Ainsi s’ouvre
Dans le nu de la vie, recueil de témoignages de rescapé·es tutsi·es du génocide rwandais, publié en 2000 par le journaliste Jean Hatzfeld, qui fut correspondant de guerre à partir de 1977 en Haïti, en Israël, au Liban, en Palestine, en Yougoslavie, puis au Rwanda. Ce premier volet de «
récits des marais rwandais », selon le sous-titre du livre, fut suivi en 2003 d’un second volume,
Une saison de machettes : Hatzfeld a rencontré un groupe de tueurs hutus, dix « potes » des collines de Nyamata, dont il a récolté, puis analysé, à la lueur de l’histoire, les récits de génocidaires.
Continuer à raconter pour contrer le travail conjoint du déni et de l’oubli : en cette période de commémoration des trente ans du génocide des Tutsi·es au Rwanda (1), on voudrait ici décortiquer le processus génocidaire en lui-même, à partir des récits recueillis par Jean Hatzfeld. À l’heure où la qualification de génocide et l’utilisation du terme pour désigner les crimes commis par l’État d’Israël sur le peuple palestinien est malheureusement devenu un enjeu politique central, il peut être utile de démonter les rouages d’un génocide – même si chaque situation politique a ses spécificités, qui déterminent le processus, ses causes, et sa mise en œuvre : à quoi ressemble un génocide, quand il est raconté par ses exécutants ?
Donner la parole aux tueurs, pour quoi faire ?
Donner la parole aux bourreaux, les placer sur le devant de la scène en quelque sorte, ne va absolument pas de soi : la démarche a de quoi choquer, surtout quand on mesure à quel point la parole des rescapé·es est rare, difficile, empêchée. Il ne s’agit évidemment pas de comparer les unes aux autres, de les mettre en miroir, en un scandaleux « parole contre parole ». Non, il s’agit au contraire de mesurer combien la parole des génocidaires charrie tout à la fois le déni et la vérité sur un processus sordide dont ils sont les seuls à pouvoir livrer les détails, pourvu seulement qu’ils se sentent suffisamment en confiance pour le faire. Seule comparaison possible, et nécessaire : la chair des mots et des paroles, qui, chez les tueurs, frappent par leur rythme monocorde et leur débit mécanique, là où les récits des rescapé·es sont soumis aux failles du langage, aux troubles des émotions et aux traumas de la mémoire.
«
Seul face à la réalité du génocide, un rescapé choisit de parler, de “zigzaguer avec la vérité” ou de se taire. De son choix, comme de la confusion des souvenirs, il accepte de discuter et de remettre en question à tout moment. Face à la réalité du génocide, le premier choix d’un tueur est de se taire, le second de mentir. Il peut modifier sa décision, mais il n’en discute pas. Seul, il ne prend aucun risque, comme il n’en prenait aucun pendant les massacres » commente Hatzfeld. D’où le parti pris de solliciter un groupe, «
protégé des dangers de la vérité par leur amitié et leur complicité », par un «
esprit de bande » forgé au cabaret, aux champs, voire sur le stade de foot, à l’école ou à l’église pour certains, renforcé machette en mains dans les tueries, puis consolidé en prison. Il s’agit de récolter une parole que seuls les tueurs peuvent livrer, à condition de parvenir à nouer avec eux un pacte de sincérité. Hatzfeld raconte en effet que s’il leur posait des questions sur leurs actions individuelles il n’obtenait rien, tandis que la parole se libérait pour décrire les actions collectives, selon une règle qui peut s’énoncer ainsi : au « je », ils se taisent ou mentent ; le « nous » fait advenir le récit du génocide.
Hatzfeld insiste sur l’extraordinaire « fenêtre de tir » dont il a pu bénéficier pour recueillir la parole de ces tueurs qui n’avaient encore jamais parlé du génocide auparavant et qui n’en ont plus jamais rien dit après. Il doit la récolte de ces paroles inouïes à des conditions d’exception, les tueurs étant, dans la période où il les a rencontrés, détenus au pénitencier de Rilima pour purger une peine longue, sans espoir de retour sur leurs collines avant 20 à 30 ans (2), et ayant déjà été, pour la plupart, jugés ou en attente de leur jugement, c’est-à-dire à ce moment précis où ils pensaient que leur témoignage n’aurait donc pas d’incidence sur leur avenir.
