Fiche du document numéro 34641

Num
34641
Date
Jeudi 7 novembre 2024
Amj
Auteur
Taille
76021
Titre
Procès en appel de Philippe Manier à la Cour d’assises de Paris - Jour 3
Sous titre
Compte rendu de l’audience du mercredi 6 novembre 2024
Nom cité
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Lieu cité
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Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
L’audience de ce mercredi 6 novembre du procès de Philippe Manier, né Hategekimana, a débuté à 9h par le visionnage d’un documentaire de La marche du siècle intitulé « Rwanda : autopsie d’un génocide » de 1994. Ce documentaire tourné quelques mois après la fin du génocide montre des témoignages de rescapés ainsi que de participants aux massacres. Il présente également l’histoire des relations entre Hutu et Tutsi, notamment sous le régime de Grégoire Kayibanda, mais aussi les relations entre la France et le Rwanda sous Juvénal Habyarimana.

Ensuite, ce reportage raconte par quels moyens les extrémistes du régime ont mis en place une « machine de destruction » : création de milices, identification des « ennemis » du pouvoir, propagande dans le but de préparer l’opinion publique aux tueries. Les journalistes français ont recueilli au Zaïre plusieurs témoignages de personnes suspectées à l’époque d’avoir participé à la préparation et à la réalisation du génocide. Ils vont notamment rencontrer Théoneste Bagosora, membre de l’Akazu, qui va nier toute implication dans le génocide et proférer des menaces de morts à l’encontre du journaliste. Par la suite, le documentaire va expliquer comment la réalité des événements à Butare contredit la thèse d’un soulèvement populaire spontané. Si avant le 19 avril la préfecture semblait épargnée, plusieurs personnes témoignent d’un véritable « carnage » après le discours du président Théodore Sindikubwabo à la radio ce jour-là. Du 19 au 29 avril, les massacres vont être organisés, les civils Tutsi seront tués indistinctement : il fallait « rattraper le temps perdu ». Au Zaïre, les journalistes ont interrogé Théodore Sindikubwabo à ce sujet. Celui-ci va nier avoir donné des ordres en ce sens, au contraire il aurait ordonné à la population de « vaquer à leurs obligations ». Enfin, ce reportage se termine sur des images du Rwanda d’après génocide, où le temps est désormais à la justice et au jugement des responsables.

Plus tard dans la matinée, le premier témoin de la journée a été entendu. Il s’agit de Stéphane Audoin-Rouzeau, entendu en visioconférence depuis le Rwanda. Historien spécialiste de la Première guerre mondiale, c’est la sixième fois qu’il témoigne dans ce genre de procès. Il a ainsi expliqué n’avoir découvert le génocide des Tutsi que tardivement, et qu’à ce titre il ne se considérait pas comme un expert mais plutôt un passeur de ces événements. C’est un génocide assez méconnu en France, qui ne bénéficie pas du même statut mémoriel que les autres génocides du XXème siècle. Il faudrait le mettre au même niveau que celui des juifs d’Europe et des Arméniens, car ce sont les mêmes mécanismes qui y ont conduit. Stéphane Audouin-Rouzeau explique que pour lui il y a trois points qui prouvent ce rattachement. Tout d’abord, ces génocides se fondent sur une idéologie ethno-raciale, selon laquelle une race serait considérée plus « pure » que les autres. C’est la pensée européenne qui, à chaque fois, a mené à ce racisme. Au Rwanda, ce sont successivement les colons européens qui vont racialiser les Hutu et les Tutsi, tout en favorisant ces derniers. Mais il n’y aurait pas de génocide sans guerre. La guerre serait un ingrédient indispensable à la violence de masse de type génocidaire. Et ce n’est pas seulement le contexte de guerre, c’est surtout l’angoisse de la défaite. Ceci provoque une transformation des « seuils de sensibilité », notamment à la mort. Enfin, il n’y aurait pas de génocide sans une action de l’État. Cette action serait nécessaire à l’organisation de la violence et à l’identification des ennemis à éliminer. Il faut une administration, une armée, une gendarmerie, une garde présidentielle, des milices entrainées… L’action de l’État est aussi nécessaire pour faire la propagande de cette violence génocidaire. Stéphane Audouin-Rouzeau a également insisté sur le rôle du voisinage dans le génocide au Rwanda.

Répondant à une question du Président qui souhaitait en savoir davantage sur les Hutu dits « modérés », il va expliquer que c’est un terme pour désigner ceux qui n’adhérent pas à l’idéologie du Hutu Power. Ce sont donc en réalité des Hutu d’opposition au pouvoir en place, et qui vont être exécutés dès le 6 avril car ils constituaient des obstacles potentiels à l’extermination projetée. Le Président l’a également interrogé sur la question des « tueurs-sauveteurs » ou « sauveteurs-tueurs ». Il a répondu des responsables d’exactions ont en effet pu parfois sauver certaines victimes mais qu’il s’agissait aussi souvent d’une volonté de conserver certains Tutsi « exemplaires ». De manière générale, il y a eu un renversement des liens familiaux et amicaux, bien qu’il y ait eu des exceptions. S’agissant du rôle de la gendarmerie, il a rappelé l’importance du témoignage du général Varet sur ce sujet. Celui-ci sera entendu en fin de semaine par la Cour. Le témoin a ensuite été interrogé sur les divergences d’analyses entre les spécialistes s’agissant de la planification du génocide. Lui se dit plus de l’avis d’Alison Des Forges plutôt que d’Alain [André] Gichaoua. Ce dernier serait un « fonctionnaliste radical », pour qui il n’y a pas eu de décision du génocide avant le 12 avril 1994. Cette vision ne tiendrait pas, car il y a des endroits où le génocide a été tellement efficace qu’il s’était déjà terminé avant le 12 avril. Pour lui, le génocide était prêt avant l’attentat du 6 avril.

