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Quatre pages pour un génocide. En quatre pages seulement, le tribunal administratif de Paris a rejeté, jeudi 14 novembre, la requête de citoyens rwandais et d’associations qui demandaient à la juridiction de se pencher sur les fautes de l’État français dans le génocide des Tutsis du Rwanda.
Les magistrats n’ont, de fait, pas eu besoin de beaucoup de place pour déclarer la juridiction incompétente, sans avoir, donc, à entrer dans le détail des griefs reprochés, et fermant ainsi les yeux sur l’attitude des autorités politiques et militaires françaises pendant le génocide, qui a fait près d’un million de morts en trois mois, entre avril et juillet 1994.
Se rangeant aux arguments du ministère des armées, le tribunal a estimé que le droit administratif n’avait tout simplement pas son mot à dire sur la question, au nom d’une très vieille jurisprudence, de 1822 puis 1875, qui consacre la théorie dite des « actes de gouvernement ». Selon cette jurisprudence, les « actes de gouvernement » ne peuvent être contrôlés par la justice administrative et sont par conséquent non condamnables parce que relevant exclusivement d’une décision politique. C’est, en droit, l’une des formes légales qui a été donnée à la raison d’État.
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À gauche, le tribunal administratif de Paris. À droite, le camp de réfugiés rwandais de Benako, en Tanzanie, en 1994. © Photomontage Mediapart avec AFP
Le raisonnement des magistrats tient en une phrase dans leur jugement : « Les recours tendant, sur le terrain de la responsabilité pour faute de l’État, à la réparation des préjudices qu’une décision ou qu’un acte non détachable de la conduite des relations internationales de la France a pu causer, soulèvent des questions qui ne sont pas susceptibles, par leur nature, d’être portées devant la juridiction administrative. »
L’immunité offerte par les « actes de gouvernement » n’avait jamais été opposée à un génocide. C’est désormais chose faite et les plaignants, défendus par l’avocat Serge Lewisch, ont bien l’intention de porter ce débat fondamental jusque devant le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative française.
Après les innombrables travaux de journalistes, de chercheuses et chercheurs, de militantes et militants associatifs et de juristes, un rapport officiel d’historiens, commandé par le président de la République Emmanuel Macron, avait conclu, en 2021, aux « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide des Tutsi·es.
Le crime des crimes
Dans la requête déposée devant le tribunal administratif et pilotée par le juriste Philippe Raphaël, les plaignant·es avaient pointé de nombreux faits démontrant les « égarements » de la France au Rwanda : l’intrication de l’appareil militaire français dans les rouages de l’État rwandais, les alertes de génocide ignorées, la formation du gouvernement génocidaire en partie dans les locaux de l’ambassade de France, l’évacuation de certains responsables de la frange la plus fanatique du régime, puis l’exfiltration par la France de génocidaires en dépit de demandes d’arrestation, des livraisons d’armes malgré un embargo et enfin l’affaire de Bisesero.
« Est-ce que la complicité de génocide peut être considérée comme un acte de gouvernement ? », avait demandé à la barre du tribunal, le 24 octobre, Me Serge Lewisch.
L’une des associations requérantes, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), a dénoncé dans un communiqué, le 14 novembre, « l’immunité juridique absolue » offerte par le tribunal administratif à l’État français dans l’affaire rwandaise, estimant que cela constituait « une négation de l’État de droit et de la démocratie ».
« L’exécutif français pouvait éviter ce génocide : non seulement il n’en a rien fait, mais son soutien politique, diplomatique, militaire aux extrémistes hutus a été continu avant, pendant et après le génocide qu’ils ont commis », rappelle encore le CPCR.
Magistrat administratif de formation et spécialiste de la question militaire, le juriste Philippe Raphaël, qui a piloté toute la procédure pour les requérants, s’interroge aujourd’hui sur la portée de la décision du tribunal administratif. « Insulter son voisin relève du cadre légal, car il s’inscrit dans la hiérarchie des normes. Mais pas les actes de complicité du crime des crimes, le génocide, qui est imprescriptible. Quelle crédibilité accorder à une pratique de l’État de droit consacrant de telles configurations ? », demande-t-il.
Avant d’ajouter : « L’État français est complice de deux des trois génocides du XXe siècle. Combien en faut-il pour reformuler une doctrine datée de 1875 ? »