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Autour de l'homme qui ajuste la flèche à son arc en nous faisant signe d'avancer, les autres se sont tus. Il leur demande de s'écarter. Son regard, maintenant, est étrangement fixe. Au loin, sur une des collines surplombant l'aéroport, on entend une série de tirs d'obus. Nous répondons plus fort que nous sommes français. Un changement à peine perceptible dans son attitude révèle qu'il a compris. La corde de l'arc se détend lentement « Français ? » Il finit par sourire. Du coup, les autres, pressés d'en rajouter, s'esclaffent. A Kigali, capitale du Rwanda, le passeport français sauve encore parfois. Mais pour combien de temps ? Car si, pour le Hutu, la France est une amie depuis que François Mitterrand y dépêcha naguère quelques parachutistes qui maintinrent, de fait, le régime en place, pour le rebelle tutsi, en revanche, elle constitue toujours une puissance colonialiste à combattre. Et les rebelles sont là, aux portes de la ville, que certains éléments ont infiltrée, à deux kilomètres et demi tout au plus.
Au Rwanda, il en a toujours été ainsi lorsqu'un homme vous fait face. De deux choses l'une : il est tutsi ou bien hutu. On dit que les premiers sont fins et élancés, avec le nez droit, tandis que les seconds sont lourds et trapus. On croit savoir que les Tutsis sont des pasteurs, alors que les Hutus se consacrent au travail de la terre. Naturellement, on peut se tromper. Mais c'est dangereux. Comme lorsque Félix, le chauffeur qui nous conduisait vers Butare, au sud du pays, s'est avéré être, en dépit de sa petite taille et de son nez épaté, un authentique Tutsi. Félix a finalement préféré regagner le Burundi voisin. Une solution de sagesse quand on constate que les corps qui jonchent les rues de Kigali sont, dans leur immense majorité, ceux de membres de son ethnie. Tutsis, ces blessés de l'hôpital que les militaires rwandais achèvent dans leur lit à la baïonnette sans se soucier le moins du monde d'être vus. Tutsi, cet homme inconscient, au coin d'une rue, frappé par un groupe armé de grands bâtons de berger terminés par une boule. Tutsi, enfin, cette femme qui devait être grande et belle et qui gît à présent dans un bain de sang, la tête dodelinant, les deux jambes tranchées net à coups de machette. En plus de vingt ans de luttes tribales au Rwanda, les Hutus, majoritaires à 80 %, n'ont d'ailleurs jamais caché leur volonté de « raccourcir » les Tutsis, « peuple orgueilleux et conquérant » que le colonisateur belge jugeait plus intelligent, au point de lui réserver les postes clés du gouvernement et de l'administration.
C'est dire que lorsque, mercredi dernier, le Falcon 50 offert il y a trois ans par la France au Rwanda a explosé en plein vol, peu avant son atterrissage à Kigali, tuant Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira, les présidents rwandais et burundi, ainsi que plusieurs ministres et trois membres d'équipage français, la rumeur s'est instantanément répandue dans la ville : les Belges alliés aux Tutsis venaient d'abattre le président, un Hutu. Il semble établi depuis que les deux roquettes venaient en fait du domaine présidentiel de Kanombe lui-même. La garde présidentielle, huit cents para-commandos très bien entraînés, formés pour la plupart au Zaïre et qui incarnent le noyau dur du radicalisme hutu, auraient ainsi voulu saboter le rapprochement en cours entre les deux ethnies. Les deux présidents revenaient en effet d'un sommet en Tanzanie, convoqué pour trouver une solution à l'affrontement larvé. Mais la rumeur était née et on n'arrête pas une rumeur forgée par des décennies de haine absolue jusqu'à l'irrationnel.
Les premiers à payer le prix de leur vie ont été les dix Casques bleus belges qui assuraient la protection du Premier ministre Agathe Uwilingiyiamana, une Hutu qui se battait, elle, pour la réconciliation et la démocratie. Celle que tout le Rwanda appelait Agathe était si éprise de justice qu'un coopérant belge m'a raconté comment, dans ce pays où règne la corruption, l'ancien professeur de chimie organisait la correction des examens des écoles supérieures chez elle, sous surveillance militaire, pour éviter toute magouille. Mais Agathe a finalement succombé à l'ignorance. Réfugiée dans un bâtiment des Nations unies, cette mère de cinq enfants y a été exécutée par la garde présidentielle. Les dix militaires belges, désarmés, ont été emmenés dans le centre-ville où, après avoir été torturés, ils ont été achevés. Depuis, la chasse aux Belges n'a pas cessé. Symbolique : une volontaire de Médecins sans frontières a, pour rejoindre l'aéroport où elle devait être évacuée, dû ajouter le mot « France » au sigle M.s.f. A chaque barrage, la question de sa nationalité est rituelle, posée d'un ton débonnaire ou nettement plus hostile. Livrés à eux-mêmes, les hommes de l'armée rwandaise sont d'autant plus dangereux que le chef d'état-major a été, lui aussi, tué dans l'accident du Falcon présidentiel. Transformés en tueurs psychopathes, ils jugent selon leur humeur et la quantité d'alcool ingurgitée qui sera épargné et qui ne le sera pas. Les « Interhamwe », des miliciens civils auxquels la garde présidentielle a distribué des armes, finissent le travail. Parfois aussi, ils tuent et pillent pour leur propre compte.
