Fiche du document numéro 34944

Num
34944
Date
Dimanche 25 septembre 2022
Amj
Auteur
Taille
95973
Titre
Racialisation, Etat et idéologie. Un témoignage
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Nous étions enregistrés, mais ma première intervention était plutôt spontanée donc probablement mal organisée. En l’écrivant je fais surement des ajouts oubliés à l’oral mais qui renforce le sens et la compréhension. Le témoignage sur mon parcours personnel est émaillé d’anecdotes qui montrent parfaitement que quand on parle d’idéologie du génocide depuis les années 50 au Rwanda, ce n’est pas un jeu de mots ou une démarche propagandiste. L’idéologie de l’exclusion du tutsi a eu sa naissance dans le renversement de la monarchie rwandaise et la naissance de la république, sa croissance et son exacerbation au cours des deux premières républiques et son climax dans l’explosion génocidaire.

Au cours des années 60, dans la cité de mon enfance et pendant ma scolarisation primaire, mon village de Gisenyi non loin des plages du lac Kivu n’étaient pas habité par des autochtones du lieu du Bugoyi mais par des Rwandais venues d’autres régions du Rwanda pour chercher du travail auprès des expatriés, des familles de Congolais de la police et de l’armée coloniale, des Rwandais clercs auxiliaires des administrateurs coloniaux, des domestiques des ménages coloniaux et des employés des services de base. C’était donc une communauté hétérogène d’origine et de religion avec une présence remarquable de musulmans versés dans le commerce et d’autres d’occupations divergentes qui n’avait pas de lieu de rencontre pour discuter des origines ethniques des uns et des autres mais avait un point commun syndical pour discuter de leurs conditions de travail. Ni dans ma famille, ni dans les cours de l’église y compris dans ma classe de l’école primaire ou au marché, je n’avais jamais entendu le vocabulaire Hutu Tutsi. Jusqu’à ce que, un de mes compagnons de classe venant des collines derrières le mont Rubavu vers Nyundo, précisément à Rugerero, fils d’un notable commerçant et propagandiste local du Mouvement Démocratique Républicain Parmehutu me fit une désagréable surprise en traitant par sauts et par bonds en pleine rue, de serpent qui allait le mordre, un monsieur que j’honorais comme un papa. Je fus pris de honte alors que le papa est resté impassible. I l y avait en ce temps des incursions de rebelles dit tutsi dans la région volcanique de Nyiragongo et Visoke et mon compagnon de classe m’expliqua que ce monsieur qu’il a traité de serpent est un ancien chef tutsi et probablement père de l’un ou l’autre des rebelles qui sont en train d’attaquer le Rwanda. Le père de mon compagnon était alors à l’avant-garde des propagandistes du parmehutu pour prévenir à l’aide de porte-voix dans les villages que le pays fait face à l’agression de tutsi-Inyenzi. En même temps, la Radio nationale diffusait jour et nuit des chansons de la chorale ABANYURAMATWI (qui veut dire « agréable aux oreilles ») vulgarisant la victoire des Hutu sur la monarchie tutsi, les malheurs et les servitudes que les tutsi avaient fait subir les hutu pendant plus de 400 ans, la victoire hutu sur le referendum onusien du 25 septembre 1961 sur la question du retour à la monarchie et le roi Kigeli renversés par un coup d’état de Gitarama le 28 janvier 1961 au cours d’une réunion de bourgmestres de tout le pays organisée par le parti pamehutu et ses leaders dont Kayibanda , Mbonyumutwa, Gitera, Makuza, Bicamumpaka et autres. Pour ceux-ci, le vrai peuple du Rwanda était la collectivité hutu et ils n’hésitaient pas à le proclamer sur des micros des medias internationaux. Le plus connu est celui de Makuza qui donna un fils devenu cependant un politicien d’expérience depuis l’année 2000 en occupant toutes les positions politiques des quatre premières personnalités d’honneur du Rwanda après celle du président de la république.

Au cours du débat parlementaire d’octobre 1961 sur les symboles de l’Etat, le père de mon compagnon de classe susmentionné s’illustra par son exigence de renversement de l’ordre de citation des « ethnies » dans l’hymne nationale à savoir Gatutsi, Gatwa na Gahutu pour commencer par Gahutu au lieu de Gatutsi. Il n’a pas voté le texte de l’hymne parce qu’il n’a pas obtenu gain de cause. Les chansons victorieuses du hutu sur le tutsi créaient une sorte de conscience collective qui galvanisait la solidarité ethnique, les uns -tutsi- pour se protéger contre les autres hutu menaçant. Mon propre père que je n’avais jamais entendu parler ethnie n’a pas hésité à me faire la remarque qu’il ne voyait pas de bon augure ma cours à une jeune fille tutsi d’une famille voisine alors que chez moi nous étions réputés hutu.
Ce que je voulais démontrer en particulier, c’est que l’idéologie de l’exclusion du tutsi était pensée par le Parmehutu qui deviendra parti-état, distillée dans la population en commençant par les ménages où les enfants se l’alimentaient de la bouche de leur parents selon leur degré d’adhésion à la propagande du parmehutu, relayé par les chansons révolutionnaires qui exaltaient la justice sociale, c’est à dire le pouvoir à la majorité hutu avant l’indépendance du pays et la fin définitive du joug de la monarchie. L’hymne nationale comprendra en elle-même les germes de l’exclusion en chantant la gloire et remerciant les pionniers ABARWANASHYAKA du parmehutu qui ont permis la mise place de la république pendant que les tutsi prenaient la fuite dans les pays voisins et lointains à la veille de l’indépendance du pays. L’Unité comme slogan des deux premières républiques était en conscience entendu comme unité des bahutu, et on exerce le pouvoir non pas pace qu’on a l’intelligence de gouverner un état moderne mais parce que, en premier chef, on est hutu.

