Fiche du document numéro 34827

Num
34827
Date
Jeudi 15 septembre 2022
Amj
Taille
169072
Titre
L’élaboration d’une politique, entre aveuglement et lucidité, à travers les archives de l’État français
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Dr Chantal Morelle
ÉRE. Professeure
honoraire en CPGE

Interroger les archives de l’État permet de voir comment s’est élaborée la politique de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 . Nombreuses et diverses, elles émanent du pouvoir exécutif, et précisément de la présidence de la République, du Premier ministre et des ministères directement concernés par le Rwanda : le ministère des Affaires étrangères, celui de la Coopération, le ministère de la Défense. S’y ajoutent celles qui sont issues des débats parlementaires puisque des élus s’adressent aux ministres, comme les administrés à leurs élus : les questions et les réponses ont toute leur place . Malgré les lacunes, le croisement des sources permet de retrouver bon nombre de documents ; ainsi, la lecture de fonds complets ou complétés et de séries, resitués dans leur contexte, éclaire largement sur l’état de l’information et des décisions au plus haut sommet de l’État et la politique de la France au Rwanda entre 1990 et 1994.
Ainsi ces fonds d’archives de l’État dévoilent une vérité, celle du pouvoir exécutif, et plus précisément de celle de la cellule de l’Élysée sous l’autorité du président de la République, comme nous l’avons montré dans le rapport remis au président Emmanuel Macron. Ils dévoilent aussi d’autres vérités, celles des acteurs de terrain, des conseillers, des diplomates et des médias dans leur richesse, leur diversité et leurs points communs. Entre aveuglement et lucidité, cet ensemble permet de comprendre ce qui est pris en considération, ce qui est ignoré, balayé et ce qui est « fabriqué », ainsi que les informations transmises à l’autorité supérieure, au président Mitterrand notamment. Ces archives d’État montrent ce qui fonde la décision et la politique menée. Avant même le moment paroxysmique du génocide, elles montrent que le niveau de désinformation sous l’apparence de l’information, l’aveuglement et la façon dont sont prises les décisions sont le fait d’une politique décidée de façon très centralisée. Elles montrent aussi, à partir du 7 avril 1994, la lenteur de la reconnaissance du génocide et de l’action de la France, pour y faire face.


Désinformation, construction de l’information et aveuglement

L’opération Noroît (octobre 1990-décembre 1993) menée par l’armée française vise à protéger et évacuer les ressortissants français dès l’attaque du FPR, comme dans toutes les situations de ce type. Cependant le président Habyarimana demande aussitôt, et de façon pressante, au président Mitterrand de prolonger voire d’amplifier l’aide militaire de la France, en dépit de ce qui est prévu par l’accord de défense . Les demandes insistantes d’Habyarimana (mortiers, hélicoptères) et le prolongement de l’opération Noroît vont bien au-delà des besoins que la situation requiert, selon les informations de l’attaché de défense, le colonel Galinié. Pour les justifier, est mise en avant l’idée que se développe une guérilla menée par le FPR et soutenue par l’Ouganda - ce qui oriente le conflit vers une guerre étrangère et légitimerait l’aide accrue de la France . Il faut apporter des arguments et des « preuves » au prix d’une désinformation grossière, voire d’une falsification des faits.
Le colonel Galinié qui assure aussi le commandement de Noroît, envoie des indications, croisées avec les informations des Belges et des Américains, disant que les Tutsi et les Hutu modérés se font massacrer . Au même moment, le colonel Huchon, adjoint du chef de l’état-major particulier, l’amiral Lanxade, lui envoie plusieurs fax manuscrits pour lui demander de trouver des « preuves » de la participation de l’Ouganda aux côtés du FPR : « 21. bien montrer aux médias francophones, y compris celles à impact belge, que les 4/5e du pays sont calmes et que a contrario, la seule zone troublée est celle tenue par l’offensive ougando-tutsie […]. 22. Faire un réel effort pour montrer des preuves de l’origine ougandaise de l’attaque […] », sans prendre en compte les messages envoyés à Paris et dont la cellule élyséenne a pu prendre connaissance. Il lui demande aussi de les « détruire après lecture, comme tous [ses messages manuscrits ». C’est donc au prix d’arguments inexistants que l’opération Noroît est maintenue et amplifiée : contre la guérilla soutenue par l’étranger, mais aussi au nom du principe erroné de l’ethnie majoritaire, celle des Hutu qu’il faut protéger contre les Tutsi.
