sont “complices” du génocide. » Il ajoute qu’un jour « nous devrons accuser
les Français d’avoir été impliqués dans le génocide[22] ».
Des accusations de complicité des autorités françaises ont été régulièrement formulées,
en France par des militants et des chercheurs engagés. Des plaintes en ce sens ont été
déposées, notamment par l’association Survie[23]. Le gouvernement du Rwanda a
envisagé de lancer des mandats d’amener, sur la base des faits établis par le rapport
Mucyo, contre trente-trois responsables françaises susceptibles d’être impliqués dans le
9/22
génocide. Il s’est agi en particulier de riposter à l’instruction du juge Bruguière et aux
mises en accusation qui s’en sont suivies de hauts responsables du FPR pour de
présumées responsabilités dans l’attentat ayant coûté la vie aux présidents rwandais et
burundais et à trois citoyens français[24]. Le nouveau cours des relations entre la France
et le Rwanda à partir de la publication des rapports Duclert et Muse a conduit le Rwanda
à renoncer aux accusations de complicité et aux mandats d’amener qu’elles impliquaient.
Une lettre du ministre rwandais de la Justice à son homologue français a formalisé cette
décision. Celle-ci n’empêche toutefois pas des parties civiles à continuer d’agir en justice
pour demander réparation d’une telle infraction, par des plaintes contre X ou contre des
personnes désignées. Aucune de celles qui ont été déposées n’ont abouti à des procès.
Plusieurs non lieux à l’inverse ont été prononcés, clôturant des instructions comme celles
portant sur les faits relatifs à Bisesero lors de l’opération Turquoise.
Si le volet de la complicité pour crime de génocide ne semble pas trouver d’avenir, faute
d’éléments incriminants et du fait de la relative complexité de la notion de complicité en
droit[25], celui de la culpabilité directe progresse avec des procès toujours plus nombreux
de génocidaires suivis de lourdes condamnations, devant les juridictions internationales
et nationales. Elles s’accompagnent de progrès dans le renforcement de l’arsenal
judiciaire de la lutte contre les crimes de génocide. Ce mouvement atteste de la place
qu’occupe le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, pas seulement dans la
connaissance notamment historique, mais aussi dans la répression des crimes de
génocides – en attendant leur prévention.
III. Répression et prévention du crime de génocide. D’impossibles
avancées internationales ?
La justice internationale s’exprime dans le TPIR créé le 8 novembre 1994. En dépit de
cette institution tardive et de la limitation de son champ d’investigation, le tribunal a le
mérite d’exister, et de juger spécifiquement, pour la première fois dans l’histoire des
crimes de génocide. Plusieurs procès et condamnations décisives marquent son histoire,
ainsi que l’émission d’un constat judiciaire inédit dans les annales judiciaires[26]. Un
« Mécanisme » ou « petite entité efficace à vocation temporaire », est entré en fonction le
1er juillet 2012, afin de prolonger l’activité le tribunal dans la perspective de sa fermeture,
effective le 31 décembre 2015. Ce Mécanisme a été chargé de la mise en accusation, de
l’instruction et du procès de Félicien Kabuga, arrêté à Asnières en France, suspecté
d’avoir pris une part très importante dans le financement, l’organisation et la planification
du génocide. En raison de la santé défaillante du prévenu constatée par la cour, le procès
a été suspendu. Il est très vraisemblable qu’il ne reprendra plus compte tenu de la
dégradation probable de son état. Félicien Kabuga ne sera jamais jugé. L’action du TPIR
s’achève sur une impasse définitive, provoquant incompréhension chez les juristes et
douleur chez les victimes. Il n’est même pas certain que la cour choisisse la solution d’un
réquisitoire définitif permettant d’établir l’entièreté des charges portant sur le prévenu. Les
grands procès instruits par le TPIR demeureront toutefois[27]. Les ressources qu’ils ont
produites en termes de connaissance doivent faire l’objet, selon les déclarations
récentes[28], d’une valorisation sous forme d’une institution internationale dédiée au
10/22
savoir et à sa transmission. Le TPIR survivrait à travers elle, s’incarnant dans cette
dimension heuristique et mémorielle indispensable à la recherche de la vérité et à la
connaissance de la justice.
Distincts du TPIR bien qu’en étant à l’origine par sa résolution 955 du 8 novembre 1994,
les membres du Conseil de sécurité des Nations Unies s’efforcent sans convaincre, à
plusieurs reprises, de tirer les enseignements de l’échec de l’ONU lors du génocide des
Tutsi au Rwanda.
Ils le font d’abord, en 2000, sur la base du rapport de la Commission d’enquête
indépendante[29] confié par le Secrétaire général à un ancien Premier ministre suédois,
Ingvar Carlsson. « Nous avions la responsabilité d’agir et nous n’avons pas su le faire »,
s’est-il exprimé le 14 avril[30]. Il en ressort, selon le communiqué des Nations Unies, que
son échec au Rwanda est essentiellement dû « à l’insuffisance de ressources et de
volonté politique. M. Carlsson a appelé les Etats Membres à prendre cette question très
au sérieux car l’ONU est la seule organisation qui peut apporter une légitimité mondiale
au maintien de la paix. Le véritable défi consiste à tenir compte des enseignements que
l’on peut tirer de la tragédie au Rwanda pour la planification, au jour le jour, des activités
de maintien de la paix. C’est pourquoi, la Commission d’enquête recommande au
Secrétaire général de mettre en place un plan de prévention spécifique du génocide,
envisageant notamment toutes les mesures concrètes qui pourraient être prises.[31] »
La discussion des membres du Conseil insiste sur les « erreurs » des Nations Unies, sur
leur « échec », formulant des préconisations très générales[32] et n’allant pas jusqu’aux
conclusions qui s’imposeraient face au constat d’un offensive militaire possible sur les
génocidaires[33].
Le représentant des Pays-Bas salue « le Ghana et la Tunisie qui ont autorisé leurs
troupes à rester au Rwanda tout au long des terribles semaines du génocide, en dépit du
retrait d’autres contingents. » Un certain nombre d’enseignements doivent être tirés de ce
rapport, poursuit Peter van Walsum. « Il faudrait tout d’abord ne pas traiter un processus
de paix comme un impératif d’une plus grande valeur que le sort des populations
concernées. Il conviendrait également de ne pas s’accrocher à un processus de paix qui
a cessé d’être pertinent. Il faudrait par ailleurs prêter une plus grande attention aux NGO,
la plupart d’entre elles disposant d’une richesse d’informations actualisées sur le terrain.
Une quatrième leçon à tirer ce de rapport est que l’impartialité n’est pas une vertu dans
une situation de génocide. »
Le représentant français relève que l’occasion qui est donné par ce débat de « réfléchir
aux enseignements à tirer du génocide rwandais, car il faut faire en sorte que
l’Organisation ne reste, plus jamais, inactive ou impuissante face à de telles tragédies. »
Jean-David Levitte insiste. « Ayons ensemble le courage de regarder la vérité en face ».
Toutefois, à cette époque, il est impensable d’envisager que l’effort de vérité puisse
s’intéresser au rôle de la France au Rwanda et même touche aux responsabilités
11/22
françaises au Rwanda. Jean-David Levitte qualifie d’ « injustifiées » les critiques
adressées à l’opération Turquoise, se demandant « s’il fallait vraiment encore une fois
rester les bras croisés ».
En 2005, lors du Sommet mondial des Nation Unies, est affirmée la responsabilité de
protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et
des crimes contre l’humanité. La responsabilité de protéger (ou « R2P ») s’articule sur «
trois piliers égaux » : la responsabilité de chaque État de protéger ses populations (pilier
I); la responsabilité de la communauté internationale d’aider les États à protéger leur
population (pilier II) ; et la responsabilité de la communauté internationale de protéger
lorsque, manifestement, un État n’assure pas la protection de sa population (pilier III). «
L’adoption du principe en 2005 a constitué un engagement solennel qui incluait l’espoir
d’un avenir sans ces crimes », souligne l’organisation qui reconnaît à cette date l’échec
de l’obligation[34].
Pour les vingt ans du génocide des Tutsi, le Conseil de sécurité prend à nouveau
l’initiative. « Soucieux de renforcer la coopération internationale pour faciliter la
prévention et la répression promptes de ce crime », il demande aux États membres, lors
d’une séance publique commémorative, de « s’engager à nouveau à prévenir et à
combattre le génocide, ainsi que les autres crimes graves définis par le droit
international[35] ». Par la résolution 2150 adoptée à l’unanimité, le Conseil souligne qu’il
importe de tirer les leçons du génocide. La résolution condamne « sans réserve » toute
négation de ce génocide et invite instamment les États Membres à se donner des
programmes éducatifs pour « graver dans l’esprit des générations futures les leçons du
génocide, le but étant d’en prévenir d’autres dans l’avenir ».
« Si la communauté internationale avait aujourd’hui à sa disposition, comme c’était le cas
en 1994, des informations décisives, agirait-elle de manière différente? », s’interroge le
représentant du Rwanda, Eugène-Richard Gasana, qui met très directement en cause le
manque de volonté politique à la fois des membres permanents du Conseil et du
Secrétariat de l’ONU de l’époque. L’ancien représentant permanent de la NouvelleZélande s’exprime, avouant « l’atroce responsabilité de présider le Conseil de sécurité
qui avait refusé de reconnaître qu’un génocide était en train d’être perpétré contre les
Tutsis au Rwanda et échoué ainsi à s’acquitter de sa responsabilité de renforcer la
Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) pour protéger le plus
de civils possible ». Colin Keating présente officiellement ses excuses pour l’impuissance
du Conseil de sécurité à agir, en souhaitant qu’elles soient « mentionnées dans le
procès-verbal de la séance ». Avec le recul, ajoute-t-il, la décision prise par le Conseil, le
21 avril 1994, de réduire les effectifs de la MINUAR, s’apparente à un « cadeau naïf »
accordé aux génocidaires à Kigali. Pour que la communauté internationale, par le biais
du Conseil de sécurité, puisse assumer cette responsabilité en cas d’échec d’un État à
protéger sa propre population civile, la France, annonce son représentant, prépare un
« code de conduite volontaire des cinq membres permanents », qui aura pour objectif de
limiter l’usage du droit de veto en cas de génocide et de crimes graves. « Nous le
devons, notamment, au peuple syrien », déclare Gérard Araud. A cette date toutefois, il
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n’est pas davantage envisageable, pour les autorités françaises, de considérer des
responsabilités nationales dans le génocide des Tutsi. Cette position, qui relève du tabou
de l’Etat sur lui-même, se fige pour trente années.
IV. Le génocide des Tutsi et l’obligation de juger
La réalisation d’un génocide dont le monde, théoriquement, s’était prémuni, a conduit des
pays, individuellement, à s’engager dans la voie de sa répression judiciaire – faute d’avoir
agi préventivement. Ce choix a déterminé un double caractère d’exemplarité, à la fois
parce que la catégorie du crime de génocide état généralement neuve dans les codes
pénaux nationaux et parce que la justice rendue par les tribunaux nationaux était
conditionnée à l’adoption d’un principe de compétence universelle. Celui-ci avait été
autorisé par l’Organisation des Nations Unies, soucieuse d’autoriser des Etats à juger les
génocidaires dont le nombre présumé excédait les possibilités de la juridiction
internationale. Par la loi du 22 mai 1996, la France se dotait de la compétence universelle
en relation directe avec l’activité du TPIR. C ‘est l’objet de son article 1.
« Pour l’application de la résolution 955 du Conseil de sécurité des Nations unies du 8
novembre 1994 instituant un tribunal international en vue de juger les personnes
présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit
international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda, ainsi que les citoyens
rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire
d’Etats voisins, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994, la France participe à la
répression des infractions et coopère avec cette juridiction dans les conditions fixées par
la présente loi.
Il en est de même pour l’application de la résolution 1966 (2010) du Conseil de sécurité
des Nations unies du 22 décembre 2010 instituant un mécanisme international chargé
d’exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux.
Les dispositions qui suivent sont applicables à toute personne poursuivie à raison des
actes qui constituent, au sens des articles 2 à 4 du statut du tribunal international, des
infractions graves à l’article 3 commun aux conventions de Genève du 12 août 1949 et au
protocole additionnel II auxdites conventions en date du 8 juin 1977, un génocide ou des
crimes contre l’humanité. »
Toutefois, le premier procès à avoir lieu dans ce cadre n’intervient qu’en 2014. Il
concerne le capitaine Pascal Simbikangwa, attaché à la présidence rwandaise avant le
génocide, actif dans sa préparation comme dans sa réalisation, arrêté sur le territoire
français à Mayotte pour trafic de faux papiers, visé en février 2009 par une plainte du
Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), mis en examen le 16 avril
2009 « pour génocide et complicité et conspiration de génocide, crime organisé », et
transféré en métropole le 18 novembre. Son procès est le premier à devoir juger un crime
de génocide, et le quatrième pour un crime contre l’humanité, avec ceux intentés à Klaus
Barbie, Paul Touvier et Maurice Papon. À ce titre, il est intégralement filmé pour les
besoins de la recherche scientifique et de la mémoire historique[36]. Il est aussi le
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premier à bénéficier de l’action du pôle « Crimes contre l’humanité, crimes et délits de
guerre »), dont le parquet, dirigé par la procureure Aurélia Devos[37], conduit
l’accusation. L’enquête judiciaire a été menée par un autre nouvel organisme, l’Office
central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre
(OCLCH), créé le 5 novembre 2013, rattaché à la gendarmerie nationale, et agissant lui
aussi dans le cadre de la compétence universelle. L’Office inaugure son existence avec le
cas Pascal Simbikangwa.
Le procès s’ouvre le 4 février 2014. Les faits sont requalifiés par la cour en « complicité
de génocide à auteur et instigateur de ce génocide ». La défense oppose la vacuité des
preuves directes et constate l’absence de témoins directe à la barre. La cour d’assises de
Paris, formée de jurés ordinaires, condamne le 14 mars 2014 Pascal Simbikangwa à 25
ans de prison, coupable de génocide et de complicité de crime contre l’humanité. Un plan
concerté d’extermination des victimes désignées et son application sont relevés dans
l’arrêt statuant sur « l’efficacité d’une organisation collective reposant nécessairement sur
un plan concerté ». Après l’appel formé par les avocats le 18 mars, un nouveau procès
débute le 27 octobre 2016, suivi d’une nouvelle condamnation et d’une peine identique.
En rejetant le pourvoi de Pascal Simbikangwa, la Cour de cassation rend sa
condamnation définitive.
Ce premier procès découle comme il a été dit des dispositions permises par la justice
pénale internationale et adoptées par la France. La demande d’extradition formée par le
Rwanda se heurte à ce cadre établi, ainsi que l’incompatibilité du droit rwandais avec le
droit français qui récuse la peine d’isolement carcéral dont le prévenu est menacé.
Toutefois Bruno Sturlese, second procureur au premier procès Simbikangwa, tient à
préciser qu’il est « hors de question que la France reste un sanctuaire pour les
génocidaires, à partir du moment où on a refusé d’extrader au Rwanda ce Rwandais qui
était accusé de crimes contre l’humanité[38] ». Quant au Rwanda, heurté par cette
décision dans un contexte de plus de grave détérioration des relations entre les deux
pays[39], il reproche à la France, par la voix de son président, « les compromissions du
passé ». Paul Kagame, répondant à la journaliste de Libération Maria Malagardis, aborde
le sujet d’une possible complicité de la France (et de la Belgique) dans la préparation du
génocide[40]. Toutefois, par application du cadre dressé par le TPIR –et largement par la
France comme il a été également précisé-, il n’est pas légalement possible à la justice
française d’instruire des faits antérieurs au 1er janvier 1994.
Malgré la crise diplomatique aigüe entre la France et le Rwanda, les procès en cour
d’assises se multiplient. Par un communiqué du 5 avril 2019 anticipant la 25e
commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, le président
Emmanuel Macron, « très attaché à la lutte contre l’impunité et au fonctionnement
efficace de la justice, » annonce « le renforcement des moyens du pôle du Tribunal de
Grande Instance chargé du traitement des procédures relatives au génocide des Tutsi au
Rwanda et l’augmentation des effectifs de police judiciaire, afin que les génocidaires
présumés faisant l’objet de poursuites puissent être jugés dans un délai raisonnable.
[41] » Sont annoncés également la dévolution de nouveaux moyens à la recherche[42] et
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la création d’une commission d’historiens ayant accès à l’ensemble des archives d’État
avec un rapport demandé sous deux ans[43]. La « mise en œuvre de ces
engagements », explique Emmanuel Macron, doit « réunir les conditions pour
l’expression d’une vérité historique et consacrer la place du génocide des Tutsi dans la
mémoire collective française ». Le même objectif est formulé dans la lettre de mission
adressée le même jour au président de la commission d’historiens, le professeur Vincent
Duclert, et à ses premiers collègues mobilisés[44].
Entre temps, le cadre de la compétence universelle a été modifié en France[45] par une
loi de 2010[46]. Une mise au point du 12 mai 2023 de la Cour de cassation relative aux
« crimes commis en Syrie[47] » fixe l’état de la « Compétence universelle de la justice
française » :
« Art. 689-11 du code de procédure pénale
Si elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne peut
être poursuivie et jugée par les juridictions françaises lorsqu’elle est soupçonnée d’avoir
commis à l’étranger l’une des infractions suivantes :
le crime de génocide défini dans le code pénal ;
les autres crimes contre l’humanité définis dans le code pénal, si les faits sont punis
par la législation de l’État où ils ont été commis ou si cet État ou l’État dont la
personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention de Rome de 1998 ;
les crimes et délits de guerre définis dans le code pénal, si les faits sont punis par la
législation de l’État où ils ont été commis ou si cet État ou l’État dont la personne
soupçonnée a la nationalité est partie à la convention de Rome de 1998. »
En dépit des restrictions à la compétence universelle des tribunaux nationaux, le rôle
répressif de la justice –aux côtés de sa fonction pédagogique- s’affirme. Comme l’a
souligné en mars 2024 l’ancienne vice-procureure au pôle « Crimes contre l’humanité »
Aurélia Devos, les présumés coupables de génocide vivent désormais dans l’inquiétude
dès lors qu’ils résident en France[48]. Lors des Rencontres internationales du livre
francophone du Rwanda portant sur « Littérature, histoire, justice », il a été évoqué à
plusieurs reprises le cas non tranché et même non examiné de la possible complicité des
autorités françaises dans le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda. Le président
de la Commission de recherche, dont le rapport a écarté la complicité, a indiqué la
démarche des historiens constatant l’absence de sources susceptibles de démontrer «
une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire ». « Rien dans les archives
consultées ne vient le démontrer », écrit le rapport du 26 mars 2024. Vincent Duclert a
précisé que cette appréhension de la complicité par les historiens est restrictive, qu’elle
n’entre pas dans le domaine du droit, et que les magistrats comme les parties civiles sont
libres de qualifier les « responsabilités, lourdes et accablantes », par ailleurs énoncées
en conclusion du travail de recherche. Si rien ne s’est produit de la sorte depuis la
publication du rapport, est-ce à signifier qu’il n’y a pas matière à agir, compte tenu aussi
de la nécessité de ne retenir que les faits allant du 1er janvier au 31 décembre 1994 ?
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Cette restriction demeure contradictoire à la définition juridique du crime de génocide telle
que la formule la Convention de 1948, dont la France est notamment signataire, et qui fait
de la préparation de l’infraction un élément constitutif de cette dernière.
*
Le retour au texte de la Convention et à l’œuvre de Raphael Lemkin a fondé la
conférence du Panthéon du 12 septembre 2023, inscrite dans le programme du colloque
international « Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi du
Rwanda. La recherche en acte ». La 30e commémoration du génocide des Tutsi sera
savante ou ne sera pas. Elle suppose une mobilisation de la recherche, des entreprises
collectives, une histoire ouverte qui ne peut appartenir à tel ou tel chercheur revendiquant
un droit de propriété sur le sujet au risque d’en affaiblir même la portée scientifique.
La « Conférence Raphael Lemkin » du Panthéon se veut à cet égard une étape
importante dans la recherche en acte, par le fait même qu’elle a pu se tenir dans un pays
longtemps dominé par un déni officiel et des discours négationnistes, et par la qualité de
cette recherche croisée France-Rwanda. Celle-ci a été imaginée un jour de juin 2021 sur
le campus de l’université du Rwanda à Huye-Butare, lors du voyage de fin de mission de
la Commission Duclert au Rwanda qui était reçue par ses homologues rwandais.
Cette « Conférence Raphael Lemkin » du 12 septembre 2023 pendant la session de
Paris du colloque international, pensée à l’origine comme un événement unique au sein
d’une institution de premier plan, le Panthéon, s’est depuis transformée en une
conférence annuelle. Elle est inaugurée à Montpellier, sous l’égide de l’Institut
universitaire Maïmonide Averroès Thomas d’Aquin et l’Équipe de recherche « Processus
génocidaires, génocides et prévention ». Comme pour la conférence du Panthéon de
2023, la « Conférence Raphael Lemkin » pour l’année 2024 porte sur la « connaissance
et reconnaissance de l’histoire, du passé au présent ». Elle s’inscrit dans le cadre de la
30e commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda et des suites
nécessaires de la recherche[49]. La recherche collective n’a pas faibli depuis les
avancées du printemps 2021. La première « Conférence Raphael Lemkin » s’incarne
désormais dans la publication des communications présentées le 12 septembre 2023 au
Panthéon. Le dossier qui suit forme une partie intégrante des actes des deux sessions du
colloque international 2022-2023. Mais il possède son unité autour de l’enjeu de la justice
internationale, dimension essentielle de protection des droits des personnes et de
l’obligation de protéger les populations menacées. Longtemps restées théoriques, ces
dimensions ont pris un caractère d’urgence et de nécessité avec le génocide perpétré
contre les Tutsi du Rwanda.
[1]. Le programme complet est accessible sur le carnet de recherche
cirre.hypotheses.org.
16/22
[2]. Désormais, Commission de recherche, ou Commission Duclert. Son rapport est
disponible sur le site vie-publique.fr depuis le 26 mars 2021 et a été aussitôt publiée par
les éditions Armand Colin : La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi. Rapport de la
Commission de recherche au président de la République, sous la présidence de Vincent
Duclert (complété par : « Annexe méthodologique » et « État des sources », site : viepublique.fr / Rwanda).
[3]. Voir la Base de données de droit humanitaire international (DIH) créée par le CICR
(https://ihl-databases.icrc.org/fr/ihl-treaties/ictr-statute1994#:~:text=8%20novembre%201994-,Statut%20du%20Tribunal%20pénal%20internati
onal%20pour%20le%20Rwanda%2C%208%20novembre,création%20d’un%20tribunal%
20international.).
[4]. https://unictr.irmct.org/fr/documents (Nations Unies. Mécanisme international appelé
à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux : site héritage du Tribunal pénal
international pour le Rwanda. Depuis la fermeture du TPIR le 31 décembre 2015, le
Mécanisme maintient ce site Internet en ligne dans le cadre de sa mission de
préservation de l’héritage des Tribunaux pénaux internationaux. »).
[5]. Le site du TPIY précise, en commentaire de l’extrait de la résolution de création, ce
qui suit : « Les récits des massacres de milliers de civils, des viols et des tortures commis
dans les camps de détention, les scènes terribles de villes assiégées et les souffrances
de centaines de milliers de personnes chassées de leur domicile, ont conduit l’ONU à
former, à la fin de l’année 1992, une commission d’experts chargée d’évaluer la situation
sur le terrain. Dans son rapport, celle-ci a confirmé que des crimes atroces avaient été
commis et fourni au Secrétaire général des preuves d’infractions graves aux Conventions
de Genève et d’autres violations du droit humanitaire international. Les conclusions de la
commission d’expert ont amené le Conseil de sécurité à créer un tribunal international
chargé de juger les personnes présumées responsables de ces crimes afin de mettre un
terme à la violence et de préserver la paix et la sécurité internationales. Le 25 mai 1993,
le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la résolution 827 portant création du Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie, également appelé TPIY. Cette résolution
contenait le Statut du TPIY définissant sa compétence et son organisation, ainsi que ses
principales règles de procédure. Premier tribunal pour crimes de guerre créé par les
Nations Unies, il est aussi le premier tribunal international à connaître de tels crimes
depuis les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. La date de sa création a marqué le
début de la fin de l’impunité pour les responsables des crimes de guerre commis en exYougoslavie. » (https://www.icty.org/fr/le-tribunal-en-bref/le-tribunal/la-creation-dutribunal#:~:text=Le%2025%20mai%201993%2C%20le,ses%20principales%20r%C3%A8
gles%20de%20proc%C3%A9dure.)
[6]. Bien que prévus par la conférence de la paix
[7]. Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, Chicago, Quadrangle
Books,1961 (traduction française, Fayard, Gallimard coll. « Folio »).
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[8]. Cf. Albert Camus, Œuvres complètes, III, nouvelle édition, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 947.
[9]. Vincent Duclert, Thomas Hochmann, Raymond H. Kévorkian, Chantal Morelle,
Etienne Rouannet, Françoise Thébaud, Sandrine Weil, « La recherche en acte : mobiliser
la connaissance, renforcer la prévention. Sur le projet de Centre international (CIRRE) »,
in « Le génocide des Tutsi du Rwanda. Devoir de recherche et droit à la vérité », Le
Genre humain, sous la direction de Vincent Duclert, préface de Joseph Nsengimana,
postface de Liberata Gahongayire, n° 62, mars 2023, p. 249-260.
[10]. Cf. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit. Le rapport de la
Commission de recherche inclut et analyse de nombreux documents d’archives publiques
et des rapports d’experts (dont celui de la FIDH présenté au journal télévisé national
d’Antenne 2, le 28 janvier 1993, plus d’un an avant le déclenchement de la phase
paroxysmique du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, par l’un des membres
de la mission internationale d’enquête, Jean Carbonare). La recherche que j’ai poursuivie
sur la France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, à titre de chercheur ordinaire et non
plus de président de la Commission de recherche, aboutissant à l’ouvrage publié en
janvier 2024, La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Ve
République (Paris, Tallandier), mène une étude systématique des ces alertes en
provenance des services de l’Etat, des parlementaires français, et de l’expression
publique dans toutes ces dimensions. A cela s’ajoutent les alertes des Nations Unies et
de nations comme la Belgique ou l’Ouganda.
[11]. Cf. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit.
[12]. Boutros Boutros-Ghali. Rapport en date du 31 mai 1994 (S/1994/640).
[13]. https://digitallibrary.un.org/record/197578?ln=fr&v=pdf
[14]. https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n94/260/28/pdf/n9426028.pdf?
token=xx5AA1Pjw6qaHuBGmP&fe=true
[15]. Nous renvoyons ici au rapport de la Commission de recherche et à notre étude, La
France face au génocide des Tutsi, op. cit.
[16]. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 392.
[17]. Des informations émanant tant des agents civils et militaires français que des
envoyés des Nations Unies, des représentants ONG et des journalistes reporters sur le
terrain qui prennent tous les risques pour documenter et alerter
[18]. Cf. La France face au génocide des Tutsi, op. cit., p. 349 et suiv.
[19]. Ibid., p. 432.
[20]. Ibid., p. 291-292.
18/22
[21]. Ibid., p. 292.
[22] Cité in La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 645-646 (TD
Washington 3226, 8 novembre 1994).
[23]. Site Survie.
[24]. Depuis, l’instruction Bruguière a été infirmée par l’instruction Poux-Trévidic, débutée
en débutée en 2011. Après un déplacement des magistrats sur le site de l’attentat,
l’enquête a abouti un rapport très documenté, sur la base d’expertises techniques,
aéronautique, topographique, acoustique et balistique, et d’interrogatoires de témoins.
Les magistrats concluent que les deux missiles qui ont abattu le Falcon 50 ont été tirés
depuis le camp militaire de Kanombe, contrôlé par la garde présidentielle. Le rapport
démontre que les missiles ne peuvent avoir été tirés depuis la ferme de la colline de
Masaka occupée par les forces militaires du FPR
[25]. Elle s’éclaircit. Cf. Anne-Laure Chaumette (colloque Paris II, 1er février 2024)
[26]. 16 juin 2009.
[27]. Dont le procès des médias, cf. Jean-Pierre Chrétien, Combattre un génocide,
Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2024.
[28]. Colloque Paris II, 1er février 2024.
[29]. Constituée en mai 1999, la Commission a eu pour mandat d’enquêter sur les actions
de l’ONU dans son ensemble. Elle a ainsi étudié les actions de la Mission d’assistance de
l’ONU pour le Rwanda (MINUAR), du Secrétaire général et du Secrétariat, de même que
celles des Etats Membres de l’Organisation et des organes politiques dans lesquels ils
sont représentés. La Commission a aussi mis l’accent sur l’influence que les acteurs
régionaux ont exercée. Des archives de l’ONU qu’elle a consultées et des documents
émanant de sources gouvernementales et non gouvernementales auxquels la
Commission a également eu accès, lui ont permis d’aboutir à l’élaboration d’un rapport de
près de 90 pages, 19 conclusions et de formuler 14 recommandations, faisant office
d’enseignements à tirer.
[30] Ingvar Carlsson a présenté les 19 conclusions et les 14 recommandations de
l’enquête de six mois qu’il a menée, à la demande du Secrétaire général, en compagnie
des deux autres membres de la Commission, M. Han Sun-Joo, ancien Ministre des
affaires étrangères de la République de Corée et le général Rufus M. Kupolati du Nigéria.
[31]. Communiqué. https://press.un.org/fr/2000/20000414.cs1174.doc.html
[32]. « Les représentants se sont accordés pour souligner le devoir moral qu’a la
communauté internationale de tout mettre en œuvre pour qu’une telle tragédie ne se
reproduise plus. Au titre de la contribution que le Conseil peut apporter à cet effet, le
Ministre des affaires étrangères du Canada, M. Lloyd Axworthy, qui présidait la séance, a
jugé impératif de renforcer des arrangements prévisionnels, notamment en se dotant d’un
19/22
état-major de mission à déploiement rapide, et en prévoyant des règles d’engagement
claires. De manière générale, les intervenants ont estimé que les opérations de maintien
de la paix doivent aussi disposer de toutes les ressources nécessaires, et de mandats
suffisamment clairs, voire musclés et flexibles, afin de leur permettre de répondre aux
brusques changements de la situation sur le terrain. La représentante de la Jamaïque a,
par exemple, suggéré que les commandants des forces disposent d’une marge de
manœuvre suffisante pour décider de leur action lorsque nécessaire. Il a été jugé utile
d’élargir la gamme des interlocuteurs du Conseil et de ses sources d’information pour
détecter les signes avant-coureurs de génocide ou de violation massive des droits de
l’homme. L’expérience malheureuse au Rwanda doit servir de leçon, en premier lieu, face
au conflit qui sévit dans la région des Grands Lacs et notamment, en République
démocratique du Congo. »
[33] « Les 2 500 hommes présents au Rwanda au début du génocide auraient pu arrêter,
ou pour le moins limiter, l’ampleur des massacres. Parmi ces hommes, certains ont agi
avec héroïsme, mais d’autres sont demeurés en retrait. En vérité, la responsabilité de ce
qui s’est produit est partagée par tous les Etats Membres et pas seulement par les pays
qui ont contribué en troupes et en matériel à la Mission. La volonté politique est en fait
l’élément clef de ce drame et de l’action de l’Organisation et son absence peut s’avérer
l’obstacle le plus difficile à la réalisation des mandats de l’ONU, a constaté M. Carlsson.
Et Représentant du Canada. »
[34]. https://www.un.org/fr/chronicle/article/la-responsabilite-de-proteger
[35] « VINGT ANS APRÈS, LE CONSEIL DÉNONCE LA NÉGATION DU GÉNOCIDE AU
RWANDA ET MOBILISE LES ÉTATS MEMBRES CONTRE UN TEL CRIME », Source :
https://www.un.org/press/fr/2014/CS11356.doc.htm
[36]. La réalisation des images et leur conservation sont assurées par les Archives
audiovisuelles de la Justice.
[37]. Cf. Aurélia Devos, Crimes contre l’humanité. Le combat d’une procureure, Paris,
Calmann-Lévy, 2023.
[38]. Déclaration France Info, 7 avril 2014. Voir aussi sa « tribune » : « Réflexions sur le
premier procès d’assises français d’un officier rwandais pour génocide et crimes contre
l’humanité », Les Cahiers de la Justice, 2014/4, p. 533-539.
[39]. Prévue pour assister à la 20e commémoration du génocide à Kigali, la ministre de la
Justice Christine Taubira doit, sur instruction du gouvernement et du président François
Hollande, renoncer à son déplacement.
[40] « Il faudrait que je sois satisfait, simplement parce qu’un premier procès, celui de
Pascal Simbikangwa, a eu lieu cette année ? Et qu’il a été condamné à vingt-cinq ans de
prison ? Une seule personne en vingt ans ! La France comme la Belgique ont joué un
rôle néfaste dans l’histoire de mon pays, ont contribué à l’émergence d’une idéologie
génocidaire. Quand, en France, la justice est si lente, nous ne pouvons pas imaginer que
20/22
c’est neutre. Dans nos relations avec ces deux pays, notre grille de lecture est forcément
liée aux compromissions du passé. » (Paul Kagame, « La France a contribué à
l’émergence d’une idéologie génocidaire », Libération, 7 avril 2014).