J’ai évoqué ensuite au cours de mon intervention l’épisode de mon entrée à l’école secondaire de Nyamasheke en 1968. Ce fut un choc intenable. La haine ethnique était à son comble. Les jeunes hutu défilaient devant les classes et les bureaux des frères Joséphistes qui administraient l’école en chantant des chansons provocantes et visant à faire peur au tutsi voir l’inciter à quitter les lieux. La violence était dans la parole sans violence physique mais ca faisait plus mal au cœur que la blessure physique. L’une des chansons déclamait que ’les routes ont été construites par les hutu alors que le tutsi ricanait, que demande-t-il maintenant’. Nyamasheke est situé dans une région de l’ouest du Rwanda caractérisé par des mouvements sismiques. Les nuits étaient terribles dans les dortoirs pendant les moments de tensions ethniques. On a pu souvent confondre l’éjection brutale des élèves de leurs lits en se projetant dehors avec un tremblement de terre. Cela se faisaient malheureusement sur un mot de ralliement « BIRABA » ou « ca va se passer » pour dire que les hutu vont prendre les couteaux et égorger les tutsi. Parmi les meneurs de ce mouvement se trouvait le petit frère d’un certain Bagosora reconnu aujourd’hui comme cerveau du génocide perpétré contre les tutsi en 1994. J’ai été protégé par les frères joséphistes dans leur couvent pendant une semaine car j’étais menacé par les extrémistes qui n’appréciaient pas que je refuse de m’associer à leurs manifestations ethniques. Je voulais d’ailleurs quitter l’école mais les frères m’ont demandé de patienter car ils avaient d’autres expériences précédentes et m’assuraient que cela va se calmer et tout revenir dans l’ordre.
Parvenue à l’école supérieure à Butare en 1971, l’Institut Pédagogique National (IPN) proche de l’Université Nationale du Rwanda avec laquelle une fusion suivra en faculté de l’éducation devenue aujourd’hui le collège de l’éducation, l’atmosphère est calme mais il y a des murmures dans les deux établissements à la faveur du climat politique qui prévaut dans la capitale Kigali avec les divisions régionales et idéologiques camouflées sous le bouc émissaire tutsi. Il ya des tracs et des rumeurs de coup d’état qui vont circuler surtout en 1972 jusqu’à l’opération des listes de tutsi à renvoyer des écoles et des établissements de travail. Des comités du salut se font remarquer pour la conduite des opérations et encore une fois, je constate les mêmes meneurs à Nyamasheke figurant dans ces comités du salut à Butare. Je fus Numéro 1 sur la liste de l’IPN et j’ai dû me réfugier dans une famille en ville victime des mêmes reproches qu’à Nyamasheke : « Vous Mbaraga nous savons bien que vous êtes hutu mais vous ne le montrer pas. Nous ne voulons plus vous voir avec votre clique tutsi en ville, nous ne voulons plus vous revoir fréquenter le professeur Kambanda (un ami de ma région de Gisenyi mais tutsi) » Je n’étais pas le seul, un certain bien connu Gasana Anastase qui apparaitra dans le premier gouvernement post génocide et aujourd’hui dans l’opposition était du même sort.

