Fiche du document numéro 34427

Num
34427
Date
Vendredi 28 juin 2024
Amj
Taille
290812
Sur titre
Roman
Titre
« Julienne » de Scholastique Mukasonga, anatomie d’une chute
Sous titre
Dans un roman très personnel, l’écrivaine franco rwandaise raconte le destin contrarié de sa sœur, qui cristallise les intolérances d’un univers étouffant, annonciateur du génocide de 1994 au Rwanda.
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Julienne Mukasonga. (DR)

Il y a des destins brisés qui résument tous les malheurs d’une époque. Comme si leur succession, maigre consolation, avait un sens, donnait à voir toute l’ampleur d’une tragédie, sous toutes ces facettes, à un moment précis de l’histoire de l’humanité. Difficile de discerner quelle est la part de fiction et de réel dans l’histoire de Julienne, qui nous est contée dans le dernier roman éponyme de Scholastique Mukasonga.

La photo qui apparaît sur le bandeau du livre le rappelle : Julienne a bien existé. C’est la sœur de l’auteure, elle-même née en 1956 au Rwanda, qu’elle quittera en 1973, comme la sœur aînée de Julienne dans le roman, pour le Burundi voisin, suite à l’un de ces pogroms contre la minorité tutsie qui vont jalonner l’histoire de ce petit pays. Et ce jusqu’au génocide de 1994, déclenché contre cette même minorité qui avait été stigmatisée depuis la veille de l’indépendance. Arrivée en France, en 1992, devenue assistance sociale, mariée à un Français et installée en Normandie, Scholastique Mukasonga devient écrivain dix ans plus tard. De 2006 à ce jour, ses livres évoquent non pas le génocide, mais les temps qui le précèdent. Cette montée des périls, qui seule permet de comprendre les mécanismes enfouis qui ont rendu possible une solution finale africaine en 1994. Près de quarante personnes de sa famille, et on ne décompte ni les amis, ni les connaissances, vont périr pendant les trois mois du carnage de 1994 qui fera plus d’un million de morts.

Couronnée par de nombreux prix littéraires, dont le prix Renaudot pour Notre-Dame du Nil en 2012, son œuvre met souvent en avant des figures féminines dont la vulnérabilité face à l’intolérance et la violence se trouve renforcée dans une société avant tout patriarcale et puritaine, qui considère les Tutsis comme des étrangers dans leur propre pays. Julienne en a souffert bien qu’elle soit morte trois ans avant le génocide au Rwanda. Longtemps Scholastique Mukasonga n’a pas osé aborder cette histoire-là, qui la confrontait à sa propre culpabilité de grande sœur, incapable de protéger sa cadette face à la malédiction qui la poursuivait.

Les Tutsis déjà victimes d’une implacable oppression



Le destin tragique de Julienne souligne pourtant la double peine à laquelle sont soumises les femmes tutsies bien avant le génocide : née fille, dans une famille qui en comptait déjà trop, de surcroît trop chétive, elle déçoit d’emblée ses parents en quête de cette reconnaissance sociale que seule offre l’arrivée d’un enfant mâle. Ce sont pourtant des Tutsis, déjà victimes d’une implacable oppression. Dans les années 60, ils ont été contraints d’abandonner leur région d’origine pour s’installer dans le Bugesera dans le sud du Rwanda. Or «c’était bien les femmes qui avaient fini par vaincre la famine qui, espéraient certains, aurait dû les exterminer», dans cette région aride et hostile. Les femmes se battent pour faire survivre leurs familles, mais sont toujours contraintes de se soumettre et de se taire. Toute la force cruelle de l’histoire est de montrer comment, même parmi les opprimés, les préjugés se perpétuent : naître fille n’est jamais valorisant. Naître fille tutsie, c’est subir le double opprobre d’un sexisme impitoyable et d’un régime d’apartheid qui limite les droits des Tutsis. Ces Inyenzi, ou les cafards, titre du premier roman de Scholastique Mukasonga en 2006 qui reprend la façon déshumanisante de les désigner.

C’est au prix d’un viol, à moitié consenti, que Julienne parvient à rejoindre sa sœur au Burundi. Enceinte, elle doit subir un avortement, évidemment illégal, évoqué sans pudeur dans des pages déchirantes. Elle est trop mince, mais elle est belle ? Elle porte des minijupes que réprouve la morale locale ? Tente de s’émanciper en fréquentant ces Blancs dont on se méfie, mais qui fascinent ? Même sa sœur aînée l’y encourage, se berce de l’illusion que le salut viendra de ces Occidentaux qui incarnent la richesse, un avenir prometteur pour une jeune réfugiée rwandaise sans ressources.

L’un d’eux causera pourtant la perte de cette jeune femme combative, joyeuse, en la contaminant par cette «nouvelle maladie mystérieuse qu’on appelait “agakoko”, la petite vermine qui vous ronge de l’intérieur, évitant de prononcer le mot de sida qui faisait peur». Un monde sans pitié a broyé Julienne. Il a aussi rendu possible la dernière extermination du XXe siècle, dont l’auteure de ce roman explore inlassablement les causes et les ressorts.

Scholastique Mukasonga, Julienne, Gallimard, 217 pp., 20,50 € (ebook : 9,99 €).

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024