Du côté des parties civiles, Me Scialom a notamment porté ses questions sur les traitements des femmes et le viol comme pratique quasiment systémique durant le génocide. Le témoin a ainsi abordé la question de la rupture de filiation comme une preuve de la cruauté et de la non-spontanéité du génocide. Le ministère public l’a ensuite interrogé sur les mots utilisés par les génocidaires pour désigner les Tutsi. Il a ainsi parlé d’une déshumanisation totale des Tutsi afin de les faire sortir de la catégorie des humains. S’agissant des relations de la population avec les autorités, Stéphane Audouin-Rouzeau a expliqué que la société de l’époque n’était pas une société démocratique, les autorités étaient très puissantes notamment au niveau local. Cela vaut aussi pour les élites sociales (médecins, prêtres).

Enfin, Me Emmanuel Altit pour la défense l’a surtout interrogé sur sa qualité de « passeur » et sur ce qu’il cherchait à « passer ». Il lui a demandé des précisions sur ses enquêtes au Rwanda. Le témoin répond qu’il passe ses connaissances du terrain, qu’il rencontre surtout les rescapés, passeur à travers son travail, à travers les médias, devant les tribunaux ou dans le milieu scolaire.

L’audience a ensuite repris l’après-midi, vers 15h, par un résumé des déclarations d’Hélène Dumas devant le juge d’instruction en 2013. La question de ses relations avec Ibuka a notamment été abordée. Me Louis Falgas, conseil d’Ibuka France, a ainsi pris la parole pour préciser l’absence de porosité entre Ibuka France et Ibuka Rwanda. La Défense remet en cause les liens entre Ibuka et Hélène Dumas. Elle dit que de toute façon nous aurons l’occasion d’entendre un représentant de l’association.

Un autre témoin a ensuite été entendu. Il s’agit d’Alain Verhaagen, professeur à l’ULB en Belgique. Témoin de contexte direct du génocide de 1994 au Rwanda, il raconte l’expérience qu’il a vécu lorsqu’il est arrivé en mai 1994. Il explique s’être intéressé aux éléments de non-spontanéité des massacres. Ayant parcouru une grande partie de l’est du pays, il a remarqué un mode opératoire commun à tous les massacres commis dans les églises. Il a également mentionné le paramètre de l’alphabétisation dans la soumission à l’autorité légitime. Il a ainsi expliqué à la Cour l’expérience de Milgram. Pour lui, l’explication d’un tel basculement au Rwanda est cette soumission à l’autorité considérée comme légitime. Le Président l’a interrogé sur comment il fallait articuler cela avec le déroulement des événements à Butare. Il a ainsi exposé les explications historiques de la résistance de Butare et notamment le rôle qu’a joué l’arrivée au pouvoir de Juvénal Habyarimana, Hutu du Nord. Les Hutu de Butare vont être ainsi moins hostile aux Tutsi qu’ailleurs. Le 19 avril 1994, Butare bascule car deux autorités légitimes pour les populations du Sud arrivent.

Me Tapie l’a ensuite interrogé sur le pouvoir que pouvaient avoir les gendarmes à l’époque. Alain Verhaagen affirme que le pouvoir d’un gendarme était absolu. Il était une autorité légitime pour la population, au même titre qu’un bourgmestre ou un homme d’église. Et ce n’est pas seulement parce qu’ils avaient des armes : on obéit à une autorité dès lors qu’elle est légitime.

Répondant ensuite à Me Gisagara, il a expliqué l’accusation en miroir à la cour qu’il s’agit de l’idée qu’il y aurait eu un double génocide, une peur des Hutu de se faire exterminer, ce qui expliquerait leur passage à l’acte. La défense a cherché à savoir ses liens avec Ibuka. Alain Verhaagen a répondu qu’il a été consulté pour la création d’une cellule d’Ibuka en Belgique, notamment en ce qui concerne les modalités de création d’une association. En revanche, il n’en est ni membre ni fondateur, il a simplement donné son avis.

L’avocate de la défense l’interroge ensuite sur un livre qu’il aurait écrit sous la direction du président honoraire d’Ibuka Belgique. Il a ainsi expliqué que ce dernier n’était pas le seul directeur du livre et qu’il y avait une dizaine de participants à l’ouvrage qui ont chacun signé leur partie de leur nom.

L’avocat général a tenu à apporter une précision sur ce point : un ouvrage sous « la direction de » est une sorte de compilations de plusieurs expertises données par des universitaires autonomes. Me Alexis Guedj a pris la parole pour infirmer les propos de l’avocat général : le directeur impose une manière d’écrire et un point de vue aux participants. Le témoin conclut en affirmant que ce n’est pas comme cela fonctionne en Belgique. L’avocate de la défense insiste et lui demande s’il peut vraiment être neutre au regard de son lien avec Ibuka. Il répond qu’il n’a pas de lien avec Ibuka, il n’est ni victime ni Tutsi.

Pour terminer cette journée, le Président a souhaité poser quelques questions à Philippe Hategekimana. Il lui a demandé les raisons pour lesquelles il a fait appel de la première décision. Il a répondu qu’il était innocent. Il serait une cible facile à désigner à cause de sa profession. Selon lui, le régime de Kigali tente de semer la terreur parmi « eux » (ne précise pas envers qui) et cherche à avoir « un lien diplomatique avec les européens ».

Par Léna Jaouen, Stagiaire Commission Justice Ibuka France

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