[41]. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/04/05/25e-commemoration-dugenocide-contre-les-tutsi-au-rwanda
[42]. « La création d’une chaire d’excellence dédiée à l’histoire du génocide des Tutsi et
le lancement d’un appel à projets de l’Agence nationale de la Recherche sur les
génocides, consacrant pour la première fois un accent particulier au génocide des Tutsi.
L’objectif de cet appel est à la fois d’approfondir la connaissance scientifique de ce
génocide, et de consolider la recherche existante en favorisant l’émergence d’une
nouvelle génération de chercheurs spécialistes de cette question. »
[43]. « La mise en place d’une commission d’historiens et de chercheurs chargée de
mener un travail de fond centré sur l’étude de toutes les archives françaises concernant
le Rwanda entre 1990 et 1994. Cette commission, qui rassemblera huit chercheurs et
historiens, sous l’égide du professeur Vincent Duclert, aura pour mission de consulter
l’ensemble des fonds d’archives français relatifs au génocide, sur la période 1990 – 1994
afin d’analyser le rôle et l’engagement de la France durant cette période et de contribuer
à une meilleure compréhension et connaissance du génocide des Tutsi. Ce travail aura
notamment vocation à aider à constituer la matière historique nécessaire à
l’enseignement de ce génocide en France. Cette commission devra remettre son rapport
dans un délai de deux ans, avec une note intermédiaire au bout d’un an. »
[44]. Vie-publique.fr
[45]. Une même restriction intervient en Belgique après le procès en 2001 des religieuses
du couvent rwandais de Sovu. La cour d’assises de Bruxelles condamne Consolata
Mukangango, sœur Gertrude en religion, la supérieure, à quinze ans de réclusion pour
son implication dans les massacres perpétrés autour du couvent.
[46]. 16 mars 2023. Lena Bjurtröm, « Audience cruciale pour la compétence universelle
en France » (https://www.justiceinfo.net/fr/113796-audience-cruciale-competenceuniverselle-france.html).
[47] https://www.courdecassation.fr/toutes-les-actualites/2023/05/12/communiquecompetence-universelle-de-la-justice-francaiselegard#:~:text=Rep%C3%A8res%20%3A%20Comp%C3%A9tence%20%C2%AB%20uni
verselle%20%C2%BB%20du,que%20la%20victime%20est%20fran%C3%A7aise .
[48]. 8 mars 2024, Kigali. Rencontres internationales du livre francophone du Rwanda.
« Littérature, histoire, justice ».
[49]. Cette « Conférence Raphael Lemkin » pour l’année 2024 est organisé avec
l’association Ibuka-France. Voir le programme sur le carnet de recherche
cirre.hypotheses.org.
21/22
Vincent Duclert, «Le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda au regard de la
justice pénale internationale (1990-2024) : Une confrontation nécessaire, des questions
essentielles»
RDLF 2024 chron. n°18 (www.revuedlf.com)
22/22
Raphael Lemkin, son devoir accompli au service du
monde et le devoir du monde contemporain face à son
héritage
revuedlf.com/droit-international/raphael-lemkin-son-devoir-accompli-au-service-du-monde-et-le-devoir-du-mondecontemporain-face-a-son-heritage/
Article par Etienne Ruvebana
Chronique classée dans Dossier, Droit international
Appartient au dossier : "Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsi : les défis
juridiques"
RDLF 2024 chron. n°20
Mot(s)-clef(s): Droit international pénal, Génocide, Raphael Lemkin, Rwanda, Tribunal
pénal international pour le Rwanda
Par Etienne Ruvebana, Professeur associé de droit international public à
l’Université du Rwanda
Introduction
Les concepts de prévention et celui de répression du crime de génocide ont fait (et
continuent à faire) l’objet de discussion comme un sujet fondamental depuis plus d’un
siècle. Raphael Lemkin a été une icône importante dans le développement de ces
concepts. La présente contribution vise deux objectifs primordiaux. Le premier est de
montrer le service que Raphael Lemkin a rendu au monde en développant les concepts
de prévention et de répression du crime de génocide. Le second et d’évaluer à quel point
le monde contemporain a pu ou pas sauvegarder son héritage en mettant en application
ce que la Convention a prescrit. Les buts ultimes de cette contribution incluent donc (1) le
désir de rendre hommage à Raphael Lemkin pour son travail exceptionnel à une époque
particulièrement difficile et (2) de montrer ce que le monde lui doit pour s’inscrire dans
son héritage. Pour arriver à ces objectifs et buts, cette contribution commence par
montrer l’impact de l’enfance de Lemkin sur ses efforts ultérieurs. Elle continue en
revenant sur le développement des concepts de prévention et de la répression du crime
de génocide pendant l’entre-deux guerres et la période qui a suivi la Seconde guerre
mondiale et la Shoah. Enfin, cette contribution évalue ce que le monde contemporain a
fait ou non pour sauvegarder ou même développer davantage les concepts de prévention
et répression du crime de génocide.
2. Parcours de Raphael Lemkin vers l’adoption de la Convention sur le
génocide
1/21
Cette section vise à donner une brève description du parcours de Raphael Lemkin dans
son combat sur la criminalisation du crime de génocide et son éradication. Ainsi, elle
montre d’abord à quel point son enfance a influencé son parcours ultérieur (2.1), sa
jeunesse pleine des questionnements sur les atrocités commises pendant la 1ère guerre
mondiale (2.2) ; le début du parcours vers la proposition de règles internationales sur la
prévention et la répression de ces atrocités (2.3) et le devoir qu’il a accompli au service
du monde (2.4).
2.1 : L’enfance idyllique et éclairée de Raphael Lemkin vers l’amour de la justice et
la paix
Dans cette section, l’intention n’est pas d’élaborer ou répéter ce qui peut avoir été écrit
sur la vie de Raphael Lemkin. Elle est plutôt de donner une très brève description de son
enfance dans la perspective de montrer comment cette dernière a contribué à la lutte qu’il
a menée par la suite pour la prévention et répression du génocide.
Raphael Lemkin est né en Pologne en 1900 dans une famille de fermiers. Comme le
rappelle Philippe Sands à partir des mémoires de Lemkin, ce dernier a vécu les dix
premières années de sa vie dans une ferme située dans un lieu appelé Ozerisko, à
environ 22 kilomètres de la ville de Wolkowysk[1] : « Lemkin se souvient d’une enfance
idyllique passée au milieu de coqs et d’autres animaux, d’un gros chien répondant au
nom de Riabczyk, d’un grand cheval blanc, et du chuchotement métallique des faux que
l’on agitait pour couper le trèfle et le seigle dans les champs. La nourriture était
abondante : pain noir et oignons crus, flan aux pommes de terre. Lemkin apportait son
aide dans la ferme située non loin d’un vaste étang bordé de bouleaux blancs sur lequel
ses frères et lui naviguaient dans des barques qu’ils fabriquaient eux-mêmes, jouant aux
pirates et aux Vikings »[2].
Très tôt, sa mère lui a appris à lire et à aimer la justice. À 6 ans déjà il commença à
s’intéresser à des sujets relatifs à la justice. La Bible compta parmi ses premières
lectures et le fit déjà réfléchir à la justice et à la paix parmi les nations[3].
2.2 : De l’enfance idyllique de Raphael Lemkin à sa jeunesse pleine de
questionnements sur les atrocités commises lors de la 1ère guerre mondiale
Pendant et après la première guerre mondiale, Raphael Lemkin a été particulierement
marqué par les crimes commis contre les arméniens. Comment de telles atrocités
pouvaient-elles se commettre sans que personne ne les arrête ? Pourquoi de tels actes
demeuraient-ils impunis ? À 21 ans, Lemkin a lu l’histoire de l’assassinat de Talat Pacha
en 1921 à Berlin par Soghomon Tehlirian. Pourquoi, s’est-il demandé, cet auteur principal
du génocide des arméniens n’avait pas été jugé par l’ Allemagne? Il posa la question au
professeur Juliusz Makarewicz. À sa plus grande surprise, ce dernier lui répondit que la
doctrine de la souveraineté de l’État donnait aux gouvernements le droit de conduire
leurs affaires intérieures comme ils l’entendaient. Et d’illustrer son propos de la manière
suivante : « Considérez le cas d’un fermier qui possède un troupeau de poules. S’il les
2/21
tue, c’est son affaire. Si vous intervenez, c’est vous qui êtes en infraction ». « Mais les
Arméniens ne sont pas des poules », répondit Lemkin[4] Pour lui, « la souveraineté ne
peut pas être conçue comme le droit de tuer des millions de personnes innocentes ».[5]
2.3 : De la phase des questionnements sur les atrocités commises lors de la 1ère
guerre mondiale à la proposition de règles internationales pour leur prévention et
répression
Plus tard, Lemkin a commencé à travailler sur la préparation d’un projet de règle
internationale qui obligerait les États à mettre fin aux massacres ou destruction de
groupes ethniques, nationaux, raciaux ou religieux. Ainsi, dans son combat acharné, il a
développé les concepts de Barbarie et de Vandalisme. Il craignait que, si des meurtres
avaient lieu une fois, ils se reproduiraient à nouveau et n’importe où si la communauté
internationale ne les empêchait pas[6].
L’article 1 de son projet de loi visant à prévenir et à punir de tels massacres se lit comme
suit : « Quiconque, par haine envers une collectivité raciale, religieuse ou sociale ou en
vue de son extermination, entreprend un acte punissable contre la vie, l’intégrité
physique, la liberté, la dignité ou l’existence économique d’une personne appartenant à
une telle collectivité est responsable du crime de barbarie… ».[7] Avec cette définition,
Lemkin visait donc la prévention et la répression de la destruction préméditée d’une
collectivité nationale, raciale, religieuse ou sociale. Et l’article 2 de ce projet se lit comme
suit : « Quiconque, soit par haine envers une collectivité raciale, religieuse ou sociale, soit
dans le but de son extermination, détruit ses œuvres culturelles ou artistiques, sera
passible du délit de vandalisme… ».[8] Il visait donc la prévention et la répression des
actes de destruction d’œuvres d’art et de culture, conçues comme l’expression du génie
des collectivités visées.
En effet, Lemkin voulait avant tout trouver des noms pour qualifier ces actes de cruauté
inimaginables et ensuite les ériger en crimes punissables, ce qui conduirait à mettre en
place des règles internationale obligeant les pays à les prévenir et à les punir. Et comme
les crimes en question étaient ceux qui se commettaient ou se commettraient à grande
échelle et généralement par les gouvernements contre leurs peuples, il est apparent que
Lemkin avait l’envie de montrer que la souveraineté ne devrait pas aller si loin qu’un
gouvernement pourrait détruire son propre peuple. C’est ainsi qu’il avait en tête l’idée de
mettre en place une loi qui permettrait et obligerait la communauté internationale à
prévenir ou arrêter les massacres.
Lemkin avait l’intention de saisir l’opportunité de la cinquième conférence internationale
pour l’unification du Code pénal qui allait se tenir à Madrid en 1933. Mais le
gouvernement polonais refusa sa participation.[9] Ce projet de loi a été, toutefois,
présenté par le ministre polonais des Affaires étrangères mais n’a pas été adopté.[10]
Son projet a échoué, mais pas son idée.
2.4: De la Barbarie au Génocide : le devoir accompli par Raphael Lemkin au service
du monde[11]
3/21
Au début de la Seconde Guerre mondiale, la Pologne a été envahie par l’Allemagne
nazie et l’endroit où a grandi Raphael Lemkin est devenu une zone de massacre. En tant
que juif, Raphael Lemkin a été contraint de fuir, se rendant d’abord en Suède[12], puis
aux États-Unis où il est devenu conseiller juridique au ministère américain de la
Guerre[13]. Dans cette situation, il a continué à chercher la manière d’introduire une
justice internationale qui permettrait de prévenir et réprimer de semblables actes.
Pendant la guerre, Winston Churchill, alors Premier ministre britannique, affirmait dans
une émission de radio que les nazis et leurs partenaires fascistes infligeaient au continent
européen de sauvages atrocités. « Nous sommes en présence d’un crime sans nom »,
déclara-t-il[14]. Cette émission a été entendue par Raphael Lemkin, et n’ayant pas lâché
son combat, il a continué à réfléchir aux moyens par lesquels il pourrait mettre à profit
ses connaissances en droit international dans le but de prévenir de telles atrocités[15]. À
plusieurs reprises en juin 1942, Lemkin a profité de l’occasion de travailler au ministère
de la Guerre pour rencontrer Wallace, le vice-président américain, afin de présenter sa
proposition visant à interdire la destruction de personnes. Plus tard, il écrivit :
« J’espérais une réaction, il n’y en eut pas »[16]. Même après cette rencontre décevante
avec le vice-président américain, Lemkin n’a pas abandonné son combat. Il a continué à
insister sur la nécessité d’une loi pour arrêter la destruction des Juifs et les futures
exterminations. Il a ensuite tenté d’approcher Roosevelt, alors président américain. Mais
plus tard, Roosevelt lui écrivit qu’il reconnaissait le danger pour les groupes, mais qu’il
voyait des difficultés à adopter une telle loi à l’époque. Il l’a exhorté à la patience, mais
Lemkin en fut consterné et a déclaré que: « La patience est un bon mot quand on attend
un rendez-vous, une allocation budgétaire ou la construction d’une route, mais quand la
corde est déjà autour du cou de la victime et que l’étranglement est imminent, la patience
n’est-elle pas une insulte à la raison et nature ? »[17]. Parallèlement, la même année,
Raphael Lemkin se décida à écrire ‘Axis Rule in Occupied Europe’, une étude publiée en
1944[18]. Dans ce livre, il a abandonné sa terminologie initiale de Barbarie et de
vandalisme qui lui avaient fait défaut lors de la Cinquième Conférence de Madrid en
1933[19], et a introduit une nouvelle conception du « génocide » comme le meurtre
massif de groupes nationaux, raciaux et religieux et proposait de poursuivre les nazis
après la guerre pour génocide comme crime au regard du droit international[20].
Raphael Lemkin était convaincu qu’un double meurtre était en train d’être commis : le
premier par les nazis, en vertu du plan qu’ils avaient élaboré pour détruire les groupes
visés, le second par les Alliés, en ne dénonçant pas et en n’arrêtant pas la campagne
d’extermination d’Hitler[21].
C’est dans son ouvrage qu’il élabore et propose le mot « génocide », c’est-à-dire le
meurtre d’un peuple, à partir du mot grec « genos » (clan, famille ou peuple) et le mot
latin « occidio » (extinction ou extermination totale[22]), et il écrit :
« Le crime de génocide implique un large éventail d’actions, comprenant non seulement
la privation de la vie mais aussi des dispositifs mettant considérablement en danger la vie
et la santé : toutes ces actions sont subordonnées à l’intention criminelle de détruire ou
4/21
de paralyser définitivement un groupe humain. Les victimes sont sélectionnées pour être
détruites uniquement parce qu’elles appartiennent à ces groupes… ».[23]
Après avoir trouvé le nom de « génocide » et sa définition et après avoir constaté que le
système de protection des minorités créé après la Première Guerre mondiale s’était
révélé inadéquat, Lemkin a proposé qu’il y ait un traité multilatéral obligeant les États à
inclure, dans leurs constitutions mais aussi dans leurs codes pénaux nationaux, des
normes protégeant les groupes minoritaires nationaux, religieux ou raciaux de
l’oppression et des pratiques génocidaires[24]. Il espérait que trouver un nom et une
définition du crime était un premier pas vers la criminalisation de telles destructions[25].
Par la suite, lors de la session de l’Assemblée générale du 30 septembre et du 1er
octobre 1946, la question fut discutée sur demande de Cuba, l’Inde et le Panama. Cette
discussion mena à l’adoption d’une Résolution 96(I) de l’Assemblée générale de l’ONU
du 11 décembre 1946 à l’unanimité et sans débat, qui a affirmé que le génocide est un
crime de droit international que le monde doit prévenir et punir et a précisé que pour que
cela réussisse, une coopération internationale était nécessaire[26]. Dans cette résolution
également, l’Assemblée générale a demandé au Conseil économique et social
(ECOSOC) d’entreprendre les études nécessaires en vue d’élaborer un projet de
convention sur le crime de génocide qui sera soumis à la prochaine session ordinaire de
l’Assemblée générale[27]. Un projet final fut adopté lors de la troisième session de
l’Assemblée Générale dans sa résolution 260 du 9 décembre 1948, un jour avant
l’adoption de la Déclaration Universelle des droits de l’homme[28]. Chose
impressionnante, tous les délégués ont voté oui pour la Convention sur le génocide,
aucun n’a voté non. C’était la première fois que les Nations Unies adoptaient un traité sur
les droits de l’homme[29]. Dans la résolution qui a adopté cette convention, l’Assemblée
Générale a encore une fois reconnu « qu’à toutes les périodes de l’histoire, le génocide a
infligé de grandes pertes à l’humanité » et a réaffirmé que « pour libérer l’humanité d’un
fléau aussi odieux, la coopération internationale est nécessaire »[30]. L’article I de cette
convention sur la prévention et répression du génocide énonce que « Les Parties
contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en
temps de guerre, est un crime de droit international qu’elles s’engagent à prévenir et à
punir ». Trois mots sont clés dans cette disposition : crime du droit international,
prévention et répression. Pour Lemkin, aboutir à ce stade était un pas très avancé. Et sa
contribution est immense à travers son long parcours qui a abouti à l’adoption de cette
convention. La question est de savoir ce qu’a fait le monde pour parvenir à l’objectif
poursuivi par la convention, « libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux ».
3. Le devoir du monde contemporain face à l’héritage de Lemkin
Cette section vise à montrer à quel point le monde contemporain a pu (ou pas)
sauvegarder l’héritage de Lemkin en mettant en application (ou pas) ce que la convention
a prescrit. Étant donné que ce travail s’inscrit dans le contexte du Colloque international
sur le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, il peut paraître comme une
évidence que l’accent soit mis sur ce cas du génocide perpétré contre les Tutsi. Toutefois,
le cadre juridique dont il est question ne se limite pas au cas du Rwanda. Ainsi, étant
5/21
donné que la convention sur le génocide se concentre sur deux points essentiels, la
prévention et la répression, cette section examine chacun de ces deux points, afin
d’établir la façon dont le monde s’est comporté depuis l’adoption de la convention sur le
génocide.
3.1. Le monde contemporain face à l’obligation de prévenir le génocide Après les
années 1940, les réalisations de Lemkin ont été ignorées pendant des décennies. Plus
précisément, la convention sur la prévention et répression du génocide est restée
dormante. La réponse du monde à ce sujet a été absente. Tout simplement, le contenu
de l’obligation de prévenir le génocide a été largement négligé. Certains affirment que
cela était dû au fait que Lemkin était mort -il décède en 1959- avant que nombre de ses
textes (près de 20 000 pages) n’aient été publiés[31]. D’autres observateurs affirment que
c’était en raison du contexte de la guerre froide qui n’accordait pas de valeur au droit
humanitaire. D’autres ajoutent que c’était lié au fait que la convention sur le génocide ne
disait pas grand-chose sur la portée de l’obligation de prévenir le génocide (parfois
confondue avec l’obligation de punir ou même absorbée par cette dernière)[32]. Mais il y
a lieu de penser que si le contenu de l’obligation de prévenir le génocide a été largement
négligé après l’adoption de la convention, cela pourrait être lié au fait que les pays n’ont
simplement fourni aucun effort pour prévenir les atrocités et se sont camouflé derrière
des excuses variées.
Pendant toutes ces années où le monde a été silencieux face aux atrocités de caractère
génocidaire, ces actes n’ont pas cessé de se multiplier. Pour le cas du Rwanda, les
crimes de caractère génocidaire se sont commis à partir de l’année même de la mort de
Lemkin, c’est-à-dire en 1959 et se sont succédé dans les années qui ont suivi :
1961,1962,1963, 1964, 1973, 1990, 1991, 1992, 1993 jusqu’au génocide perpétré contre
les tutsi en 1994. Il est l’un des plus graves génocides qui aient été commis dans
l’histoire de l’humanité.
Au début des atrocités au Rwanda en avril 1994, le gouvernement français a décidé
d’envoyer une force armée de parachutistes bien équipée, l’opération Amaryllis, dans le
but d’évacuer les ressortissants français et autres occidentaux, ainsi que les membres de
la famille du président Habyarimana. L’évacuation a été effectuée par des Français, ainsi
que par des soldats italiens et belges[33]. A cette époque, l’effectif de la force de maintien
de la paix de l’ONU était de 2548 soldats. Le Général Roméo Dallaire qui commandait
cette mission a demandé au Conseil de Sécurité de renforcer sa mission à travers
l’augmentation du nombre de soldats de la MINUAR et de donner le mandat à cette
dernière de mettre fin à ce génocide (qui venait de commencer) en vertu du Chapitre VII
de la Charte[34]. Entre-temps, le contingent belge (un bataillon) de la MINUAR a reçu un
message vers le 9 avril 1994 lui ordonnant de se retirer du Rwanda[35]. Près de 3,000
personnes avaient fui leurs maisons depuis le 8 Avril 1994 pour obtenir la protection des
soldats belges à l’École Technique Officielle de Kicukiro à Kigali,[36] et au Centre des
Pères Salésiens de Kimihurura. Le 11 avril 1994, les soldats belges se sont retirés du
Rwanda. Ils ont abandonnés à leur sort les victimes, qui ont été tuées par des
extrémistes hutu.[37]
6/21
Il faut noter aussi que pendant toutes ces années qui ont précédé le génocide perpétré
contre les Tutsi en 1994, certains actes au Rwanda montraient déjà les risques d’un
génocide. Ces actes comprennent notamment les catégorisations sociales accélérées
(par origine ethnique), suivi d’une discrimination dans laquelle certains groupes ont
obtenu un statut défavorisé par rapport aux autres. Cela a été suivi d’une idéologie
déshumanisante dans laquelle les victimes potentielles du génocide ont cessé d’être
considérées comme appartenant à la même race humaine que les autres. Comme cette
idéologie s’est propagée avec succès, il a été plus facile pour les planificateurs de
préparer des tests au moyen de massacres ciblés (actes impunis)[38]. Ces massacres
ont atteint une intensité élevée jusqu’à la destruction de l’ensemble du groupe. Comme
aucune mesure n’a été prise pour l’arrêter, les auteurs du génocide se sont assuré qu’il
n’y aurait pas de répercussions sur eux, et cela a constitué une grande motivation pour
l’exécution de leur plan. Tous ces facteurs ne sont pas nécessairement des causes
directes du génocide, mais ils constituent des risques qui contribuent à conduire à sa
perpétration. Chaque facteur à chaque phase du processus est crucial dans le parcours
vers la commission du génocide[39].
Le génocide perpétré contre les Tutsi n’est pas le seul commis depuis l’adoption de la
convention sur la prévention du génocide qui a suivi l’intervention de Lemkin. Il y a eu
d’autres actes de caractère génocidaire ou même de génocide proprement dit. Par
exemple, après que les Khmers rouges ont pris le pouvoir en avril 1975 jusqu’à leur
renversement le 7 janvier 1979, au moins 1,7 million de personnes seraient mortes de
faim, de torture, d’exécution ou de travaux forcés au cours de cette période de 3 ans, 8
mois et 20 jours[40]. Ce sont les minorités religieuses et ethniques qui ont été
particulièrement persécutées. Alors que les groupes chrétiens et bouddhistes ont été
visés par la répression, c’est le groupe musulman Cham qui a été le plus touché par le
génocide[41].
Aussi, à l’instar de ce qui s’est passé au Rwanda, le génocide à Srebrenica dans l’exYougoslavie s’est produit alors que les soldats de maintien de la paix néerlandais étaient
sur place. Les troupes néerlandaises étaient présentes dans les Balkans au sein de la
Force de protection des Nations Unies pour protéger les civils pendant les guerres
sanglantes qui opposaient les Serbes de Bosnie aux Croates et aux Musulmans de
Bosnie. Cette force de maintien de la paix à Srebrenica, composée de près de 400
hommes, était destinée à protéger les réfugiés et les habitants de cette ville bosniaque,
désignée refuge par l’ONU en 1993. Les unités de l’ONU étaient stationnées dans les
zones de sécurité afin de dissuader une attaque. Mais cela n’a signifié qu’une présence
symbolique et ils n’ont offert que peu ou pas de résistance à l’attaque serbe[42]. En
raison du manque de volonté des acteurs impliqués dans le conflit, ainsi que d’autres
acteurs extérieurs au conflit, pour prendre des mesures préventives, on estime que 8 000
hommes et garçons ont été tués à Srebrenica en juillet 1995[43].
Ce n’est donc que dans les années 1990 que le sujet du génocide a, au fur et en mesure,
regagné son importance à cause du déclenchement du génocide dans l’ex-Yougoslavie
et au Rwanda. Mais là aussi, la réaction du monde a été à une allure très lente[44].
7/21
Comme indiqué plus haut, l’obligation de prévenir le génocide, mentionnée par la
convention, n’a pas reçu beaucoup d’attention, ni dans les travaux universitaires en droit
international postérieurs à Lemkin, ni dans la pratique par les États et les Nations Unies.
Même dans les récents débats universitaires sur ce sujet, l’accent a été mis sur
l’intervention aux stades où le génocide est sur le point d’être commis ou est en train
d’être commis, ignorant la prévention dès les premiers stades. En d’autres mots, le
contenu de cette obligation juridique de prévention n’a jamais été précisé : qui doit faire
quoi, quand, où et comment pour se conformer à cette obligation de prévenir le
génocide ? Même après la relance des préoccupations sur ce sujet dans les années
1990, le contenu de l’obligation de prévenir est resté moins clair, non seulement parce
que le concept de prévention lui-même n’avait pas été élaboré dans la Convention sur le
génocide en soi mais aussi parce qu’il n’y avait pas eu beaucoup d’indication sur le
contenu en droit international en général. La littérature qui a suivi n’a pas non plus fait
grand-chose pour combler cette lacune. En fait, depuis de nombreuses années, aucune
recherche juridique n’avait été entreprise sur l’obligation de prévenir le génocide qui est
prévue dans la Convention sur le génocide et sur la prévention elle-même. La plupart des
recherches universitaires sur la prévention du génocide ont été entreprises par des
historiens, des philosophes et des spécialistes des sciences sociales[45].
Même lorsque la Cour Internationale de Justice s’est prononcée pour la première fois sur
l’obligation de prévenir le génocide, ce qu’elle a fait est principalement de confirmer
l’existence de cette obligation en notant que « Les Parties contractantes ont l’obligation
directe de prévenir le génocide »[46], mais elle n’a pas non plus donné le sens de la
prévention ni fourni les mécanismes clairs sur ce qu’implique l’obligation de prévenir le
génocide.
La récente recherche qui a servi de base à la présente contribution (et particulièrement à
cette section)[47] s’est concentré sur l’effort de développer ce domaine en vue de
combler le vide démontré plus haut. Ainsi, afin de pouvoir contribuer à l’éclaircissement
du concept de prévention et du contenu de l’obligation y relative, il a fallu livrer une
analyse approfondie du concept de prévention et du contenu du devoir de prévention du
génocide en droit international pour différentes catégories d’acteurs.
En effet, étant un mot utilisé dans différents domaines, la prévention a été analysée dans
le contexte comparatif afin d’arriver au consensus sur son sens ordinaire. Ainsi, sa
signification et sa structure dans les domaines de la santé publique, la non-prolifération
des armes nucléaires, la criminologie, le droit de l’environnement et la torture ont été
examinées[48].
Dans tous ces domaines, la prévention signifie éviter que des dommages ne surviennent.
Cela nécessite de prendre les mesures préventives appropriées au moment opportun. Il
s’est donc avéré que le concept de prévention dans son sens ordinaire exige qu’elle soit
menée de manière structurée dans le temps pour donner un sens concret au devoir de
prévention et à l’esprit de la Convention sur le génocide. Cette structuration dans le
temps peut être explicitée par une distinction en trois phases ou niveaux. Le niveau
primaire fait référence à la période qui précède même l’apparition d’un conflit social
8/21
susceptible de conduire au génocide. Le devoir de prévenir le génocide à ce niveau exige
que les États mettent en place des mesures administratives, politiques, éducatives,
culturelles, économiques et juridiques générales, y compris l’adoption de lois susceptibles
de contribuer à prévenir ou à contrer les tensions sociétales susceptibles de se
transformer en conflits concrets pouvant conduire aux phases suivantes qui peuvent
mener au génocide[49]. Le niveau secondaire est la période pendant laquelle il y a déjà
des symptômes/signes de préjudice tendant vers les risques de génocide. Le niveau
tertiaire est celui où le préjudice se produit déjà. Pour que la prévention réussisse, les
mesures préventives doivent être adaptées à chaque niveau et phase et doivent
s’attaquer aux facteurs apparaissant à chaque niveau dans le but d’éviter que la situation
ne s’aggrave.
Ainsi donc, et comme le suggère également la Cour internationale de Justice en 2007
dans l’arrêt Bosnie Herzégovine contre Serbie Monténégro, il apparaît que l’obligation de
prévention doit être fondée sur le sens ordinaire du terme prévention pour qu’elle puisse
atteindre son objectif. Ces mesures sont dues dès le début du processus menant au
génocide et non lorsque le génocide est sur le point d’être commis ou lorsqu’il est en train
d’être commis. Raphael Lemkin avait répété à plusieurs reprises par exemple que les
nazis avaient prévu d’éliminer les Juifs bien avant que l’élimination proprement dite ne
commence et que les mesures auraient dû être prises dès lors[50].
Cette obligation de prévenir comprend notamment l’obligation positive et l’obligation
négative. Alors que l’obligation positive exige de prendre des mesures visant à empêcher
le développement du germe génocidaire ou la commission du génocide en soi,
l’obligation négative exige de s’abstenir des actes qui peuvent encourager le
développement du germe génocidaire comme soutenir les actes des états qui présentent
les risques du génocide. Donc, les parties à qui incombe cette obligation doivent
s’abstenir de prendre des mesures qui pourraient conduire à un génocide ou à des actes
de génocide.
Évidemment, les mesures préventives concrètes à chaque niveau doivent être prises par
les États sur leurs territoires. Mais cette obligation de prévenir le génocide n’est pas
limitée territorialement. Cela signifie que diverses mesures préventives sont disponibles
pour les États au-delà de leurs limites territoriales, et indépendamment de la volonté ou
de la capacité des États territoriaux.
Ces mesures comprennent notamment la législation qui crée un mécanisme susceptible
d’empêcher leurs propres organes de s’engager dans des activités susceptibles
d’alimenter les tensions entre les populations des autres États. Il s’agit aussi de
législation sur les mécanismes qui ne permettent pas d’héberger des personnes se livrant
à des activités criminelles liées au génocide au sein d’un autre État. Cette législation est
nécessaire au niveau primaire.
Au niveau secondaire, d’autres mesures ont été élaborées et testées pour voir si et dans
quelle mesure elles peuvent prévenir le génocide dans les autres États. Certaines de ces
mesures dont disposent les États incluent la mise en œuvre de la compétence universelle
9/21
afin de punir les suspects des actes menant au génocide ou crimes de génocide, où
qu’ils soient commis et quelle que soit la nationalité des suspects.
Cependant, pour toutes les mesures à chaque niveau, certains défis peuvent être notés.
Il s’agit notamment du fait qu’en ce qui concerne les mesures prises par les États sur
leurs propres territoires, il n’existe aucun mécanisme national de prévention du génocide
capable de coordonner et de surveiller la mise en œuvre des mesures préventives
disponibles à chaque phase.
Un autre défi majeur réside dans le fait que, dans de nombreux cas, les États sur leurs
territoires peuvent être soit incapables de prendre des mesures pour prévenir le
génocide, soit peu disposés à le faire, soit être eux-mêmes les planificateurs de la
commission du génocide, comme ce fut le cas au Rwanda en 1994.
La création d’institutions nationales et internationales pour surveiller activement la
prévention du génocide et coordonner les actions des États et de l’ONU est
indispensable pour rendre la prévention du génocide à l’avenir plus efficace.
L’héritage de Lemkin semble n’avoir pas été sauvegardé comme il l’aurait fallu. Le monde
n’a pas tiré les conséquences de l’obligation de prévenir les génocides. Même si
l’obligation de prévenir peut, dans certains cas, emprunter certaines mesures qui peuvent
être utiles aussi à l’obligation de punir, cette obligation de prévenir le génocide a son
propre statut juridique distinct. Les États n’ont néanmoins guère fourni d’efforts en ce
sens. L’obligation de prévenir a été comme absorbée par l’obligation de punir. Mais les
États en ont-il fait davantage pour mettre en œuvre l’obligation de punir ?