Les arguments ne varient pas au fil du temps, en dépit des informations des diplomates, des militaires, du renseignement, des ONG et des médias : sur la dimension dictatoriale et raciste du régime d’Habyarimana, et sur le sort réservé aux Tutsi du Rwanda et les différents massacres dont ils sont victimes. Lors de la préparation du voyage au Rwanda du ministre de la Coopération, Marcel Debarge, en mars 1993, le général Huchon, devenu chef de la mission de coopération militaire, envoie à François Mitterrand et au chef de l’état-major particulier, le général Quesnot, un dossier de photographies de massacres : elles représentent des Hutu victimes du FPR, affirme-t-il, comme si les photos, hors contexte, étaient des preuves ; en outre, il indique que le FPR détourne l’aide humanitaire de l’Unicef au profit des « bataillons ougando-FPR ». Pourtant, au même moment, la DGSE confirme qu’il n’y a aucune preuve d’une participation de l’Ouganda . Mais il est toujours question des « ougando-tutsi », comme si le FPR était un mouvement ou un parti ethnique, composé uniquement de Tutsi, et non politique, alors que certains Hutu modérés en sont membres.
La vision ethniciste que la France soutient et que les autorités partagent, montre la méconnaissance, obstinée et durable , de la réalité sociologique du Rwanda , à des fins politiques et idéologiques : officiellement, le respect de la démocratie passe par celui de la « majorité ethnique ». C’est une analyse commode et utile pour soutenir le régime raciste d’Habyarimana, pour taire le génocide puisque les tueries se font des deux côtés, justifiant l’expression « massacres interethniques », quasiment « culturels » au Rwanda et en Afrique. Ce point de vue persiste lors du génocide : les archives comptent notamment les verbatim des conseils restreints et même les propos publics où ses propos sont repris .
Ces deux exemples tirés des archives éclairent la présentation du conflit du côté français ; dès le début, en octobre 1990, la question de sa caractéristique est posée, et les deux analyses antagonistes sont en place : guerre ethnique d’un côté, guerre étrangère parce que le FPR est prétendument soutenu par l’Ouganda de l’autre . Ils montrent aussi les chaînes parallèles de commandement, alors que l’EMP n’a, constitutionnellement, aucune fonction opérationnelle.

L’aveuglement délibéré, la clairvoyance et la raison malmenées

La désinformation est parfois contrebalancée par des analyses venant de diverses sources et par des conseils éclairés, qui auraient pu être pris en compte si l’aveuglement n’avait pas été délibéré. Deux exemples issus des archives du ministère des Affaires étrangères en attestent - l’un d’un chercheur africaniste, l’autre d’un diplomate - qui montrent que la documentation à la portée des décideurs peut déranger et être volontairement mise de côté : refus de voir la réalité, voire volonté de la transformer ou de la nier quand les informations ne correspondent pas à ce qui sert le pouvoir. Les dysfonctionnements notés et dénoncés au sein du gouvernement par le ministre de la Défense ne sont pas davantage pris en considération.
Le 26 octobre 1990, Jean-François Bayart, africaniste et consultant au CAP (centre d’analyse et de prévision) au ministère des Affaires étrangères, produit une note : « Le Détonateur rwandais », dans laquelle il écrit que les tensions et les oppositions ne sont pas ethniques, mais économiques et sociales et il dénonce aussi l’autoritarisme du régime d’Habyarimana. Sa note est transmise à l’ambassadeur Martres pour avis (ce n’est pas si fréquent) qui répond en sens inverse . L’ambassadeur met en avant l’habileté du FPR à manipuler, la popularité du président Habyarimana en dépit de l’emprise du Clan du Nord, et il conteste l’autoritarisme que dénonce le consultant du CAP. Quand J.-F. Bayart insiste sur la dimension économique et sociale, G. Martres défend la vision ethniciste de la guerre, se situant dans la logique élyséenne et il salue l’intervention de la France avec l’opération Noroît. Le point de vue du chercheur est ainsi balayé, la politique poursuivie n’est pas remise en cause par le pouvoir.
