Il y a déjà quatorze ans, le 26 mai 2010, Eugène Rwamucyo ne s’attendait certainement pas à être arrêté dans un cimetière de la région parisienne. Ce médecin rwandais avait jusque-là toujours réussi à passer à travers les mailles du filet. Sans même forcément se cacher, participant notamment à plusieurs colloques en France comme en Belgique, au cours desquels les intervenants avaient souvent tenu à relativiser le génocide des Tutsis qui s’est déroulé au Rwanda en 1994. C’est justement son rôle suspecté dans cette tragédie rwandaise qui lui vaut de comparaître à partir de ce mardi 1
er octobre devant la cour d’assises de Paris, où il est accusé de génocide et de crimes contre l’humanité. Sans cette arrestation rocambolesque, quatorze ans plus tôt, son procès aurait-il eu lieu ?
Certes, il faisait alors déjà l’objet d’une plainte et d’une instruction judiciaire ouverte en 2008. Mais la justice est un long processus, et cet homme aujourd’hui âgé de 65 ans naviguait habilement entre la France et la Belgique, où la famille de ce père de six enfants était installée. Il se sentait en tout cas suffisamment hors d’atteinte pour quitter son refuge familial belge et se rendre à Sannois, dans le Val-d’Oise, en cette journée maussade de mai 2010, deux ans seulement après l’ouverture de son dossier judiciaire.
Il s’agissait alors de rendre un dernier hommage à Jean Bosco Barayagwiza. Un leader extrémiste qui, bien avant 1994, avait appelé à l’extermination des Tutsis. Condamné en 2007 à trente-deux ans d’emprisonnement par le Tribunal international pour le Rwanda (TPIR), créé pour juger les principaux responsables du génocide, Barayagwiza décède en avril 2010 dans une prison du Bénin. Son enterrement ne va-t-il pas attirer des présumés génocidaires encore en fuite ? C’est le raisonnement que tient un journaliste français, Jean-François Dupaquier, considéré comme l’un des spécialistes de cette tragédie.
L’enterrement aurait pu avoir lieu en Afrique, ou ailleurs dans le monde. Mais Barayagwiza avait beaucoup de proches réinstallés en France. Et Dupaquier, stupéfait, finit par découvrir, un jour avant la date prévue, que les funérailles se dérouleraient dans la commune voisine de son lieu de résidence ! C’est inespéré. Le journaliste se précipite chez le député-maire de Sannois, qu’il connaît bien, et le persuade de mettre en place un piège. Ce n’est pourtant pas Rwamucyo qu’il espère alors coincer mais Félicien Kabuga, surnommé le
«financier du génocide», l’un des principaux fondateurs de la redoutable Radio des Mille Collines qui a insufflé la haine des Tutsis avant comme pendant le génocide. C’est alors l’un des hommes les plus recherchés au monde.
Convaincu par Dupaquier, le député-maire de Sannois accepte d’envoyer une cohorte de policiers municipaux. On les cache dans la guérite du jardinier, d’où ils doivent attendre le signal du journaliste, planté à l’entrée du cimetière, le visage dissimulé par des lunettes noires, un peu incongrues sous ce ciel pluvieux. Mais Kabuga ne se montre pas. Il sera finalement interpellé dix ans plus tard à Asnières par les gendarmes français.
Doigt rageur
Jean-François Dupaquier est déçu. Avant d’apercevoir soudain cet homme vêtu d’une chemise jaune : Eugène Rwamucyo. Il a récemment disparu en Belgique, mais son visage est connu. Le journaliste donne le signal. Les policiers municipaux jaillissent de la guérite, arrêtent l’ancien responsable du centre médical universitaire de Butare, dans le sud du Rwanda.
Fin de cavale pour cet intellectuel qui avait fait partie du Cercle des républicains progressistes, une sorte think tank mis en place avant le génocide pour mobiliser la majorité hutue ? Pas vraiment. Après son arrestation, Rwamucyo comparaîtra en octobre devant la cour d’appel de Versailles, chargée d’examiner la demande d’extradition formulée par le Rwanda. Or, la France n’extrade pas les génocidaires suspectés, au nom d’une jurisprudence un peu particulière qui considère que la loi punissant le génocide est postérieure à la tragédie. Rwamucyo est relâché. Il a interdiction de quitter l’espace Schengen et doit se présenter deux fois par mois au commissariat. Mais dès lors, la machine judiciaire française se met en marche avec l’obligation de le juger, en vertu de la compétence universelle à laquelle a souscrit la France concernant les crimes contre l’humanité.
Avant de quitter la salle d’audience à Versailles, il ne peut s’en empêcher : le voilà qui pointe un doigt rageur vers un homme au fond de la salle, l’accusant de s’être acharné pour obtenir son arrestation. Il s’agit d’Alain Gauthier. Avec sa femme, Dafroza Gauthier, d’origine rwandaise, il a fondé une association à l’origine de la plainte contre Rwamucyo. L’ambiance est soudain tellement tendue que les policiers présents dans la salle devront exfiltrer Alain Gauthier sous bonne escorte. En réalité, c’est souvent cette véhémence incontrôlée qui va perdre Eugène Rwamucyo.