3.2. Le monde contemporain face à l’obligation de punir les responsables du
génocide L’article I de la convention sur le génocide de 1948 a qualifié le génocide de «
crime de droit international ». En plus de l’obligation de le prévenir, les parties
contractantes ont confirmé qu’elles s’engageaient à le « punir »[51]. L’article VI dispose
que les personnes accusées de génocide « seront jugées par un tribunal compétent de
l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis ou par un tribunal pénal international
tribunal compétent . . . »[52]. Ainsi, la convention a noté que les États doivent adopter la
législation nécessaire pour lui donner effet et, en particulier, pour prévoir des peines
efficaces à l’encontre des personnes coupables de génocide (art. V). Cette convention a
également déclaré que les États peuvent demander à l’ONU d’agir en vertu de la Charte
(art VIII) pour réprimer le génocide (et le prévenir). Dans la résolution 260 de l’Assemblée
Générale qui a mis en place cette convention, l’assemblée générale a également invité la
commission du droit international « à étudier l’opportunité et la possibilité de créer un
organe judiciaire international pour juger les personnes accusées de génocide… »[53].
Mais, comme indiqué plus haut, ce n’est que dans les années 1990 que le sujet du
génocide a, au fur et à mesure, regagné son importance à cause du déclenchement
d’autres génocides comme ceux dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda. En abordant ce
sujet, et comme c’était une réaction aux génocides qui se commettaient ou venaient de
ce commettre, l’accent a été mis sur l’aspect de la répression. Cet accent s’est
particulièrement manifesté par la création des tribunaux pénaux internationaux comme le
10/21
Tribunal Pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (1993)[54], et le Tribunal Pénal
International sur le Rwanda (1994)[55]. Étant des tribunaux pénaux, tout ce qu’ils ont fait
fut de punir les individus impliqués dans le génocide et d’autres crimes internationaux.
Par conséquent, le sujet concernant la responsabilité des États pour leur manquement à
leur obligation de prévenir le génocide ou leur obligation de le punir n’a pas été abordé.
Et bien que le sujet de la responsabilité soit aussi crucial que celui de la répression des
individus, l’accent a plutôt été mis ici sur la répression des individus[56]. Aussi, il convient
de voir à quel point la répression du crime de génocide et a été faite après les années
1990, et ceci dans la perspective de voir à quel point cela peut donner une leçon pour
l’avenir.
En premier lieu, il sied de voir comment les Tribunaux internationaux ont puni les crimes
de génocide et les crimes voisins comme l’entente en vue de commettre le génocide,
l’incitation directe et publique de commettre le génocide, la tentative de commettre le
génocide ainsi que les crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Situé à La Haye,
aux Pays-Bas, le TPIY a inculpé plus de 160 personnes parmi lesquelles des chefs
d’État, des premiers ministres, des chefs d’état-major de l’armée, des ministres de
l’intérieur et de nombreux autres dirigeants politiques, militaires et policiers de haut et de
niveau intermédiaire de diverses parties aux conflits yougoslaves[57]. Ceci a été possible
parce que son mandat le lui permettait.
Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) est un autre tribunal crée par le
Conseil de Sécurité des Nations Unies pour poursuivre les auteurs du génocide, de
crimes contre l’humanité, crimes de guerre, incitation directe et publique à commettre le
génocide, l’entente en vue de commettre le génocide, la tentative de commettre le
génocide, la complicité dans le génocide. Ce Tribunal a inculpé 93 personnes (62
condamnés, 14 acquittés, 10 renvoyés devant les juridictions nationales, 3 fugitifs en
fuite, 2 décédés avant le procès, 2 actes d’accusation retirés avant le procès). Parmi les
personnes inculpées figurent des responsables militaires et gouvernementaux de haut
rang, des politiciens, des hommes d’affaires, ainsi que des chefs religieux, des milices et
des responsables des médias[58]. Bien que le nombre des personnes poursuivies par
ces deux tribunaux ne soit pas très impressionnant comparativement au nombre des
personnes impliquées dans ces crimes, le message l’est. En effet, malgré certains défis
liés à leur fonctionnement, la contribution de ces deux tribunaux à l’avancement du droit
international est remarquable. Ils ont contribué à établir une jurisprudence substantielle
sur les crimes les plus graves : génocide et crimes connexes, crimes contre l’humanité,
crimes de guerre. Plus particulièrement, le TPIR est le premier tribunal international à
rendre des verdicts en matière de génocide et le premier à interpréter la définition du
génocide énoncée dans la Convention de 1948 sur le génocide[59]. C’est aussi le
premier tribunal international à définir le viol dans le droit pénal international et à
reconnaître le viol comme un moyen de perpétrer un génocide[60]. Il faut noter
cependant que, malgré certains retards de certains États dans leurs actions, pour que
ces tribunaux puissent fonctionner, il a fallu la coopération de certains États à différents
niveaux, notamment au stade de l’arrestation, au transfert des accusés jusqu’au stade de
l’incarcération après leur condamnation. Cette coopération a été particulièrement rendue
11/21
possible par le fait que ces deux tribunaux avaient été créés sous l’égide du conseil de
sécurité des Nations Unies. Les succès de ces deux tribunaux dans la répression du
crime de génocide et autres crimes internationaux ont contribué à l’avancement du
processus de l’établissement d’une cour pénale internationale (CPI) en 1998[61], projet
qui stagnait depuis des décennies. Cette cour qui était hautement attendue est entrée en
vigueur en 2002 avec la compétence de poursuivre les auteurs des crimes de génocide,
crimes contre l’humanité, crimes de guerre pour les États qui ont ratifié le traité de Rome
de 1998[62] Depuis son entrée en vigueur en 2002, certaines situations dans lesquelles
certains de ces crimes en question ont été commis ont été abordées par la cour pénale
internationale. Elles incluent la situation de la République Démocratique du Congo
déférée à la CPI par le gouvernement de la RDC en 2004 pour certains crimes contre
l’humanité, et celle de l’Ouganda déférée à la CPI par le Gouvernement ougandais en
2004. Elles incluent aussi celle du Darfour, Soudan déférée à la CPI par le Conseil de
sécurité des Nations Unies en 2005 pour génocide et autres crimes internationaux, deux
en République centrafricaine déférée à la CPI par le gouvernement centrafricain en
décembre 2004 et 2014 pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, celle du
Kenya, enquête ouverte par le procureur de la CPI de sa propre initiative pour crimes
contre l’humanité qui auraient été commis dans le contexte des violences postélectorales
au Kenya en 2007 et 2008, et celle de l’Ukraine déferrée à la cour en 2022 par 43 états
parties au statut de Rome[63]. Dans 12 situations en cours et 5 closes, la cour a examiné
ou examine 31 affaires qui impliquent jusqu’à présent 53 défendants[64]. Bien qu’à
présent la CPI soit la seule cour pénale internationale dotée d’un statut permanent et à
travers laquelle la répression du crime de génocide et autres crimes internationaux au
niveau international peut être faite, un bon nombre d’États n’ont pas rejoint la cour. En
effet, jusqu’à la fin 2023, 124 pays sont États parties au Statut de Rome de la Cour
pénale internationale, ce qui représente 64,2% des 193 États membres de l’ONU. Parmi
eux 33 sont des États africains,19 sont des États d’Asie-Pacifique, 19 viennent d’Europe
de l’Est, 28 sont originaires d’États d’Amérique latine et des Caraïbes, et 25 sont
originaires d’Europe occidentale et d’autres États. Cela signifie que 69 autres États ne
sont pas membres du Statut de Rome (soit 35,7 % des 193 États membres de l’ONU)
[65]. Les États Unis d’Amérique et la Chine, qui sont parmi les membres permanents du
Conseil de Sécurité des Nations Unies, sont parmi les sept États qui ont voté contre le
statut de Rome[66] et n’ont pas ratifié cette convention même après. Cela est une grande
entrave au fonctionnement de la cour.
Il serait donc naïf d’accorder une trop grande confiance à un système international qui n’a
institué qu’une seule cour, dénuée de portée universelle. Le point encourageant est que
la répression des crimes internationaux n’est plus un domaine réservé seulement à la
CPI et aux tribunaux pénaux internationaux. L’obligation qui découle de la convention sur
le génocide et du droit international coutumier[67] exige des États de punir les auteurs du
crime de génocide et autres crimes connexes. Ainsi, certains ont joué et doivent jouer un
rôle dans leur répression.
12/21
Pour le génocide perpétré contre les tutsi au Rwanda, certains États ont traduit en justice
les auteurs du génocide et d’autres crimes connexes. C’est le cas par exemple de la
France pour les procès de Laurent Bucyibaruta pour complicité dans le génocide, de Tito
Barahira et Octavien Ngenzi pour génocide et crimes contre l’humanité, du capitaine
Pascal Simbikangwa pour génocide et complicité, de Sosthène Munyaneza pour
génocide.[68] La Belgique a aussi poursuivi des auteurs des crimes commis au Rwanda.
C’est le cas par exemple de quatre rwandais dans le procès dit « de Butare » : Higaniro
Alphonse, Sœur Mukangango Consolate, Sœur Mukabutera Julienne (Sœur Kizito),
Ntezimana Vincent pour génocide. D’autres cas sont ceux de Nzabonimana Etienne et
Ndashyikirwa Samuel pour crimes de guerre, Nkezabera Ephrem pour crime de guerre,
Fabien Neretse (génocide), Seraphin Twahirwa (génocide) et Pierre Basabose
(génocide). La Suisse a poursuivi Fulgence Niyonteze pour crimes de guerre. Alors que
les Pays-Bas ont poursuivi Yvonne Ntacyobatabara Basebya et Joseph Mpambara pour
incitation à commettre le génocide et crimes de guerre, et ont extradé Jean-Claude
Iyamuremye et Jean-Baptiste Mugimba, l’Allemagne a, à son tour, poursuivi Onesphore
Rwabukombe pour complicité dans le génocide et a extradé Twagiramungu Jean. Le
Canada a poursuivi Désiré Munyaneza pour crimes contre l’humanité et crimes de
guerre, Mungwarere Jacques pour génocide (aquitté) et a extradé vers le Rwanda
certains autres comme Jean-Claude Seyoboka et Leon Mugesera. De leur côté, les
États-Unis ont par exemple extradé Jean Mary Vianney Mudahinyuka, Leopold
Munyakazi, Oswald Rurangirwa, et ont poursuivi Beatrice Munyenyezi pour avoir menti
sur son affiliation politique pendant le génocide et l’a ensuite extradé vers le Rwanda pour
y être poursuivie pour le crime de génocide (après avoir servi sa peine aux États-Unis).
Ensuite, la Suède a poursuivi Claver Berinkindi, Stanislas Mbanenande et Rukeratabaro
Theodore pour génocide, et a extradé Sylvère Ahorugeze vers le Rwanda. La Finlande a
poursuivi Francois Bazaramba pour génocide, la Norvège a poursuivi Sadi Bugingo et a
extradé vers le Rwanda Charles Bandora. Le Danemark a choisi d’extrader Emmanuel
Mbarushimana et Wenceslas Twagirayezu vers le Rwanda[69]. Quid, justement, du
Rwanda? Le Rwanda a puni un nombre immense d’auteurs du génocide et d’autres
crimes voisins à travers les juridictions ordinaires et les juridictions Gacaca. Après le
génocide, le Rwanda a mis en place un cadre juridique qui a servi dans la poursuite
d’auteurs du génocide et d’autres crimes internationaux commis lors du génocide au
Rwanda[70]. Quelques années plus tard, il a été constaté qu’il était impossible de
poursuivre tous les auteurs des crimes commis au Rwanda pendant le génocide à travers
cette structure judicaire classique. Ainsi, le Rwanda a réinstitué le système Gacaca, et les
11 000 juridictions créées dans tout le pays ont poursuivi un nombre proche de 2 millions
d’individus[71]. Dans tous les cas, compte tenu de la complexité et de l’échelle à laquelle
le génocide perpétré contre les Tutsi a été commis au Rwanda, il est évident que la
répression des auteurs de ce crime et autres crimes internationaux n’est pas encore
achevée. C’est un processus qui doit continuer à travers le mécanisme des Nations Unis
pour ceux qui font encore l’objet d’une recherche, et par les tribunaux nationaux pour les
autres non encore poursuivis. Et s’il a été possible pour certains États de poursuivre les
auteurs du génocide perpétré contre les Tutsi en 1994, les autres peuvent en tirer une
leçon, que ce soit pour ce génocide ou pour d’autres, commis ou pouvant être commis
dans le futur. A présent, il n’y a plus de difficulté au niveau du droit international en ce qui
13/21
concerne la compétence des États à engager des poursuites contre les auteurs du crime
de génocide, car l’article 1er de la convention sur le génocide oblige les États à punir le
génocide, ce qui veut dire que les États ont non seulement le droit de punir ce crime,
mais aussi l’obligation de le faire. Ceci est possible non seulement sur la base de cette
disposition de la convention mais aussi sur base d’une règle du droit international
coutumier relative à la compétence universelle qui est un principe juridique permettant ou
obligeant un État à engager des poursuites pénales pour certains crimes,
indépendamment du lieu du crime et de la nationalité de l’auteur ou de la victime[72]. Les
États qui n’appliquent pas cette compétence que ce soit pour les génocides déjà commis
ou les autres qui pourraient se commettre dans l’avenir sont ou seraient en violation de
l’obligation de punir. Le défi majeur à ce sujet est que certains États ne satisfont pas cette
obligation lorsqu’ils n’ont pas prévu dans leurs lois des dispositions qui permettent de
poursuivre et d’appliquer les sanctions. Un autre défi qui s’applique tant pour le cas de la
poursuite des crimes en question par les juridictions internationales que par les
juridictions nationales est lié à la question de l’immunité des chefs d’États et d’autres qui,
en circonstances ordinaires, jouissent de l’immunité en droit international. En effet, bien
que la convention sur le génocide ait prévu en son article 4 que « les personnes ayant
commis le génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront
punies, qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers »[73], son
applicabilité en ce qui concerne ceux qui sont encore en fonction est très problématique.
Le cas de l’ex-Président Al Bashir du Soudan contre qui un mandat d’arrêt international a
été lancé par la CPI[74] est éloquent. En effet, pour ce qui concerne les juridictions
internationales, il existe un désaccord persistant sur la question de savoir si l’acte
d’accusation de la CPI prévaut sur l’immunité des chefs d’État en exercice et autres qui
jouissent de l’immunité diplomatique. Même les 12 États africains qui sont parties de la
conférence internationale sur la Région des grands lacs qui ont adopté un protocole sur
la prévention du génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et autres formes
de discrimination et autres crimes internationaux dans lequel ils ont affirmé que le statut
du ressortissant de l’État requis ne fait pas obstacle aux poursuites (art 24 (2)), n’ont pas
été loyaux envers leur engagement. Par exemple, certains de ces pays comme le Kenya
et l’Ouganda ont menacé de se retirer du statut de Rome si la cour ne reconnaissait pas
l’immunité des chefs d’États et le Burundi s’est retiré[75]. Pour les poursuites par les
juridictions nationales aussi, la question de l’immunité reste une entrave. Un exemple
éloquent est donné par l’ex-ministre des affaires étrangères de la République
Démocratique du Congo contre qui le mandat d’arrêt international a été lancé par la
Belgique et a été diffusé auprès de tous les États, la RDC inclue, en vue de son
arrestation et extradition. L’arrêt de la cour internationale de justice dans l’affaire qui a
opposé la RDC et la Belgique au sujet de ce mandat a aggravé la situation, surtout en ce
qui concerne les mandats d’arrêt qui peuvent être lancés par les États contre les
dirigeants d’autres pays. En effet, en jugeant que ce mandat était en violation du droit
international lié à l’immunité diplomatique, la Cour a compliqué la situation[76]. Compte
tenu du fait que la plupart des crimes internationaux sont soit commis directement par les
dirigeants des pays ou avec leur complicité, soit commis par des rebelles auxquels
l’appareil judiciaire national a un accès limité, l’applicabilité de la répression du crime des
génocide risque de continuer à une allure plus ou moins timide. Ceci ne doit pas conduire
14/21
à sous-estimer le grand développement déjà enregistré dans les efforts du monde en
général dans la répression du crime de génocide. Beaucoup a été fait, mais il reste aussi
beaucoup à faire pour rendre ce mécanisme plus viable qu’il ne l’est aujourd’hui.
4. Conclusion Trois points sont à noter pour conclure. Le premier est qu’il est
indiscutablement vrai que les efforts exceptionnels de Raphael Lemkin ont contribué
énormément au développement du droit international en ce qui concerne la prévention et
la répression du crime de génocide. Son amour immense de paix et justice, cultivé dès
l’enfance, l’a motivé à entamer sa lutte qui a connu un aboutissement remarquable. Ainsi,
il mérite un hommage exceptionnel, non seulement à l’occasion du 75eme
commémoration de l’adoption de la convention sur le génocide mais de manière
continue. Le deuxième point consiste à affirmer que l’héritage de Lemkin en ce qui
concerne la prévention du génocide a été largement ignoré principalement par les États
parties à la convention sur le génocide. Ce concept mérite d’être mieux compris, mieux
développé. Il est aujourd’hui méconnu et l’obligation de protection fait l’objet de
nombreuses violations qui ne respectent pas l’héritage de Lemkin. Certaines clarifications
données au cours de cette contribution devraient aider à montrer le rôle que doit jouer le
monde pour améliorer le processus de prévention du crime de génocide. La prévention
du génocide en droit international doit être menée de manière structurée, en distinguant
les niveaux primaire, secondaire et tertiaire. Ainsi la prévention ne se limite pas à la
phase où le génocide est commis comme cela a été envisagé dans le passé. Cette
tendance à se concentrer uniquement sur les phases tardives du processus génocidaire
est erronée et explique vraisemblablement l’échec de la prévention du génocide dans un
certain nombre d’exemples. Le troisième point consiste à affirmer que la sauvegarde de
l’héritage de Lemkin en ce qui concerne l’obligation de punir a eu un résultat mitigé. En
effet, il a été montré que la répression du génocide au Rwanda et en ex-Yougoslavie
présente un résultat plus ou moins positif tant au niveau international qu’au niveau
national. Mais non seulement le nombre reste encore minimal comparativement au
nombre des auteurs présumés qui sont encore recherchés, mais il a été aussi démontré
que les systèmes judiciaires en place au niveau international et aux niveaux nationaux
n’offrent pas encore un paysage propice dans lequel la répression des crimes peut se
faire aisément. Dans la plupart des cas, le système judiciaire a été mis en place en
réaction à des crimes qui étaient déjà commis. Il est temps d’avoir un système préétabli
qui rende possible la poursuite de ces crimes sans pour autant attendre qu’ils soient
achevés.
[1] Raphael Lemkin: Une vie de combats pour une vraie justice internationale, article
dans le journal “Express”, Publié le 28/08/2017, accessible à
https://www.lexpress.fr/monde/raphael-lemkin-une-vie-de-combats-pour-une-vraie-justiceinternationale_1937622.html, < consulté le 30/08/2023).
[2] Ibidem
15/21
[3] Ibidem
[4] Irvin-Erickson, Douglas, Raphael Lemkin and the Concept of Genocide. University of
Pennsylvania Press, (2016), pp. 36–38,
[5] Ibidem
[6] Power, Samantha, ““A Problem from Hell”“: America and the Age of Genocide, Basic
Books, New York, 2003, p. 341
[7]Lemkin Raphael, « Genocide as a Crime Under International Law», American Journal
of International Law, Vol. 41, n°1, 1947, pages 145-151.
[8] Lemkin Raphael, « Genocide as a Crime Under International Law», American Journal
of International Law, Vol. 41, n°1, 1947, pages 145-151.
[9] Power, Samantha, ““A Problem from Hell”“: America and the Age of Genocide, Basic
Books, New York, 2003, p. 22.
[10] Ibidem
[11] Cette section est particulierement inspirée par un travail précédent du même auteur
qui est redigé en anglais: Ruvebana Etienne, Prevention of Genocide under International
Law; An Analysis of the Obligations of States and the United Nations to Prevent
Genocide at the Primary, Secondary and Tertiary Levels, Intersentia, CambridgeAntwerp-Portland, 2014, pp. 1-13.
[12] Schabas, A. William, Genocide in International Law, The Crime of Crimes,
Cambridge University Press, Cambridge, 2000, p. 24.
[13] Heidenrich, G. John, How to prevent Genocide: A guide for Policymakers, Scholars,
and Concerned Citizen, Westport, Connecticut London: Praeger, 2001, p. 3.
[14] Warren, Freedman, Genocide: A People’s Will to Live, William S. Hein & Co. Inco.,
Buffalo New York, 1992, p.11.
[15] Power, Samantha, ““A Problem from Hell”“: America and the Age of Genocide, Basic
Books, New York, 2003, p. 29
[16] Idem, P.28
[17] Power, Samantha, ““A Problem from Hell”“: America and the Age of Genocide, Basic
Books, New York, 2003, p. 28
[18] Cooper, John, Raphael Lemkin and the Struggle for the Genocide Convention,
Palgrave MacMillan , 2008, p. 273
[19] Power, Samantha, ““A Problem from Hell”“: America and the Age of Genocide, Basic
Books, New York, 2003, p. 40
16/21
[20] Cooper, John, Raphael Lemkin and the Struggle for the Genocide Convention,
Palgrave MacMillan , 2008, p. 273
[21] Ibidem
[22] Warren, Freedman., Genocide: A people’s Will to Live, William S. Hein & Co.Inco.,
Buffalo New York, 1992, p. 11
[23] Heidenrich, G. John, How to prevent Genocide: A guide for Policymakers, Scholars,
and Concerned Citizen, Westport, Connecticut London: Praeger, 2001, p. 3
[24] Lemkin, Raphael, Axis Rule in Occupied Europe: Laws of Occupation: Analysis of
Government: Proposals for Redress, Carnergie Endowment for International Peace,
Washington, 1944, p. 93.
[25] Power, Samantha, ““A Problem from Hell”“: America and the Age of Genocide, Basic
Books, New York, 2003, p. 48
[26] L’Assemblée générale a noté que : « Le génocide est un déni du droit à l’existence
de groupes humains entiers, tout comme l’homicide est un déni du droit à la vie d’êtres
humains individuels ; un tel déni du droit à l’existence choque la conscience de
l’humanité…. De nombreux cas de tels crimes de génocide se sont produits lorsque des
groupes raciaux, religieux, politiques et autres ont été détruits, entièrement ou en partie.
La répression du crime de génocide est une question de préoccupation internationale… »
et que par conséquent :« le génocide est un crime de droit international que le monde
civilisé condamne et dont les auteurs et les complices – qu’il s’agisse de particuliers,
d’agents publics ou d’hommes d’État – et que le crime soit commis pour des raisons
religieuses, raciales, politiques ou autres d’autres motifs – sont punissables ; invite les
États membres à adopter la législation nécessaire pour prévenir et punir ce crime »
[27] Résolution 96(I) de l’Assemblée générale sur
(consulté le 28
Janvier 2024).
[28] Résolution 260 du 9 Décembre 1948 de l’Assemblée Générale, disponible sur
‘‘http://www.un.org”, (consulté le 28 Janvier 2024). C’etait après que des nombreux
projets aient été préparés par différents comités nommés, commentés par les États
membres et révisés lors de différentes sessions de l’Assemblée Générale.
[29] Power, Samantha, ““A Problem from Hell”“: America and the Age of Genocide, Basic
Books, New York, 2003, p. 60
[30] Résolution 260 du 9 décembre 1948 de l’Assemblée Générale, disponible sur
‘‘http://www.un.org”, (consulté le 28 Janvier 2024).
[31] Douglas, Irvin-Erickson, The Life and Works of Raphael Lemkin: A Political History of
Genocide in Theory and Law, Rutgers, The State University of New Jersey, 2014, p.1.
17/21
[32] Ruvebana Etienne, Prevention of Genocide under International Law; An Analysis of
the Obligations of States and the United Nations to Prevent Genocide at the Primary,
Secondary and Tertiary Levels, Intersentia, Cambridge- Antwerp-Portland, 2014, pp. 113.
[33] Heidenrich, G. John, How to Prevent Genocide: A Guide for Policymakers, Scholars,
and Concerned Citizen, Westport, Connecticut London: Praeger, 2001, p. 199.
[34] Kenneth, J. Campbell, Genocide and the Global Village, Palgrave, New York, 2001,
p. 78.
[35] Schabas, A. W., Le Génocide Rwandais et la Responsabilité de Casques Bleus,
Communication présentée lors des Ateliers pour la pratique du droit international public et
du droit international humanitaire ONU mécanique, Genève, le 23 avril 1998, p. 3,
disponible sur (consulté le 17 février 2024). Voir
également le témoignage du colonel Luc Marchal du 15 mai 2007 dans l’affaire Procureur
c. Major Ntuyahaga Bernard, disponible sur < http://www.lesoir.be/> (consulté le 17 février
2024). Le colonel belge Luc Marchal était le commandant en second de la MINUAR
(1993-1994) jusqu’au retrait du contingent belge le 11 avril 1994.
[36] Melvern, Linda, A people Betrayed: The Role of the West in Rwanda’s Genocide, 2nd
ed., Zed Books, London and New York, 2000, pp. 1-3
[37] Ibidem
[38] Ruvebana E. (2014), pp. 54-75
[39] Ibidem
[40]Introduction aux Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens,
disponible sur , (consulté le 30 Janvier
2024)
[41] University of Minesota, Holocaust and Genocide Studies;
,
(consulté le 30 Janvier 2024),
[42]Institute for War and Peace reporting, Dutch Peacekeepers to return to Srebrenica,
available at , (consulté le 30
Janvier 2024),
[43] Ruvebana, E.(2014) p. 6
[44] Ruvebana, E. (2014), pp. 1-13.
[45] Ibidem
18/21
[46] Cour internationale de Justice, Affaire concernant l’application de la convention pour
la prévention et la répression du crime de génocide, (Bosnie-Herzégovine c. SerbieMonténégro), (Affaire n° 91), Arrêt, 26 février 2007, para. 162.
[47] Ruvebana, E. (2014), pp. 1-324
[48] Ruvebana (2014, pp. 13-52.
[49] Ruvebana (2014), pp. 113-159.
[50] Lemkin, Raphael, Axis Rule in Occupied Europe: Laws of Occupation: Analysis of
Government: Proposals for Redress, Carnergie Endowment for International Peace,
Washington, 1944, p. 79.
[51] Article 1 de la convention sur la prévention et répression du crime de génocide,
adoptée le 9 décembre 1948.
[52] Article 4 de la convention sur la prévention et répression du crime de génocide,
adoptée le 9 décembre 1948.
[53] Résolution 260 (1948) de l’Assemblée générale des Nations Unies, disponible sur
, consulté le 20 décembre 2023,
[54] Résolution 827 (1993) du Conseil de Sécurité, “Ex-Yougoslavie”, disponible sur
(consulté le 20 décembre 2023).
[55] Résolution 955 (1994) du Conseil de Sécurité “Rwanda”, disponible sur
(consulté le 20 décembre 2023).
[56] Ruvebana, Etienne & Marcel Brus ‘‘Before it’s too late: Preventing genocide by
holding the territorial state responsible for not taking preventive action’’, Netherlands
International Law Review, 1st Issue, 2015; pp. 26-27
[57] Ex: L’Ex-Président de l’ex Yougoslavie Miloševic, Radovan Karadžic le Général
Mladic, etc.
[58] E.g. L’Ex-Premier Ministre Jean Kambanda; les ministres Pauline Nyiramasuhuko;
les officiels de haut rang et les dirigeants de média comme Ferdinand Nahimana et
Barayagwiza, les hauts responsables militaires dont le colonel Théoneste Bagosora, etc.
disponible sur , consulté le 1 Mars 2024.
[59] Voir par exemple Akayesu, Chambre de première instance, 1998 para. 706-707, 731734; Kayishema et Ruzindana, 1999, para. 112.
[61] Voir Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, disponible sur <
https://www.icc-cpi.int/resource-library/core-legal-texts>, consulté le 1 Mars 2024.
19/21
[62] Voir article 5 du Statut de Rome. Pour le crime d’agression qui figure parmi les
crimes pour lesquels la cour exercerait la compétence, cette dernière a été mise en
attente avant qu’elle ne soit activée en 2018, quelques années après la conférence sur la
définition de ce crime.
[63] Pour ces situations et autres non mentionnées, elles sont disponible sur <
https://www.icc-cpi.int/fr/situations-under-investigations>, consulté le 1 Mars 2024.
[64] , consulté le 1 Mars 2024.
[65] La liste est disponible sur , consulté le 1 Mars
2024.
[66] Les autres Etats sont Israël, la Libye, la Syrie, l’Irak et le Soudan.
[67] Kamrul, Hossain, “The Concept of Jus Cogens and the Obligation Under the UN
Charter”, Santa Clara Journal of International Law, Vol. 3, No 1, 2005, p.73.
[68] La France a aussi arrêté l’une de personnes les plus recherchées par le TPIR:
Felicien Kabuga, et l’a extradé vers le mécanisme international de tribunaux pénaux pour
l’ex-Yougoslavie et le Rwanda.
[69] La plupart des informations sur les personnes poursuivies ou extradées/exportée
vers le Rwanda sont disponibles aussi sur , (consulté le
23/03/2024).
[70] Loi Organique No. 08/96 du 30 Août, 1996 portant Organisation des poursuites pour
les actes constituant le Crime du Genocide ou Crimes contre l’Humanité Commis depuis
le 1er Octobre 1990, J.O., 1996, No. 17
[71]Loi organique n° 40/2000 du 26/01/2001 portant création des « Juridictions Gacaca »
et organisant les poursuites judiciaires pour les infractions constitutives du crime de
génocide ou des crimes contre l’humanité commises entre le 1er octobre 1990 et le 31
décembre 1994, et telle que modifiée à plusieurs reprises par la suite (en 2001, 2004,
2006, 2007 et 2008) pour s’adapter aux réalités et difficultés nouvelles et changeantes du
procès. Pour une meilleure compréhension sur ce système, voir aussi, Brouwer, A.L.M.
de, & Ruvebana, E. The legacy of the Gacaca Courts in Rwanda: Survivors’
views. International Criminal Law Review, 13(5) 2013, 937-976.
[72] Xavier, Philippe, “The principles of Universal Jurisdiction and Complementarity: How
do the Two Principles Intermesh”? International Review of the Red Cross, Vol. 88, No.
862 , 2006, pp. 375- 398.
[73] C’est ce que prévoit aussi l’article 27(2) du Statut de Rome.
[74] Information supplémentaire disponible sur ‘‘https://www.icc-cpi.int/fr/darfur/albashir’’,
consulté le 12 Mars 2024
20/21
[75] Ruvebana Etienne, “The Withdrawal of States from the ICC: A Potential Setback in
Relation to the Prevention of Genocide?”, in Totten Samuel, Last Lectures on the
Prevention and Intervention of Genocide, Routledge, 2017, p. 267. D’autres états
africains se sont aussi retiré: l’Afrique du Sud et la Gambie.
[76] Mandat d’Arrêt du Il avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique),
arrêt, C. I. J. Recueil 2002, p. 3, disponible sur < https://www.icj-cij.org/fr/affaire/121>,
(consulté le 15 Mars 2024).
Etienne Ruvebana, «Raphael Lemkin, son devoir accompli au service du monde et le
devoir du monde contemporain face à son héritage»
RDLF 2024 chron. n°20 (www.revuedlf.com)
21/21
La Convention sur le génocide de 1948, trente ans
après le génocide des Tutsi
revuedlf.com/droit-international/la-convention-sur-le-genocide-de-1948-trente-ans-apres-le-genocide-des-tutsi/
Article par Hervé Ascensio
Chronique classée dans Dossier, Droit international, Droit pénal
Appartient au dossier : "Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsi : les défis
juridiques"
RDLF 2024 chron. n°22
Mot(s)-clef(s): Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide,
Génocide, Nations-Unies, Rwanda, Tribunal pénal international pour le Rwanda
Par Hervé Ascensio, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
(IREDIES)*
A l’heure de son soixante-quinzième anniversaire, la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide, adoptée à Paris par l’Assemblée générale des Nations
Unies le 9 décembre 1948, apparaît comme un monument du droit international[1]. Elle a
posé une définition du génocide en tant que crime de droit international faisant
aujourd’hui autorité et impose aux Etats parties de prévenir et punir le génocide[2].
L’incrimination implique qu’aucun acte génocidaire ne doit être commis, obligation pesant
aussi bien sur les individus que sur les Etats[3]. La communauté internationale espérait
ainsi, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, avoir franchi une étape déterminante en
inscrivant le « refus du droit à l’existence de groupes humains entiers »[4] dans une
catégorie juridique et en mettant en place un régime destiné à en garantir la noncommission. Le génocide commis en 1994 contre les Tutsi du Rwanda, par son ampleur
mais aussi par une forme d’aveuglement de la communauté internationale de cette
époque face à ses prémisses, a brutalement rappelé qu’un traité, certes primordial, ne
suffit pas.
La Convention de 1948 pose un cadre devant être complété tant sur le plan normatif
qu’institutionnel pour assurer son effectivité. Face à la situation au Rwanda en 1994, le
Conseil de sécurité des Nations Unies a créé le Tribunal pénal international ad hoc pour
le Rwanda (TPIR), second de son espèce après celui créé pour l’ex-Yougoslavie l’année
précédente (TPIY), dont les fonctions ont été poursuivies par une juridiction nommée
« Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux
pénaux »[5]. Ce dernier, toujours en activité, mène à leur terme les procédures
engagées, veille à la bonne exécution des peines prononcées et devra juger les accusés
encore fugitifs, dont l’un des derniers, Fulgence Kayishema, a été arrêté en Afrique du
Sud le 24 mai 2023[6]. Des procès se sont également tenus devant les juridictions
1/18
internes, au Rwanda et ailleurs, et se poursuivent aujourd’hui. La justice française a ainsi
condamné le 28 juin 2023 un cinquième individu pour le génocide des Tutsi[7]. On
mesure ainsi les avancées considérables de la justice pénale internationale depuis le
début des années 1990, y compris l’adoption en 1998 du traité créant la Cour pénale
internationale ; mais ce n’est pas la seule forme d’effectivité à rechercher.