Quelque six mois plus tard, entre mai et juillet 1991, le rédacteur Rwanda à la Direction des affaires africaines et malgaches (DAM), Antoine Anfré, ancien numéro 2 en Ouganda, plaide dans deux notes personnelles pour que la France se décide à « emprunter une autre voie ». Ses notes, fort mal reçues par le directeur, Paul Dijoud, sont écartées, alors qu’elles apportaient une preuve supplémentaire de la mauvaise voie empruntée par le pouvoir, preuve supplémentaire de l’aveuglement volontaire du politique .
La politique africaine relève du « domaine réservé » du président de la République, l’EMP assure une liaison directe entre l’Élysée et le terrain, court-circuitant les responsables de l’opérationnel et du politique. Les archives révèlent certaines réticences ou des oppositions au sein du gouvernement. Certaines notes émanant du ministère de la Défense, de Pierre Joxe et de son directeur de cabinet civil et militaire, François Nicoullaud, manifestent plus que des réserves quant au fonctionnement de l’autorité et à l’engagement de la France au Rwanda. Le manque de documents archivistiques émanant du président ou de l’EMP laisse penser que les ordres passaient par d’autres canaux. De fait, en février 1993, le ministre de la Défense écrit une note à François Mitterrand conseillant de limiter les « ordres à la voix » au profit de notes écrites, pour les questions opérationnelles qu’il faut impérativement justifier : « Vos décisions en ce domaine [l’opérationnel] devraient être écrites », ce qui suggère que la cellule élyséenne agit librement, sans contrôle et sans trace ; manifestement cette pratique convient puisque la note n’est pas remise par le secrétaire général au Président . Quelques jours plus tard, il écrit une autre note au président dans laquelle il montre ses réticences à soutenir davantage le président rwandais : « Pour ma part, je demeure convaincu que nous devons nous cantonner strictement à la protection de nos ressortissants ». En réponse, le général Quesnot annonce l’envoi de deux compagnies supplémentaires et le ministre de la Défense n’a pas gain de cause , la crainte de l’enlisement qu’il évoque depuis un an ne pèse pas face au poids de l’EMP.

Les archives montrent, par leur diversité, les ajouts et commentaires manuscrits, à quel point ce qui se joue au Rwanda entre 1990 et 1994 dépend de l’Élysée et des circuits parallèles, aux dépens des institutions républicaines. L’aveuglement face aux demandes d’Habyarimana, face à l’absence de résultats de sa politique de démocratisation en dépit des promesses, et le refus de considérer les notes très documentées, sont manifestes pendant la période pré-génocidaire au Rwanda. L’impossibilité de reconnaître des erreurs d’appréciation et des fautes est aussi manifeste. Ainsi, deux jours après le vote de la résolution du Conseil de sécurité mettant en place l’opération Turquoise, le secrétaire national aux relations internationales du Parti socialiste, Gérard Fuchs, note que la position de la France la rendra suspecte de partialité ; il ajoute que la nécessité de mettre des distances avec le régime « responsable du déclenchement des tueries ». À cette note, François Mitterrand répond, « juste mais idiot » ; les termes sont ambigus : est-ce un aveu de partialité de la part du président ? Est-il idiot de l’écrire ?
Face à la réalité du génocide, les archives montrent la persistance du poids de l’idéologie ethniciste qui empêche d’utiliser les mots qui conviennent et ainsi de réagir avec la rapidité et l’efficacité qui auraient convenu. Pendant la phase paroxysmique du génocide, quel est le niveau de compréhension et de transmission des événements ? À travers les archives, il est possible de voir quelles informations sont transmises, leur réception et l’acceptation de la réalité génocidaire.

« génocide » ou « massacres » : la valeur des mots

En dehors des médias, dans les documents produits tels qu’on les trouve dans les archives de l’État, le mot de « génocide » est occasionnellement utilisé avant 1990, parfois mentionné par l’ambassadeur Martres (ainsi que « pogrom », terme dont use aussi le renseignement pour les massacres du Bugesera en mars 1992 ). L’enquête internationale menée par la FIDH en janvier 1993 aurait pu déciller ceux qui refusent de voir le processus génocidaire : en effet, le communiqué que l’Élysée et plusieurs ministres reçoivent et le rapport lui-même notent clairement « le crime de génocide, perpétré avec la participation d’agents de l’État et de militaires, visant l’ethnie tutsi », ils mentionnent aussi les crimes de guerre dont sont victimes les populations, dont des viols perpétrés par les FAR . Il n’en est rien.