Alain Gauthier n’a d’ailleurs pas oublié sa première rencontre avec l’ex-médecin de Butare. Lors d’un colloque organisé au Sénat à Paris, en 2002, sous les ors de la République, on qualifie le TPIR de
«tribunal des vainqueurs». Un orateur s’interroge publiquement :
«Y a-t-il eu un seul génocide en 1994 ?» Alain Gauthier, bien isolé, prend la parole et s’insurge. Aussitôt après son intervention, un homme se lève et l’accuse de
«recevoir ses confidences sur l’oreiller», allusion transparente à Dafroza Gauthier, dont la famille a été décimée pendant le génocide. C’est cette réaction intempestive, qui renoue avec la propagande génocidaire faisant des femmes tutsies des séductrices manipulatrices, qui va pousser Alain Gauthier à s’intéresser au parcours de cet homme installé en France sans être inquiété.
Il n’est pas le seul à émettre des soupçons sur le passé d’Eugène Rwamucyo. La même année, en 2002, l’Ofpra rejette sa demande d’asile, au motif clairement exprimé qu’il est suspecté d’être impliqué dans des crimes de génocide. En juin 1999, le Haut-Commissariat aux réfugiés avait déjà rejeté la même demande d’asile pour les mêmes motifs. Rwamucyo, qui a fui le Rwanda dès la fin du génocide, se trouvait alors en Côte-d’Ivoire, où il s’affiche comme le représentant des réfugiés rwandais sur place. Très actif, il plaide leur cause, déplorant dans un courrier du 21 février 1999 qu’ils soient tenus responsables des massacres, accusant dans la foulée le Front patriotique rwandais d’avoir
«fait plus de victimes que le génocide des Tutsis».
Les poursuites s’enlisent
Cette accusation en miroir contre la rébellion à dominante tutsie, qui va arrêter le génocide avant de prendre le pouvoir à Kigali en juillet 1994, est une constante de la défense de l’ancien porte-parole des enseignants dans la ville universitaire de Butare pendant le génocide. Dès le 14 mai 1994, Rwamucyo s’affichait aux côtés de Jean Kambanda, le Premier ministre du gouvernement génocidaire, lors d’une réunion pour mobiliser les intellectuels en faveur du pouvoir en place, et même les inciter à prendre les armes. Une allocution au ton belliqueux dont l’enregistrement sera retrouvé bien des années plus tard par Dafroza et Alain Gauthier.
Désavoué par le HCR en Côte-d’Ivoire, Rwamucyo parvient pourtant à rejoindre la France. En 2006, devenu simple infirmier en CDD dans un centre hospitalier de Lille, ce
«sans-papiers» a droit à un long portrait dans le journal
Nord éclair. C’est l’époque où s’impose le concept d’
«immigration choisie». Rwamucyo se présente en symbole de la nouvelle politique lancée par le président Nicolas Sarkozy.
«La carte talents et compétence, c’est moi !» clame-t-il dans cette interview. Rwamucyo sera embauché peu après, en mars 2008, comme médecin du travail à l’hôpital de Maubeuge. Sauf qu’une fois de plus, la véhémence du
«médecin exemplaire» va attirer l’attention sur lui.
A Maubeuge, personne ne s’interroge sur son passé. Mais en octobre 2009, le voilà qui se moque de l’embonpoint d’une infirmière. Vexée, cette dernière tape le nom de ce collègue indélicat sur Google. Elle découvre, sidérée, qu’il est fiché par Interpol, accusé de crime de génocide. Aussitôt, elle alerte son syndicat, qui interpelle la justice. Le candidat à
«l’immigration choisie» est viré quelques jours plus tard. L’affaire ne manquera pas d’être exploitée par l’extrême droite. Marine Le Pen dénonce
«une nouvelle affaire de passe-droit». Mais les associations antiracistes ou concernées par ce génocide rappelleront pour leur part
«les complicités dont ont bénéficié, en France, ceux qui ont participé au génocide au Rwanda». Rwamucyo, lui, franchit vite la frontière avec la Belgique. C’est un pays européen frontalier, mais les poursuites s’enlisent. Jusqu’à cette arrestation lors de l’enterrement du leader extrémiste Jean Bosco Barayagwiza, en 2010, qui va relancer la machine judiciaire.
Vocabulaire technocratique de l’organisation du chaos
Il faudra pourtant attendre encore près de quinze ans après l’épuisement de tous les recours pour que le procès ait lieu. Quatre charges sur huit ont été abandonnées faute de preuves, dont celles qui concernent sa participation directe aux massacres à l’université de Butare. Mais son rôle décisif dans l’enterrement des cadavres, et peut-être même de certaines victimes agonisantes, sera examiné.
L’accusation la plus grave reste celle de
«participation à un groupement formé en vue de la préparation des crimes de génocide et autres crimes contre l’humanité». Membre d’un groupe d’intellectuels extrémistes avant même le génocide, Rwamucyo aurait participé à des réunions de sécurité pendant les massacres, aurait rédigé des notes préconisant notamment de débarrasser l’hôpital de Butare des
«réfugiés», en réalité les Tutsis fuyant les tueries.
Il n’y a jamais d’appel direct au meurtre. Mais derrière le vocabulaire technocratique de l’organisation du chaos, c’est sa participation à l’implacable machine de mise à mort que devront prouver les avocats des parties civiles. Face à elles, un accusé qui n’a certainement tué personne de ses propres mains. Mais qui est soupçonné d’avoir contribué à une propagande mortifère, poursuivant peut-être même le combat après la fin de cette tragédie. Ne serait-ce qu’en militant pour en minimiser l’importance. Appelé à la barre à la demande de la défense, l’essayiste d’origine camerounaise Charles Onana a dû décaler sa comparution initialement prévue le 7 octobre. Ce jour-là, il est lui-même convoqué devant la justice française, accusé de négationnisme du génocide des Tutsis. La concomitance de ces deux procès place le rôle des intellectuels avant, pendant comme après le génocide, au cœur des débats.