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Elles auront attendu ce moment durant des décennies et leur joie était à la mesure de l’événement, lundi 2 décembre, quand la cour d’appel de Bruxelles leur a donné raison : les juges ont estimé que l’Etat belge s’était rendu coupable de crimes contre l’humanité à l’égard de cinq femmes métisses, nées dans l’ancien Congo belge (aujourd’hui la République démocratique du Congo) d’une mère noire et d’un père blanc. Léa Tavares Mujinga, Monique Bitu Bingi, Noëlle Verbeken, Simone Ngalula et Marie-José Loshi avaient 21 mois pour la plus jeune, 5 ans pour la plus âgée, quand elles furent enlevées de force, placées dans des institutions religieuses, puis abandonnées à leur sort au moment de l’indépendance du pays, en juin 1960.
Les métis, ou mulâtres, « enfants de la honte et du péché », selon les autorités politiques et religieuses de l’époque, représentaient une double menace aux yeux du régime colonial. « Selon celui-ci, ils mettaient en péril la suprématie de la race blanche et risquaient, en outre, de fomenter une révolte des Noirs », dit Michèle Hirsch, l’une des avocates des cinq plaignantes.
En mai 2023, un tribunal correctionnel avait reconnu les drames et les violences subis par ces cinq femmes, toutes enlevées à leur famille au nom d’une politique définie en 1913 par Joseph Pholien, un homme politique qui allait devenir premier ministre en 1950 : « Aucun remède n’est assez radical pour éviter la création de métis. » Sans donner raison aux avocats de l’Etat, qui estimaient que ce procès risquait d’être celui de toute la colonisation, les juges de première instance avaient toutefois estimé que la Belgique ne s’était pas rendue coupable de crimes contre l’humanité, cette notion n’existant pas, selon eux, au moment des faits.
Une politique « générale et systématique »
La cour d’appel a totalement réformé ce jugement : les petits métis étaient enlevés uniquement en raison de leur origine et en vertu d’une politique « générale et systématique », a-t-elle énoncé. Estimant que leur rapt était un acte inhumain et de persécution, elle l’assimile à un crime contre l’humanité « en vertu des principes de droit international reconnus par le statut du tribunal de Nuremberg et intégrés dans le droit international pénal par les Nations unies en 1946 ».
Constitué après la seconde guerre mondiale pour juger les crimes du nazisme, le tribunal de Nuremberg avait qualifié l’enlèvement d’enfants de moins de 7 ans d’« acte inhumain ». Les juges belges l’ont déclaré imprescriptible, se fondant, en outre, sur des lois de leur pays concernant la violation des droits humains et les persécutions. Adoptés en 1998 et 2003, ces textes précisaient qu’ils seraient applicables à toutes les violations, y compris celles commises avant l’entrée en vigueur de ces dispositions. « Aujourd’hui, nous assistons à la première condamnation motivée d’un Etat pour des crimes contre l’humanité commis durant la colonisation », commente Michèle Hirsch.
La cour d’appel a balayé les arguments des avocats de l’Etat belge, qui avaient plaidé que, dans certains cas, les rapts d’enfants visaient à porter secours à ces derniers. Des décrets adoptés en 1890 et 1892, sous le règne de Léopold II, et portant effectivement sur la « protection de l’enfance », avaient autorisé la mise sous tutelle et le placement de garçons et de filles promis à être évangélisés mais devant aussi servir de main-d’œuvre pour les congrégations religieuses.
Livrée par son père
C’est sous le couvert de ces textes, et alors que le « problème métis » prenait de l’ampleur aux yeux des autorités, que des enfants allaient, plus tard, être enlevés à leur mère, ou livrés, comme Noëlle Verbeken, par leur propre père. Auguste Verbeken, commissaire du district d’Elisabethville, a déposé lui-même sa fille dans une institution de Katende, dans la province du Kasaï, à des centaines de kilomètres de sa mère, qui n’a pu s’y rendre qu’une fois.
La petite fille y a rejoint d’autres enfants, arrivés là entre 1948 et 1953 et séparés des orphelins et des Noirs. « Il y avait des nattes usées à la place des matelas, pas d’oreillers, pas de draps, seulement une petite couverture usée, a témoigné Mme Tavares Mujinga. Je fus sevrée directement, pas de lait, pas de petit déjeuner, pas d’œufs, le pain était inexistant. Finalement, les sœurs nous ont donné du riz cuit à l’huile de palme. » Les derniers pensionnaires ont quitté les lieux en 1961, après avoir été abandonnés, tandis que les sœurs étaient évacuées. On avait dit aux petites filles qu’elles aussi rejoindraient bientôt « papa Etat », la Belgique, mais elles ont été oubliées, livrées à la violence des soldats.
Les plaignantes n’ont obtenu la nationalité belge – et française pour Mme Loshi – que trente ou quarante années plus tard. Enfants, leur prénom, leur nom et leur âge avaient été modifiés et elles n’avaient pas d’acte de naissance. Mme Verbeken, d’abord déclarée comme « née de père inconnu », n’a récupéré le nom de son géniteur que bien plus tard. Mme Bitu Bingi n’a retrouvé des membres de sa famille paternelle qu’à l’âge de 65 ans, en Argentine.
50 000 euros à titre de dommage moral
La défense de l’Etat belge avait tenté d’invoquer le fait que l’isolement des métis était pratiqué par d’autres pays, qui n’ont jamais été condamnés, soulignait-elle. Elle a cité la France, pour des enlèvements d’enfants métis en Côte d’Ivoire. « A supposer cette circonstance établie, elle n’est pas de nature à ôter la qualification de crimes à des enlèvements d’enfants », ont tranché les juges. Ils ont octroyé à chacune des plaignantes la somme de 50 000 euros à titre de dommage moral. Les avocats de l’Etat avaient plaidé, au mieux, pour 1 euro symbolique.
Les autorités politiques redoutaient un arrêt pouvant ouvrir la porte à d’autres actions de la part de métis. Combien furent-ils, victimes du pouvoir colonial ? Vingt mille, selon certains de leurs représentants, 4 000 selon des chercheurs. Une partie d’entre eux pourraient, en tout cas, ne plus se contenter des excuses qui leur ont été officiellement présentées par Charles Michel, alors premier ministre. En 2019, il avait dénoncé « des enlèvements forcés, une ségrégation ciblée » et « le système » mis en place par le pouvoir colonial.
Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, correspondant)