Malgré les révélations de l’enquête internationale et leur médiatisation, la cellule élyséenne maintient son analyse antérieure comme le montrent les notes transmises au Président. Pour Bruno Delaye, le conseiller Afrique, il faut modérer les propos utilisés dans le rapport de la FIDH qui relèvent d’un « mouvement d’opinion » alimenté par la presse et par l’un des enquêteurs, Jean Carbonare ; au président Mitterrand, il assure que les violences sont des « exactions malheureuses ». Pour sa part, le général Quesnot va plus loin dans le déni en retournant la situation puisqu’il parle d’une campagne de « purification ethnique » menée contre les Hutu par le FPR . Bien qu’une fiche de la DGSE mentionne, au contraire, une probable purification menée par les extrémistes hutu à l’encontre les Tutsi aussitôt le départ des enquêteurs de la FIDH , le secrétaire général, Hubert Védrine, transmet la note de l’EMP au Président et lui demande ce qu’il conseille de faire, car Habyarimana attend de l’aide : à qui accorder crédit ?
Y a-t-il un changement à partir du 7 avril 1994 avec les premiers massacres à la suite de l’attentat contre l’avion du président ? Les télégrammes diplomatiques et les notes de l’ambassadeur Marlaud et de l’attaché de défense, le colonel Cussac, parviennent au ministère des Affaires étrangères, à celui de la Défense et à l’Élysée. Certes, les informations sont souvent ambiguës tant il est difficile de voir clair dans le chaos, mais elles sont aussi faussées par l’obsession ethniciste persistante et parce que le FPR reste l’ennemi pour Paris. Ainsi, les messages sont contradictoires et les analyses déformées, alors que les cibles et les acteurs des massacres sont bien identifiés. Il est question d’enlèvements de Hutu libéraux, « sans doute des meurtres » écrit Jean-Michel Marlaud et il énumère des arrestations dont celle de la Première ministre, Agathe Uwilingiyimana, le tout au conditionnel ; « les rafles s’étendent à tous les Tutsi » et le colonel Cussac insiste sur le fait que le travail est fait méthodiquement, contre les « Rwandais d’ethnie tutsi pour les éliminer ». Dès le premier jour, la dimension génocidaire est évidente : méthode, travail préparatoire, cibles, sans que la réalité ne soit nommée, par déni, incompréhension, refus conscient ou inconscient de la réalité. Les propos officiels sont assez lénifiants et, comme l’a montré François Robinet, les médias sont, dans un premier temps, à l’unisson .
Au-delà de l’opération Amaryllis d’évacuation des ressortissants français (8-14 avril) qui semble la préoccupation essentielle, aucune inquiétude particulière ne se fait sentir lors du conseil restreint du 13 avril, comme si les informations de Kigali, plus alarmantes, n’avaient pas été lues, ou à peine. La lecture ethniciste reste la mieux partagée : l’amiral Lanxade note bien le rôle des Hutu radicaux mais il prédit que ce sera au tour des Tutsi de tuer ; il s’agit de « massacres collectifs » selon François Mitterrand . Ainsi, l’Élysée reste sur ses positions anciennes : la crainte du FPR et de la création d’un Tutsiland selon le mot de l’EMP l’emporte toujours comme les violences interethniques sur le génocide.
Il faut attendre le début mai pour que le mot de « génocide » commence à être utilisé et entendu dans sa réalité et que les responsables soient nommés. Le représentant français aux Nations unies à Genève, Michel de Bonnecorse, transmet les propos sans détour du directeur adjoint des opérations du CICR, de retour de Kigali : « selon l’organisation [le CICR], cette volonté délibérée d’éliminer une partie de la population répond à la définition du génocide établie dans la déclaration de 1948. Le Comité international confirme qu’il n’a pas constaté de violations graves du droit humanitaire par le FPR ». S’il n’y a pas de réaction immédiate à ce télégramme, il est probable qu’il n’a pas été sans effet d’autant que les faits sont confirmés par l’ambassadeur Marlaud. Celui-ci est envoyé en mission dans la région des Grands Lacs au début de mai.
Yannick Gérard commence à prendre conscience de la réalité du génocide si l’on en juge par la note qu’il envoie au Département , bien qu’il ne l’établisse pas comme une certitude : il signale que « certains » qualifient de « génocide » les massacres qui se déroulent dans la zone gouvernementale ; cela le pousse à indiquer la responsabilité du gouvernement intérimaire (GIR), et à reconnaître que dans la zone FPR, les tueries sont de moindre ampleur, confirmant ainsi les propos du CICR, et il suggère une solution négociée sans mesurer à quel point le génocide l’interdit.