Porter un regard contemporain sur la Convention de 1948 et sur les développements
survenus depuis le génocide des Tutsi suppose d’observer aussi d’autres évolutions
institutionnelles, notamment au sein des Nations Unies, et de s’interroger sur le soudain
attrait exercé par la Cour internationale de Justice. En effet, l’organe judiciaire principal
des Nations Unies, qui juge les litiges entre Etats, est actuellement saisi de quatre
affaires sur le fondement de l’article IX de la Convention de 1948. Au différend opposant
depuis 2019 la Gambie au Myanmar à propos des exactions commises dans ce dernier
Etat contre les Rohingyas, se sont ajoutées une affaire opposant l’Ukraine à la Russie à
propos des allégations de génocide formulées par celle-ci pour justifier le déclenchement
de son « opération militaire spéciale » le 24 février 2022, puis l’affaire opposant depuis la
fin 2023 l’Afrique du Sud à Israël à propos du sort de la population palestinienne de la
bande de Gaza dans le cadre de l’opération militaire déclenchée après les crimes
commis par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, puis encore depuis 1er mars 2024 une
affaire opposant le Nicaragua à l’Allemagne à propos de l’obligation de prévention en lien
avec la situation dans les territoires palestiniens occupés, y compris Gaza.
Ces affaires en cours ont déjà donné lieu à des décisions importantes sur l’application de
la Convention et ses interactions avec le reste du droit international. Elles ont par ailleurs
incité un nombre inédit d’Etats à présenter des observations en tant que tiers
intervenants, ce qui manifeste l’importance que revêt à leurs yeux la Convention de 1948.
Il faut cependant souligner que toutes ne représentent qu’un aspect de situations
soulevant d’autres questions de conformité au droit international et incluent des faits
susceptibles d’autres qualifications que le génocide, tout en constituant des crimes
internationaux d’une particulière gravité[8]. Précisons que, parallèlement, la Cour pénale
internationale, qui poursuit des individus et non des Etats, est saisie des trois situations
concernées, sous un angle différent et étroit s’agissant des Rohingyas, de manière plus
large s’agissant des deux autres.
Responsabilité devant le juge pénal national ou international de l’individu accusé d’avoir
commis des actes génocidaires, à laquelle s’ajoute la responsabilité devant le juge
interétatique de l’Etat qui aurait commis ou n’aurait pas prévenu ou réprimé un génocide :
ces voies de droit distinctes comportent bien des difficultés. Elles ont néanmoins conduit,
depuis trente ans, à un renforcement de la portée de la Convention de 1948. Cet article
tentera un bilan des avancées comme des obstacles en se penchant sur les trois
fonctions qui sont celles de la Convention, à savoir qualifier (I), réprimer (II) et prévenir
(III).
I. Qualifier
2/18
L’infraction pénale de génocide n’existait pas encore au moment du génocide des Juifs
d’Europe, ni dans l’immédiat après-guerre. On sait que le mot a été forgé en 1944 par
Raphaël Lemkin dans son célèbre ouvrage Axis Rule in Occupied Europe afin de
désigner un phénomène criminel dont la singularité n’avait pas été perçue jusqu’alors. Il
fut assez vite utilisé en ce sens, y compris dans certains procès d’après-guerre[9], mais
non en tant que catégorie juridique. Il en va de même, depuis au moins les années 1990,
avec la purification ethnique qui désigne un phénomène criminel de grande ampleur liant
discrimination et territoire. Toutefois, s’agissant du génocide, les Etats ont rapidement
jugé nécessaire d’élaborer une définition commune, permettant une qualification qui
emporte des effets de droit.
La définition du génocide en tant qu’infraction pénale est en effet la principale réalisation
de la Convention de 1948. Celle-ci en fait non seulement un « crime du droit des gens »
en son article premier, ce que d’autres textes internationaux avaient déjà envisagé, mais
surtout le définit en ses articles II et III aux fins de son incrimination, c’est-à-dire de son
entrée dans le droit pénal. L’entrée dans le droit pénal comporte elle-même un double
niveau : le droit pénal relevant de l’ordre juridique international et le droit pénal interne de
chaque Etat partie. L’article V en témoigne en mettant à la charge des Etats une
obligation de prendre les mesures législatives nécessaires, c’est-à-dire d’incriminer le
génocide dans leur ordre juridique, ce qui participe tant de la prévention que de la
répression.
Il s’agit là de l’enjeu majeur de la ratification de la Convention, y compris de nos jours, car
si tout Etat est bien sûr libre d’incriminer le génocide sans y être partie, il est tenu de le
faire s’il le devient, et ce au moins dans les termes prévus par celle-ci. Or, sans l’effort
législatif résultant de la ratification, on constate que les codes pénaux restent souvent
lacunaires. On rappellera à cet égard que la Convention lie actuellement 153 Etats,
nombre qui pourrait être plus élevé si on le compare avec d’autres conventions comme la
Convention de 1984 sur la torture ou celle de 1989 sur les droits de l’enfant[10]. D’où des
appels réguliers à la ratification, tel celui lancé par le Conseil de sécurité des Nations
Unies dans sa résolution 2150 (2014) adoptée à l’occasion du vingtième anniversaire du
génocide au Rwanda[11]. Le suivi attentif de la transposition en droit interne a ensuite
toute son importance, car les retards ou discordances définitionnelles entravent non
seulement les poursuites dans l’Etat concerné mais également la coopération judiciaire
entre Etats.
Sur le plan international, l’incrimination a suivi un chemin différent, car la généralisation
qu’elle implique s’accommode mal du cadre conventionnel et la Convention n’a pas établi
de juridiction pénale internationale. Quant au premier point, la Cour internationale de
Justice a estimé dès 1951, dans un avis consultatif, que « les principes qui sont à la base
de la Convention sont des principes reconnus par les nations civilisées comme obligeant
les Etats même en dehors de tout lien conventionnel »[12]. Il en résulte que l’interdiction
du génocide, tel que défini par la Convention, et la coopération nécessaire pour en
assurer la prévention et la répression font partie du droit international coutumier. La
même Cour reconnaîtra, en 1996, que l’ensemble des droits et obligations résultant de la
3/18
Convention sont opposables erga omnes, c’est-à-dire qu’ils s’imposent à tous les Etats et
peuvent être invoqués par chacun d’eux contre un autre[13], puis, en 2006, que
l’interdiction du génocide relève du de jus cogens, ce qui en fait une norme d’un rang
supérieur aux autres et indérogeable[14]. Ces affirmations sont utiles s’agissant de la
responsabilité étatique et de la coopération judiciaire.
Quant aux implications pénales, elles résultent, dans l’ordre international, de l’adoption
d’une série d’instruments juridiques, notamment ceux créant des juridictions pénales
internationales ou hybrides, et qui reproduisent à l’identique la définition de la Convention
de 1948 ou y renvoient[15]. Est-ce à dire que la définition de 1948 est devenue
intangible ? A tout le moins fait-elle consensus, même si certains aspects continuent à
être débattus en doctrine : la restriction du groupe victime à certains critères censés
refléter de façon objective la stabilité et la permanence, la restriction à la destruction
physique ou biologique du groupe[16], le contexte criminel objectif peu perceptible car
condensé dans la seule formulation du dol spécial, le lien avec le crime contre
l’humanité[17]. Toute catégorie de la pensée est faite de restrictions : une extension la
banalise et en dilue les effets attendus ; une rigueur excessive lui fait perdre son utilité.
Les choix faits par la communauté internationale dans les années 1990 à ce sujet afin de
lutter contre l’impunité sont clairs : la définition de 1948 est confirmée et les précisions,
voire les compléments, sont laissés à la seule interprétation juridictionnelle. Il suffit, pour
s’en convaincre, de relever que l’imperfection la plus flagrante de la définition de 1948, à
savoir celle portant sur l’élément dit contextuel, a été discrètement corrigée, dans le
système de la Cour pénale internationale, par un texte complémentaire, les Eléments des
crimes, lesquels ne sont officiellement qu’une aide pour l’interprétation et l’application du
Statut[18].
La jurisprudence internationale a beaucoup apporté durant les trente dernières années,
et celle du Tribunal pénal international pour le Rwanda au premier chef. Il a été la
première juridiction internationale à condamner un individu, Jean-Paul Akayesu, pour
génocide. Le jugement, confirmé en appel, offre notamment des précisions sur la manière
dont les violences sexuelles sont susceptibles de compter parmi les actes
génocidaires[19]. D’autres juridictions internationales ou hybrides ont eu recours à la
qualification de génocide et ont pu s’appuyer sur la jurisprudence relative au génocide
des Tutsi, tout en apportant des précisions à leur tour. Celle du TPIY est notable pour
avoir admis qu’un génocide pouvait, à certaines conditions, être commis dans une zone
géographique limitée et avoir interprété l’expression « en partie », rapportée à la
destruction d’un groupe, comme devant affecter une part « substantielle » de ce groupe,
ce qui s’apprécie par un ensemble de critères[20]. La Cour internationale de Justice a
retenu la même interprétation en se référant à la jurisprudence des deux tribunaux ad
hoc[21].
Indépendamment de l’interprétation des éléments de définition du génocide, la
qualification d’un génocide en particulier est aussi un enjeu majeur, sur un plan
symbolique bien sûr, notamment à l’égard des victimes, mais aussi pour les effets qu’elle
4/18
emporte en termes de responsabilité individuelle ou étatique et de lutte contre le
négationnisme[22].
L’examen attentif de la situation dans son ensemble lors des premières affaires portées
devant le TPIR ont permis de démontrer l’existence d’un génocide commis contre les
Tutsi au Rwanda entre le 6 avril et le 17 juillet 1994. En 2006, ce génocide a été qualifié
de « fait de notoriété publique » par la chambre d’appel[23]. Un tel constat épargnait au
procureur le lourd travail consistant à refaire, dans chaque procès, la même
démonstration de l’existence du génocide dans son ensemble, et lui permettait de se
concentrer sur les seuls faits reprochés à l’accusé. Ce type de constat est à manier avec
prudence dans un cadre judiciaire car, corrélativement, il limite les moyens de défense de
l’accusé et l’on peut s’interroger sur l’assimilation faite en 2006 entre une qualification
juridique et un « fait »[24]. La chambre d’appel a justifié son constat par les rapports
officiels ayant conduit à la création même du TPIR, par la publication de nombreux
ouvrages et articles allant en ce sens, par des résolutions onusiennes et rapports d’Etats
et d’organisations non gouvernementales, par des décisions de juridictions nationales,
ainsi que par les éléments de preuve précédemment recueillis et analysés par les
chambres de première instance du TPIR. Le constat judiciaire portant sur l’ensemble du
génocide des Tutsi a donc été le point ultime d’un processus de qualification parfaitement
convergent et impliquant diverses formes d’autorité.
Le constat judiciaire n’est pas allé jusqu’au fait notoire dans le cas du génocide commis à
Srebrenica en juillet 1995, mais a été fait dans le cadre de plusieurs procès menés par le
TPIY. Il l’a également été par la Cour internationale de Justice, qui s’est notamment
appuyée sur les décisions de ce tribunal en raison de la qualité des preuves alors
apportées et de leur examen dans le cadre d’une procédure contradictoire. Son arrêt de
2007 confirme la qualification de génocide pour les évènements de Srebrenica, tout en
l’écartant pour d’autres crimes commis en d’autres lieux de Bosnie-Herzégovine ; elle
n’impute cependant pas la commission du génocide à la République fédérative de
Yougoslavie (Serbie et Monténégro) (RFY), mais conclut que cet Etat a violé son
obligation de prévenir et réprimer le génocide[25]. La jurisprudence ultérieure du TPIY et
du Mécanisme poursuivant ses fonctions va dans le même sens s’agissant de la
qualification du génocide pour Srebrenica et de la non-qualification pour d’autres crimes,
souvent très graves, commis en d’autres lieux à d’autres périodes[26].
S’agissant des crimes commis au Cambodge par le régime des Khmers rouges entre
1975 et 1979 et couramment qualifiés de « génocide »[27], les chambres extraordinaires
cambodgiennes ont retenu pour la plus grande partie d’entre eux la qualification de crime
contre l’humanité plutôt que génocide, car les personnes visées n’appartenaient pas à un
groupe distinct des auteurs selon les critères limitativement énumérés par la Convention
de 1948. Cependant, pour les crimes commis à partir de 1977 contre les minorités cham
et vietnamienne, la condition relative au groupe était satisfaite, ce qui a conduit à une
qualification de génocide[28].
5/18
Comme on le voit, un autre aspect de l’enjeu de la qualification est l’hypothèse où le juge
constate une absence de génocide. Ce constat négatif a également son importance, mais
il faut souligner qu’il présente un intérêt variable selon sa motivation. S’il est dû à
l’absence d’un élément empêchant la qualification de génocide dans son ensemble, il a
une portée générale, sans d’ailleurs exclure d’autres qualifications, parfois tout aussi
graves comme celle de crime contre l’humanité prenant la forme de l’extermination. Le
constat négatif a une portée moindre s’il s’explique, dans une affaire donnée, par
l’absence des faits sous-jacents reprochés ou par la non-implication de l’accusé. De plus,
la non-qualification peut résulter d’une insuffisance de preuve apportée, dans un procès
pénal, par l’accusation, ou, dans un litige entre Etats, par le requérant. Enfin, elle
intervient à un certain moment dans le temps et ne saurait couvrir des évènements
ultérieurs.
Ces remarques conduisent à s’interroger sur l’intérêt de l’affaire opposant actuellement
l’Ukraine à la Russie devant la Cour internationale de Justice, ou du moins ce qu’il en
reste. Dans son arrêt du 2 février 2024, la Cour a scindé le litige en deux, s’estimant
compétente pour une éventuelle qualification de non-commission d’un génocide dans la
région du Donbas, mais pas pour juger des actions de la Russie qu’elle justifie par un
supposé génocide[29]. Or, l’Ukraine souhaitait surtout engager la responsabilité de la
Russie pour son intervention militaire, après que la Cour aurait constaté, à titre liminaire,
la fausseté de l’allégation de génocide. Dès lors, un constat de non-commission risque
d’apporter peu, d’autant que la preuve d’un fait négatif suppose la pleine coopération des
deux parties avec la Cour dans l’obtention et la soumission des éléments de preuve. La
qualification juridique négative déconnectée de son enjeu, à savoir les moyens
disponibles ou indisponibles pour la prévention et la répression, risque de s’avérer vaine.
II. Réprimer
Les méthodes destinées à la répression tiennent une place importante dans la
Convention de 1948, tout en pouvant décevoir un lecteur contemporain par comparaison
avec des conventions plus récentes en matière pénale – voire avec certaines plus
anciennes. Comme on l’a vu, elle oblige les Etats parties à légiférer, préalable imposé par
le principe nullum crimen sine lege. Mais elle reste timide s’agissant des titres de
compétence juridictionnelle : l’article VI se borne à prévoir la compétence du seul juge de
l’Etat sur le territoire duquel le crime a été commis ou celle d’une « cour criminelle
internationale », inexistante en 1948 et restée dans les limbes pendant des décennies.
On sait que le génocide des Tutsi du Rwanda a convaincu de la nécessité de créer en
1994 un tribunal pénal international, expérience qui a grandement contribué à
l’aboutissement des travaux sur l’institution d’une cour pénale internationale permanente.
De même, le nombre des génocidaires et la fuite d’une partie d’entre eux hors du
Rwanda a convaincu de l’intérêt de recourir à d’autres titres de compétence du juge
national, y compris la compétence dite « universelle », c’est-à-dire en l’absence de lien
de rattachement territorial, personnel ou réel entre les faits donnant lieu à poursuites et
l’Etat du for. La pratique a été implicitement encouragée par le TPIR, puisque l’article 8
6/18
de son statut évoque la compétence concurrence des juridictions nationales de tous les
Etats et qu’il a renvoyé à la justice française deux affaires dont il était initialement
saisi[30].
Depuis lors, la compétence universelle s’est développée[31]. Elle constitue un titre de
compétence utile non seulement pour juger des fugitifs et alléger la tâche des juridictions
internationales, mais aussi, et peut-être tout particulièrement, lorsque le contexte
politique empêche à la fois le bon fonctionnement de la justice de l’Etat territorialement
compétent et la saisine d’une juridiction internationale. Pour autant, il ne faut pas cacher
la difficulté de telles procédures s’agissant de l’accès aux témoins et autres éléments de
preuve, de la compréhension du contexte, des problèmes de traduction et du respect des
droits de la défense. Cela conduit à insister sur l’importance de la coopération entre les
différents systèmes judiciaires.
Une nouvelle convention, adoptée le 26 mai 2023 par une conférence où soixante-dix
Etats étaient représentés, constitue à cet égard une avancée majeure : la Convention
pour la coopération internationale en matière d’enquête et de poursuite du crime de
génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et autres crimes
internationaux, dite Convention de Ljubljana-La Haye, ou encore « MLA » – pour Mutual
Legal Assistance[32]. La grande majorité des articles porte sur la coopération judiciaire
internationale ; mais son contenu va au-delà de ce que suggère son intitulé.
Dans la Convention sur le génocide de 1948, la coopération judiciaire n’est abordée,
brièvement, qu’à propos de l’extradition (article VII), en renvoyant à la législation
nationale et aux accords spécifiques en matière d’extradition. La Convention de 2023
comporte, elle, de nombreux articles prévoyant et détaillant les conditions d’une demande
d’entraide judiciaire, d’une demande d’extradition ou le transfert de détenus entre les
Etats parties ; elle permet la constitution d’équipes d’enquête communes ; elle établit un
cadre juridique pour la confiscation et la restitution des produits du crime.
Mais la Convention de Ljubljana-La Haye aborde d’autres thèmes, et ce pour l’ensemble
des crimes internationaux dont le génocide. Son article 8 étend les titres de compétence
des juridictions nationales : sont obligatoires, en sus de la compétence territoriale, la
compétence personnelle active et la compétence sur les engins selon l’immatriculation ;
sont autorisées la compétence personnelle passive, celle concernant les apatrides
résidents permanents, la compétence universelle découlant de la présence sur le
territoire et de la non-extradition. Elle prévoit un droit de toute personne de saisir les
autorités compétentes (article 12), une obligation d’enquêter et, le cas échéant, de
poursuivre ou d’extrader (articles 13 et 14) et ajoute à la responsabilité des individus celle
des personnes morales – selon les modalités propres à chaque ordre juridique (article
15). Elle reconnaît également des droits aux victimes, notamment un droit de participer
aux procédures et un droit à la réparation conformément au droit national (article 83).
Ainsi, au regard des standards usuels dans les conventions en matière pénale, cette
convention comble entièrement les lacunes de la Convention de 1948 en matière de
répression – elle en fait autant pour les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.
7/18
Comme pour toute nouvelle convention, il conviendra de suivre avec attention le nombre
des ratifications, que l’on espère élevé, et la date de son entrée en vigueur, que l’on
espère proche.
Il faut également mentionner certaines évolutions institutionnelles survenues dans le
cadre des Nations Unies et destinées à pallier, de manière transitoire, les carences de la
répression. Ont ainsi été créés des organes d’enquête, parfois qualifiés de mécanismes
« pré-juridictionnels », pour des situations où des crimes très graves ont été commis,
sans réaction du système judiciaire local et sans que la Cour pénale internationale ait pu
s’en saisir, ou s’en saisir pleinement, jusqu’à présent : Syrie, crimes de l’EEIL (Daech) en
Iraq, Myanmar[33]. Leur fonction va nettement au-delà des rapports d’institutions
internationales synthétisant les informations disponibles et formulant des
recommandations : ils permettent la collecte et la conservation des preuves avec un
degré d’exigence technique les rendant aptes à un usage judiciaire ; ils contribuent à la
structuration de la coopération judiciaire internationale. On soulignera que les trois
mécanismes créés correspondent à des situations où une qualification de génocide a été
envisagée pour certaines des exactions commises : contre les Yézidis en Iraq et en
Syrie, contre les Rohingyas au Myanmar.
Une autre moyen de lutter contre l’absence de poursuites ou de coopération judiciaire est
offert par la Convention de 1948 : c’est la voie du litige interétatique, porté devant la Cour
internationale de Justice sur le fondement de son article IX. Il connaît un regain d’intérêt,
malgré les limites résultant de la convention. Dans son arrêt de 2007 qui constate la
commission d’un génocide à Srebrenica, la Cour a rappelé que seul l’Etat sur le territoire
duquel le crime a été commis a l’obligation, en vertu de la Convention, d’exercer sa
compétence juridictionnelle ; dès lors, l’inaction des juridictions de la RFY n’engageait
pas sa responsabilité au titre de la Convention, puisque les faits n’avaient pas eu lieu sur
son territoire mais en Bosnie-Herzégovine[34]. Toutefois, la Cour a conclu à une violation
par la RFY de son obligation de réprimer le génocide pour une autre raison, à savoir son
manque de coopération avec le TPIY, et cela grâce à une interprétation actualisée de la
référence à une « cour criminelle internationale » à l’article VI[35]. La coopération dite
verticale entre un Etat et une juridiction pénale internationale compétente est donc une
obligation en vertu de la Convention de 1948, pour autant que l’Etat concerné a par
ailleurs reconnu cette compétence – en l’espèce dans le cadre des accords de paix de
Dayton.
Dans l’actuel litige opposant la Gambie au Myanmar, la requête gambienne mentionne,
parmi les griefs, l’absence d’enquête et de poursuites[36]. Si la Cour devait, lors de la
phase portant sur le fond, conclure à la commission d’un génocide, la configuration serait
en quelque sorte inverse par rapport à l’affaire précédente s’agissant de l’obligation de
réprimer. La responsabilité du Myanmar ne pourrait être engagée pour sa noncoopération avec la CPI, n’étant pas partie à son statut ni n’ayant reconnu sa
compétence d’une autre manière, fût-ce indirectement via son appartenance à l’ONU
8/18
faute de saisine de la CPI par le Conseil de sécurité[37] ; mais elle pourrait l’être au titre
de la Convention de 1948 pour l’inaction de ses propres juridictions, puisque les crimes
ont été commis sur son territoire.
III. Prévenir
La prévention, malgré sa présence dans l’intitulé de la Convention à égalité avec la
répression, en est le parent pauvre. Elle est mentionnée seulement à l’article premier, par
lequel les Etats parties « s’engagent à prévenir et punir » le génocide, et à l’article VIII qui
permet à un Etat de saisir les organes compétents des Nations Unies pour que ceux-ci
prennent les « mesures qu’ils jugent appropriées » pour prévenir et réprimer le génocide,
sans autre précision[38]. Les dispositions relatives à la répression contribuent
évidemment aussi à la prévention, par leur effet dissuasif, qu’il s’agisse de l’incrimination
dans les codes pénaux nationaux ou des poursuites et éventuelles condamnations
prononcées par les juridictions nationales contre des génocidaires. Mais c’est tout de
même bien peu.
Il est loisible à cet égard de comparer la Convention sur le génocide avec une convention
postérieure qui a une certaine parenté avec elle et la complète en partie : la Convention
sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1965. Celle-ci contient
des obligations de mener des politiques publiques destinées à prévenir la discrimination
raciale, elle-même comprise très largement comme incluant les discriminations fondées
sur la couleur, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique. La lutte contre les discours
de haine en fait notamment partie. Cette convention établit un comité chargé d’en assurer
le suivi, tandis que la Convention de 1948 n’a pas de volet institutionnel propre.
Des développements notables ont cependant eu lieu depuis vingt ans, d’une part dans le
cadre des organes onusiens, d’autre part en raison de la jurisprudence de la Cour
internationale de Justice. Dans le premier cas, cela conduit à s’interroger sur un possible
renforcement du lien établi par l’article VIII de la Convention entre celle-ci et les organes
politiques onusiens, dans le second sur la fonction et les limites de l’article IX, qui donne
compétence à la Cour internationale de Justice pour trancher les litiges portant sur les
obligations des Etats au titre de la Convention, y compris en matière de prévention du
génocide.
Lors de la préparation du génocide des Tutsi, une opération de maintien de la paix avait
été déployée par l’ONU au Rwanda et des alertes furent transmises à New York sans
succès ; les Casques bleus encore présents sur le terrain, mais en nombre réduits, au
début du génocide furent alors impuissants à l’enrayer. De même, les Casques bleus
déployés dans l’enclave de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine ne purent empêcher le
massacre survenu en juillet 1995. Ces évènements ont laissé des traces durables au sein
des Nations Unies. Dans son Rapport du Millénaire de 2000, Kofi Annan, alors secrétaire
général des Nations Unies, s’interrogeait sur la manière de réagir face à de telles
situations, « qui vont à l’encontre de tous les principes sur lesquels est fondée notre
condition d’êtres humains »[39]. Il ouvrait ainsi une réflexion sur la « responsabilité de
protéger » les populations, incombant tant aux Etats qu’aux organisations internationales
9/18
et qui devait aboutir en 2005 à un sommet mondial et un document final adopté par
l’Assemblée générale[40]. Si l’expression est quelque peu passée de mode en doctrine,
l’idée a poursuivi son chemin sur le plan institutionnel.
Au sein du Secrétariat général des Nations Unies a été créé en 2004 un poste de
conseiller spécial pour la prévention du génocide, dont l’action est appuyée par le Bureau
de la prévention du génocide et de la responsabilité de protéger[41]. Il a notamment la
charge d’un mécanisme d’alerte rapide, qui s’ajoute à d’autres procédures d’évaluation
portant sur des violations graves des droits de l’homme menées par le HautCommissariat aux Droits de l’Homme des Nations Unies. L’évaluation du risque de
génocide repose sur un ensemble de quatorze facteurs exposés dans un document
intitulé « Cadre d’analyse des atrocités criminelles – Outil de prévention », adopté en
2014[42]. Le terme retenu a priori, à savoir celui d’« atrocités criminelles », montre un
souci de ne pas s’enfermer dans la seule qualification, positive ou négative, de génocide,
tout en prenant en compte les aggravations possibles de la situation. Cela montre aussi
que la qualification juridique est en réalité un processus faisant intervenir différentes
institutions et que, au stade du mécanisme d’alerte, on se situe forcément en deça du
standard requis devant un juge.
La responsabilité de protéger a également joué un rôle dans la création de certains
organes d’enquête, lorsque l’initiative en a été prise par l’Assemblée générale ou le
Conseil des droits de l’homme. La compétence du Conseil de sécurité au titre du
maintien de la paix n’y fait désormais plus obstacle et la règle majoritaire en vigueur au
sein de ces autres organes permet de dépasser un éventuel blocage du Conseil,
résultant par exemple du veto d’un membre permanent. Par ailleurs, le Conseil de
sécurité lui-même est devenu sensible aux questions de prévention. Dans sa résolution
2150 (2014), adoptée à l’occasion du vingtième anniversaire du génocide des Tutsi au
Rwanda, il demandait ainsi aux Etats d’élaborer des programmes éducatifs « pour graver
dans l’esprit des générations futures les leçons du génocide » et invitait le Secrétaire
général à renforcer les mécanismes d’alerte rapide onusiens.
Ces inflexions institutionnelles devraient inciter à une interprétation évolutive de la
Convention dans le sens d’un renforcement du lien entre les obligations qu’elle contient
et la coopération multilatérale, lien suggéré par le préambule et par l’article VIII de la
Convention. Qui plus est, l’obligation de coopérer, notamment en vue de prévenir le
génocide, est, si l’on suit la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, une
obligation universelle[43]. Dès lors, on pourrait estimer que, face à des atrocités
criminelles en cours, le recours à des mesures de prévention au titre de la Convention
devrait s’inscrire dans un processus multilatéral pour lequel les instances onusiennes
offrent des outils d’analyse pertinents. A défaut, l’action unilatérale d’un Etat à l’égard
d’un autre Etat accusé de génocide devrait s’appuyer sur des éléments de preuve
solides, à soumettre et à discuter dans les instances onusiennes.
Parallèlement, des précisions importantes ont été apportées par la Cour internationale
Justice à propos de la responsabilité encourue par les Etats parties à la Convention au
titre de leur obligation de prévenir le génocide. Dans son arrêt de 2007, la Cour a
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condamné la RFY pour avoir violé cette obligation dans le contexte du génocide commis
à Srebrenica en juillet 1995, en raison de sa complète inaction alors qu’elle disposait d’un
« indéniable pouvoir d’influence » sur les forces armées des Serbes de Bosnie et pouvait
à tout le moins soupçonner le massacre à venir[44]. A cette occasion elle a indiqué que
l’obligation de prévention au sens de la Convention est déclenchée dès lors qu’apparaît
un « risque sérieux de commission d’un génocide »[45]. La Convention impose alors aux
Etats parties une obligation de comportement, non de résultat, qui consiste à « mettre en
œuvre tous les moyens raisonnablement à leur disposition » pour empêcher le
génocide[46]. Cette obligation repose sur la notion de « due diligence », dont on sait
qu’elle varie en fonction des circonstances, la Cour mentionnant à ce propos comme
paramètres la capacité à influencer effectivement l’action des personnes, elle-même
dépendante de l’éloignement géographique et de l’intensité des liens politiques ou autres.
Quant aux moyens choisis, ils doivent, ajoute-t-elle, rester dans les limites de la légalité
internationale et peuvent donc varier selon la position juridique de l’Etat à l’égard des
personnes et des situations ; le fait que la mise en œuvre de ces moyens n’aurait pu
empêcher le génocide n’est pas une excuse[47].
Toutefois, selon la Cour, la violation de l’obligation de prévenir n’est constituée et
n’engage la responsabilité de l’Etat qu’à partir du moment où un génocide est
effectivement commis[48]. On voit ainsi que la Cour, si elle a enrichi le texte de la
Convention par son interprétation, a également mis des limites à la responsabilité des
Etats parties. La leçon est identique dans son arrêt du 2 février 2024 en l’affaire des
Allégations de génocide opposant l’Ukraine à la Russie. La question finalement cruciale
était de savoir si la référence faite dans l’arrêt de 2007 au respect de la légalité
internationale aurait pu conduire à engager la responsabilité de la Russie pour avoir
recouru à des moyens illicites, en l’occurrence une agression armée, pour prévenir un
génocide en réalité inexistant. La Cour s’est déclarée incompétente sur ce volet de
l’affaire, considérant que la Convention n’incorporait pas des règles extérieures,
notamment sur le recours à la force[49]. Ce faisant, elle introduit une nouvelle limite et se
place dans une position étrange : si la prévention ne va pas assez loin, la Cour peut en
connaître ; mais si elle va trop loin, elle ne le peut pas.
Quant aux ordonnances adoptées à propos de la protection des Rohingyas du Myanmar
en 2020, dans l’affaire Gambie c. Myanmar, et de celle des Palestiniens de la bande de
Gaza en 2024, dans l’affaire Afrique du Sud c. Israël, elles n’ont techniquement pas
constaté l’existence d’un « risque sérieux » au sens de l’obligation de prévention
contenue dans la Convention, mais un « risque réel et imminent » d’atteinte aux droits
plausibles en cause, ce qui correspond aux critères habituels de l’urgence au stade des
mesures conservatoires sans préjuger du fond[50]. La différence est cependant
singulièrement estompée car le contenu des mesures ordonnées, au Myanmar dans la
première et à Israël dans la seconde, consiste, notamment, à « prendre toutes les
mesures en son pouvoir pour prévenir la commission (…) de tout acte entrant dans le
champ d’application de l’article II de la convention »[51]. D’autres mesures ordonnées
peuvent également être rattachées à l’idée générale de prévention. Le non-respect de
ces mesures pourrait engager la responsabilité de ces Etats dans les affaires en
11/18
question, indépendamment d’un constat positif ou négatif de violation de la Convention
de 1948, en tant qu’elle contreviendrait à l’ordonnance dont le caractère obligatoire
découle du statut de la Cour[52]. La Cour elle-même devient ainsi un instrument de la
prévention.
*
*
*
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 est un
instrument vivant, pour paraphraser le constat souvent fait à propos de la Convention
européenne des droits de l’homme. Cela est d’autant plus remarquable que sa rédaction,
ancienne, comporte d’évidentes lacunes aux yeux du lecteur contemporain. Son
enrichissement a résulté de l’adoption d’autres instruments juridiques s’appuyant sur elle,
d’évolutions institutionnelles survenus notamment au sein des Nations Unies et de la
jurisprudence internationale, tant pénale qu’interétatique. Tout cela a produit un effet de
sédimentation qui place la Convention de 1948 au premier rang de l’édifice normatif et
institutionnel du droit international pénal. A cet égard, il importe de souligner que le
génocide commis en 1994 contre les Tutsi au Rwanda a marqué une forte inflexion et
une accélération du processus, puisque s’en sont suivis un effort inédit de répression et
de coopération internationale et une prise de conscience de la nécessité de renforcer les
instruments de prévention du génocide. Les enquêtes aujourd’hui menées par la Cour
pénale internationale, les affaires en cours devant la Cour internationale de Justice, les
efforts des organes des Nations Unies pour réagir aux crimes contemporains sont le
produit de cette histoire.
