Citation
Christian Prouteau a l'art des fortes maximes. « Le renseignement, par essence, c'est cochon : on est obligé de faire des écoutes. » Fraîchement débarqué en 1982 du groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), il n'y connaissait pas grand chose lorsqu'il est arrivé à l'Elysée. On lui a remis une grosse liasse de pelures, le carbone d'un carbone, où étaient retranscrites toutes les écoutes des services de l'Etat dans lesquelles le nom du président apparaissait. Puis il a commandé les siennes, avec quinze, puis vingt lignes prélevées sur le contingent de la DGSE, les services secrets. Le préfet Prouteau, après « dix ans de placard » et au cinquième jour du procès des écoutes de l'Elysée, s'efforce de sauver l'honneur : il couvre ses troupes, tente de passer pour un loyal soldat un peu dépassé par la paperasse et assume ces centaines d'« atteintes à la vie privée » qui ne l'émeuvent, au vrai, pas tellement.
Mais il se trouve désormais en léger décalage avec ses troupes, neuf des autres prévenus, qui sont, eux, restés dans la stratégie initiale : mentir avec un aplomb surnaturel et attendre la prescription. Christian Prouteau a commencé à s'embrouiller mardi 23 novembre, lorsqu'il a fallu expliquer que les écoutes servaient « à faire des synthèse ». « Qui faisait les synthèses ? », demande méthodiquement le président. « C'est moi qui faisais les demandes d'écoutes, se reprend précipitamment le gendarme, c'est moi qui faisais les synthèses. » Trop tard. « Chose certaine, il y avait des écoutes ? », reprend le président. « C'est certain », admet le préfet. « Donc des synthèses. » « Par oral souvent, mais il y en a eu d'écrites », reconnaît le gendarme.« Ecrites par vos collaborateurs ? Parce que, quand ils disent qu'ils n'ont jamais travaillé sur des écoutes, vous comprenez que ça fait bizarre ». Christian Prouteau toussote. « Je suis leur chef, je suis responsable. Si je ne les avais pas fait venir à la cellule ils ne seraient pas sur ces bancs. »
Sur ces bancs, Dominique Mangin maintient qu'il n'a jamais vu d'écoutes. Le général Esquivié répond qu'il « n'était pas habilité » à en demander. Pierre-Yves Gilleron, toujours tenu par le secret défense, « ne peut répondre ni oui ni non », mais admet avoir « fait des synthèses ». Seuls les policiers des renseignements généraux, Michel Tissier et Jean Orluc, reconnaissent « qu'il a pu leur arriver » de demander des écoutes, mais Michel Tissier refuse ensuite jusqu'au grotesque d'avouer qu'il avait un numéro (le 24) dans la cellule pour signer ses notes. Christian Prouteau non plus n'a pas toujours dit la vérité. Me Alex Ursulet, avocat de l'une des parties civiles, lui a franchement demandé s'il avait menti au juge d'instruction. Par omission peut-être, convient le gendarme. « Hum, intervient le président, et quand vous dites : "Je n'ai jamais écouté Edwy Plenel -- journaliste au Monde" ? » « C'est vrai que c'était pas moi, c'était le GIC », répond piteusement le préfet, le groupe interministériel de contrôle, qui gérait matériellement les écoutes. « Et quand le juge d'instruction vous demande si la cellule s'était intéressée à Anne Pingeot, la mère de Mazarine, reprend Me Ursulet, et que vous répondez : "Qui est Anne Pingeot ?" » « Je connaissais son existence, mais je ne la connaissais pas », marmonne le gendarme. « Vous savez, ça fait rire, reprend le président, mais ce n'est pas bon. »
Le reste non plus. Avant la loi Rocard de 1991, la "doctrine Mauroy" voulait que l'Etat s'interdise d'écouter les politiques, les magistrats, les avocats, les journalistes et les syndicalistes. C'est pourtant François Mitterrand lui-même qui avait « ordonné » à Christian Prouteau de voir avec Charles Hernu, le ministre de la défense, comment écouter Edwy Plenel. « C'était une doctrine à partir du moment où on n'enfreignait pas la loi, a expliqué Christian Prouteau, et qu'on ne publiait pas de documents qui mettaient en cause les intérêts de la nation ». Et le gendarme d'ajouter : « Moi je n'aurais pas pu obtenir l'écoute de M. Plenel. » Preuve que l'Elysée avait bien conscience de franchir une ligne jaune et qu'il importait de ne pas éveiller l'attention.
« Il est clair que quelqu'un a été pris dans un vrai délire, avait indiqué Jean-Louis Bianco à France-Info, un dérapage qui devra être sanctionné par la justice. » L'ancien secrétaire général de l'Elysée visait d'abord Gilles Ménage, l'adjoint du directeur de cabinet de François Mitterrand, qui en a été « extrêmement choqué ». « Surtout qu'il a ajouté : "Tout cela s'est fait à l'insu du président de la République, tempête le préfet Ménage. Ce n'est pas sérieux, c'est même insultant. A l'insu du président ! Pendant onze ans ! Jean-Louis Bianco était au courant : pour l'écoute Plenel, Christian Prouteau a été le voir. » « Et voir Jean-Claude Colliard -- directeur de cabinet du chef de l'Etat -- », ajoute le président. « Le courage n'est pas la vertu la mieux partagée », conclut sentencieusement Christian Prouteau.