Quelques jours plus tard, Alain Juppé sort résolument et délibérément du non-dit. Alors que peu auparavant, à Washington, il parlait encore d’un « combat tribal », le 16 mai à Bruxelles, il déclare que « ce qui est en train de se perpétrer au Rwanda actuellement mérite le nom de génocide » ; il réitère quelques jours plus tard à l’Assemblée nationale . Ses propos marquent-ils un infléchissement de l’État ? Peut-être si l’on en juge par le discours de la ministre chargée de l’Action humanitaire et des droits de l’homme lors de la session spéciale de la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève, le 24 mai. Lucette Michaux-Chevry est ferme quand elle précise que le « caractère systématique [des massacres donne un nom dont je mesure parfaitement les conséquences juridiques au moment où je le prononce : GÉNOCIDE ». Toutefois, soucieuse d’équilibrer les responsabilités, si elle pointe, elle aussi, les responsabilités des milices et du GIR, elle ne manque pas d’évoquer les exactions du FPR dans sa zone.
Au même moment, l’opinion publique est alertée et plus mobilisée, grâce aux informations précises sur les tueries, sur les demandes d’aide et de protection des populations traquées. Médecins sans Frontières lance une grande offensive médiatique. Dans une lettre ouverte au président de la République, envoyée au Premier ministre et au ministre des Affaires étrangères, le docteur Biberson, président de MSF, dénonce le génocide et la France : « il ne s’agit pas d’une guerre ethnique mais de l’extermination, systématique et programmée, des opposants à une faction soutenue et armée par la France » ; cette dénonciation est renforcée par le long reportage au JT de 20 h sur TF1 le même jour, dans lequel Hervé Bradol, le responsable des programmes de MSF, apporte des précisons. L’« Appel pour l’arrêt immédiat du génocide au Rwanda et le soutien du mouvement démocratique » se rapproche de celui d’un collectif d’intellectuels français initié par Marc Augé, président de l’EHESS . Sont dénoncés les crimes perpétrés des deux côtés (le FPR n’est pas exempté) et est exigée la condamnation du « génocide commis par la Garde présidentielle et les milices de l’ancien parti unique » ; enfin l’inaction de la France et de la communauté internationale est dénoncée . Ce texte est régulièrement envoyé à l’Élysée avec la liste actualisée des signataires (près de 3 000 signatures à la mi-mai). La presse publie des articles accusatoires, émanant de la FIDH, de Survie ou de journalistes du terrain.
Les archives montrent que la cellule élyséenne tente toujours de relativiser ces informations. Bruno Delaye reçoit les responsables de la campagne de MSF que l’Élysée n’apprécie pas ; à l’attention du Président, il édulcore leurs propos publics en disant qu’ils partagent pour une part l’analyse de l’Élysée sur les responsabilités du FPR , sans rien dire de la dénonciation du génocide, pourtant au cœur de leur mobilisation . Il ne cesse d’insister sur la responsabilité du FPR et son habileté de propagandiste .
Il est de moins en moins possible, non seulement au sommet de l’État français mais aussi au cœur de la communauté internationale à l’ONU, d’utiliser un vocabulaire lénifiant pour parler du génocide qui se poursuit. Le 2 juin au retour d’une mission au Rwanda de son représentant et de son conseiller militaire, Boutros Boutros Ghali écrit qu’« il ne fait guère de doute qu’il y a génocide ». Le 8 juin, soit deux mois après le début du génocide, il est explicitement cité dans la résolution 925 qui « prend note avec la plus vive préoccupation des informations suivant lesquelles des actes de génocide ont été commis au Rwanda ». À son tour, l’adjoint au représentant de la France, Hervé Ladsous, évoque « la poursuite des massacres et de ce qui n’a pas d’autre nom que celui de génocide », ce qui est nouveau, mais les génocidaires ne sont clairement nommés. La volonté de maintenir un certain équilibre entre les responsables des massacres persiste.