Un tel constat intervient cependant dans un moment d’inquiétude. Le retour du pur
rapport de forces dans les relations internationales et, corrélativement, la remise en
cause d’un ordre fondé sur des règles constituent un défi pour la prévention comme pour
la répression des génocides, comme de toutes les formes de violence extrême exercées
sur les populations. La mémoire du génocide de 1994 doit inciter à défendre avec
constance la place du droit dans la société internationale et à renforcer les institutions
chargées de prévenir et réprimer le crime de génocide.
* L’auteur est intervenu comme conseil dans les observations déposées par la France
comme tiers intervenant dans l’affaire des Allégations de génocide opposant l’Ukraine à
la Fédération de Russie mentionnée infra. L’article reflète son opinion personnelle en tant
qu’universitaire.
[1] Recueil des traités des Nations Unies, vol. 78, p. 277. La Convention a fait l’objet de
plusieurs commentaires juridiques détaillés : William Schabas, Genocide in International
Law: the Crime of Crimes, Cambridge, Cambridge University Press, 2nd ed., 2009, xviii741 p. ; Paola Gaeta (ed.), The UN Genocide Convention: A Commentary, Oxford,
12/18
Oxford University Press, 2009, xxxiv-580 p. ; Christian Tams, Lars Berster, Björn
Schiffbauer (eds.), Convention on the Prevention and Punishment of Genocide: A
Commentary, München/Oxford/Baden-Baden, Beck/Hart/Nomos, 2014, xlv-468 p.
[2] Pour mémoire, selon l’article II : « Dans la présente Convention, le génocide s’entend
de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en
partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) Meurtre de
membres du groupe ; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du
groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant
entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les
naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre
groupe. »
[3] Ce second aspect, l’obligation d’un Etat partie de ne pas commettre de génocide,
n’est curieusement pas formulé explicitement dans la Convention, mais a été confirmé
par la jurisprudence internationale. V. CIJ, Application de la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie),
exceptions préliminaires, arrêt du 11 juillet 1996, CIJ Recueil 1996, p. 616, par. 32.
[4] Assemblée générale des Nations Unies, résolution 96 (I), 11 décembre 1946.
[5] Leur statut est annexé, respectivement, aux résolutions CSNU 955 (1994) du 8
novembre 1994, 827 (1993) du 25 mai 1993 et 1966 (2010) du 22 décembre 2010.
[6] V. . A ce jour, il reste trois fugitifs parmi
les personnes mises en accusation par le TPIR.
[7] Philippe Hategekimana, ancien gendarme rwandais, a été reconnu coupable de
génocide et crime contre l’humanité et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité
par la Cour d’assises de Paris. Un appel est en cours.
[8] Les trois premières affaires sont présentées par les Etats requérants sous le seul
prisme du génocide, car on ne trouve pas d’équivalent à l’article IX de la Convention de
1948 dans d’autres conventions, ce qui empêche d’aborder l’ensemble de la situation ou
des qualifications possibles. Telles sont les limites, classiques et frustrantes, de l’accès
au juge international pour les litiges entre Etats, ce que la Cour souligne elle-même (CIJ,
Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), ordonnance, 26 janvier 2024, par. 14).
La quatrième affaire a une base de compétence supplémentaire et plus large, car les
deux Etats ont accepté la clause de juridiction obligatoire de la Cour (art. 36 § 2 de son
statut).
[9] V. Tribunal militaire des Etats-Unis à Nüremberg, Josef Alstötter and Others (« procès
des juges »), jugement, 4 décembre 1947, reproduit in LRTWC, vol. VI, 1948, p. 48.
[10] Respectivement 173 et 196 Etats parties.
13/18
[11] V. le paragraphe 5 : « Demande aux Etats qui ne l’ont pas encore fait d’envisager, à
titre hautement prioritaire, de ratifier la Convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide ou d’y adhérer et, au besoin, de se donner chacun des lois en
exécution des obligations découlant de ladite convention. »
[12] CIJ, Réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide, avis consultatif du 28 mai 1951, CIJ Recueil 1951, p. 23.
[13] CIJ, Application de la Convention pour la prévention et le répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt du 11
juillet 1996, CIJ Recueil 1996, p. 616, par. 31.
[14] CIJ, Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête: 2002) (République
démocratique du Congo c. Rwanda), arrêt du 3 février 2006, CIJ Recueil 2006, p. 32,
par. 64.
[15] Statuts des tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (1993, art.
4) et pour le Rwanda (1994, art. 2), de la Cour pénale internationale (1998, art. 6),
ordonnance établissant les chambres spéciales au Timor oriental (2000, art. 4), accord
prévoyant la création des chambres extraordinaires cambodgiennes (2003, art. 9), statut
des chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises (2012, art.
5), Convention de Ljubljana sur la coopération internationale en matière d’enquête et de
poursuite pour les crimes internationaux (2023, art. 5 § 1).
[16] Cela exclut le génocide dit culturel, hormis l’ouverture qu’offre la référence au
transfert forcé d’enfants, mais aussi des conditions d’existence subies et qui, sur le long
terme, conduisent à la disparition du groupe, sans qu’il soit aisé d’identifier une intention
criminelle – car celle-ci est diffuse ou structurelle et étendue dans le temps.
[17] Longtemps présenté comme la forme la plus grave de crime contre l’humanité, le
génocide tend à être considéré aujourd’hui dans la doctrine internationaliste comme
autonome par rapport aux crimes contre l’humanité.
[18] Article 9 du Statut. Les Eléments des crimes ont été adoptés par l’Assemblée des
Etats parties lors de sa première session (ICC-ASP/1/3, 3-10 septembre 2002). On fait ici
référence, parmi les éléments du génocide, à celui ainsi formulé : « Le comportement
s’est inscrit dans le cadre d’une série manifeste de comportements analogues dirigés
contre ce groupe, ou pouvait en lui-même produire une telle destruction ».
[19] TPIR, Ch., Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, n°ICTR-96-4-T, 2 septembre 1998,
par. 504, 507-508.
[20] TPIY, App., Le Procureur c. Radislav Krstic, n°IT-98-33-A, arrêt, 19 avril 2004, par. 8
et s. L’arrêt se réfère à plusieurs jugements de première instance et à la jurisprudence du
TPIR, notamment TPIR, Le Procureur c. Ignace Bagilishema, n°ICTR-95-1A-T, jugement,
7 juin 2001, par. 64, et Le Procureur c. Laurent Semanza, n°ICTR-97-20-T, jugement et
condamnation, 15 mai 2003, par. 316.
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[21] CIJ, Application de la Convention pour la prévention et le répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), arrêt, 26 février 2007, CIJ Recueil 2007,
pp. 126-127, par. 198-201. Plus récemment, la Cour l’a admis à titre provisoire à propos
des Palestiniens de la bande de Gaza (CIJ, Application de la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud
c. Israël), ordonnance, 26 janvier 2024, par. 45).
[22] Rappelons qu’en France, l’article 24bis de la loi sur la liberté de la presse incrimine le
fait de nier, minorer ou banaliser de façon outrancière un génocide ayant donné lieu à
condamnation par une juridiction française ou internationale.
[23] TPIR, App., Le Procureur c. Edouard Karemera, Mathieu Ngirumpatse, Joseph
Nzirorera, n°ICTR-98-44-AR73(C), décision faisant suite à l’appel interlocutoire interjeté
par le Procureur de la décision relative au constat judiciaire, 16 juin 2006, par. 35. Le
constat judiciaire des faits notoires était prévu par l’article 94A du règlement de procédure
et de preuve ; la technique existe également dans le cadre des autres juridictions pénales
internationales (par ex. art. 69 § 6 du Statut de la CPI).
[24] Précédemment, certains faits servant à démontrer un génocide ou un crime contre
l’humanité avaient été reconnus comme étant de notoriété publique : l’existence sur tout
le territoire d’une attaque généralisée et systématique en raison de l’appartenance à
l’ethnie tutsie (TPIR, App., Laurent Semanza c. Le Procureur, n°ICTR-97-20-A, arrêt, 20
mai 2005, par. 192).
[25] CIJ, Application de la Convention pour la prévention et le répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), arrêt, 26 février 2007, CIJ Recueil 2007,
p. 166, par. 297, p. 198, par. 376, et p. 238 (dispositif).
[26] V. not. Mécanisme, App., Le Procureur c. Ratko Mladic, n°MICT-13-56-A, arrêt, 8 juin
2021, par. 568 s.
[27] V. par ex. Ben Kiernan, Le génocide au Cambodge 1975-1979 – Race, idéologie et
pouvoir, Paris, Gallimard, 1998, 730 p.
[28] CETC, Nuon Chea et Khieu Samphan, dossier 002/02, n°002/19-09-2007/ECCC/TC,
jugement, 16 novembre 2018, p. 2019, par. 3348, et p. 2217, par. 3519. La conclusion
relative au génocide contre la minorité vietnamienne a été réexaminée et confirmée dans
l’appel concernant Khieu Samphan : chambre de la Cour suprême, n°002/19-09-2007ECCC/SC, arrêt, 23 décembre 2022, p. 757, par. 1638.
[29] CIJ, Allégations de génocide au titre de la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie ; 32 Etats
intervenants), arrêt, 2 février 2024, par. 103, par. 147, et dispositif.
[30] Affaires Laurent Bucyibaruta et Wenceslas Munyeshyaka (TPIR, décisions du 20
novembre 2007, ICTR-2005-85-I et ICTR-2005-87-I). Le premier a été condamné le 12
juillet 2022 à vingt ans de réclusion criminelle par la cour d’assises de Paris ; le second a
15/18
bénéficié d’une ordonnance de non-lieu le 15 octobre 2015, confirmée par la Cour
d’appel de Paris le 21 juin 2018, puis par la Cour de cassation le 30 octobre 2019.
[31] Pour un bilan, v. les rapports établis annuellement par l’ONG Trial International. Le
dernier est téléchargeable par le lien suivant :
[32] Texte et travaux préparatoires accessibles sur le site suivant :
[33] Mécanisme international, impartial et indépendant chargé de faciliter les enquêtes
sur les crimes les plus graves du droit international commises en République arabe
syrienne depuis mars 2011 et d’aider à juger les personnes qui en sont responsables
(IIIM), créé par la résolution 71/248 de l’Assemblée générale, 11 janvier 2017 ; Equipe
d’enquêteurs chargée d’amener Daech à répondre de ses crimes en Iraq (UNITAD),
créée par la résolution 2379 (2017) du Conseil de sécurité, 21 septembre 2017 ;
Mécanisme d’enquête indépendant chargé de recueillir, de regrouper, de préserver et
d’analyser les éléments de preuve attestant la commission de crimes internationaux les
plus graves et de violations du droit international humanitaire au Myanmar depuis 2011
(IIMM), créé par la résolution 39/2 du Conseil des droits de l’homme, 27 septembre 2018,
approuvé par la résolution 73/264 de l’Assemblée générale, 22 décembre 2018.
[34] CIJ, Application de la Convention pour la prévention et le répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), arrêt, 26 février 2007, CIJ Recueil 2007,
pp. 226-227, par. 442.
[35] Ibid., pp. 227-229, par. 445-449.
[36] CIJ, Application de la Convention pour la prévention et le répression du crime de
génocide (Gambie c. Myanmar), requête introductive d’instance et demande en indication
de mesures conservatoires, 11 novembre 2019, pp. 57-58, par. 112.
[37] Une enquête a été ouverte par la CPI uniquement pour d’éventuels crimes contre
l’humanité commis contre les Rohingyas pour autant que ceux-ci ont été contraints de fuir
au Bangladesh, car le Bangladesh est partie à son statut et l’infraction, par application de
la théorie du résultat, s’y trouverait ainsi partiellement localisée. V. CPI, Ch. prél. III,
Situation en République populaire du Bangladesh / République de l’Union du Myanmar,
n°ICC-01/19, Decision pursuant to Article 15 of the Rome Statute, 14 novembre 2019.
[38] A vrai dire, tout Etat membre des Nations Unies peut en faire autant sans être partie
à la Convention.
[39] Secrétaire général des Nations Unies, Rapport du Millénaire – Nous les peuples : le
rôle des Nations Unies au XXIème siècle, Doc. NU A/54/2000, 27 mars 2000, p. 36,
par. 217. Ce rapport conduisit à la création de la Commission internationale de
l’Intervention et de la Souveraineté des Etats (CIISE), dont les travaux aboutirent à leur
tour à un rapport, dit « Evans-Sahnoun », remis le 18 décembre 2001.
16/18
[40] Document final du Sommet mondial de 2005, UN Doc. A/60/L.1, 20 septembre 2005.
Ce texte, non contraignant, consacre un « [d]evoir de protéger les populations contre le
génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité »,
par des moyens pacifiques d’abord, en recourant au Chapitre VII de la Charte en dernier
lieu et au cas par cas. L’intervention militaire unilatérale est en revanche écartée.
[41] Voir le site
[42] Accessible sur le site. Parmi les quatorze facteurs, on compte huit facteurs de risque
commun et six facteurs de risque spécifiques, dont l’un concerne spécialement le
génocide, celui des « signes d’une intention de détruire physiquement, ou tout ou en
partie, un groupe protégé ». Ce facteur repose lui-même sur huit indicateurs.
[43] V. supra I et note 12 (avis de 1951).
[44] CIJ, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, 26 février 2007, CIJ
Recueil 2007, p. 225, par. 438.
[45] Ibid., p. 222, par. 431.
[46] Ibid., p. 221, par. 430.
[47] Ibid.
[48] Ibid., pp. 221-222, par. 431.
[49] CIJ, Allégations de génocide au titre de la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie ; 32 Etats
intervenants), arrêt, 2 février 2024, p. 56 de l’arrêt, par. 146.
[50] CIJ, Application de la Convention pour la prévention et le répression du crime de
génocide (Gambie c. Myanmar), ordonnance, 23 janvier 2020, CIJ Recueil 2020, par. 66
(faisant la distinction), par. 75 (conclusion sur le risque) et par. 86 (dispositif); CIJ,
Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), ordonnance, 26 janvier 2024, par. 62
(faisant la distinction), par. 74 (conclusion sur le risque) et par. 86 (dispositif). Dans les
deux cas, la Cour souligne que la mesure est conforme à l’obligation de prévention
incombant à l’Etat concerné au titre de la Convention de 1948.
[51] Ibid., respectivement par. 79 et par. 78.
[52] V. en ce sens CIJ, Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, CIJ Recueil
2007, p. 223, par. 435. V. aussi, plus récemment, le constat de violation du droit
international par la Russie du fait de la reconnaissance d’indépendance de deux entités
sécessionnistes et de son intervention militaire en Ukraine, en raison du non-respect
d’une ordonnance de la Cour (CIJ, Application de la Convention internationale pour la
17/18
répression du financement du terrorisme et de la Convention internationale sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de
Russie), arrêt, 31 janvier 2024, p. 111 de l’arrêt, par. 397-398).
Hervé Ascensio, «La Convention sur le génocide de 1948, trente ans après le génocide
des Tutsi»
RDLF 2024 chron. n°22 (www.revuedlf.com)
18/18
La Convention sur le génocide : aspects de son
application s’agissant du Rwanda
revuedlf.com/droit-international/la-convention-sur-le-genocide-aspects-de-son-application-sagissant-du-rwanda/
Article par Rafaëlle Maison
Chronique classée dans Dossier, Droit international
Appartient au dossier : "Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsi : les défis
juridiques"
RDLF 2024 chron. n°25
Mot(s)-clef(s): Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide,
Génocide, Raphael Lemkin, Rwanda, Tribunal pénal international pour le Rwanda
Par Rafaëlle Maison, Professeure à la Faculté de droit Jean Monnet de l’Université
Paris-Saclay (IRDP)
Nous sommes réunis ce soir, solennellement, pour évoquer la figure de Raphaël Lemkin
et la Convention des Nations Unies sur la prévention et la répression du crime de
génocide. Ce moment s’inscrit aussi dans un colloque relatif au Rwanda, à l’initiative de
Vincent Duclert, qui, on le sait, a présidé la Commission sur la question de la France au
Rwanda. Je suis donc assez naturellement conduite à évoquer la manière dont la
Convention, et la notion de génocide, ont été appliquées s’agissant du génocide des Tutsi
du Rwanda.[1] A l’évidence, l’ampleur des massacres visant les Tutsi du Rwanda a
conduit la juridiction créée par le Conseil de sécurité, le Tribunal pénal international pour
le Rwanda (TPIR), à identifier immédiatement le génocide dans les événements dont elle
était saisie, et ceci dès les premières affaires dont elle a eu à connaître. Cette première
jurisprudence a aussia bien révélé la spécificité du génocide des Tutsi au Rwanda, en
tant que génocide s’inscrivant dans un contexte colonial et post colonial.
Le groupe ciblé
Ce sont les réflexions des juges sur le groupe ciblé qui le démontrent à l’évidence. Doit
être visé – pour relever de la qualification de génocide – un groupe perçu comme un
groupe racial, national, ethnique ou religieux distinct. Or, cette spécificité des Tutsi du
Rwanda a été construite administrativement, dans le prolongement des distinctions
imposées par le colonisateur allemand puis belge, lesquels ont juridiquement figé les
identités. Ceci a été bien démontré par les chercheurs et bien perçu par les juges qui ont
affirmé :
« A la lumière des éléments portés à sa connaissance durant le procès, la Chambre
considère que les Tutsi constituaient, au Rwanda en 1994, un groupe dénommé
‘ethnique’ dans les classifications officielles. Ainsi, les cartes d’identité rwandaises
1/6
comportaient, à l’époque, la mention ‘ubwoko’ en kynyarwanda ou ‘ethnie’ en français, à
laquelle correspondait, selon les cas, les mentions ‘Hutu’ ou ‘Tutsi’ par exemple »
(Jugement Akayesu, 1998, § 695).
Dans l’affaire Rutaganda, jugée en 1999, les juges précisent :
« The Tutsi population does not have its own language or a distinct culture from the rest
of the rwandan population. However, the Chambre finds that there are a number of
objective indicators of the group as a group with a distinct identity. Every rwandan citizen
was, before 1994, required to carry an identity card which included an entry for ethnic
group, the ethnic group being either Hutu, Tutsi or Twa. The rwandan Constitution and
laws in force in 1994 also identified rwandans by reference to their ethnic group.
Moreover, customary rules existed in Rwanda governing the determination of ethnic
group, which followed patrilineal lines. The identification of persons as belonging to the
group of Hutu or Tutsi or Twa had thus become embodied in rwandan culture, and can, in
the light of the travaux préparatoires of the Genocide Convention, qualify as a stable and
permanent group, in the eyes of both the rwandan society and the international
community » (Jugement Rutaganda, 1999, §§ 374 et 377).
Le groupe est donc un groupe construit comme distinct par le droit colonial qui s’est
prolongé après l’indépendance du Rwanda dans la culture bureaucratique du Rwanda.
D’autres aspects de cette dimension post-coloniale peuvent être relevés qui, eux, n’ont
pas été explorés par les juges ; et la création du TPIR par une résolution du Conseil de
sécurité, dont la France est un membre permanent, n’y est pas étrangère, on le sait
désormais avec certitude.
Moyens du génocide et complicité
Je voudrais revenir un instant sur l’ouvrage de Lemkin où est avancée la notion de
génocide, Axis Rules in Occupied Europe (1944). Dans cet ouvrage, Lemkin ne se
contente pas de proposer cette nouvelle notion, il dresse – à l’aune des sources dont il
dispose – un tableau de l’occupation de l’Europe par l’Allemagne qui inclut une analyse
des pratiques administratives, policières, mais aussi économiques et financières. Il décrit
donc un Etat impérialiste puissant, utilisant un ensemble de moyens pour asservir les
peuples européens, y compris les populations juives, sur lesquelles il insiste
spécifiquement.
Or, l’appareil étatique rwandais, avant et après le coup du moins d’avril 1994, n’est pas
comparable à celui de l’Allemagne impérialiste. Il s’agit d’un Etat nouveau, dont l’armée
est faible, d’un Etat qui ne produit pas d’armement suffisant à son projet génocidaire.
L’entreprise génocidaire exige donc des moyens extérieurs considérables. Le Rwanda
est un Etat dont les dirigeants appellent à la rescousse, dès 1990, un protecteur puissant,
en l’occurrence la France, candidate à cette assistance militaire et diplomatique. La
situation dans laquelle débute le génocide est donc celle d’une guerre civile dans laquelle
2/6
intervient, à un niveau de plus en plus important, l’armée française, évidemment sur ordre
politique, et où sont prodigués des conseils diplomatiques et militaires ; où sont livrés,
aussi, des armements. De cela, rien ne transparaît en jurisprudence.
La situation est pourtant fort intéressante, théoriquement, dès lors qu’elle permet de saisir
un contexte génocidaire qui n’a jamais fait l’objet de poursuites : celui d’une intervention
occidentale au soutien d’un gouvernement africain, dont certains responsables militaires
avouent d’ailleurs crûment leur projet génocidaire aux militaires français. Le livre
d’entretien du général Varret avec Laurent Larcher l’explicite bien. Il inscrit par ailleurs
cette intervention dans une séquence qui va de la guerre d’Algérie à la Françafrique de la
période suivant les indépendances (Gabon, Tchad, Centrafrique).[2] Or, nous savons que
les massacres coloniaux n’ont jamais été appréhendés sous la notion de génocide dont
ils pourraient parfaitement relever ; l’assistance post coloniale aurait en revanche pu être
utilement interrogée par le TPIR.[3]
Eléments juridiques de la complicité
A cette fin, le TPIR pouvait recourir aux règles posées dans la Convention de 1948,
reprises dans son statut. Car la Convention n’exige pas seulement que soit
nationalement incriminé le génocide mais aussi l’incitation, l’entente, la complicité.
Incitation et entente permettent de saisir des moments antérieurs à l’année 1994, année
où les plus grands massacres sont perpétrés. Il est toutefois difficile d’affirmer qu’existait
une entente entre dirigeants rwandais extrémistes et responsables français pour
commettre un génocide. L’intention génocidaire, l’intention de détruire les Tutsi, doit être
ici établie. En revanche, la question de la complicité se pose certainement.
Car la jurisprudence pénale internationale est venue expliciter ce qui est exigé pour
condamner le complice de génocide et il n’est pas besoin qu’il partage l’intention de
détruire le groupe. Il faut qu’il ait apporté une aide directe et substantielle en
connaissance de l’intention des auteurs principaux. Ainsi, parmi d’autres, dans l’affaire
Akayesu :
« un accusé est complice de génocide s’il a sciemment et volontairement aidé, assisté ou
provoqué une ou d’autres personnes à commettre le génocide, sachant que cette ou ces
personnes commettaient le génocide, même si l’accusé n’avait pas lui-même l’intention
spécifique de détruire, en tout ou en partie, le groupe national, ethnique, racial ou
religieux visé comme tel » (Jugement Akayesu, 1998, § 537 et 542).
Dans l’affaire Krstic, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) va
encore plus loin : l’officier est condamné pour complicité de génocide à Srebrenica alors
même qu’il était défavorable aux exécutions massives de prisonniers musulmans qui y
ont eu lieu. Pour le TPIY, « bien que les éléments de preuve présentés laissent penser
que Radislav Krstic n’était pas partisan de ce plan [génocidaire], il a, en sa qualité de
commandant du Corps de la Drina, permis à l’état-major principal de faire usage des
moyens du Corps » (Arrêt Krstic, § 137).
3/6
La Cour internationale de justice (CIJ) a quant à elle reconnu en 2007 la possibilité qu’un
Etat soit auteur mais aussi complice de génocide, interprétant ainsi la Convention de
1948 qui ne vise pas explicitement les Etats. S’agissant de la complicité de l’Etat (par
l’action de ses organes), elle affirme :
« Il est clair que des actes de complicité dans le génocide pourraient être attribués à un
Etat auquel pourtant aucun acte de génocide ne serait attribuable selon les règles de la
responsabilité internationale des Etats ».[4]
La Cour assimile, dans cet arrêt, la complicité aux règles coutumières relatives à l’aide ou
à l’assistance dans la commission du fait internationalement illicite.[5] Elle ne statue pas
définitivement sur l’intention spécifique du complice mais semble néanmoins s’ouvrir à la
jurisprudence pénale lorsqu’elle affirme, s’agissant de l’intention :
« le comportement d’un organe ou d’une personne qui fournit assistance à l’auteur du
crime de génocide ne peut être qualifié de complicité de génocide que si, à tout le moins,
cet organe ou cette personne agit en connaissance de cause, c’est-à-dire, notamment,
connaît l’existence de l’intention spécifique (dolus specialis) qui anime l’auteur principal ».
[6]
Et si la Cour écarte finalement la qualification de complicité de la Serbie dans le génocide
de Srebrenica, c’est en raison de cette absence de connaissance de l’intention
génocidaire des auteurs du crime. Car les éléments matériels de la complicité (aide ou
assistance) étaient réunis. Ainsi, nous dit-elle :
« sans doute l’aide considérable fournie sur les plans politique, militaire et financier par la
RFY à la Republika Srpska et à la VRS, commencée bien avant les tragiques
événements de Srebrenica s’est-elle poursuivie pendant ces événements. En ce sens, il
n’est guère douteux que les atrocités de Srebrenica ont pu être commises, au moins en
partie, avec les moyens dont les auteurs de ces actes disposaient en conséquence de la
politique générale d’aide et d’assistance menée par la RFY en leur faveur ».[7]
Enfin, par-delà la Convention sur le génocide, la jurisprudence pénale internationale a
dessiné une forme de participation spécifique : la participation à une « entreprise
criminelle commune », forme dans laquelle, selon la jurisprudence du Tribunal spécial
pour la Sierra Leone (TSSL), il n’est pas nécessaire que le « dessein commun » soit en
lui-même criminel ou que des crimes soient planifiés pour l’atteindre. Pour le TSSL :
« L’exigence que le plan commun, le dessein ou le but d’une entreprise criminelle
commune soit lui-même criminel signifie qu’elle doit avoir pour objectif un crime reconnu
par le Statut ou qu’elle envisage la commission de tels crimes comme moyen de réaliser
son objectif » (arrêt d’appel, affaire Brima, Kamara et Kanu, 22 février 2008, § 80).[8]
La question de cette forme de participation se pose aussi dès lors que sont considérées
l’aide à la constitution du « gouvernement intérimaire rwandais » après le coup d’Etat
d’avril 1994 et le soutien qui lui a été apporté par la suite, y compris par une intervention
4/6
militaire directe. Le dessein commun, ce serait la mise en place de ce gouvernement, et
son maintien, afin d’éviter le partage du pouvoir puis la victoire du Front patriotique
rwandais (FPR).
Aussi, la spécificité du contexte génocidaire du Rwanda nous invite à explorer
théoriquement tout le potentiel post-colonial de la Convention de 1948, en dépit d’une
pratique judiciaire caractérisée, sur ce point spécifique, par une grande prudence.
[1] Depuis octobre 2023, la notion de génocide a été invoquée s’agissant de l’offensive
israélienne à Gaza et donné lieu à une ordonnance de la Cour internationale de justice le
26 janvier 2024. Ces aspects ne pourront être développés dans la reprise de la présente
intervention faite au Panthéon, mais l’auteur renvoie aux premières analyses qu’elle a pu
avancer dans la presse et qui sont disponibles en ligne : « Gaza : prévenir le génocide,
une responsabilité qui pèse sur tous les Etats », tribune pour l’Humanité, 28/12/2023 ;
« A la Cour internationale de justice, un revers pour Israël », Orient XXI, 30 janvier 2024.
[2] Général Jean Varret, Souviens-toi, Mémoires à l’usage des générations futures,
Entretiens avec Laurent Larcher, Les Arènes, 2023.
[3] Pour des éléments plus approfondis sur ce point, voir Rafaëlle Maison, Pouvoir et
génocide dans l’œuvre du TPIR, Dalloz, Coll. Les sens du droit, 2017.
[4] CIJ, Arrêt du 26 février 2007, Affaire relative à l’application de la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-etMonténégro), § 381.
[5] Ibid., § 420, se référant à l’article 16 des articles de la Commission du droit
international (CDI) sur la responsabilité des Etats.
[6] Ibid., § 421.
[7] Ibid., § 422.
[8] Voir aussi le jugement du 7 août 2014 (§ 804) des Chambres extraordinaires au sein
des tribunaux cambodgiens (affaire Khieu Samphan et Nuon Chea) : le projet commun
des Khmers rouges n’était pas « en soi de nature criminelle » mais « les politiques
formulées par les Khmers rouges ont eu pour conséquence ou impliqué la commission de
crimes comme moyens pour parvenir à cette fin ». Cette position est réaffirmée en appel,
notamment dans l’arrêt du 23 décembre 2022 (Khieu Samphan) : « La Chambre de la
Cour suprême rappelle que, pour montrer qu’il existe une responsabilité pénale, le projet
commun, objet de l’action planifiée entre plusieurs personnes, doit être de nature
criminelle, en ce sens qu’il équivaut ou bien implique la commission d’un crime », § 1815.
5/6
Rafaëlle Maison, «La Convention sur le génocide : aspects de son application s’agissant
du Rwanda»
RDLF 2024 chron. n°25 (www.revuedlf.com)
6/6
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda et la
recherche de la vérité sur le génocide perpétré contre
les Tutsi en 1994
revuedlf.com/droit-international/le-tribunal-penal-international-pour-le-rwanda-et-la-recherche-de-la-verite-sur-legenocide-perpetre-contre-les-tutsi-en-1994/
Article par Alphonse Muleefu
Chronique classée dans Dossier, Droit international
Appartient au dossier : "Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsi : les défis
juridiques"
RDLF 2024 chron. n°27
Par Alphonse Muleefu, Professeur de droit à l’Université du Rwanda
Le « droit à la vérité » des victimes du génocide est un droit encore peu développé tant
en droit national qu’en droit international. Les sources souvent citées en droit
international à l’appui d’un tel droit des victimes à la vérité sont les articles 32 et 33 du
Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 et l’article 24(2) de la
Convention internationale de 2006 pour la protection de toutes les personnes contre les
disparitions forcées. Selon ces deux instruments, les membres de la famille d’une
personne disparue ont le droit de « connaître le sort de leurs membres », de « savoir la
vérité sur les circonstances de la disparition forcée ». Ils ont la liberté de rechercher des
informations sur l’évolution et les résultats de l’enquête. Une autre source du droit à la
vérité est constituée par les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un
recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des
droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, qui prévoit
notamment que « les victimes et leurs représentants devraient être habilités à rechercher
et à obtenir des informations sur les causes qui ont conduit à leur victimisation et sur les
causes et conditions propres aux violations flagrantes du droit international des droits de
l’homme et aux violations graves du droit international humanitaire, et avoir le droit
d’apprendre la vérité sur ces violations ».
Comme l’écrivent Grażyna Baranowska and Aleksandra Gliszczyńska-Grabias, « Le ‘droit
à la vérité’ renvoie à l’obligation de l’État de fournir des informations sur les circonstances
entourant les violations graves des droits de l’homme »[1]. On considère ainsi que le droit
à la vérité est à la fois un droit individuel et collectif. C’est un droit individuel par rapport
aux victimes individuelles et à leurs proches, et collectif en tant que droit de la société de
connaître son passé. Le droit à la vérité est le droit de rechercher des informations sur les
circonstances entourant les abus subis, y compris l’identité des auteurs, les causes et les
conditions qui ont donné lieu aux violations, et le lieu où se trouvent les personnes
1/13
disparues. Le cas échéant, il s’agit aussi de savoir où trouver les cadavres de ceux qui
ont été tués, pour permettre aux membres de la famille de procéder à des enterrements
dignes et appropriés[2].
Le but de cet article est d’analyser la contribution de la justice pénale internationale dans
la recherche de la vérité sur le génocide de 1994 perpétré contre les Tutsi, et de montrer
les défis qu’affronte la justice pénale dans le processus de recherche de la vérité.
D’emblée, il faut reconnaître trois défis à la recherche de la vérité par le biais d’un
processus de justice pénale. La première limite est liée au fait que l’instrument le plus
fondamental en matière de crime de génocide, la Convention de 1948 pour la prévention
et la répression du crime de génocide (ci-après la Convention sur le génocide), reste
muette sur le droit des victimes à la vérité. La Convention sur le génocide, dans ses
articles I, III et IV, oblige les parties contractantes à prévenir et punir le crime de génocide
et énumère différents actes punissables, mais elle n’oblige pas les États parties à
rechercher la vérité sur ce qui s’est passé. La deuxième limite réside dans le fait que les
tribunaux pénaux ne sont pas expressément mandatés pour rechercher la vérité, pour
rechercher des documents historiques sur les évènements. La justice pénale ne
considère pas la recherche de la vérité comme faisant partie de son mandat, car elle se
préoccupe principalement de déterminer la culpabilité ou l’innocence de la ou des
personnes accusées. Cela est vrai aussi bien pour les systèmes contradictoires que pour
les systèmes de droit civil. Comme le note Yasmin Naqvi, « [l]a méthode d’enquête des
systèmes de droit civil est sans doute plus soucieuse de découvrir la vérité, mais le
résultat final est le même : l’affaire est gagnée ou perdue en convaincant ou en ne
parvenant pas à convaincre un juge ou un jury de la culpabilité ou de l’innocence. La
‘vérité juridique’ n’est qu’un sous-produit de ce qui est avant tout un mécanisme de
règlement des différends »[3]. Le troisième défi s’attache à une procédure pénale peu
favorable à la recherche de la vérité. Les cours et tribunaux pénaux sont confrontés « à
de nombreuses contraintes, en termes de choix de l’objet, des arguments à considérer,
des preuves à évaluer, des étapes procédurales à suivre, des règles de fond à appliquer,
et de temps disponible pour parvenir à une décision »[4].
