Fiche du document numéro 34488

Num
34488
Date
Mardi 25 janvier 1994
Amj
Taille
3717021
Sur titre
Irlandais de Vincennes
Titre
Elysée : des écoutes réelles, des comptes rendus falsifiés
Sous titre
Le juge Vallat a demandé hier au Premier ministre la levée du secret-défense sur les écoutes opérées par la cellule anti-terroriste de l'Elysée. Alors que Paul Bouchet dresse aujourd'hui le bilan annuel de la commission de surveillances officielles, « Libération » éclaire les dessous de l'affaire.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
IRLANDAIS DE VINCENNES

ELYSÉE: DES ECOUTES REELLES,
DES COMPTES RENDUS FALSIFIES

Le juge Valat a demandé hier au Premier ministre la levée du secret défense sur les écoutes opérées
par la cellule antiterroriste de l'Elysée. Alors que Paul Bouchet dresse aujourd’hui le bilan annuel de la commission de surveillance des écoutes officielles, «Libération» éclaire les dessous de l'affaire.

Le juge Jean-Paul Valat a demandé officiellement hier au Premier ministre de lever le «secret-défense» sur l'affaire des écoutes téléphoniques branchées sur la ligne d’un journaliste du Monde en 1986. Une enquête administrative, demandée par le prédécesseur d’Edouard Balladur à Matignon, Pierre Bérégovoy, avait été confiée au conseiller d'Etat Paul Bouchet, en tant que président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Aujourd’hui, celui qui, en clair, surveille les écoutes téléphoniques des services officiels de l’Etat rend public son rapport annuel. Mais tout indique que Paul Bouchet restera sibyllin sur cette mission particulière qui met en cause l’ancienne cellule antiterroriste de l’Elysée.

Voilà dix mois, Libération révélait que la ligne personnelle d’Edwy Plenel avait été espionnée sept ans auparavant par la police spéciale mise en place près de lui par le président de la République (Libération du 4 mars 1993). Si nul n’a contesté l’authenticité de cette écoute — la victime a identifié en détail ses coups de fil —, des anomalies repérées sur les documents ont d'emblée semé le doute. S’agit-il d’un branchement officiel effectué par le GIC (Groupe interministériel de contrôle) qui gère ces écoutes de la police, des gendarmes, des militaires et des douanes? Ou bien a-t-on affaire à une écoute sauvage dont le décryptage a été habilement mis en forme façon GIC?

La réponse figure dans les 40 pages que Paul Bouchet a remises dès le mois de juillet à Edouard Balladur. Malheureusement, la vérité sommeille dans un coffre-fort de Matignon: le rapport et son auteur sont soumis au secret défense, comme l’a indiqué par deux fois Paul Bouchet au juge Valat qui l’interrogeait. Le magistrat chargé d’instruire les plaintes des victimes (1) se heurte donc à la loi qui protège les secrets de la défense nationale. Néanmoins, il est possible d’en lever quelques voiles.

Une écoute officielle.... Loin d’un branchement sauvage réalisé par un vulgaire «plombier», il s’agit bel et bien d’une écoute effectuée par le GIC pour un des services qui l’utilisent et avec une autorisation signée par le ministre de tutelle, ici la Défense. La cellule antiterroriste de l'Elysée disposait de vingt lignes, prises sur le contingent attribué à la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), l’espionnage français. Ainsi, entre le 30 décembre 1985 et le 26 février 1986, l’un des 1180 magnétophones qui tournent sans relâche dans un sous-sol des Invalides a enregistré les coups de fil d’Edwy Plenel avec la bénédiction de Paul Quilès, le ministre d'alors! Il

Patrick Artinian/Editing (Archives)
Le capitaine Paul Barril était, en 1986, chef adjoint de la cellule élyséenne.

ignorait sans doute l'identité et la profession de la cible réelle lorsqu'il a signé une banale autorisation au nom de l’abonnée Nicole Lapierre, la compagne du journaliste.

… Liée à l’affaire des Irlandais de Vincennes. En ce début d’année 1986, Edwy Plenel fouine dans l’affaire des Irlandais de Vincennes, le premier fait d’armes de la cellule antiterroriste de l'Elysée, qui tourne à la débandade. Dès sa création, en août 1982, ce rassemblement de gendarmes d'élite (GIGN) et de flics du renseignement (RG, DST) s’est comportée en police parallèle. Lors de l’arrestation, le 28 août 1982, de trois Irlandais accusés de terrorisme, les super-gendarmes ‘ont truqué la perquisition en apportant eux-mêmes armes, explosifs et documents. En 1985, Edwy Plenel révèle dans Le Monde un témoignage capital qui relance l’affaire et met directement en cause le capitaine Barril, chef adjoint de la cellule. Menacée, la structure élyséenne dirigée par le commandant Christian Prouteau n’a pas hésité à mettre le journaliste sur écoute.

Des documents falsifiés… Les comptes rendus d'écoutes publiés dans Libération comportaient des anomalies, notamment une mention «source secrète» et une double barre aux allures GIC. Mais ces tampons ne correspondent pas à ceux du GIC, et ont été apposés après-coup sur le texte. Un faux a donc été monté à partir de vraies conversations téléphoniques de Plenel.