Est-ce pour mobiliser les Européens que, le 13 juin à Luxembourg, Alain Juppé réitère, avec plus de fermeté encore, ses propos du 16 mai ? « On ne peut pas continuer à laisser se perpétrer un génocide aussi abominable, j’utilise à nouveau ce terme, car je crois qu’à partir du moment où on se met en tête de décimer une population parce qu’elle appartient à une certaine ethnie, on est bien dans la définition même du génocide ». À Paris, la décision d’intervenir est enfin prise lors du conseil restreint du 15 juin , malgré l’absence d’unanimité comme le montre le verbatim ; d’ailleurs, le terme même de « génocide » n’est pas prononcé, Mitterrand évoque « des cas affreux ». Ce sont des raisons morales qui poussent l’exécutif à intervenir, et à en faire l’annonce le 18 juin par un communiqué conjoint de l’Élysée et de Matignon : l’intervention sera exclusivement humanitaire et aucune mention du génocide n’est faite. Ce sera l’opération Turquoise. Ce n’est que le 22 juin que le président Mitterrand utilise, pour la première fois semble-t-il, le mot de génocide dans un conseil restreint : « il ne faut pas manquer de dénoncer le génocide perpétré par les Hutus. La folie s’est emparée d’eux après l’assassinat du Président Habyarimana », écartant par cette formulation la reconnaissance du processus génocidaire pourtant dénoncé depuis 1990. Ce même jour, lors de la séance de questions au gouvernement, le Premier ministre Édouard Balladur justifie la décision du gouvernement par les massacres et le génocide : on ne saurait « laisser des populations africaines livrées au génocide », ce qui pourrait être trop imprécis et généralisé à la culture africaine comme souvent, s’il n’avait pas ajouté que les victimes étaient essentiellement des populations tutsi.

Les archives politiques et leur paratexte révèlent la circulation des ordres voire des injonctions ; elles montrent que l’information, la désinformation, la décision politique sont liées, au point de se demander si parfois, au cœur de l’État, la politique ne détermine pas l’information, puisque l’entourage du président de la République apporte des informations tronquées parfois déformées, sélectionnées, cherchant plutôt à le conforter dans sa décision de soutenir le régime d’Habyarimana, de consolider sa vérité, au mépris de la réalité et des alertes et des points de vue contraires. Pourtant, en dépit des lacunes, ces archives montrent que les autorités ne manquaient pas de documentation précise, détaillée mais opposée, émanant de sources diverses : sur le terrain - ambassadeur, attaché de défense -, et les fiches particulières de la DGSE ne cherchent pas à « plaire » au pouvoir ; à Paris, de l’administration centrale du ministère des Affaires étrangères notamment.
La désinformation volontaire et l’aveuglement du pouvoir, expliquent le refus de dire le génocide, lorsqu’il se déploie dans sa phase paroxysmique , ce qui est révélateur de l’obstination de l’État, au plus haut, de reconnaître la réalité toujours niée du génocide des Tutsi et de la mort des Hutu de l’opposition libérale. Ces archives révèlent fort heureusement, trois décennies plus tard, que des agents de l’État comme la société civile - journalistes ou ONG - ont fait preuve de lucidité et de courage, confirmant, en miroir, l’aveuglement au moins, et la responsabilité de l’exécutif français.

© Chantal Morelle

[Notes :]

Cela exclut d’autres archives sauf si elles se trouvent dans les fonds concernés par le Rwanda.
Ont été utilisées aussi les auditions et le rapport de la Mission d’information parlementaire (MIP) en 1998. Pour la diversité, les lignes de force et les lacunes des fonds disponibles et étudiés, voir La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), p. 21-22,
https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994;
L’article 3 de l’accord de défense du 16 juillet 1975 stipule que les militaires français « ne peuvent en aucun cas être associés à la préparation ou à l’exécution d’opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité ».
La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 46-47.
SHD, Versement tardif, n° 1, Msge, 22 octobre 1990, par exemple, cf La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit, p. 931 s.
SHD, Versement tardif n° 1, 24 octobre 1990, fax du colonel Huchon.
La demande du colonel Huchon n’a pas été suivie, l’attaché de défense n’a pas détruit ces fax désormais dans les archives du SHD, Versement tardif n° 1, fax du colonel Huchon au colonel Galinié, 25, 27, 28 octobre 1990. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit, p. 752.
Une lettre ouverte rédigée par la communauté rwandaise de Suisse notamment, dès le 10 octobre 1990, très documentée, dénonce les exécutions dont sont victimes les supposés sympathisants du FPR. Ibid., p. 94-95. Le rapport de la FIDH faisant suite à l’enquête de janvier 1993 et sa médiatisation (cf. par ex La Contemporaine, Fonds Carbonare, ARCH 156/1-5), le rapport Gillet.