Cet article se concentre sur le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), mais
d’autres mécanismes seront également utilisés dans l’analyse. Lors des poursuites des
auteurs du crime de génocide contre les Tutsi, différents mécanismes ont été
expérimentés. Au Rwanda, les procès des personnes soupçonnées du génocide ont été
menés à travers différents mécanismes : d’abord des chambres spécialisées, puis les
tribunaux Gacaca (un système judiciaire communal traditionnel) ainsi que des tribunaux
ordinaires. Enfin, depuis la fermeture des tribunaux Gacaca en 2012, toutes les affaires
restantes relèvent de la compétence des tribunaux ordinaires. Au niveau international, le
Conseil de sécurité des Nations Unies, en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations
Unies, a adopté une résolution créant le Tribunal pénal international pour le Rwanda
(TPIR) chargé de « poursuivre les personnes ayant commis un génocide » ou d’autres
violations graves du droit international humanitaire[5]. Plusieurs poursuites pénales ont
également eu lieu devant des juridictions nationales grâce à l’application du principe de
compétence universelle, notamment en Belgique, au Canada, en Suède, en Suisse, en
2/13
Norvège, en Finlande, en Allemagne, aux Pays-Bas et en France. Une coopération
judiciaire s’est également mise en place entre le Rwanda et d’autres États concernant
l’extradition de suspects depuis les Pays-Bas, le Danemark, la Norvège, et des
expulsions depuis le Canada, les États-Unis et l’Ouganda.
I. La recherche de la vérité comme objectif ou conséquence du procès
Il ne fait aucun doute que tous ces mécanismes et procédures ont affronté certains
aspects de la vérité sur le génocide perpétré contre les Tutsi. En d’autres termes, dire
que la justice pénale n’a pas pour mandat de découvrir la vérité n’est pas la même chose
que dire que la justice pénale ne contribue pas à la recherche de la vérité. Dans le cas du
Rwanda, on peut affirmer que les cours et tribunaux – aux côtés des mémoriaux du
génocide – fournissent de nombreuses informations (documents écrits, vidéos,
enregistrements sonores, aveux, témoignages et autres matériaux) sur le génocide
perpétré contre les Tutsi. Par exemple, les juridictions Gacaca ont produit plus de « 8 000
enregistrements et (…) soixante millions de pages de documentation »[6]. Les archives
du TPIR seraient constituées de « milliers de mètres linéaires de documents physiques et
de plus de 3 pétaoctets de documents numériques, notamment des textes, des cartes,
des photographies, des enregistrements audio et vidéo, des objets, des bases de
données, des sites Web et d’autres types de documents »[7]. Compte tenu du fait qu’« il
ne faut jamais confondre ‘vérité’ judiciaire et ‘vérité’ historique »[8], il est évident que les
juridictions Gacaca et le TPIR ont produit un ensemble important d’informations
pertinentes pour quiconque souhaite rechercher la vérité sur le génocide de 1994 contre
les Tutsi, et la même chose peut être dite à propos des procédures pénales dans d’autres
pays.
Le Rwanda et le TPIR, les deux principales instances qui ont poursuivi le crime de
génocide contre les Tutsi, ont traité du droit à la « vérité » de manière à la fois similaire et
différente. La similitude s’attache au fait que ni le Statut portant création du TPIR, ni la Loi
Organique n°08/1996 portant organisation des poursuites pour les infractions
constitutives du crime de génocide ou des crimes contre l’humanité commis depuis le 1er
octobre 1990 ne prévoyaient la recherche de la vérité comme un de leurs objectifs. Le
Rwanda post-génocide était soucieux de mettre un terme à la culture de l’impunité qui
existait depuis 1959. On pensait que la poursuite des auteurs et complices du crime de
génocide contre les Tutsi était une condition préalable à la réconciliation. La communauté
internationale était également convaincue que les poursuites « contribueraient au
processus de réconciliation nationale ainsi qu’au rétablissement et au maintien de la
paix »[9].
La différence se manifeste par l’introduction des tribunaux Gacaca, dont les objectifs
comprenaient la découverte de la vérité sur le génocide perpétré contre les Tutsi. Ce
développement rendit plus explicite le désir du Rwanda de découvrir la vérité par le biais
d’une procédure pénale. Comme le note Nicola Palmer, « le gacaca est censé avoir été
orienté vers l’établissement d’une ‘vérité’ sur le génocide et de la responsabilité des
auteurs envers les communautés affectées »[10]. De manière générale, alors que l’on
peut dire que la recherche de la vérité par le biais de procédures pénales classiques est
3/13
problématique dans la mesure où les tribunaux ne sont pas expressément obligés d’y
procéder[11], il ne fait aucun doute que les procédures judiciaires et les archives
judiciaires fournissent de nombreuses informations sur ce qui s’est passé. Comme le
note Marvin Frankel, « les procès ont lieu parce qu’il y a des questions de fait. En
principe, l’objectif primordial est la vérité »[12]. En fait, ajoute Christine Van den
Wyngaert, « le processus de recherche de la vérité devant les tribunaux pénaux est d’une
nature qualitative différente, (…). Ce qui a été établi par un tribunal pénal à la suite d’une
procédure correcte peut (…) être considéré comme plus ‘crédible’ en termes de véracité,
que la vérité produite par le journalisme ou la recherche historique »[13]. On pense que
les tribunaux gagnent en crédibilité lorsque leurs jugements sont perçus comme
véridiques. Les jugements des tribunaux sont censés faire autorité sur les questions qui
ont été tranchées sur le fond (res judicata), et il est prévu qu’aucune personne
raisonnable ne devrait en douter.
II. La contribution des tribunaux à la recherche de la vérité
Plusieurs étapes importantes de l’activité du TPIR ont contribué à la recherche de la
vérité. La première fut le constat judiciaire (judicial notice) reconnaissant le fait que le
génocide contre les Tutsi s’était produit au Rwanda. Même s’il a fallu plus d’une décennie
au TPIR pour prendre cette décision, il s’agit néanmoins d’une des décisions les plus
importantes ayant contribué à la recherche de la vérité. Il fournit une base normative à un
fait historique. Avant cette décision, dans chaque cas, le procureur devait présenter des
preuves prouvant que le génocide contre les Tutsi avait eu lieu, et la défense pouvait faire
valoir que ce qui s’était passé n’était pas un génocide. Ce n’est qu’en 2006, dans l’affaire
Le Procureur c. Karemera et al., que la Chambre d’appel du TPIR a rendu une décision
confirmant l’appel interlocutoire interjeté par le Procureur, dressant le constat judiciaire
que constituait un fait de notoriété publique qu’« entre le 6 avril 1994 et le 17 juillet 1994,
un génocide a été perpétré au Rwanda contre le groupe ethnique tutsi »[14]. Le juge
Vagn Joensen, président du TPIR, s’adressant au Conseil de sécurité des Nations Unies
le 12 septembre 2015, a noté que le TPIR « a fourni la première reconnaissance par un
tribunal international du génocide contre les Tutsis au Rwanda en 1994, qui a ensuite été
traité par le Tribunal comme un fait de notoriété publique qui ne pouvait être
contesté »[15].
Cette décision demeure la plus controversée de toutes celles qu’a pu rendre le
Tribunal[16], bien qu’il ait été créé pour poursuivre les individus responsables de
génocide et qu’il ait été mandaté pour dresser un constat judiciaire des faits de notoriété
publique. Selon l’article 94(A) du Règlement de procédure et de preuve, « La Chambre
de première instance n’exige pas la preuve de ce qui est de notoriété publique, mais en
dresse le constat judiciaire ». Et pourtant, certains assurent qu’il doit toujours y avoir deux
côtés à toute question, qu’il est arrogant de supposer que nous pourrons un jour vraiment
connaître la vérité, qu’il y a toujours des raisons de douter, que tout ce que nous pouvons
faire est de prêter l’attention requise aux « vérités » rivales, de permettre à toutes ces
voix de se faire entendre, y compris celles qui s’opposent à ce qui a été établi comme
étant de notoriété publique. Cependant, ce pessimisme ne devrait pas interdire à un juge
4/13
raisonnable de prendre une décision reconnaissant l’existence de quelque chose qui est
communément connu comme étant un fait vrai. Comme l’écrit Susan Haack, « dire
qu’une affirmation est vraie ne signifie pas que quiconque, ou tout le monde, y croit, mais
que les choses sont telle qu’elle le dit »[17]. La vérité est quelque chose qui correspond à
une réalité objective, et la méthode la plus fiable pour établir la vérité sur les événements
passés est l’évaluation des preuves[18]. Le constat judiciaire du génocide et du fait que
les Tutsi avaient la qualité de groupe protégé en vertu de la Convention sur le génocide
était fondamental, il touchait à la raison d’être du tribunal. En effet, si les « Hutu » et les «
Tutsi » n’étaient pas des groupes protégés, comme le note Richard Wilson, « alors le
Tribunal n’aurait pas été en mesure de conclure qu’un génocide avait eu lieu au Rwanda
en 1994 », et sa création aurait été discutable[19]. Dresser un constat judiciaire signifiait
que le procureur n’était plus censé prouver que le génocide contre les Tutsi avait eu lieu,
car il était désormais considéré comme un fait de notoriété publique qui ne pouvait faire
l’objet d’une contestation raisonnable[20]. Cela a contribué à établir la vérité et à défier
les négationnistes du génocide, même si cela n’a pas empêché ceux qui avaient des
doutes déraisonnables de continuer à les propager.
Un autre aspect de l’établissement judiciaire de la vérité touche aux témoignages. Il est
raisonnable de croire que la plupart des informations utilisées pour éclairer les juges,
notamment les témoignages oculaires, ont contribué à établir la vérité sur le génocide
perpétré contre les Tutsis. Les témoins devant les juridictions pénales s’expriment sous
l’obligation de dire la vérité. L’article 90(B) du Règlement de procédure et de preuve du
TPIR exigeait que chaque témoin déclare solennellement qu’il s’apprête à dire « la vérité,
toute la vérité et rien que la vérité ». L’article 90(F)(1) imposait à la Chambre de première
instance du Tribunal d’exercer « un contrôle sur les modalités et l’ordre d’interrogatoire
des témoins ainsi que la présentation des éléments de preuves » afin, entre autres
choses, de « rendre l’interrogatoire et la présentation des éléments de preuve efficaces
pour l’établissement de la vérité ». L’article 91(A) du Règlement prévoit que « la Chambre
avertit le témoin de son obligation de dire la vérité et des conséquences pouvant résulter
d’un faux témoignage ». On peut déduire de ces dispositions que la procédure pénale
impose aux témoins l’obligation de dire la vérité et oblige les juges à vérifier la vérité de
tout ce qui leur est présenté et est admis comme preuve. Cela signifie que l’évaluation
des témoins et des preuves devant les cours et tribunaux pénaux implique d’évaluer leur
véracité[21], et on peut affirmer que chaque condamnation judiciaire est un important
morceau de vérité qui contribue à la compréhension de ce qui s’est passé dans
l’ensemble. Commentant le jugement Le Procureur c. Kambanda, Paul Magnarella a
remarqué que « le procès contre l’ex-Premier ministre rwandais Jean Kambanda est
extrêmement important pour découvrir la vérité sur ce qui s’est passé au Rwanda
pendant ces 100 jours fatidiques en 1994 »[22]. Il observe en outre que « le large aveu
de culpabilité de Kambanda devrait dissiper à jamais tout doute sur la survenue d’un
génocide intentionnellement orchestré au Rwanda »[23].
Le transfert par le TPIR de certaines affaires aux tribunaux rwandais en vertu de l’article
11 bis du Règlement de procédure et de preuve[24] est une autre décision importante qui
a (indirectement) contribué à la poursuite du processus de recherche de la vérité. Les
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transferts de Jean Uwinkindi en 2011 et de Bernard Munyagishari en 2012 ont encouragé
les pays, notamment européens, à extrader des suspects vers le Rwanda, car ils
pouvaient avoir confiance dans la capacité des tribunaux rwandais à mener des procès
conformes aux normes internationales[25]. Dans l’affaire Ahorugeze c. Suède, la Cour
européenne des droits de l’homme (CEDH), examinant la décision de transfert du TPIR,
a conclu que « si le requérant était extradé pour être jugé au Rwanda, il ne courrait pas
de risque réel d’un déni de justice flagrant »[26]. La décision de transfert peut donc être
considérée comme une contribution indirecte à la recherche de la vérité, car elle soutient
l’effort du Rwanda de poursuivre les personnes soupçonnées d’avoir participé au
génocide contre les Tutsi et qui sont toujours en liberté dans le monde.
III. Les obstacles procéduraux à l’établissement de la vérité
Il est important de souligner également certains aspects de la procédure pénale qui
compromettent sérieusement la recherche de la vérité. Certaines considérations
procédurales et pratiques méritent d’être mentionnées. La première est l’acquittement
d’un accusé sur la base d’erreurs « techniques ». Généralement, l’équité d’un procès
pénal se vérifie par le respect de certaines garanties de procédure pénale. En d’autres
termes, le processus est plus important que le droit de savoir ce qui s’est passé, car la
responsabilité d’un tribunal pénal n’est pas de déterminer si un incident allégué s’est
produit, mais plutôt de savoir si la personne accusée d’être impliquée dans cet incident
est responsable. Il arrive que certaines erreurs de procédure aboutissent à ce que la
personne suspectée soit exemptée de procès, ce qui rend plus compliqué le droit de
savoir si l’incident allégué s’est produit ou non. Ceci repose sur un consensus parmi les
juristes selon lequel « des erreurs se produiront de temps en temps [… et] que,
lorsqu’une erreur se produit, il s’agira d’un faux acquittement plutôt que d’une fausse
condamnation »[27]. Certes, cette pratique ne peut pas faciliter la recherche de la vérité.
Dans l’affaire Le Procureur c. Protais Zigiranyirazo, la Chambre d’appel a estimé que la
Chambre de première instance avait commis une erreur en faisant peser la charge de la
preuve sur l’accusé au lieu de la faire peser sur l’accusation. Elle a indiqué :
« En annulant les déclarations de culpabilité prononcées à l’encontre de Zigiranyirazo
pour génocide et extermination constitutive de crime contre l’humanité, la Chambre
d’appel tient de nouveau à souligner la gravité des erreurs commises par la Chambre de
première instance. L’extrême gravité des crimes imputés à Zigiranyirazo commandait que
ceux-ci fussent examinés avec Ie plus grand soin. Or, la Chambre de première instance a
énoncé de manière inexacte les principes de droit régissant la répartition de la charge de
la preuve en matière d’alibi et a commis de graves erreurs dans l’analyse qu’elle a faite
des éléments de preuve. Les déclarations de culpabilité qui en ont résulté pour
Zigiranyirazo à raison des faits survenus à la colline de Kesho et au barrage de Kiyovu
ont été prononcées en violation des principes de justice les plus élémentaires et
fondamentaux. Dans ces conditions, la Chambre d’appel n’a pas eu d’autre choix que
d’annuler ces déclarations de culpabilité »[28].
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Il est évident que les juges étaient préoccupés par le respect de l’intégrité du processus
plutôt que par l’importance du processus pénal dans la découverte de la vérité. Ainsi, la
Chambre d’appel a choisi d’abandonner le processus de recherche de la vérité après
avoir reconnu que des erreurs avaient été commises par la Chambre de première
instance. Le jugement a laissé sans réponse plusieurs questions quant au fait de savoir si
Zigiranyirazo était responsable ou non de ce qui lui était reproché.
On peut affirmer que, le plus souvent, la Chambre d’appel du TPIR n’a pas donné la
priorité à la connaissance de la vérité sur ce qui s’est passé. Un tribunal qui donne la
priorité à son rôle dans la recherche de la vérité sur les crimes odieux qu’il a été créé
pour poursuivre aurait pu gérer les erreurs techniques différemment. Par exemple, au lieu
de l’acquittement, elle aurait pu ordonner un nouveau procès. Dans l’affaire Barayagwiza
contre le Procureur, au lieu de libérer l’appelant en raison des diverses violations de ses
droits survenues au cours de la procédure d’arrestation et de détention, la Chambre
d’appel a décidé le 31 mars 2000 que Barayagwiza avait droit à une réparation qui serait
fixée au moment du jugement de première instance : dans le cas où il serait jugé non
coupable, il recevrait une compensation financière, et s’il était reconnu coupable, sa
sentence serait réduite pour tenir compte de la violation de ses droits[29].
Cette décision a permis à l’affaire de se poursuivre. La Chambre de première instance a
déclaré Barayagwiza coupable et l’a condamné à une peine de 35 ans, que la Chambre
d’appel a réduit à 32 ans en raison de l’annulation de certaines condamnations[30]. Lors
de la détermination de la peine, la Chambre de première instance a fait valoir qu’une
peine de durée déterminée était, par définition, moindre que celle de l’emprisonnement à
vie, et qu’il s’agissait là du « seul moyen » par lequel elle pouvait mettre en œuvre la
décision de la Chambre d’appel du 31 mars 2000[31]. Le point important est que la
décision de la Chambre d’appel autorisant la poursuite du processus a contribué à la
découverte de la vérité et en même temps a « indemnisé » l’accusé pour la violation de
ses droits. Si la Chambre d’appel avait maintenu cette approche (ordonnant un nouveau
procès en plus d’autres recours, tels qu’une réduction de peine et/ou une indemnisation)
comme étant un meilleur remède contre les erreurs de procédure que l’acquittement, le
TPIR aurait probablement apporté une contribution plus significative au droit connaître la
vérité sur ce qui s’est passé. Dans les juridictions Gacaca, les erreurs techniques n’ont
pas abouti à un acquittement. Chaque fois qu’un accusé prouvait qu’il y avait eu une
erreur au cours du procès – qu’il s’agisse d’une erreur de fait ou de droit – cela constituait
un motif d’appel ou de révision, mais cela ne constituait jamais un motif d’acquittement,
car découvrir la vérité sur ce qui s’était passé était un objectif tout aussi important.
Le deuxième aspect de la procédure pénale qui compromet la recherche de la vérité est
la négociation du plaider-coupable. Les accords de plaidoyer de culpabilité les plus
troublants sont ceux qui permettent à l’accusé de plaider coupable d’une accusation
moins grave. Les accords de plaidoyer de culpabilité constituent normalement un
exercice d’équilibre entre l’intérêt du suspect à bénéficier d’une peine clémente et le désir
de l’accusation de limiter le coût d’une enquête et de poursuites réussies[32]. Un suspect
ou un accusé acceptera la responsabilité de certains crimes en échange de l’abandon
7/13
par l’accusation du crime le plus grave. Comme le note Clark, « les plaidoyers de
culpabilité suivent régulièrement une négociation, dans laquelle le procureur accepte de
retirer certaines accusations. La vérité ainsi établie est susceptible d’être incomplète,
laissant les victimes avec de nombreuses questions sans réponse »[33]. Même cette
vérité partielle n’est jamais suffisamment discutée dans la salle d’audience, car
l’accusation n’évoquera que ce que l’accusé a accepté, comme cela a été convenu dans
l’accord de plaidoyer. Par conséquent, cette reconnaissance préalable de culpabilité telle
qu’elle est pratiquée dans les procédures pénales classiques est problématique, car elle
porte atteinte à ce qui est très important pour les victimes et la société : le droit à la vérité.
Comme le notent Henham et Drumbl, « la négociation du plaider-coupable […] enterre de
nombreuses allégations. Elle efface par conséquent ces victimes et empêche la
détermination de la véracité de leurs affirmations. Les allégations elles-mêmes ne
deviennent rien d’autre que des accusations retirées ou, pire encore, une monnaie
d’échange »[34]. De même, Turner observe que « les négociations de plaidoyer sont
critiquées parce qu’elles interfèrent avec la capacité du tribunal à découvrir la vérité. […]
Ni le public, ni les juges eux-mêmes ne parviendront à connaître la vérité au-delà de ce
qui est accepté dans l’accord de plaidoyer »[35].
Les tribunaux Gacaca avaient une manière différente de gérer le processus de plaidercoupable par rapport au TPIR. Certes, les suspects étaient encouragés à accepter leurs
responsabilités en échange de peines clémentes, mais pour que les aveux d’un accusé
soient acceptés, il fallait qu’ils constituent un aveu complet. Pour que les aveux, le
plaidoyer de culpabilité, le repentir et les excuses soient acceptés devant les juridictions
Gacaca, le suspect devait donner une description détaillée du crime, montrer où les
cadavres avaient été jetés, nommer des témoins, révéler les co-auteurs et complices et
s’excuser publiquement auprès des victimes et de la société rwandaise[36]. Comme le
notent Haveman et Muleefu, « la pratique a prouvé que le plaidoyer de culpabilité devant
les tribunaux gacaca a joué un rôle important dans la révélation de la vérité sur le
génocide. […] Cette approche a grandement aidé les victimes à retrouver les cadavres
de leurs proches, rendant possible un enterrement décent, ce qui a contribué au
processus de réconciliation et de guérison »[37]. David Androff ajoute que « les
témoignages publics des victimes, des auteurs des violences et des membres de la
communauté offrent des occasions de rétablissement individuel et social après le
traumatisme de la violence »[38].
Il était important que les auteurs du génocide participent au processus de recherche de la
vérité sur le génocide perpétré contre les Tutsi par le biais d’aveux, car cela leur
permettait d’exprimer leurs remords et de demander pardon à la société, y compris aux
victimes. Les juridictions Gacaca, au lieu d’abandonner certaines accusations, comme ce
fut le cas devant le TPIR, ont convaincu les auteurs des crimes en leur promettant une
réduction significative des peines, notamment pour ceux qui avaient avoué avant d’être
accusés. Cela pouvait se produire pendant la phase de collecte d’informations –
ikusanyamakuru – et après. Au cours du processus d’ikusanyamakuru, presque tous les
adultes qui se trouvaient au Rwanda avant et pendant le génocide ont dû remplir un
formulaire contenant des informations sur la manière dont le génocide contre les Tutsi
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avait eu lieu dans leur village. Donner la priorité au droit à la vérité est conforme à l’idée
selon laquelle « les institutions de la justice pénale ne devraient pas justifier ouvertement
des plaidoyers de culpabilité dans un souci d’économies de coûts sans tenir compte de la
vérité factuelle ou de l’équité de la procédure »[39]. Cependant, puisque les gacaca
s’appuient sur des témoins oculaires, on ne peut pas dire que toute la vérité ait été
révélée, dans certaines zones où les proches des suspects étaient dominants, des cas
de silence total (ceceka) ont été signalés, et parfois des témoins ont été soupçonnés
d’avoir reçu des pots-de-vin (kugura umusozi).
Enfin, le manque de coopération de plusieurs États à l’égard de certains suspects
constitue un autre défi qui a compromis la recherche de la vérité. Alors que tous les
suspects inculpés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ont été arrêtés
avant sa fermeture, le TPIR a fermé ses bureaux alors qu’il y avait encore quelques
suspects en fuite. Il y a également eu un retard important dans le traitement des dossiers
transférés du TPIR vers la France. En 2004, la Cour européenne des droits de l’homme a
condamné la France pour sa lenteur dans le dossier Wenceslas Munyeshyaka[40], et
jusqu’à récemment il existait des preuves d’un désintérêt de la justice, ce que Joël
Hubrecht appelle « la longue errance de la justice française sur le Rwanda ». On peut
appliquer la même formule au cas de Laurent Bucyibaruta, cet ancien préfet de
Gikongoro, dans la zone qui était sous le contrôle de l’armée française, et qui constituait
l’un des dossiers transférés par le TPIR à la France. L’affaire a été reportée jusqu’en
juillet 2022, date à laquelle il a été reconnu coupable de complicité de génocide et de
crimes contre l’humanité, pour être immédiatement libéré pour raisons humanitaires en
raison de son mauvais état de santé[41]. La même chose peut être dite à propos de
l’arrestation de Félicien Kabuga, qui a vécu en France de manière « suspecte et
invisible » pour n’être arrêté que lorsqu’il était trop malade pour être jugé. Il ne s’agit pas
uniquement de la France. Depuis 2007, le Rwanda a émis plus de 1 000 actes
d’accusation et mandats d’arrêt internationaux contre des suspects de génocide dans 32
pays d’Afrique, d’Europe, d’Amérique du Nord ainsi qu’en Nouvelle-Zélande[42]. Le
Royaume-Uni, pour sa part, persiste dans son refus de poursuivre des suspects sur son
territoire ou de les extrader. Ce déni de justice porte atteinte au droit à la vérité.
[1] Grażyna Baranowska and Aleksandra Gliszczyńska-Grabias, « “Right to Truth” and
Memory Laws: General Rules and Practical Implications », Polish Political Science Year
Book, vol. 47(1), 2018, p. 97.
[2] Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation
des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de
violations graves du droit international humanitaire (A/RES/60/147).
[3] Yasmin Naqvi, « The right to the truth in international law: fact or fiction? »,
International Review of the Red Cross, vol. 88, 2006, p. 246.
9/13
[4] Giorgio Resta et Vincenzo Zeno-Zencovich, « Judicial ‘Truth’ and Historical ‘Truth’:
The Case of the Ardeatine Caves Massacre », Law & History Review, vol. 31, 2013,
p. 843.
[5] Resolution 955 (1994), 8 novembre 1994 (S/RES/955(1994)).
[6] Aegis Trust, « CNLG and Aegis Trust announce plan to preserve Gacaca Archives:
World’s largest collection on transitional justice » (consulté le 2 janvier 2024 :
https://www.aegistrust.org/cnlg-and-aegis-trust-announce-plan-to-preserve-gacacaarchives-worlds-largest-collection-on-transitional-justice/#iLightbox[gallery3374]/0).
[7] Archives des tribunaux ad hoc – https://www.irmct.org/en/archives (consulté le 8 août
2023).
[8] Giorgio Resta et Vincenzo Zeno-Zencovich, « Judicial ‘Truth’ and Historical ‘Truth’:
The Case of the Ardeatine Caves Massacre », Law & History Review, vol. 31, 2013,
p. 844.
[9] Préambule du Statut du TPIR.
[10] Nicola Palmer, « Transfer or Transformation?: A Review of the Rule 11 bis Decisions
of the International Criminal Tribunal for Rwanda », African Journal of International and
Comparative Law, vol. 20, 2012, p. 3.
[11] Borda Zammit, « History in International Criminal Trials: The ‘Crime-Driven Lens’ And
Its Blind Spots », Journal of International Criminal Justice, vol. 18, 2020, p. 557.
[12] Marvin E. Frankel, « The search for truth: an umpireal view », University of
Pennsylvania Law Review, vol. 123, 1975, p. 1033.
[13] Christine Van den Wyngaert, « International Criminal Courts as Fact (and Truth)
Finders in Post-Conflict Societies: Can Disparities with Ordinary International Courts Be
Avoided?’ », American Society of International Law, vol. 100, 2006, p. 64.
[14] Le procureur c. Karemera et al. (affaire n° ICTR-98-44-AR73(C)), Décision faisant
suite à l’appel interlocutoire interjeté par le procureur de la décision relative au constat
judiciaire (chambre d’appel, 16 juin 2006).
[15] Discours du juge Vagn Joensen devant le Conseil de sécurité des Nations Unies
(dernier accès le 22 janvier 2024 à https://unictr.irmct.org/en/news/address-unitednations-security-council-final-report-completion-strategy-international-criminal).
[16] Nina H. B. Jørgensen, « Genocide as a Fact of Common Knowledge », The
International and Comparative Law Quarterly, vol. 56, 2007, p. 885 ; Jana Trifunović,
« Established Facts in an ‘Age of Misinformation’: A Contemporary Approach to Judicial
Notice in International Criminal Law », Journal of International Criminal Justice, vol. 20,
10/13
2022, p. 251 ; Ralph Mamiya, « Taking Judicial Notice of Genocide – The Problematic
Law and Policy of the Karemera Decision », Wisconsin International Law Journal, vol. 25,
2007, p. 1.
[17] Susan Haack, « Truth, Truths, « Truth, » and « Truths » in the Law », Harvard Journal
of Law & Public Policy, vol. 12, 2003, p. 17.
[18] Donald Nicolson, « Truth, Reason and Justice: Epistemology and Politics in Evidence
Discourse », The Modern Law Review, vol. 57, 1994, p. 726 ; Donald Nicolson, « Taking
epistemology seriously: ‘truth, reason and justice’ revisited », International Journal of
Evidence and Proof, vol. 17, 2013, p. 1.
[19] Richard Wilson. Writing History in International Criminal Trials, Cambridge,
Cambridge University Press, 2011, p. 170.
[20] Rebecca Faulkner, « Taking Judicial Notice of the Genocide in Rwanda: The Right
Choice », Penn State International Law Review, vol. 27, 2009, p. 895.
[21] Gabrielė Chlevickaitė, Barbora Holá et Catrien Bijleveld, « Suspicious minds?
Empirical analysis of insider witness assessments at the ICTY, ICTR and ICC »,
European Journal of Criminology, vol. 20, 2023, p. 186.
[22] Paul J. Magnarella, « The U.N. Criminal Tribunal for Rwanda Concludes its First
Case: A Monumental Step Towards Truth », African Studies Quarterly, vol. 2, 1998, p. 37.
[23] Ibid.
[24] « Après la confirmation d’un acte d’accusation, que l’accusé soit placé ou non sous la
garde du Tribunal, le Président peut désigner une Chambre de première instance qui
détermine s’il y a lieu de renvoyer l’affaire aux autorités de l’Etat :
1. i) sur le territoire duquel le crime a été commis,
2. ii) dans lequel l’accusé a été arrêté, ou
iii) ayant compétence et étant disposé et tout à fait prêt à accepter une telle affaire,
afin qu’elles saisissent sans délai la juridiction appropriée pour en juger ».
[25] Jean Bosco Mutangana, « Domestic prosecutions of international crimes:
Perspectives on cases referred to Rwanda », International Symposium on the legacy of
the ICTR, novembre 2014 (consulté le 2 janvier 2024 à
https://unictr.irmct.org/sites/unictr.org/files/publications/compendium-documents/vdomestic-justice-mechanisms-mutangana.pdf), p. 6.
[26] CEDH, Ahorugeze v. Sweden, (req. n° 37075/09), 27 octobre 2011 §129. Cf. aussi
Jamil Ddamulira Mujuzi, « Extradition Between European and African Countries:
Overcoming the Challenges », European Criminal Law Review, vol. 11, 2021, p. 300.
11/13
[27] Larry Laudan, Truth, Error, and Criminal Law: An Essay in Legal Epistemology,
Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 1 s.
[28] Protais Zigiranyirazo c. le Procureur (ICTR-01-73-A), Chambre d’appel, 16 novembre
2009, § 75.
[29] Jean Bosco Barayagwiza v Prosecutor, (Case No: ICTR-97-19-AR72) Arrêt
concernant la demande du Procureur en révision ou rééexamen, 31 mars 2000.
[30] Ferdinand Nahimana, Jean Bosco Barayagwiza, Hassan Ngeze v Prosecutor, (Case
No. ICTR-99-52-A), Chambre d’appel, §1097.
[31] Prosecutor v Ferdinand Nahimana, Jean Bosco Barayagwiza, Hassan Ngeze, (Case
No. ICTR-99-52-T) Chambre de première instance, jugement et sentence, §1107.
[32] Kevin C. McMunigal, « Disclosure and Accuracy in the Guilty Plea Process »,
Hastings Law Journal, vol. 40, 1989, p. 5 ; Jenia Iontcheva Turner, « Plea Bargaining and
International Criminal Justice », McGeorge Law Review, vol. 48, 2017, p. 219.
[33] Janine Natalya Clark, « Plea Bargaining at the ICTY: Guilty Pleas and
Reconciliation », The European Journal of International Law, vol. 20, 2009, p. 2.
[34] Ralph Henham et Mark A. Drumbl, « Plea Bargaining at the International Criminal
Tribunal for the Former Yugoslavia », Criminal Law Forum, vol. 16, 2005, p. 49-87.
[35] Jenia Iontcheva Turner, « Plea Bargaining and International Criminal Justice »,
McGeorge Law Review, vol. 48, 2017, p. 222 et 245, qui cite TPIR, jugemen Prosecutor
v. Momir Nikolid (Case No. IT-02-60/1-S), 2 décembre 2003, §122.