Le cheminement des documents peut être reconstitué ainsi. À l’origine, l’un des opérateurs anonymes du GIC a décrypté les cassettes et les a retranscrites à la main sur du papier pelure, comme c’est la règle. Ensuite, les hommes de la cellule ont recopié ces synthèses d’écoutes dans leur ordinateur, et ont exploité les renseignements en les classant avec minutie: le nom de code de l’écouté, «Benet», la date et l’heure du coup de fil, «qui à qui?», les «personnes citées», les «organisations citées» et enfin-les «sujets traités ».

Interrogé par le juge Valat, l’ingénieur conseil d'IBM qui a installé ce système informatique a reconnu là les programmes utilisés à l’Elysée: «C’est de cette façon que j'avais appris aux gens de la ”cellule” à présenter les documents.» Seule, la rubrique des «traitants» déroge à la règle. Les hommes de la cellule avaient pour habitude de signer les données qu’ils entraient sur disquette d’un discret numéro de code. Or, ce sont des initiales, «Pyves», «G» ou «JL» qui figurent en haut des formulaires et incitent à identifier des membres de la cellule: «Pyves»pour le commissaire de la DST Pierre-Yves Gilleron, «G» pour le capitaine Pierre Guézou et «J.L» pour le colonel Jean-Louis Esquivié.

...Pour régler des comptes. La transcription de l’écoute de Plenel a donc fait l’objet d’un montage. Il est notoire que des hommes de la calamiteuse cellule dissoute en 1988 ont emporté avec eux disquettes et archives, à coup sûr comme objets de chantage. Ces anciens, reconvertis pour la plupart dans le domaine de la sécurité privée, n’en sont pas à leur première bataille. Les motifs de guerre vont de la concurrence entre leurs sociétés aux résurgences des «irlandais». La sortie des écoutes de la cellule élyséenne dans la presse en 1993, Sept ans après les faits, s’inscrit dans ce contexte sulfureux.

Au moment où les protagonistes de l'arrestation de Vincennes croient l’affaire enterrée — le commandant Prouteau a été relaxé et le capitaine Barril n’a pas été jugé —, elle est réveillée in extremis après dix ans, en août 1992, par une plainte des victimes pour «attentat à la liberté», crime passible des assises. Le capitaine Barril est le principal visé. L'ancien chef adjoint du GIGN a d’autant plus de raisons de s’inquiéter qu’il perd, le mois suivant, son procès en diffamation contre Le Monde. Fait rarissime, la 17e chambre correctionnelle estime alors que le journaliste Edwy Plenel a apporté la preuve de ses écrits, à savoir: «L'opération des Irlandais n’a été de bout en bout qu'un montage, réalisé par le capitaine Barril qui aurait trompé les autorités politiques, judiciaires et l’opinion publique

Huit jours avant la réouverture de l'instruction de l’affaire des Irlandais de Vincennes à Versailles (le 12 mars 1993), les écoutes d’Edwy Plenel claquent dans la presse comme un coup de semonce, destiné pêle-mêle au préfet Prouteau, ancien patron de la cellule, à Gilles Ménage, ancien directeur adjoint du cabinet de François Mitterrand, mais aussi à Pierre-Yves Gilleron. Ce dernier fut un temps l’associé de Barril dans sa société de sécurité Secrets, avant de monter sa propre entreprise, Iris, qui quelques semaines plus tôt a décroché un contrat de protection du président du Congo, au grand dam du capitaine. L'apparition du «Pyves» sur les documents d’écoute du journaliste n’est donc pas innocente. D'ailleurs, Paul Barril n’a-t-il pas lâché au bout du fil à l’un de ses amis: «Le petit blond (Gilleron), j'ai de quoi le carboniser

Car les coups de téléphone de Paul Barril sont en effet régulièrement surveillés par les services français, officiellement en raison de ses activités avec l'étranger. C’est ainsi qu'une transcription d'écoute de la DGSE réalisée par le GIC figure parmi les annexes du rapport Bouchet. Le 25 février 1993, à 11h43, Barril téléphone à son bureau: «Dis à Corinne que Franck aille chercher les documents confidentiels sur Plenel qu’on distribuera...»

D’autres « documents confidentiels » vont circuler par la suite. L’écoute de Pierre Novat (septembre 1985-mars 1986), alors avocat de Paul Barril, pu- bliée par Le Nouvel Observateur, a permis au Capitaine de déposer plainte à son tour avec Me Vergès et de s’ériger en victime vedette de cette affaire. d’écouteurs écoutés.

Patricia TOURANCHEAU

(1) Le juge Valat est saisi de six dossiers d'écoute pour Edwy Plenel (journaliste au Monde) et sa compagne Nicole Lapierre, Carole Bouquet (actrice), François Froment-Meurice (secrétaire général adjoint du CDS), Joël Galipapa (proche de Charles Pasqua) et Paul Barril (ancien de la cellule élyséenne).

22 MARDI 25 JANVIER 1994

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