C’est ici que j’ai arrêté mon intervention dans la TR5 du 13 septembre2022 le timing de 12 minutes oblige. Mais j’aurais voulu ajouter l’épisode post scolaire de 1976. Je suis alors rédacteur en chef de Radio Rwanda qui fait parti de l’Office Rwandais d’Information (ORINFOR) englobant les services officiels de presse écrite, Radio et graphisme. A l’annonce de mes fiançailles avec une jeune fille tutsi en service dans le département des finances à la Radio, je fus interpellé par un certain major Lizinde Theoneste. Il est le redoutable chef des renseignements du système Habyarimana et président du conseil d’administration de l’ORINFOR, parfois plus craint que le président de la république. Il me fait remarquer que la perspective de mon mariage avec une tutsi n’est pas de bon ton pour un agent de mon rang sur une radio gouvernementale. Il fit établir un rapport d’horreurs salissant ma fiancée et me fait appeler un matin avec l’ordre de ne pas franchir l’entrée de l’enceinte de la Radio avant de passer en son bureau. Il me fit lire son rapport et en le lisant avec ses horreurs, j’imagine qu’il devait s’attendre à ce que j’allais m’agenouiller devant lui pour le remercier comme un sauveur qui réussît à me faire éviter ce mariage. Je lui dis au contraire que je vais y réfléchir et que nous nous reverrons plus tard. A ma sortie de son bureau j’ai appelé ma fiancée et je lui dis que nous n’avons aucune chance d’organiser normalement nos fiançailles et le mariage après ma rencontre avec le major Lizinde. Je suivais en parallèle ce qu’il était en train de faire sur un autre couple du petit frère de Bagosora que j’avais connu à Nyamasheke et à Butare. Sa fiancée tutsi était mise en prison et ils ont envoyé le garçon aux études en Russie. Mon incompréhension est que celui-là faisait parie de leur famille biologique, idéologique et politique. Moi je venais d’une famille pauvre et inconnue dans la vie nationale et nous n’étions pas de la même région des « bien nés » Bakiga du nord. Le seul point commun est que nous prétendions tous les deux épouser filles tutsi. Je ne manquais pas parmi les amis proches sans influence politique ou idéologique qui me dissuadaient aussi d’épouser ma fiancée annoncée mais pour d’autres raisons différentes des considérations ethniques. Je les ai appelés en concertation pour leur assurer que je les ai entendus et que je ne négligeais pas leurs observations mais que pour une raison fondamentale pour moi, j’allais épouser la fille annoncée de mon choix pour casser les pressions d’ordre ethnique du major Lizinde. Dès le lendemain j’ai invité ma fiancée à venir partager le toit avec moi si sa famille ne s’y opposait pas. Ce fut fait à la surprise du major Lizinde. Voyant mon intransigeance, le Major Lizinde commençant à me faire passer des messages indirects laissant croire que c’est le président Habyarimana qui l’avait chargé d’empêcher mon mariage annoncé. « Faux » me fait savoir le président par l’intermédiaire de mon patron de l’ORINFOR qui allait souvent assister à l’enregistrement des discours présidentiels. Assuré que désormais aucune menace ne pèse sur mon mariage, j’organisai alors une fête nuptiale à la hauteur de faire savoir que c’est possible de vaincre le major Lizinde.

Quelle leçon tirer de cette affaire ? L’exclusion du tutsi était sans aucun doute une stratégie organique de gouvernance hutu qui pesait sur les employés en vue du pouvoir hutu. Elle était particulièrement consacrée dans les corps d’armée et de police, dans les places politiques et économiques stratégiques et pouvait atteindre n’importe qui y compris ceux qui ne pouvaient pas s’y attendre. Les anecdotes que j’ai évoquées depuis ma scolarité primaire jusqu’au début de ma vie professionnelle montrent qu’il y avait bel et bien une trajectoire constamment montante d’idéologie éthique d’exclusion du tutsi depuis l’indépendance du Rwanda jusqu’au déclenchement du génocide perpétré contre les tutsi en 1994. La libération du pays par le FPR s’est accompagnée d’une volonté politique agissante de mettre fin à la politique ethnique la remplaçant par la politique de la nation rwandaise. Le pays s’est doté d’institutions et des lois bien construites mais il y a encore du travail pour mettre en place des mécanismes de naviguer dans ces institutions dans la discipline de l’état de droit plutôt que par la faveur d’une idéologie dominante. Un effort doit aussi se poursuivre pour neutraliser autant que faire se peut les velléités d’extrémisme de tout bord.

Fait à Huye-Butare le 25/09/2022

Paul MBARAGA

PS : j’ai eu une deuxième intervention sur « Images filmiques et photographique » de la TR Nr.16 le 15 septembre 2022. C’est un exercice à refaire pour moi après avoir récupéré et exploité mes cassettes VHS encore conservées en Belgique chez ma sœur. En rentrant au Rwanda en octobre 2002 après plus d’une dizaine d’années de service en Allemagne de 1991 à 2002 comme reporter et présentateur à la Radio Deutshe Welle, je partais en voyage de vacances et d’observation des progrès du Rwanda depuis la libération. J’avais donc l’intention de retourner en Europe pour parachever mon doctorat mais après ma tournée du Rwanda, j’ai été inspiré par le premier ministre d’alors qui me suggéra de demeurer au Rwanda pour contribuer à la reconstruction du pays. Je n’ai pas hésité à dire OUI parce que je n’avais plus de contrat à la Deutshe Welle mais alors je n’avais pas effectué mon déménagement. Parmi les males déposés chez ma sœur en Belgique se trouve une remplie de cassettes VHS des enregistrements de reportages médiatiques que j’avais faits au jour le jour tout au cours du génocide qui se déroulait au Rwanda. Je suis convaincu que s’elles sont bien conservées, elles donneraient des images rares aujourd’hui sur le déroulement du génocide perpétré contre les tutsi en 1994. Entretemps je n’ai pas eu l’opportunité de retourner en Europe pour récupérer mes malles.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024