[36] Article 54 de la loi organique no 16/2004 du 19 juin 2004 établissant l’organisation, la
compétence et le fonctionnement des cours gacaca charges de poursuivre et juger les
auteurs du crime de génocide et d’autres crimes contre l’humanité commis entre le 1er
octobre 1990 et le 31 décembre 1994.
[37] Roelof Haveman et Alphonse Muleefu, « Gacaca and fair trial » in Dawn Rothe et al
(dir.) Crimes of the State, Rutgers University Press, 2010, p. 230.
[38] David K. Androff, « Truth and Reconciliation Commissions (TRCs): An International
Human Rights Intervention and Its Connection to Social Work », British Journal of Social
Work, vol. 40, 2010, p. 1966.
[39] Nakibuule Gladys Kisekka, « Plea bargaining as a human rights question », Cogent
Social Sciences, vol. 6, 2020, p. 10.
[40] Affaire Mutimura c. France; voir aussi ‘The Rwandan Cases: France should arrest
Wenceslas Munyeshyaka, Laurent Bucyibaruta and Dominique Ntawukuriryayo
immediately!’
[41] Il est décédé au mois de décembre 2023.
12/13
[42] Source : bureau du procureur public national du Rwanda.
Alphonse Muleefu, «Le Tribunal pénal international pour le Rwanda et la recherche de la
vérité sur le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994»
RDLF 2024 chron. n°27 (www.revuedlf.com)
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L’utilisation des archives orales par le Tribunal pénal
international pour le Rwanda
revuedlf.com/droit-international/lutilisation-des-archives-orales-par-le-tribunal-penal-international-pour-le-rwanda/
Article par Anne-Laure Chaumette
Chronique classée dans Dossier, Droit international
Appartient au dossier : "Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsi : les défis
juridiques"
Mot(s)-clef(s): Droit international pénal, Rwanda, Tribunal pénal international pour le
Rwanda
Par Anne-Laure Chaumette, Professeure de droit public – Université Paris Nanterre
– CEDIN
Historiquement, la reconnaissance de l’utilité des archives orales remonte au début du
XXème siècle aux États-Unis où des anthropologues de l’université de Chicago décident,
dans un but scientifique, de « réaliser des entretiens biographiques avec des personnes
ordinaires, paysans, ouvriers, et avec leurs familles »[1]. Au cours de la seconde guerre
mondiale, la démarche devient politique lorsque Franklin D. Roosevelt engage un vaste
programme de collecte et de conservation de la mémoire des combattants de la
guerre[2]. Progressivement, comme l’explique Vincent Duclert, « [c]e travail d’oral history
appliquée à la public history essaima à l’extérieur des frontières américaines »[3]. Les
chercheurs s’approprient le témoignage oral non seulement comme technique pour
mieux comprendre les drames collectifs mais aussi comme thérapie pour les survivants
de ces drames[4]. Le témoignage oral constitue dès lors une pratique inévitable des
chercheurs en science sociale à tel point que certains parlent de l’Ère du témoin[5] quand
bien même ils manifestent « beaucoup de méfiance envers une technique dont ils
soulignent la fragilité et la malléabilité en fonction des buts poursuivis par le témoin et le
contexte dans lequel il est appelé à livrer son expérience »[6].
C’est dans ce cadre qu’a été définie l’expression « archives orales ». D’aucuns ont pu
considérer l’archive orale comme l’équivalent d’un témoignage oral provoqué ou
spontané présenté sous la forme d’un enregistrement. La sociologue Dominique
Schnapper identifie trois catégories de témoignage oral[7] : les témoignages oraux
recueillis par les journalistes qui les conservent et les archivent (on pense ici aux discours
politiques, aux récits de vie d’hommes célèbres ou de personnes ordinaires) ; les
entretiens destinés être immédiatement analysés et interprétés par les différents
spécialistes en sciences humaines et qui ont pour objectif de mieux comprendre la réalité
sociale ; les documents oraux constitués pour les historiens de l’avenir et qui ne sont pas
exploités au moment de leur collecte. Cependant, l’archive orale est un concept plus
1/9
large que le témoignage oral : en 2001, le Conseil économique et social a produit un
rapport public consacré aux Archives orales : rôle et statut qui en propose une triple
classification[8] : (i) les archives radiophoniques et télévisuelles qui sont constituées des
« archives enregistrées ou filmées produites afin d’être diffusées sur une chaîne de
télévision ou une station de radio »[9] ; (ii) les archives sonores « conservé[e]s sur un
support audio-visuel, produits ou reçus par toute personne ou tout organisme dans
l’exercice de ses activités »[10] ; (iii) les témoignages oraux, « recueillis dans un but de
documentation scientifique et/ou dans un souci patrimonial »[11] qui comprennent les
témoignages immédiats (« entretiens ou récits enregistrés ou filmés dans un but de
documentation scientifique, recueillis dans la proximité immédiate des faits auprès de
personnes acteurs des faits dont elles témoignent »[12]) et les témoignages rétrospectifs
(« entretiens ou récits enregistrés, recueillis a posteriori lorsque la personne a cessé
d’être acteur ou témoin des faits »[13]). Le témoignage oral est une forme parmi d’autres
d’archive. Pour les besoins de cette contribution, on retiendra donc la triple définition
d’archives orales proposée par le Conseil économique et social qui permet d’inclure les
différentes catégories de témoignage oral identifiées par D. Schnapper : une archive
orale comprend à la fois les archives télévisuelles ou radiophoniques, les archives
sonores conservées sur un support audio-visuel et les témoignages oraux.
Avec leur présence accrue dans les sciences sociales, les archives orales ont été
progressivement saisies par le droit. En droit français, on distingue les archives publiques
ou privées[14]. Dans les deux cas, le témoin oral bénéficie du droit au respect de sa vie
privée de telle sorte qu’il doit donner son consentement à la réalisation de
l’enregistrement et être tenu informé du sort des enregistrements. En matière pénale,
plusieurs règles permettent de protéger ou de limiter le témoignage oral, telles que celles
relative au respect du secret professionnel ou au respect du secret de la défense.
Sur la scène du droit international pénal, la question des archives orales ne s’est pas
imposée immédiatement. On se souvient que les procès de Nuremberg et de Tokyo ont
largement reposé sur les preuves matérielles écrites laissées par les Nazis et les
Japonais et récupérées par les puissances victorieuses occupantes[15]. Au contraire, les
juridictions pénales internationales contemporaines dépendent en grande partie du
témoignage oral qui est devenu « le moyen de preuve privilégié dans la démonstration
des faits »[16]. La présente contribution se propose de dépasser cette question et de
nous intéresser non pas tant au témoignage oral comme élément probatoire (qui aura
certes vocation à devenir une archive mais qui, lors du procès, n’est pas encore perçu
comme une archive orale) qu’à la place des archives orales (collectées avant le procès et
en dehors de celui-ci) au sein de la procédure pénale devant le TPIR[17]. L’objet de cette
étude porte donc sur la manière dont le Tribunal ad hoc s’est saisi des archives orales.
S’interroger sur la reconnaissance des archives suppose aussi de réfléchir à la
qualification de l’archive orale en droit et de se demander si cette reconnaissance aurait
une portée déclarative (se contentant de constater les effets juridiques produits sans
modifier juridiquement la situation ainsi reconnue) ou une portée constitutive (créant une
situation juridique nouvelle[18]).
2/9
Avant d’aller plus loin, quelques mots sur la méthodologie utilisée sont nécessaires. Outre
un travail sur les articles et ouvrages de doctrine, la recherche a largement reposé sur un
examen attentif de plusieurs moteurs de recherche jurisprudentiels. Ont ainsi été
parcouru les sites du TPIR (www.ictr.org), celui du Mécanisme des Tribunaux pénaux
internationaux[19] (www.irmct.org) et la base de données Legal Tools (www.legaltools.org). A chaque fois, les termes suivants furent recherchés en français comme en
anglais, au singulier comme au pluriel : , ,
et . Ce dernier terme suscitait en effet notre intérêt dans la mesure où, comme
l’explique Hélène Dumas, « les procès gacaca sont organisés autour de la parole des
accusés. Ce sont leurs aveux – exhaustifs, partiels, sincères ou mensongers – qui
forment la pierre de touche du procès »[20]. Aussi, les paroles recueillies lors de ces
procès gacaca semblent pouvoir entrer dans la catégorie des archives orales utilisées
devant le TPIR.
Les résultats obtenus par cette recherche restent faibles en termes de volume de
documents mais ils permettent néanmoins de souligner que le TPIR a pu reconnaître
deux types d’archives orales, la première jouissant d’une valeur probatoire (I), la seconde
n’ayant qu’une valeur de source indirecte (II).
I. L’admission des archives orales comme éléments probatoires
Trois catégories d’archives orales ont été reconnues comme preuve par le Tribunal pénal
international pour le Rwanda.
La première consiste en d’anciennes interviews des accusés qui ont été utilisées par le
tribunal comme pièces à conviction. Il en va ainsi de l’enregistrement vidéo de Sylvain
Nsabimana réalisé par un journaliste de la BBC, Patrick Fergal Keane, qui a été
présentée par la défense comme élément à décharge[21]. Dans cette interview, l’accusé
« avait dit qu’eu égard à la position d’autorité qu’il occupait, il allait assurer la protection
des réfugiés [et] […] qu’il était à la recherche d’un endroit plus sur où les réfugiés
pourraient être conduits par des autobus »[22]. Le Tribunal ne sera pas convaincu par
cette preuve car il estimera que les mesures prises par Nsabimana ont été insuffisantes
et n’ont pas permis de protéger les Tutsis[23]. Un autre exemple particulièrement
intéressant se trouve dans l’affaire Ngirabatware. L’accusé avait demandé à un témoin,
ancien documentaliste dans une radio sénégalaise, de retrouver une interview qu’il aurait
faite à propos de sa rencontre avec de hauts responsables sénégalais. Lors de
l’audience, le témoin indique ne pas avoir retrouvé cette archive. La Chambre conclut de
l’absence de l’archive que « Ngirabatware’s assertion that he met with officials from the
Presidency of Senegal is not credible ». Elle ajoute que « [t]he absence of any records
regarding Ngirabatware’s alleged meetings with officials from the Presidency of Senegal
calls into question Ngirabatware’s credibility that he met with these officials, and
consequently fails to raise the possibility of this having taken place »[24]. Ici, l’archive
orale est admise et envisagée comme élément de preuve et son absence permet
d’invalider l’argument invoqué.
3/9
Un deuxième type d’archive orale reconnu par le TPIR a consisté en des enregistrements
sonores de discours prononcés par des accusés. Ces enregistrements sont admis
comme éléments de preuve soit sous leur forme orale soit sous la forme écrite d’une
transcription[25]. Ces archives orales ont servi à démontrer que les discours ainsi
prononcés s’adressaient tant aux autorités qu’à la population permettant ainsi à qualifier
l’incitation directe et publique à commettre un génocide[26].
Le dernier type d’archive orale est probablement l’un des plus connus parmi les éléments
de preuve utilisés par le TPIR : il s’agit des enregistrements de programmes
radiophoniques de la Radio des Milles Collines qui fut l’instrument de l’incitation au
génocide. Lors du procès Nahimana, « [p]lusieurs centaines de cassettes des émissions
de la RTLM ont été versées au dossier et certaines de ces émissions ont fait l’objet de
discussion à l’audience »[27]. Ces archives orales qualifiées d’« éléments de preuve »
par le tribunal ont notamment corroboré le vocabulaire des génocidaires, tel que l’usage
des termes inkotanyi, inyenzi, gufatanya[28].
Sans grande surprise donc, les témoignages oraux ayant valeur d’archives ont été
utilisés par le Tribunal pour le Rwanda comme preuve documentaire audiovisuelle. On
notera cependant que, dans quelques affaires clés, le recours à ces archives n’a pas été
nécessaire, l’accusé ayant plaidé coupable. On pense ici à Jean Kambanda, premier
ministre rwandais, ou à Georges Ruggiu, journaliste condamné pour ses émissions à la
RTLM[29].
II. L’utilisation des archives orales comme sources indirectes
Face au génocide rwandais, plusieurs formes de justice ont été éprouvées. La justice
internationale avec le TPIR a coexisté avec une justice transitionnelle populaire, les
tribunaux gacaca[30]. Contrairement aux Commissions vérité-réconciliation centrées sur
la parole des victimes, les tribunaux gacaca reposèrent sur la parole des accusés.
Certains des témoignages oraux obtenus devant les gacaca ont été déclassifiés pour les
besoins des procédures devant le TPIR et utilisés pour apprécier la crédibilité de certains
témoins[31]. Ainsi, dans le procès Butare, l’un des accusés reprochait à la Chambre de
première instance de ne pas avoir « fait montre de suffisamment de prudence en
appréciant les témoignages »[32]. La Chambre d’appel va analyser « l’influence
qu’auraient eue la détention des témoins et leur participation à des audiences des
juridictions gacaca »[33] et considérer que « rien dans les comptes rendus d’audience
[…] ne montre que, du fait qu’ils ont discuté pendant leur détention […], les témoins FAG,
FAL, FAU, QAF et RV ont réciproquement influencé leurs témoignages »[34]. Dans
l’affaire Ndindabahizi, la Chambre a dû apprécier la crédibilité d’un témoin à décharge qui
avait été jugé par une juridiction gacaca. Le Procureur souleva une contradiction entre les
aveux du témoin lors de son procès gacaca et son témoignage devant la Chambre[35]. A
l’issue de son analyse, la Chambre jugera « peu crédible la déposition du témoin
DM »[36], considérant implicitement que la version des aveux gacaca était probablement
plus proche de la vérité que son témoignage devant la Chambre. Reste que le tribunal
manifeste une certaine méfiance à l’égard des documents issus des procès gacaca
4/9
considérant que « plusieurs facteurs contribuaient à la relative incapacité des juridictions
gacaca de découvrir la « vérité » ou la gamme entière des faits qu’elles ont pour missions
de juger »[37].
L’examen de l’utilisation des archives gacaca par le TPIR montre qu’elles n’ont pas servi
à établir les faits de la cause ; elles n’étaient pas des éléments de preuve. Ces archives
judiciaires orales ont constitué des sources indirectes pour apprécier la crédibilité des
témoins.
*
Tandis que dans les sciences humaines et sociales, les témoignages oraux ont
« vocation à accéder au statut d’archives »[38] et à devenir des sources de l’Histoire ; en
droit, les témoignages oraux ne sauraient être qualifiés de sources, à tout le moins, sontils reconnus en tant qu’élément de preuve. Reste que l’on n’observe pas dans l’étude de
la pratique du TPIR de reconnaissance formelle du concept d’archive orale, ipse. Le
témoignage oral constitutif d’une archive orale est rattaché à la catégorie juridique de
preuve, soit en ce qu’il sera reconnu comme élément probatoire soit parce qu’il permettra
d’apprécier la crédibilité d’un témoin.
Cette recherche a donc abouti à peu d’éléments concrets mais a soulevé de nombreuses
questions. On dit des historiens « qu’ils n’écrivent pas l’histoire ; [qu’]ils la rendent
seulement possible », qu’ils « sont devenus archivistes parce qu’ils sont historiens »[39].
Peut-on dire la même chose des juges du TPIR ? Au-delà d’avoir cherché à qualifier et
sanctionner des faits passés, ont-ils agi comme des archivistes ? Ont-ils permis de mieux
connaître le passé ?
N’y a-t-il cependant pas un risque ? Un témoignage oral est une expression sociale qui
veut tendre vers une vérité historique. Lorsqu’un tel témoignage est utilisé par une
juridiction, il sert une vérité judiciaire qui ne correspond pas nécessairement à la vérité
historique. Inversement, un témoignage oral admis par l’historien comme source peut
être rejeté par le juge comme preuve. Comment en apprécier alors la valeur, la portée ?
Voici les quelques pistes de réflexion que cette recherche a permis de révéler.
[1] P. Fridenson, cité par V. Duclert, « Archives orales et recherche contemporaine – Une
histoire en cours », Sociétés & Représentations, 2002/1 n°13, p. 70. Sur l’initiative des
chercheurs de Chicago, voir J.-M. Chapoulie, La Tradition sociologique de Chicago, Le
Seuil, Paris, 2001.
[2] V. Duclert, « Archives orales et recherche contemporaine – Une histoire en cours »,
Sociétés & Représentations, 2002/1 n°13, p. 70.
5/9
[3] Ibid., p. 71.
[4] Ibid., p. 72.
[5] En référence à l’ouvrage de Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998,
189 p.
[6] Y. Chevalier, « Compte rendu sur l’ouvrage l’Ère du témoin », Archives de sciences
sociales des religions, 110/2000, p. 110. L’auteur rappelle combien le témoignage fut
instrumentalisé lors du procès Eichmann pour satisfaire une certaine dramaturgie.
[7] D. Aron-Schnapper et D. Hanet, « D’Hérodote au magnétophone : sources orales et
archives orales », Annales Economies, sociétés, civilisations, 1980, vol. 35-1, pp. 183199.
[8] Les « Archives orales » : rôle et statut, Avis adopté par le Conseil économique et
social au cours de sa séance du 10 janvier 2001, présenté par Mme Georgette Elgey,
rapport au nom de la section du cadre de vie, JORF, 2001, II, 76 p.
[9] Ibid., p. 8.
[10] Ibid., p. 9
[11] Ibid., p.10.
[12] Ibid., p. 33
[13] Ibidem.
[14] Les archives publiques relèvent du principe de libre communicabilité au public du
Code du patrimoine (articles L 213-1 et suivants) et de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978
sur les relations entre l’administration et le public ayant notamment créé la Commission
d’accès aux documents administratifs. En revanche, les archives privées peuvent être
régies par un contrat pour en déterminer les modalités d’exploitation. Voir sur ces
aspects, le Rapport sur le statut juridique des témoignages oraux, rédigé sous la direction
de Maurice Vaïsse à la demande du Conseil supérieur des Archives de France, 2014, p.
3 (disponible sur le lien suivant : http://f.hypotheses.org/wpcontent/blogs.dir/12/files/2014/01/Rapport-Vaïsse-sur-les-statuts-juridiques-projetconsolidé-17102013.pdf)
[15] Certaines archives audiovisuelles ont néanmoins été diffusées pendant le procès de
Nuremberg notamment pour témoigner des conditions de détention des camps de
concentration, voir R. E. Conot, Justice at Nuremberg, Harper & Row, 1983, p. 149.
[16] A.-M. La Rosa, « Chapitre 72. La Preuve », in Droit international pénal, Pedone,
Paris, 2ème éd., 2012, p. 956. Dans le même sens à propos de la Cour pénale
internationale, C. Stahn et R. Braga da Silva, « Article 69 », in J. Fernandez, X. Pacreau
et M. Ubeda-Saillard (dir.), Statut de Rome de la Cour pénale internationale –
6/9
Commentaire article par article, Pedone, Paris, 2e éd., t. II, p. 1903 : « la preuve par
témoignage reste le mode le plus valorisé par la Cour ». Cette contribution exclut de son
champ de recherche les enregistrements audio/vidéo des témoins cités à comparaître
devant le TPIR. S’il s’agit bien de témoignages oraux, ils n’ont pas la valeur d’archives au
moment du procès. Ces enregistrements deviendront par la suite des archives judiciaires.
[17] Si cette contribution est centrée sur le TPIR, le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie et la
Cour pénale internationale ont également eu à connaître d’archives audiovisuelles. Ainsi,
lors du procès de Radovan Karadžić, l’un des témoins revient sur « his participation in the
filming of the footage of the execution of six Bosnian Muslim men near Trnovo, which is in
evidence in the present case and is known as the « Scorpions Srebrenica video » »,
TPIY, Karadžić, Decision on Prosecution’s Second Motion for Admission of Slobodan
Stojković’s Evidence in Lieu of Viva Voce Testimony Pursuant to Rule 92 bis, Chambre de
première instance, 22 mars 2012, IT-95-5/18-T, § 5. Une autre vidéo « Trnovo video »
sera également utilisée dans le jugement Stanišić et Simatović (TPIY, Chambre de
première instance I, 30 mai 2013, IT-03-69-T, § 878). Sur ce point, Vladimir Petrovic
montre comment les vidéos de propagande des Forces spéciales serbes ont été utilisées
comme élément de preuve devant le TPIY, in « A Crack in the Wall of Denial: The
Scorpions Video in and out of the Courtroom », in Dubravka Zarkov and Marlies Glasius
(eds.), Narratives of Justice In and Out of the Courtroom: Former Yugoslavia and Beyond,
Springer, 2014, pp. 89-109.
A propos de la CPI, on peut renvoyer à l’affaire Lubanga où le Procureur s’est appuyé sur
des extraits vidéos pour démontrer que les soldats de l’UPC/FPLC étaient visiblement
âgés de moins de 15 ans, voir CPI, Thomas Lubanga Dyilo, Judgment pursuant to Article
74 of the Statute, Chambre de première instance 1, 14 mars 2012, ICC-01/04-01/06, §
644.
[18] L. Leveneur, « Reconnaissance », in Dictionnaire de la culture juridique, Quadrige,
Paris, 2003, pp. 1303-1304.
[19] Le Mécanisme a succédé au TPIR lorsque celui-ci a cessé ses fonctions. Il exerce
des fonctions résiduelles telles que, entre autres, la recherche et la poursuite des
derniers fugitifs rwandais, la procédure d’appel des derniers jugements rendus par le
TPIR, la révision de certaines procédures et l’exécution des peines. On notera également
qu’il est en charge de la conservation et de la gestion des archives du TPIR.
[20] H. Dumas, B. Adjemian, A. Garbarini et R. Korman, « La place des témoignages de
victimes dans l’historiographie du génocide des Tutsi du Rwanda – Entretien avec Hélène
Dumas », Etudes arméniennes contemporaines, n°5, 2015.
[21] TPIR, Nyiramasuhuko et al. (Butare), Jugement portant condamnation, Chambre de
première instance II, 24 juin 2011, ICTR-98-42, §§ 2384 et suivants.
[22] Ibid., § 2385.
7/9
[23] TPIR, Nyiramasuhuko et al. (Butare), Arrêt, Chambre d’appel, 15 décembre 2015,
ICTR-98-42-A, t. II, § 2227.
[24] TPIR, Ngirabatware, Jugement portant condamnation, Chambre de première
instance II, 20 décembre 2012, ICTR-99-54, § 1211.
[25] Voir notamment les discours du premier ministre Kambanda, de Maurice Ntahobali et
d’autres professeurs d’université, TPIR, Nyiramasuhuko et al. (Butare), Jugement portant
condamnation, Chambre de première instance II, 24 juin 2011, ICTR-98-42, § 780 et §§
5439 et suivants.
[26] Le discours de Kambanda a été utilisé sous la forme de transcription dans plusieurs
jugements, néanmoins la condamnation de Kambanda a reposé sur un plaidoyer de
culpabilité n’ayant pas nécessité le recours aux enregistrements audios, TPIR,
Kambanda, Jugement, Chambre de première instance I du TPIR, 4 septembre 1998.
[27] Nahimana et al. (Media), ICTR-99-52, Jugement et Sentence, Chambre de première
instance, ICTR-97-23, 3 décembre 2003, § 344.
[28] TPIR, Nahimana et al. (Media), Arrêt, Chambre d’appel, 28 novembre 2007, ICTR99-52, §§ 53-55.
[29] Cf. supra pour l’affaire Kambanda ; pour l’affaire Ruggiu, Jugement, Chambre de
première instance I, 1er juin 2000, ICTR-97-32,.
[30] Sur le rôle respectif de ces deux modèles de justice, voir L. C. Nwoye, « Partners or
Rivals in Reconciliation: The ICTR and Rwanda’s Gacaca Courts », San Diego
International Law Journal, 2014, vol. 16, pp. 119-208. Voir également, affaire Setako,
Jugement portant condamnation, Chambre de première instance I, 25 février 2010, ICTR04-81, §§ 75 et suivants.
[31] Ibid., § 85.
[32] TPIR, Nyiramasuhuko et al. (Butare), Arrêt, Chambre d’appel, 14 décembre 2015,
ICTR-98-42, t. II, § 3131.
[33] Ibid., § 3130.
[34] Ibidem.
[35] TPIR, Ndindabahizi, Jugement et sentence, Chambre de première instance I, 15
juillet 2004, ICTR-2001-71, §§ 384 et suivants.
[36] Ibid., § 396.
[37] TPIR, Setako, Jugement portant condamnation, Chambre de première instance I, 25
février 2010, ICTR-04-81, § 83
8/9
[38] F. Descamps, « Utiliser et réutiliser les archives orales. Comment faire des archives
orales un outil de recherche collectif ? », Les Carnets de la phonothèque, 11 mars 2016,
https://phonotheque.hypotheses.org/17821.
[39] V. Duclert, « Archives orales et recherche contemporaine – Une histoire en cours »,
Sociétés & Représentations, 2002/1 n°13, p. 84.
Anne-Laure Chaumette, «L'utilisation des archives orales par le Tribunal pénal
international pour le Rwanda»
(www.revuedlf.com)
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Le crime de génocide face à la justice française
revuedlf.com/droit-penal/le-crime-de-genocide-face-a-la-justice-francaise/
Article par Aurélia Devos
Chronique classée dans Dossier, Droit pénal
Appartient au dossier : "Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsi : les défis
juridiques"
RDLF 2024 chron. n°31
Mot(s)-clef(s): Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Droit
pénal international, Génocide, Rwanda
Par Aurélia Devos, Magistrate, ancienne cheffe du pôle crimes contre l’humanité
Dans ce Panthéon chargé d’Histoire, il faut citer Jacques Sémelin qui écrit que « le
génocide n’est pas un accident de l’Histoire. Il est le syndrome le plus grave de la pire
maladie de l’Homme : sa violence. Comme la guerre, le génocide est la manifestation
spectaculaire de la faculté de l’Homme à s’autodétruire. »
Il évoque un phénomène pathologique, une réelle « maladie de l’humanité », un « cancer
qui ronge le corps social ».
L’incrimination de génocide définie par la Convention de 1948 poursuit un but précis :
protéger les groupes visés « par des actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou
partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».
Il faut la distinguer du crime contre l’humanité qui réprime les crimes commis dans le
cadre « d’attaques généralisées et systématiques ».
Il y a un paradoxe entre la puissance de l’incrimination qui veut affirmer le « plus jamais
ça » en 1948, et le fait qu’elle soit longtemps demeurée judiciairement virtuelle. Elle
apparaît en effet au début des années 1990 devant les juridictions internationales
(Tribunal Pénal International pour le Rwanda et Tribunal Pénal International pour l’exYougoslavie pour le massacre de Srebrenica). On peut entendre ce délai puisqu’il s’agit
de juridictions « réactionnelles » au crime.
Mais en France, l’incrimination de génocide ne fera son entrée dans le Code pénal qu’en
1992, entré en vigueur le 1er mars 1994. Le premier procès en France pour crime de
génocide se tiendra seulement en 2014 (affaire Pascal SIMBIKANGWA) sur le fondement
de la compétence universelle. Soutenu par une nouvelle structure judiciaire que
j’évoquerai ultérieurement.
1/6
Les procès Barbie, Touvier, Papon, font référence aux crimes de droit commun, commis
dans un contexte qui les érigent en crimes contre l’humanité, définis par les Accords de
Londres, de surcroît imprescriptibles comme soumis à la loi de 1964 qui le prévoit. Nulle
trace de la qualification de génocide.
Là où le droit international distingue le crime de génocide du crime contre l’humanité, le
droit français va englober le crime de génocide dans les crimes contre l’humanité, le
plaçant en tête des autres crimes contre l’humanité. Le premier d’entre eux.
La conséquence évidente de l’introduction tardive en droit français est que la justice
française ne va pas rapidement poser de mots ou de jugements sur ce qu’est le
génocide, sur sa spécificité. Elle ne le caractérise pas. Là où l’historien parfois se penche
sur les prétoires pour en tirer une source de réflexion, il aura ici été bien le seul à pouvoir
étudier, analyser, qualifier les comportements génocidaires et les processus menant à la
solution finale.
Les juridictions françaises héritent en 1994 d’une qualification qui se démarque de la
qualification internationale ou même de la Convention de 1948.
Le crime de génocide est défini à l’article 211-1 du Code pénal comme le fait, en
exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe
national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre
critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce
groupe, l’un des actes suivants :
– atteinte volontaire à la vie ;
– atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ;
– soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou
partielle du groupe ;
– mesures visant à entraver les naissances ;
– transfert forcé d’enfants.
Le génocide est puni de la réclusion criminelle à perpétuité.
Il se démarque par trois aspects : l’exigence d’un plan concerté qui semble suppléer à
l’intention, la subtilité du « faire commettre » et l’élargissement des groupes visés.
Le plan concerté :
Au cours des débats parlementaires qui ont présidé à l’adoption du nouveau Code pénal
de 1994, M. Sapin, alors ministre délégué à la justice, proposait de substituer, au critère
subjectif inclus dans la définition retenue par la Convention sur le génocide de 1948
(l’intention de détruire un groupe humain), un critère objectif aux contours mieux définis
(le plan concerté). Ce critère mettait ainsi l’accent sur le caractère planifié et organisé du
2/6
crime. La notion de « plan concerté » était, à l’origine, réservée au crime de génocide
pour parer à sa banalisation en évitant qu’un simple attentat soit qualifié de génocide. La
notion a par la suite été généralisée à tous les crimes contre l’humanité, faisant par
conséquent du plan concerté le trait commun qui distingue le génocide et les crimes
contre l’humanité des autres crimes de droit commun.
Cependant, la notion a été critiquée au cours des débats parlementaires, en raison de
son caractère restrictif et des difficultés de preuve, quant à l’existence d’un tel plan, qui
ne manqueraient pas de surgir.
L’introduction de la notion de plan concerté dans l’incrimination française se justifiait
cependant d’autant plus, selon ses défenseurs, qu’elle s’inspirait directement de l’article
6 du Statut du Tribunal Militaire International et de la jurisprudence française. En effet, la
Cour de cassation, dans le dernier arrêt Barbie du 3 juin 1988, lui avait conféré un rôle de
premier plan, en posant que la participation à l’exécution d’un plan concerté de
déportation et d’extermination constitue « non une infraction distincte ou une circonstance
aggravante, mais un élément essentiel du crime contre l’humanité ». La Cour d’appel de
Paris y fait également diverses références dans son arrêt Touvier du 13 avril 1992.
Toutefois, on peut noter la disparition de l’exigence du caractère étatique du plan
concerté. En effet, lors de l’adoption des incriminations de génocide et crimes contre
l’humanité dans le Code pénal en 1992, les parlementaires ont discuté la condition du
caractère étatique du plan concerté, hérité de la jurisprudence Barbie et Touvier qui, pour
qualifier les crimes contre l’humanité, supposaient le caractère étatique du plan concerté,
et ne l’ont pas retenu comme élément constitutif des incriminations du Code pénal de
1994. De sorte que les crimes de génocide et crimes contre l’humanité tels que définis
dans le nouveau Code pénal ne requièrent pas de lien avec un caractère étatique du plan
concerté.
A l’épreuve de l’expérience, notamment celle à laquelle nous avons été confrontés dans
le cadre des procès relatif au génocide des Tutsis, l’exigence du plan concerté me
semble être un faux problème. Tellement il est intrinsèque à la commission même du
génocide. Il ressortait en effet clairement des travaux préparatoires que le plan concerté
ne saurait se concevoir comme un programme détaillé des actions à venir, mais qu’il peut
se déduire du caractère organisé des actes matériels d’exécution, la concertation étant ici
synonyme d’action collective associant, dans un dessein commun, plusieurs individus. A
mon sens, ce qu’on pourrait craindre dans le devoir de démontrer la préméditation, rien
n’empêche de lui donner une temporalité quasi immédiate au crime.
Dans l’affaire SIMBIKANGWA, la Cour d’assises met en avant plusieurs éléments
factuels afin de déduire l’existence d’un plan concerté, sans pour autant en donner une
définition. Ces éléments sont en ce sens indicatifs et non cumulatifs : « La rapidité
d’exécution et la simultanéité des massacres, leur généralisation à l’ensemble du
territoire, la mobilisation des moyens civils et militaires de l’État, le développement d’une
propagande médiatique appelant à la haine inter-ethnique et au meurtre
des opposants politiques, la distribution des armes aux Interahamwe et leur
3/6
entraînement militaire, le contrôle systématique des civils aux barrières et l’exécution
immédiate de ceux suspectés d’être tutsis ou complices de l’ennemi et enfin, l’ampleur du
nombre des victimes évaluées à plusieurs centaines de milliers de personnes en
l’espace de trois mois, révèlent l’efficacité d’une organisation collective reposant
nécessairement sur un plan concerté. »
Le « faire commettre »:
Est auteur de génocide celui qui exécute le crime, mais également celui qui le fait
commettre. Le concepteur de l’idéologie, le décideur, ne saurait être qualifié en droit de
complice de l’exécutant.
Le premier procès a été le lieu des premières expérimentations : Pascal SIMBIKANGWA
initialement présenté devant la Cour comme complice de génocide et crimes contre
l’humanité, a été finalement condamné comme auteur, conformément aux réquisitions du
ministère public. Considéré comme ayant « fait commettre ». L’unique infraction qui ne
poursuit pas comme complice par instructions, le commanditaire.
