Devant les grandes portes des chambres correctionnelles du tribunal de justice, sur l’île de la Cité, les robes des avocats défilent. L’un d’eux répond à quelques micros tendus : «
Tout le monde le sait, le fond du dossier était vide. Nous nous réjouissons de voir reconnue définitivement la non-complicité de l’armée française dans le massacre de Bisesero au Rwanda. » Le défenseur des cinq militaires visés par la procédure – mais jamais mis en examen – va un peu vite en besogne.
Certes, ce 11 décembre, la cour d’appel de Paris a donc confirmé le non-lieu général rendu en octobre 2023 : selon les juges, les militaires et l’armée française ne se sont pas rendus complices de génocide, malgré le fait qu’ils se soient volontairement abstenus de protéger des centaines de Rwandais tutsis, assassinés entre le 27 et le 30 juin 1994.
Le déni
Nous sommes alors à la fin des trois mois que dura le génocide des Tutsis par le gouvernement et les milices hutus, entre avril et juin 1994. Terrés dans la région de Bisesero, dans l’ouest du pays, ces survivants avaient résisté aux génocidaires. L’armée française, présente sur place depuis plusieurs années et soutien du gouvernement hutu, avait alors reçu mandat de l’ONU pour faire cesser les massacres – la fameuse opération Turquoise.
À Bisesero, comme sur d’autres lieux de massacre, elle ne fit rien lorsque les gendarmes rwandais et les tristement célèbres milices Interahamwe menèrent leur besogne, traquant ces «
Inyenzi », les «
cafards » en kinyarwanda, la langue du pays. Le 27 juin 1994, le général Lafourcade, commandant de l’opération Turquoise, déclarait que «
ne rien faire » équivalait à «
laisser se perpétrer un massacre dans notre dos. »
Le message de la cour d’appel est clair : Circulez, y’a rien à voir. La justice avait été saisie par trois associations, Survie, Ibuka France et la FIDH, ainsi que six rescapés du massacre. Pour l’avocat de Survie, M
e François Graner [sic], cette décision est «
un déni de justice, et ce pour deux raisons : à aucun moment, les juges n’ont considéré utile d’interroger la hiérarchie militaire. Nous avons demandé qu’elle soit interrogée, y compris le chef d’état-major du président de l’époque, François Mitterrand. Deuxièmement, car des documents classés secret-défense consultés par les historiens ne l’ont pas été par les juges. »
« Pas une surprise »
Pour son confrère Patrick Baudoin, avocat de la FIDH, la décision de la cour d’appel «
n’est pas une surprise », eu égard «
aux résistances pour mettre en jeu la responsabilité des militaires et à plus forte raison des autorités publiques françaises. » Il a fallu des décennies pour que Paris reconnaisse la responsabilité de la France dans le génocide, lors d’une visite d’Emmanuel Macron à Kigali, en mai 2021.
Mais la complicité, elle, est toujours niée. C’était l’enjeu de cette décision judiciaire : pour les associations et les survivants, l’inaction et l’absence de volonté d’empêcher l’infraction constitue bien une complicité. «
Nous attendons les motivations, détaille François Graner
. Les juges et le parquet ont dit qu’il fallait une "intention" génocidaire. Si cela est retenu, nous irons en Cassation, car la jurisprudence est très claire. » Elle stipule en effet que l’intention n’est pas nécessaire pour que soit constitué un crime de complicité de génocide.
La bataille judiciaire devrait donc se poursuivre. En Cassation donc, mais aussi au tribunal administratif, où une requête a été déposée «
pour faire reconnaître l’ensemble des faits commis par l’armée française au Rwanda, ainsi que le soutien au gouvernement génocidaire », précise François Graner. En novembre dernier, le tribunal administratif s’était déclaré incompétent, mais un recours devant le Conseil d’État est en cours. Malgré le rapport Duclert de mars 2021, le chemin est encore long pour que la vérité historique ne soit reconnue par l’État français.