ADIPLO, 183COOP/24, « voyage du ministre Debarge du 24 février au 1er mars 1993, sous-dossier EMP ». Les photos représentant des cadavres de Tutsi sont présentées de façon neutre, pour « information ».
AN/PR-BD, AG/5/(4)/BD/59, DGSE, fiche particulière n°18177/N, 26 février 1993.
En avril 1993 encore, François Mitterrand parle de « conflit tribal » AN/PR-BD, AG/5(4)/BD/60, dossier 1, Compte rendu du conseil restreint du 2 avril 1993.
En dépit des travaux effectués de longue date par des spécialistes de la région des Grands Lacs, cf Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda, Racisme et génocide, l’idéologie hamitique, Belin, 2016, p. 117-122.
Par exemple, lors du conseil restreint du 13 avril, à la fin de l’opération Amaryllis, l’amiral Lanxade prévoit qu’après les tueries des Hutus, « maintenant ce sont les Tutsi qui massacreront les Hutu dans Kigali » : AN/PR-BD, AG/5(4)/BD/60, dossier 2, compte rendu du conseil restreint du 13 avril 1994. Certains journalistes ont aussi l’esprit confus sur victimes et bourreaux : ainsi une dépêche AFP du 16 mai, « La France tente de mobiliser pour le Rwanda », parle de « la poursuite des génocides inter-ethniques » (in AG/5(4)/BD/61, dossier 2).
Les informations parvenant à l’Élysée sont reprises par des notes transmises par la cellule élyséenne au Président qui appose un « Vu ». L’absence de cette mention permet de conclure que certaines ne lui sont pas transmises, d’autres notes sont des synthèses édulcorées. Il est inconcevable de penser à de la négligence de la part de l’entourage présidentiel. Les notes de Bruno Delaye, du général Quesnot ou d’Hubert Védrine contenues dans les différents fonds des Archives nationales le montrent largement.
ADIPLO 3711TOPO/239, Note de Jean-François Bayart, CAP, 26 octobre 1990, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 103-104, 839-840.
ADIPLO 3711TOPO/238, Note de Georges Martres au ministre des Affaires étrangères et à la DAM, 15 novembre 1990, ibid., p. 913 réponse de Martres de 7 pages.
ADIPLO, 3711TOPO/239, « note personnelle à l’attention du directeur », « Rwanda : l’impasse politique », 14 mai 1991 ; « La politique de la France au Rwanda », 17 juillet 1991, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 843-846.
Entre octobre 1990 et juillet 1991, ses documents, joints aux notes du colonel Galinié, montrent une unité de vue critique à l’égard de la politique du Rwanda, des informations données par son président qui déterminent la décision au plus haut de l’État français.
SHD, GR 1 K645/8, Archives privées Pierre Joxe, note « Gestion de crise », 9 février 1993. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 770-771
Ibid., sur l’exemplaire que Pierre Joxe a dans ses archives, il a noté : « H. Védrine. Note non remise au PR, par peur de déplaire… ».
Ibid., Lettre de Pierre Joxe, 19 février 1993.
Ibid., p. 687-689.
AN/PR-BD, AG/5(4)/BD/60, dossier 1, sous-dossier Protestations et autres communiqués. Note publiée, le 24 juin, envoyée à Bruno Delaye et transmise par Hubert Védrine, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., note 45, p. 1097.
SHD, GR 2003 Z 17/17, n° 112 AD/RWD, 7 mars 1992 ; GR 2003 Z 989/57, Msg n° 115 AD/RWA, 9 mars 1992 ; GR 2003 Z 131 :14, fiche n° 8981 DEF/EMA/CERM2, 13 mars 1992.
La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 227.
AN/PR-BD, AG/5/(4)/BD/59, point hebdomadaire de situation sur l’Afrique, 5 février 1993 (en juin 1994, il parle de Carbonare comme d’un « exalté : AN/PR-HV, AG/5(4)/HV/12, Chronos Védrine, 17 juin 1994, à la suite d’un article de Patrick de Saint-Exupéry, le Figaro, 17 juin 1994, cf Le Genre humain
AN/PR-BD, AG/5/(4)/BD/59, Note de Bruno Delaye à l’attention du PR sous couvert du secrétaire général, 15 février 1993.