Les procès suivants ont été le théâtre en France de discussions complexes sur la
détermination de qui est auteur, qui est complice, étant précisé qu’il n’est nullement
nécessaire de participer au plan pour pouvoir être poursuivi, du moment que ce plan
existe. Participer au plan, c’est en plus se rendre coupable de participation à l’entente qui
est une infraction autonome, qu’on pourrait décrire comme une « association de
malfaiteurs ».
Elargissement des groupes visés: groupe déterminé à partir de tout autre critère
arbitraire
La notion de génocide n’est plus virtuelle. Elle a trouvé à s’appliquer et à vivre.
Tout ceci grâce et sous l’impulsion du pôle crimes contre l’humanité créé par la loi du 13
décembre 2011 et entré en vigueur le 1er janvier 2012, qui a permis de spécialiser des
magistrats, procureurs et juges d’instruction. Aventure relativement confidentielle et
méconnue. Chargé de mettre en musique ces infractions complexes. Parce que pour
embrasser ce crime spécifique, il fallait une structure judiciaire dédiée et spécialisée.
Le crime de génocide fait donc son entrée dans la Cour d’assises de Paris en février
2014 concernant le génocide des Tutsis au Rwanda 20 ans plus tôt. Il sera à nouveau
relevé dans plusieurs procès qui suivront. Le dernier s’est tenu en novembre et décembre
2023 visant un médecin de Butare, Sosthène MUNYEMANA.
Il apparait également désormais dans les enquêtes structurelles menées à compter de
2015/2016 et plus précisément depuis 2019 à l’encontre de ressortissants français
impliqués dans les rangs de Daesh pour génocide ou complicité de génocide à l’encontre
du groupe yézidi en Irak et en Syrie. Particularité du plan des groupes à caractère
terroriste : il est revendiqué.
4/6
Parvenir à démontrer l’existence de cette qualification était en soi un axe d’enquête à part
entière : entrer dans l’intention des auteurs, définir leur projet de destruction sous toutes
ses formes, démontrer l’organisation et la rationalité de l’exécution, étudier pour cela la
propagande de Daesh, les récits des survivants, les propos tenus par les tueurs. Forts
alors de notre expérience en matière d’enquête sur les crimes commis au Rwanda. Tout
comme pour le Rwanda, s’ouvrir aux observateurs, entendre les historiens, bousculer nos
habitudes d’enquête, comprendre le contexte. Qui est une part du crime. C’est à l’issue
des investigations que nous avons conclu à la qualification de génocide, suivis en cela
par la communauté juridique internationale. A ce jour, pas encore de cour d’assises pour
l’avoir jugé. Mais déjà des condamnations ailleurs. Notamment en Allemagne.
Depuis juillet 2019, le pôle crimes contre l’humanité et la section antiterroriste,
initialement parties du Parquet de Paris, constituent ensemble le Parquet national
antiterroriste.
L’incorporation de ce pôle dans le Parquet national antiterroriste ne peut que
philosophiquement interpeller quand il s’agit de se figurer qu’un procureur antiterroriste –
et intitulé uniquement comme tel – se verra en charge de poursuivre les génocides de
demain. Il y a dans ces termes une forme de collision de valeurs et de sens auquel il
faudra sans nul doute réfléchir.
Quoi qu’il en soit, l’incrimination en droit français, nourrie de notre mémoire collective,
vient désormais s’adapter à d’autres histoires lointaines.
Il y a d’ailleurs, dans le crime de génocide, une dimension de reconnaissance dans le
temps et dans l’espace. Comme s’il était permis de se reconnaître entre victimes du
crime ultime. Comme si le génocide suivant réactivait le précédent.
Au procès de SIMBIKANGWA en 2014, lors des plaidoiries finales, dans la salle se
trouvaient plusieurs membres de l’association des déportés de Buchenwald. Des
décennies plus tard, des milliers de kilomètres plus loin. Et pourtant, ils étaient là.
Concernés.
Être visé pour ce que l’on est profondément, juste pour ce que l’on est, sans guerre, sans
territoire, sans autre mobile que la haine de l’autre, constitue un lien unique et tragique.
Ces actes qui portent le nom de génocide, qui procèdent souvent non pas d’infraction à la
loi mais de l’application d’une loi viciée et dévoyée, rendant leurs auteurs convaincus de
leur légitimé, ils doivent conserver une place particulière dans la sphère sociale, morale,
philosophique et juridique.
Aux heures de l’Ukraine, aux heures des conflits qui se multiplient et sont poly formes, il
importe de ne pas banaliser le crime de génocide et d’être immensément précis dans les
qualifications. Mal nommé, il se dévalue. Trop nommé, il se banalise.
Le crime de génocide, « maladie de l’humanité », doit trouver pour la combattre la
réponse la plus humaine qu’il soit : la justice.
5/6
Aurélia Devos, «Le crime de génocide face à la justice française»
RDLF 2024 chron. n°31 (www.revuedlf.com)
6/6
L’incrimination du négationnisme et de l’idéologie du
génocide. Timide étude de droit rwandais
revuedlf.com/droit-penal/lincrimination-du-negationnisme-et-de-lideologie-du-genocide-timide-etude-de-droitrwandais/
Article par Thomas Hochmann
Chronique classée dans Dossier, Droit pénal
Appartient au dossier : "Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsi : les défis
juridiques"
RDLF 2024 chron. n°34
Mot(s)-clef(s): Génocide, Négationnisme, Rwanda
Par Thomas Hochmann, Professeur de droit public, Université Paris Nanterre
(CTAD), Institut Universitaire de France
Des dispositions juridiques variées ont été adoptées au Rwanda pour réprimer le
négationnisme et certains autres propos relatifs au génocide. Les développements qui
suivent portent sur cet effort juridique pour lutter contre le négationnisme. Je ne prétends
nullement être un spécialiste du droit rwandais, et mon objectif ici est de parvenir à
décrire, sans trop d’erreurs, quelques normes juridiques[1]. J’espère néanmoins qu’un
éventuel lecteur rwandais pourra trouver un minimum d’intérêt à ce texte : il arrive qu’un
regard extérieur et ingénu offre, par son ignorance même, un éclairage original, à défaut
d’être utile[2].
La première question que pose l’analyse juridique est celle de la liberté d’expression. La
garantie de ce droit fondamental permet-elle la répression du négationnisme ? Dans la
plupart des États, comme en droit international, la liberté d’expression peut être restreinte
lorsque son exercice est susceptible de provoquer des conséquences néfastes, de porter
atteinte à certains intérêts. À titre d’exemple, l’article 10 de la Convention européenne
des droits de l’homme permet de limiter la liberté d’expression pour défendre l’ordre,
prévenir le crime ou encore protéger la réputation ou les droits d’autrui. En France, le
Conseil constitutionnel précise qu’une restriction peut intervenir pour protéger « l’ordre
public ou les droits des tiers »[3]. Ce type de raisonnement est également à l’œuvre dans
la Constitution rwandaise, qui garantit la liberté d’expression à son article 38 et prévoit la
possibilité de la limiter pour protéger certains intérêts tels que l’ordre public ou le droit de
chaque citoyen à l’honneur et à la dignité. Dans ce cadre, examiner l’admissibilité de la
répression du négationnisme conduirait à apprécier les conséquences de cette
expression, les effets néfastes que sa diffusion serait susceptible d’exercer sur les
intérêts dont la protection justifie de restreindre la liberté d’expression[4].
1/10
En réalité, cependant, il n’est nul besoin de se livrer à cette analyse en droit rwandais. En
effet, la répression du négationnisme est explicitement prévue par la Constitution. En
2003, un article 13 énonçait que « le révisionnisme, le négationnisme et la banalisation
du génocide sont punis par la loi ». Cette disposition ne figure plus dans la version en
vigueur de la Constitution, qui date de 2015. Néanmoins, un article 10 assure que le
Rwanda s’engage à respecter et faire respecter certains « principes fondamentaux »
parmi lesquels la « lutte contre le négationnisme et le révisionnisme du génocide ainsi
que l’éradication de l’idéologie du génocide et toutes ses manifestations »[5]. Tout conflit
avec la garantie de la liberté d’expression semble donc levé d’emblée, aucun problème
de constitutionnalité n’apparaît pour la répression du négationnisme ou des
manifestations de l’idéologie du génocide. Reste à savoir comment s’y prendre, et le droit
rwandais a évolué sur ce point[6].
I. L’incrimination de l’« idéologie du génocide »
Une particularité du droit rwandais, comme il ressort déjà du texte de la Constitution, est
que la lutte juridique contre le négationnisme est accompagnée d’une répression de
« l’idéologie du génocide ». Sous cet aspect, le système rwandais se rapproche du droit
autrichien, qui réprime le négationnisme dans le cadre d’une interdiction de l’idéologie
nazie. La Verbotsgesetz (loi d’interdiction), adoptée dès le 8 mai 1945, met hors la loi le
parti national-socialiste et exclut toute activité effectuée dans un esprit national-socialiste,
favorable aux buts de cette idéologie[7]. Comme en droit rwandais, cette restriction
intervient au niveau constitutionnel. L’enjeu, dans les deux pays, semble être d’étouffer
dans l’œuf toute résurgence du mal, et donc d’éradiquer l’idéologie à l’origine du
génocide. Toute la difficulté consiste à définir les comportements visés. Ce que montrent
les évolutions du droit rwandais, c’est que l’on ne gagne pas toujours à être trop précis.
En 2008, le jour où la France révisait sa Constitution[8], le Rwanda adoptait une loi qui
définissait le crime d’idéologie du génocide comme l’ensemble des comportements qui
tendent à « déshumaniser un individu ou un groupe d’individus », notamment par des
propos qui visent à « propager la méchanceté », ou par le fait de « marginaliser, proférer
des sarcasmes, dénigrer, outrager, offenser, créer la confusion visant à nier le génocide
qui est survenu, semer la zizanie, se venger, altérer le témoignage ou les preuves sur le
génocide qui est survenu »[9]. Les termes choisis dans cette énumération paraissaient
conférer un caractère trop imprévisible à l’application de la loi. De telles formulations ne
permettent pas aux justiciables de savoir à l’avance, en s’entourant au besoin de conseils
éclairés, si leurs actes correspondent ou non aux comportements interdits[10]. Cette
définition de l’exigence de prévisibilité de la loi est certes issue de la jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l’homme, qui ne revêt guère de pertinence en droit
rwandais. Mais on peut sans doute interpréter de la même manière la garantie du procès
équitable prévue à l’article 29 de la Constitution du Rwanda, qui affirme notamment que
nul ne peut être « condamné pour une action ou omission qui ne constituait pas une
infraction d’après le droit national […] au moment où elle a été commise ». Un
comportement ne constitue pas une infraction au moment où il est commis si l’on n’est
pas en mesure, à ce même moment, de comprendre qu’il est interdit.
2/10
C’est donc sans surprise que cette loi de 2008 a donné lieu à des critiques de
nombreuses organisations non gouvernementales, d’autant plus qu’elle prévoyait de
lourdes peines de prison[11]. A vrai dire, dès 2008, le gouvernement du Rwanda exprima
lui-même des doutes sur la manière dont était rédigée cette loi[12]. Mais ce n’est qu’en
2013 que l’incrimination de l’« idéologie du génocide » fut profondément remaniée. La
nouvelle loi en donnait une définition très différente, puisqu’elle correspondait désormais
aux propos qui préconisent la commission du génocide ou soutiennent le génocide[13].
Pour employer les mots du droit français, la loi de 2013 définissait le crime d’« idéologie
du génocide » comme la provocation au génocide ou l’apologie de ce crime.
Cette nouvelle loi a pu être critiquée au motif qu’elle ne donnait pas d’exemples d’actes
concrets, au contraire de la loi de 2008[14]. Ce reproche me paraît infondé. Les
« exemples » précédents n’apportaient guère autre chose que de la confusion. Plutôt que
de préciser les comportements visés par la loi, ils tendaient à élargir et à brouiller les
limites de son champ d’application. Qu’est-ce que « marginaliser » autrui, comment
reconnaître des « sarcasmes », peut-on être à peu près sûr que des propos tendent à
« propager la méchanceté » ? La provocation au génocide et l’apologie de ce crime sont
suffisamment claires, et c’est aux juges qu’il revient de confronter ces catégories
abstraites à des cas concrets[15].
La loi de 2013 était néanmoins encore affectée de certaines maladresses qui prenaient la
forme de chevauchements : les comportements constitutifs d’« idéologie du génocide »
paraissaient correspondre également à d’autres infractions. Ainsi, « préconiser la
commission du génocide » ne semblait guère différer de l’incitation à commettre un
génocide, prévue à l’article 4, et le fait de « soutenir le génocide » était également visé,
dans les mêmes termes, par l’article 7 qui réprimait la justification du génocide. En
France, ce phénomène de double incrimination a été dénoncé par le Conseil
constitutionnel pour s’opposer à une forme d’extension de la pénalisation du
négationnisme[16]. Pourtant, il ne pose pas de problème majeur lorsque la même peine
est prévue dans chaque cas. Il s’agit d’un défaut de légistique, d’une impropriété dans la
construction de la loi, mais qui n’expose pas les justiciables à des inégalités de traitement
ou à des peines arbitraires.
Ce que semble en revanche révéler cette répétition au sein de la loi, c’est que la lutte
contre l’idéologie génocidaire n’est pas tant une infraction spécifique que l’objectif général
de la loi, au nom duquel on incrimine des comportements précis tels que la négation,
l’apologie, la justification du génocide, ou encore l’incitation à le commettre. Il est sans
doute possible de se priver d’un crime spécial d’« idéologie du génocide » sans affaiblir la
lutte contre ce phénomène.
Mais c’est une autre démarche, plus prudente, qu’a retenue le législateur rwandais cinq
ans plus tard, en 2018, dans ce qui constitue la dernière réforme en date[17]. Elle
consiste à faire de l’idéologie du génocide une infraction résiduelle, qui « attrape » tous
les comportements favorables à cette idéologie qui ne correspondent pas déjà à une
infraction plus spécifique. Une telle méthode est à l’œuvre en Autriche, dans la « Loi
d’interdiction » précitée. Cet instrument incrimine toute une série d’activités favorables au
3/10
NSDAP ou à ses objectifs : fonder, financer ou adhérer à une association qui poursuit de
tels buts, tuer, voler ou encore incendier dans le même dessein, nier les crimes contre
l’humanité commis par les nazis, etc. Un article 3g incrimine par ailleurs tous les actes
favorables au national-socialisme qui ne sont pas déjà visés par une disposition
spécifique.
La nouvelle loi rwandaise relative à l’idéologie du génocide fonctionne de la même
manière. Elle définit, sous l’appellation d’infractions « connexes à l’idéologie du
génocide » la négation (article 5), la minimisation (article 6) et la justification (article 7) du
génocide, mais également la dissimulation de preuves (article 8), l’atteinte aux corps des
victimes (article 9), le fait d’endommager volontairement un mémorial (article 10) et les
violences contre un rescapé du génocide (article 11). Mais avant toutes ces infractions
spécifiques, la loi soumet à la même peine le crime d’idéologie du génocide, défini à
l’article 4 comme tout « acte qui reflète une idéologie prônant ou soutenant la destruction,
en tout ou en partie, d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». On peut penser
que l’essentiel de ces actes correspondent à l’une des infractions définies dans les
dispositions qui suivent. Mais l’individu qui trouve une autre manière de manifester son
adhésion à l’idéologie génocidaire n’échappera pas à la loi, le filet de l’article 4
permettant d’attraper tout ce qui ne tombe pas dans les paniers des articles 5 à 11. Un tel
mécanisme paraît apte à atteindre l’objectif d’une répression large, tout en respectant
l’exigence de prévisibilité de la loi.
II. La répression du négationnisme
Dans un premier temps, la loi du 6 septembre 2003 interdisait de nier le génocide, de le
minimiser grossièrement ou de le justifier[18]. Une nouvelle définition est néanmoins
intervenue en 2013, évolution confirmée par la loi de 2018. La description du
comportement visé est adaptée à la réalité du phénomène, à la spécificité du
négationnisme tel qu’il existe au Rwanda. En effet, si tous les négationnismes partagent
des caractéristiques similaires, ils ont aussi chacun leur caractère propre. A l’égard du
génocide perpétré contre les Tutsi, le négationnisme n’a pas pour principal objet de
contester la commission de massacres de très grande ampleur. Il nie surtout l’existence
d’une intention génocidaire, en présentant les violences comme le simple fruit d’une
« colère » populaire et spontanée[19]. Si une telle thèse consiste bien à nier le génocide
lorsque celui-ci est défini comme l’exécution d’un plan concerté, tel que c’est le cas en
droit français, son caractère négationniste aurait pu être débattu dans un système qui se
réfère plus largement à l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe, comme c’est le
cas en droit rwandais[20]. Des stratégies de défense plus ou moins élaborées auraient pu
consister à prétendre qu’insister sur le caractère spontané des violences ne remettait pas
en cause leur caractère génocidaire, dès lors qu’elles visaient bien à exterminer une
partie du groupe tutsi. De la sorte, la thèse de la « colère populaire », celle-là même qui
fut développée par les autorités génocidaires en personne, aurait été susceptible
d’échapper à la répression. Mais la loi de 2013 coupe court à toute controverse, en
désignant explicitement comme une forme de négationnisme le fait de « déclarer ou
expliquer que le génocide perpétré contre les Tutsi n’a pas été planifié ».
4/10
La deuxième forme de négationnisme répandue dans le contexte rwandais consiste à
défendre la thèse du « double génocide ». Un second génocide aurait eu lieu, perpétré
par les forces du FPR soit pendant l’extermination des Tutsi, soit à son issue[21]. En
général, ce discours vise bien à nier l’existence du génocide perpétré contre les Tutsi, en
le noyant dans un magma de violences réciproques et indifférenciées[22]. Mais s’il est
exposé de manière suffisamment habile, sa répression au titre de la négation du
génocide peut prêter à difficulté. Après tout, formellement, celui qui dit qu’il y a eu deux
génocides ne nie pas qu’il y en a eu un. Là aussi, la loi de 2013 évite le problème en
précisant qu’est réprimé au titre du négationnisme le fait d’« affirmer qu’il y a eu un
double génocide au Rwanda ».
En dehors de ces deux dispositions spécifiques, la loi de 2013 confirmée en 2018
contient deux définitions beaucoup plus générales de l’infraction de négationnisme. Il est
tout simplement interdit de « déclarer ou expliquer qu’un génocide n’en est pas un »[23]
et de « déformer la vérité sur un génocide dans le but de tromper le public ». Un point
remarquable est que ces dispositions ne sont pas limitées au génocide perpétré contre
les Tutsi[24]. Leur champ d’application mérite d’être précisé. En 2013, la loi souffrait
d’une certaine maladresse à cet égard. Un article 2 consacré à la définition des termes
de la loi précisait que le mot « génocide » renvoyait au « génocide perpétré contre les
Tutsi ou tout autre génocide reconnu par les Nations Unies ». Néanmoins, dans le même
article, l’expression « génocide reconnu par les Nations Unies » faisait elle aussi l’objet
d’une définition, qui reprenait les termes de la Convention de 1948, mais omettait de
préciser qu’un génocide reconnu par les Nations Unies doit être… reconnu par les
Nations Unies ! Or, la définition de mots « au sens de la loi » est une arme extrêmement
puissante, qui doit être maniée avec précaution. Le législateur peut parfaitement établir
qu’« aux fins de la présente loi », un « carré rouge » désigne un cercle bleu. En
assumant une définition des termes, le législateur s’ouvre toutes les possibilités mais
prive de pertinence le sens commun. Aussi, à défaut d’être inscrite dans la définition, la
reconnaissance par les Nations-Unies n’était pas exigée et le champ exact d’application
de la loi de 2013 était douteux. Certains verront là d’inadmissibles arguties, que le juge
devra s’empresser de balayer pour faire prévaloir la signification évidemment voulue par
le législateur. Mais mal rédiger les lois et compter sur le juge pour les corriger, c’est
accepter que le juge ne soit pas lié par les termes de la loi. « Rien n’est plus
dangereux », écrivait Beccaria, « que l’axiome commun qu’il faut consulter l’esprit de la
loi. Adopter cet axiome, c’est rompre toutes les digues, et abandonner les lois au torrent
des opinions »[25].
La loi de 2018 a résolu ce problème en affirmant plus simplement, en son article 3, qu’elle
s’appliquait au génocide perpétré contre les Tutsi et à « tout génocide reconnu par les
Nations Unies ou les cours internationales ». Dans un tel cadre, les mots revêtent leur
sens ordinaire, et seuls sont donc bien visés les génocides reconnus par un tribunal
international ou bien par les Nations Unies. On voit à nouveau que l’excès de précision,
ici à travers l’effort louable de définition des termes de la loi, peut parfois s’avérer contreproductif.
5/10
Un doute subsiste néanmoins sur le champ d’application exact de l’infraction de
négationnisme. Il est clair qu’il n’est pas limité, comme c’est désormais le cas en France,
aux crimes qui ont fait l’objet d’une condamnation juridictionnelle[26], mais s’étend aux
génocides reconnus par les Nations Unies. Faut-il considérer que seule l’Assemblée
générale est compétente pour s’exprimer au nom des Nations Unies ? Ou bien peut-on
estimer qu’est reconnu « par les Nations Unies » tout crime reconnu par un organe des
Nations Unies ? Dans cette seconde hypothèse, la reconnaissance du génocide des
Arméniens par la Sous-Commission des droits de l’homme des Nations Unies en
1985[27] implique qu’il est interdit de nier ce crime en droit rwandais. C’est là une
situation remarquable, dans un pays où une importante pression diplomatique turque
s’exerce contre la reconnaissance du génocide des Arméniens. Le panneau consacré à
ce crime a même été retiré du musée du mémorial de Gisozi[28]… Bien entendu, à la
supposer établie, l’incrimination de la négation de ce génocide n’implique pas que des
poursuites seront intentées contre d’éventuels négationnistes sur le sol rwandais.
L’existence d’une infraction est une chose, la mise en œuvre de poursuites et le prononcé
de condamnations en sont une autre. Une certaine prudence peut parfois être observée
dans l’application concrète de la loi. Elle est moins inquiétante que l’excès de zèle.
III. L’opportunité des poursuites
Dans la lutte contre le discours de haine, qu’il s’agisse du racisme, du négationnisme, de
l’« idéologie du génocide » au sens du droit rwandais, il est capital d’éviter les fausses
accusations. Le problème n’est pas propre au Rwanda. Il est notamment très présent en
Europe, et spécifiquement en France. Il suffit de songer au reproche d’antisémitisme
parfois adressé à toute critique du gouvernement israélien, ou à la confusion parfois
opérée entre une provocation à la haine contre les musulmans et une expression
irrévérencieuse envers une croyance religieuse. Ces dénonciations infondées desservent
profondément la lutte contre les discours de haine. Elles sont du pain béni pour les
véritables racistes, qui auront beau jeu de les prendre comme exemple pour rejeter les
accusations parfaitement justifiées qui sont portées contre eux. L’invocation inappropriée
des lois contre les discours de haine tend à les discréditer : une seule accusation erronée
sera exploitée pour affirmer que toutes les accusations sont erronées[29]. Bref, ici comme
ailleurs, il importe de ne pas crier au loup.
Or, dans le contexte rwandais, un tel reproche a régulièrement été adressé à des
militants et surtout aux autorités politiques. La notion de négationnisme, écrivait Hélène
Dumas en 2010, « se trouve souvent utilisée comme un anathème pour stigmatiser des
comportements ou des propos qui n’ont rien de commun avec le négationnisme. Son
emploi abusif et extensif vide la notion de son contenu et en fait un alibi politique que les
tenants de cette vulgate n’auront alors aucune difficulté à dénoncer comme tel »[30]. « Le
régime », dénonçait Jean-Pierre Chrétien en 2012, « suspecte toute pensée critique
d’être négationniste, au risque de perdre toute crédibilité à force de crier au loup »[31].
Des critiques similaires ont pu être formulées plus récemment[32].
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Ces reproches sont-ils fondés ? Je n’ai nul moyen de le vérifier, et c’est donc par deux
appels à la recherche, et tout particulièrement à la recherche rwandaise, que j’achèverai
cette contribution. D’abord, il convient de renforcer les recherches sur les guerres
menées par le FPR[33]. On ne saurait qualifier de négationniste toute interrogation sur la
commission d’éventuelles exactions. Le fait qu’elles soient sans commune mesure avec
le génocide[34] ne signifie pas qu’elles n’existent pas. Or, la confusion entre l’étude de
cette question et l’entreprise négationniste est facilitée par le fait que ce thème est
délaissé par les véritables chercheurs, et exploité par les seuls négationnistes. Il convient
donc de renforcer la recherche honnête sur ce point.
Ensuite, le fréquent reproche d’une exploitation abusive des lois contre le négationnisme
mérite une étude appuyée sur des données complètes. Il serait extrêmement instructif de
bénéficier d’une analyse de la jurisprudence rendue sur le fondement de ces dispositions.
L’accès aux décisions de justice est certes une entreprise compliquée. C’est du moins le
cas en France[35], et j’imagine qu’il en va de même au Rwanda. Mais le thème du
négationnisme est trop important au Rwanda pour qu’une telle recherche ne soit pas
facilitée par les autorités compétentes. Trente ans après le génocide, dix ans après la
grande réforme de 2013, il est temps de faire le bilan de la répression judiciaire du
négationnisme au Rwanda.
[1] Je remercie Jean-Damascène Gasanabo, ainsi que la Providence qui m’a mis à côté
de lui dans l’avion pour Kigali, sans quoi les erreurs qui émaillent peut-être ce texte
auraient été encore plus nombreuses. J’adresse aussi de vifs remerciements à Henri
Sergent.
[2] Voir Jean Rivero, « Le Huron au Palais-Royal ou réflexions naïves sur le recours pour
excès de pouvoir » (1962), in Pages de doctrine, tome II, Paris, LGDJ, 1980, p. 329-334.
Dans ce texte célèbre chez les juristes français, Jean Rivero imagine les observations
d’un huron surpris par les pouvoirs limités du juge administratif.
[3] Voir par exemple la décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016, accessible sur le
site www.conseil-constitutionnel.fr.
[4] Voir Thomas Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression.
Etude de droit comparé, Paris, Pedone, 2013, p. 337 s.
[5] Cet article reprend un passage du préambule de la Constitution dans lequel les
membres du peuple rwandais se disent « déterminés à prévenir et réprimer le crime de
génocide, combattre le négationnisme et le révisionnisme du génocide, éradiquer
l’idéologie du génocide et toutes ses manifestations ».
[6] Voir en particulier Roland Moerland, The Killing of Death. Denying the Genocide
against the Tutsi, Cambridge, Intersentia, 2016, p. 269 s.
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[7] Voir Felix Müller, Das Verbotsgesetz im Spannungsverhältnis zur Meinungsfreiheit,
Vienne, Verlag Österreich, 2005, p. 140 s. ; Th. Hochmann, op. cit., p. 285 s.
[8] Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions
de la Ve République.
[9] Article 3 de la loi n° 18/2008 du 23 juillet 2008 portant répression du crime d’idéologie
du génocide.
[10] Voir par exemple Cour européenne des droits de l’homme, Cantoni c. France, 15
novembre 1996, § 29 ; Del Rio Prada c. Espagne, 21 octobre 2013, § 79.
[11] Voir par exemple Amnesty International, Safer to stay silent. The chilling effect of
Rwanda’s laws on ‘genocide ideology’ and ‘sectarianism’, 2010, accessible sur
www.amnestyusa.org; et d’autres références dans R. Moerland, op. cit., p. 271 ; YakaréOulé (Nani) Jansen, « Denying Genocide or Denying Free Speech? A Case Study of the
Application of Rwanda’s Genocide Denial Laws », Northwestern Journal of International
Human Rights, vol. 12, 2014, p. 198.
[12] R. Moerland, op. cit., p. 271.
[13] Article 3 de la loi n° 84/2013 du 28 octobre 2013 relative au crime d’idéologie du
génocide et autres infractions connexes : L’idéologie du génocide est un acte
intentionnel, posé en public, soit par voie orale, écrite ou par vidéo ou tout autre moyen
mettant en évidence qu’une personne est caractérisée par des pensées basées sur
l’ethnie, la religion, la nationalité ou la race et visant à : 1° préconiser la commission du
génocide ; 2° soutenir le génocide. Quiconque commet un acte prévu à l’alinéa précédent
commet le crime d’idéologie du génocide ».
[14] R. Moerland, op. cit., p. 273.
[15] Certains comportements relativement précis sont en revanche énumérés à l’article 11
pour définir l’infraction de « violence contre un rescapé du génocide », qui vise le fait de
s’en prendre à une personne pour le seul motif qu’elle est rescapée du génocide, par
exemple en la ridiculisant, la raillant ou en se vantant à ses dépens.
[16] Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la
citoyenneté, § 195. Voir Th. Hochmann, « Pas de lunettes sous les œillères : le Conseil
constitutionnel et le négationnisme », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2017,
chron. n° 06.
[17] Loi n° 59/2018 du 22 août 2018 relative au crime d’idéologie du génocide et
infractions connexes.
[18] Article 4 de la loi n° 33 bis/2003 du 6 septembre 2003. La même disposition visait
aussi l’aide matérielle apportée au négationnisme en supprimant les preuves du
génocide : « Sera puni d’un emprisonnement de dix (10) à vingt (20) ans, celui qui aura
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publiquement manifesté, dans ses paroles, écrits, images ou de quelque manière que ce
soit, qu’il a nié le génocide survenu, l’a minimisé grossièrement, cherché à le justifier ou à
approuver son fondement ou celui qui en aura dissimulé ou détruit les preuves ».
[19] Voir par exemple Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnisme, Rwanda et Burundi,
Paris, Karthala, 2012, p. 73, 145 ; Linda Melvern, « Moral Equivalence. The Story of
Genocide Denial in Rwanda », in Philip Drew et al. (dir.), Rwanda Revisited. Genocide,
Civil War, and the Transformation of International Law, Leiden, Brill Nijhoff, 2022, p. 178.
[20] Voir l’article 2 de la loi n° 84/2013 du 28 octobre 2013, qui reprend la définition de la
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948).
[21] Voir par exemple Yves Ternon, « Génocide des Tutsi au Rwanda : émergence d’un
négationnisme », Revue d’Histoire de la Shoah, n° 181, 2004, p. 369 ; L. Melvern, cité, p.
185.
[22] J.-P. Chrétien, op. cit., p. 77.
[23] Article 5 de la loi n° 59/2018 du 22 août 2018. La loi de 2013 retenait une formulation
sensiblement différente : « indiquer ou expliquer qu’un génocide n’en est pas un ». Dans
la version anglaise « state or indicate » a remplacé « stating or explaining ». Il ne s’agit là
que de variations de traduction, puisque la version en kinyarwanda est restée la même :
« kuvuga cyangwa kugaragaza ko jenoside atari jenoside ».
[24] La loi de 2018 a également généralisé l’interdiction de « déclarer ou expliquer qu’un
génocide n’a pas été planifié », qui en 2013 ne concernait que le génocide perpétré
contre les Tutsi.
[25] César Beccaria, Des délits et des peines, trad. fr. Morellet, Paris, Guillaumin, 1856
(1764), p. 22 (§ IV).
[26] Article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, tel que complété
par la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. Pour une
critique de ce critère comme technique de délimitation de l’infraction de négationnisme,
voir Th. Hochmann, « Le Conseil constitutionnel et l’art de la suggestion. A propos du
critère de la condamnation juridictionnelle du crime nié », in Th. Hochmann et Patrick
Kasparian (dir.), L’extension du délit de négationnisme, Paris, LGDJ, 2019, p. 37-57.
[27] Voir Ara Krikorian, « L’action du Comité de défense de la cause arménienne et la
reconnaissance du génocide des Arméniens », Revue d’Histoire de la Shoah, n°177-178,
2003, p. 450.
[28] Voir Guillaume Perrier, « Rwanda : au mémorial de Kigali, le génocide des
Arméniens n’existe plus », Le Point, 14 janvier 2024.
[29] Voir Th. Hochmann, « Isamophobe ! Antisioniste ! Islamo-gauchiste ! Les mots
piégés de l’antiracisme », Pouvoirs, n° 181, 2022, p. 61-72.
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[30] Hélène Dumas, « Banalisation, révision et négation : la ‘réécriture’ de l’histoire du
génocide des Tutsi », Esprit, mai 2010, p. 88.
[31] J.-P. Chrétien, op. cit., p. 228.
[32] Voir par exemple, « Comment la loi sur l’idéologie du génocide au Rwanda régit-elle
la parole en ligne ? Cette loi fait taire les voix dissidentes », Global Voices,
www.globalvoices.org, 23 juillet 2020.
[33] Voir déjà en ce sens H. Dumas, cité, p. 88.
[34] Voir Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au
génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), 2021, p.
403.
[35] Voir Christiane Féral-Schuhl, Cyberdroit. Le droit à l’épreuve d’internet, Paris, Dalloz,
2020, chapitre 127 : Libre accès aux décisions de justice.
Thomas Hochmann, «L’incrimination du négationnisme et de l’idéologie du génocide.
Timide étude de droit rwandais»
RDLF 2024 chron. n°34 (www.revuedlf.com)
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