Heureusement, il ne reste pratiquement plus de Belges ni même d'étrangers dans la capitale. Les premiers, longtemps cantonnés près de l'hôtel Méridien, où les miliciens les harcelaient en allumant des incendies, puis regroupés dans un entrepôt du centre, ont massivement rejoint l'aéroport. Non sans être parfois encerclés par une foule agressive qui brandissait des machettes ensanglantées. Les Français, réfugiés dans un premier temps à l'Ecole française, sont également partis. Les parachutistes du C.o.s., qui les convoient jusqu'à l'aéroport qu'ils tiennent depuis vendredi, ont réquisitionné toutes les voitures abandonnées qu'ils trouvent dans Kigali (y compris, par mégarde, l'une des nôtres). Ces dernières heures, face à la menace des rebelles du Front patriotique tutsi qui s'avancent, ils accélèrent le mouvement, embarquant tous ceux qui se sentent menacés, y compris les ressortissants de pays africains francophones et un groupe d'orphelins sous la responsabilité de pères jésuites. Les talkies-walkies, dernier lien entre les étrangers isolés chez eux, s'éteignent l'un après l'autre avec ces départs. Pendant toute la journée de samedi, des centaines de voix anonymes ont ainsi tenté de repérer un jeune garçon belge de 11 ans qui s'était enfui de chez lui, alors que ses deux parents ont, semble-t-il, été exécutés. Sans parvenir à le localiser...
La route de l'aéroport est celle de tous les dangers. Une fois évité le quartier de Gikondo, qui la surplombe, et où ont lieu des combats au mortier, les paras français la contournent par la zone industrielle, où le dépôt du Pam (programme alimentaire mondial) est entièrement pillé. Ils y sont parfois pris pour cibles, sans doute par une unité du Front patriotique tutsi. Il faut alors forcer le passage à coups de rafales continues.
Mais la plupart des étrangers préfèrent quitter la ville par la route vers le Burundi voisin. En venant de Bujumbura, nous avons ainsi croisé un convoi de plus d'une centaine de voitures venues s'entasser dans un gigantesque embouteillage sur le poste frontière avec le Burundi. La colonne, malgré l'effroyable chaos, respectait une rigoureuse hiérarchie. En tête, l'ambassadeur américain au Rwanda, costume-cravate dans la chaleur suffocante, affichait un sourire resté diplomatique. Le sourire de David Rawson est d'ailleurs tout ce qui reste de la diplomatie américaine au Rwanda, l'ambassade des Etats-Unis à Kigali ayant été abandonnée. Derrière, dans le capharnaüm, venaient les civils, bannière étoilée au vent mais pied nerveux sur l'accélérateur. Des Canadiens suivaient, dont le pasteur Demille, qui avait abandonné son église méthodiste dans le quartier de Gikondo. En racontant comment une horde barbare a kidnappé neuf de ses fidèles dans l'église pour les exterminer sur le trottoir à coups de lance et de machette, le pasteur Demille a pleuré. Peut-être aussi se reproche-t-il de ne pas avoir eu le courage de rester. Plus loin encore venaient les Allemands, parmi lesquels s'étaient dissimulés quelques Belges et dont les Combi Volkswagen emportaient sur leur toit qui un landau, qui un V.t.t. Les Hindous en turban et les Pakistanais, propriétaires des petites échoppes près du marché aujourd'hui dévasté, fermaient la marche. « Nous sommes partis vers 13 heures, d'abord en un convoi de soixante-dix voitures, raconte l'ambassadeur. Nous avons été retardés car, durant l'opération de regroupement, une femme a accouché. Au fur et à mesure que nous roulions vers la frontière, notre convoi s'est étoffé.» Jusqu'à prendre cette allure monstrueuse de débâcle version africaine à travers champs de caféiers et de bananiers. Karin Martin, une enseignante allemande, a ainsi rejoint le convoi par hasard. Isolée dans un village où elle dirige un dispensaire, à 35 kilomètres de Kigali, privée de téléphone, elle a respecté les consignes du plan d'évacuation prévu de longue date pour les coopérants. Les consignes disaient : « Restez calfeutrés chez vous et attendez les Français. » Après trois jours de vaine patience, elle a décidé de partir en voiture. « Sur la route, toutes les maisons européennes avaient été pillées. Je suis arrivée dans un village où le téléphone fonctionnait encore, mais tous ceux que j'ai appelés ne répondaient plus. C'était effrayant... J'ai eu la chance de tomber sur ce convoi à Butare.» Dans cet exode massif, ceux qui sont au volant sont parfois des enfants. Ce sont les fils aînés - pour la plupart, ils n'ont pas plus de 16 ans - chargés par leur père, souvent absent pour affaires lors du déclenchement de la guerre civile, de convoyer leur famille. Ils s'en tirent les mains tremblantes mais avec des regards d'homme.
La plupart des Européens n'ont aucun espoir de retour. « Ce sera pire encore après notre départ.» Certains n'hésitent pas à nous confier les clés de leur maison, avec le fragile espoir de savoir leurs biens protégés par des Blancs. Le Rwanda, désormais vidé, se referme sur lui-même. Sur les pistes, les « chemises roses », des prisonniers de droit commun qui doivent leur surnom à leur tenue, ramassent les cadavres. Le détachement du Front patriotique, retranché dans le Parlement depuis le début du conflit, arrose à l'arme lourde les alentours du stade. Un obus de mortier tombé sur l'hôpital Fayçal a fait de nombreuses victimes. L'avancée du F.p.r. depuis l'Ouganda menace la capitale. Plusieurs fois dans le passé, la France est venue au secours du régime du président Habyarimana. Au nom du « tribalisme majoritaire » du dirigeant hutu, il est même arrivé qu'une colonne de ravitaillement du Front patriotique soit stoppée au lance-roquettes par un hélicoptère de combat. Mais aujourd'hui le général Habyarimana est mort. D'une décision française dépend sans doute l'avenir du Rwanda. A Kigali, après un vague répit, les tirs ont repris. La ville s'est débarrassée de sa gueule de bois après l'orgie de sang. Plus assoiffée encore...