AN/PR-EMP, AG/5/(4)/12456, note de Quesnot à FM sous couvert du secrétaire général, 18 février 1993.
AN/PR-BD, AG/5(4)/BD/59, fiche particulière DGSE, n° 18177/N, 26 février 1993.
SHD GR Z 2000 271/8 TD Kigali, 303, Marlaud, 7 avril 1994. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 349.
SHD GR Z 2000 271/8, Msg 119, Cussac, 7 avril 1994, 14 h 34.
François Robinet, Silences et récits, les médias français à l’épreuve des conflits africains (1994-2015), p. 86 s. Cela confirme bien que qu’il présente comme la volonté de présenter les événements selon des intérêts bien ciblés : ibid. p. 26. Cependant, dans Libération, Philippe Ceppi alerte très tôt, à la suite d’un contact avec le représentant de la Croix rouge, id, p. 89, note 7.
« Maintenant ce sont les Tutsi qui massacreront les Hutu dans Kigali » déclare l’amiral Lanxade, AN/PR-BD, AG/5(4)/BD/60, dossier 2 compte rendu du conseil restreint du 13 avril 1994, déjà cité.
Le 26 avril, Bruno Delaye a reçu une lettre faxée du directeur de HRW, signée par lui et le directeur du CICR, dénonçant le génocide.
ADIPLO, 20921INVA/235, TD DFRA Genève 1037, 10 mai 1994 ; La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 399-400.
La note du 13 mai 1994, 6 pages, se trouve dans le fonds Delaye AN/PR-BD, AG/5(4)/BD/60, et au ministère des Affaires étrangères ; La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 407.
Ibid., p. 435.
Ibid., AN 18 mai, réponse à Charles Million ; Alain Juppé précise que ce génocide en cours au Rwanda consiste en « l’élimination systématique de la population tutsie ».
AN/PR-BD, AG(5)/4/BD 19, dossier 6, lettre ouverte du docteur Biberson, 16 mai 1994.
Parmi les premiers signataires se trouvent Mgr Gaillot, Élie Wiesel, aussi bien que l’ancien ministre Bernard Kouchner.
AN/PR-BD, AG/5(4)/BD 60, texte de l’appel envoyé à l’Élysée le 14 juin 1994.
Par exemple, l’entretien de Jean Carbonare paraît le 17 juin 1994 dans le Figaro (article signé de Patrick de Saint-Exupéry), « La France savait » dans lequel il accuse le pouvoir « d’association de malfaiteurs ». À côté des associations diverses et de la société civile, les élus font pâle figure tant la question du génocide des Tutsi et plus généralement la situation au Rwanda reste à l’écart des débats à l’Assemblée nationale et au Sénat. Malgré les propos clairs que Juppé a utilisés le 1er juin, il répond à une question orale avec moins d’engagement : il revient sur les massacres des deux côtés, et cite les « extrémistes qui ont la responsabilité de ce génocide sans précédent en Afrique » (JO). C’est surtout à partir de juin que le sujet est plus nettement abordé.
La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 432.
Trois jours plus tard, un autre collectif de plusieurs associations, « Solidarités Rwanda » fait un communiqué dans la presse pour exiger que la France « nomme le génocide » et le dénonce, qu’elle condamne les responsables et soutienne les opérations humanitaires.
Le FPR « a su jouer de l’émotion ressentie devant l’horreur pour se présenter comme une armée de libération, malgré les centaines de milliers de personnes (plus d’un million selon la Croix Rouge) qui le fuient », note de BD, 2 juin.
ADIPLO, 3727TOPO, TD DFRA.
Déclarations publiques (dossier de presse AN) : déclaration d’Alain Juppé au point presse du 11 juin 1994 (Paris) et à Luxembourg, après le conseil des affaires générales (15 juin). Il le répète trois jours plus tard dans Libération, en mettant en avant « la volonté délibérée des milices » et la cible que sont les Tutsi en raison de leur origine ethnique. Il ne nie pas cependant la lutte entre les deux parties pour la prise du pouvoir.
AN/PR-BD, AG/5(4)/BD/61, dossier 1, sous-dossier Conseils restreints, Conseil restreint du 15 juin 1994 ; La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 449 s.
En dépit des attentes de MSF qui la veille avait lancé « On n’arrête pas un génocide avec des médecins ! » dans Le Monde, 7 juin 1994.
SHD, DE 2008 PA 42/1 conseil restreint du 22 avril 1994.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024