Aucune sympathie, aucune connivence possible dans ce face-à-face avec les tueurs, mais une méfiance réciproque qui transperce leurs mots retranscrits aussi bien que les analyses dont Jean Hatzfeld les accompagne. C’est surtout un sentiment d’effroi qui domine à la lecture de ces témoignages dont la froideur mécanique tranche avec la réalité du génocide. Même si cette froideur répond d’abord à une exigence de protection, elle témoigne d’un déni fondamental, d’un décalage béant avec la réalité, qui s’est creusé dans les circonstances mêmes du génocide : après plus d’un mois passé machette en main à tuer dans les marais, les tueurs des collines ont pris la route de l’exil vers le Congo à l’arrivée des troupes du FPR (3), ils ont passé deux ans ou plus dans les camps de réfugié·es, avant d’être ramenés de force au Rwanda pour être incarcérés et jugés. Ils ont donc été coupés du monde depuis le génocide, et ils le sont toujours au moment des entretiens, n’ayant pas d’autres mots à poser sur leurs actes que ceux employés au moment des tueries par les donneurs d’ordre. Ils n’ont aucune idée de la manière dont le monde extérieur, et encore moins les rescapé·es, les perçoivent. À ce titre, les derniers chapitres, consacrés à la question du pardon, sont édifiants : leur espoir de pardon, qu’on hésite à qualifier d’effroyablement naïf ou de franchement cynique, en niant le caractère absolu et irréversible de leurs crimes, vient gommer une nouvelle fois la dignité, et jusqu’à l’existence même, de leurs victimes.
La parole des tueurs présente un intérêt documentaire inestimable pour une analyse du processus génocidaire ancrée dans la matérialité concrète des actes commis et des vies impliquées. À la nécessité de sortir les victimes de l’anonymat des chiffres répond ainsi l’exigence de sortir les tueurs de l’impunité par l’invisibilité que peut procurer, de ce point de vue, l’anonymat. Outre les récits récoltés, le livre contient un lexique des mots courants de la vie rwandaise avant et pendant le génocide, une photo du groupe des tueurs, une carte des collines de Nyamata et une chronologie succincte des étapes du génocide dans la région : autant de documents qui contribuent à installer le génocide dans une forme de proximité volontairement inconfortable pour les lecteurs et lectrices.
Un « génocide de proximité », obligatoire et rentable
Dans l’ensemble du pays, 800 000 Tutsi·es ont été massacrés en douze semaines au total entre le 7 avril, au lendemain de l’attentat contre l’avion du Président rwandais Juvénal Habyarimana, et le 4 juillet 1994, jour de la prise de Kigali par les forces du FPR. Le génocide rwandais fut à la fois d’une redoutable efficacité et d’une simplicité « artisanale », les cultivateurs, dans les campagnes (le Rwanda, « pays des mille collines », est essentiellement rural), ayant relayé les militaires dans les tueries de masse. Aucune complexité dans l’organisation : des mots d’ordre simples, répercutés aux villageois hutus réunis chaque matin par les autorités locales (bourgmestres, prêtres, instituteurs, notables) et les chefs des milices interahamwe (4). «
La règle numéro un, c’était de tuer. La règle numéro deux, il n’y en avait pas. C’était une organisation sans complications » explique l’un des tueurs, Pancrace.
Cette «
organisation sans complications » s’appuie sur une particularité de la vie rurale au Rwanda : la journée de travail collectif obligatoire que chaque villageois en âge de travailler doit à la commune, ritualisée par un appel à la population réunie de bon matin sur le stade ou dans la cour de l’école pour recevoir les ordres et le programme de travail, répartir les tâches selon les groupes et recevoir la collation collective. L’organisation des tueries génocidaires dans les collines a fonctionné de la même manière, la journée de travail collectif étant reconduite quotidiennement comme un programme unique et sans trêve possible, que ni messes, ni cérémonies festives, mariages ou anniversaires, ni matchs de foot, ne sont venus interrompre.
Pour la « petite bande » de tueurs rencontrés par Hatzfeld, les travaux des champs ont été remplacés, un bon mois durant, par un «
travail à la machette » effectué avec le même sens du devoir à accomplir et du travail bien fait, et dans le même esprit de solidarité et d’entraide (des termes qui reviennent régulièrement et sans le moindre cynisme dans leurs bouches) que celui qui les lie dans leurs activités quotidiennes :
«
Les intimidateurs programmaient et encourageaient ; les commerçants payaient et transportaient ; les cultivateurs rondaient et saccageaient. Mais pour les tueries, tout le monde devait bien se retrouver sur le chemin une lame à la main et participer, en tous cas pour une quantité valable de travail. […]
On devait faire vite, on n’avait pas droit aux congés, surtout pas les dimanches, on devait terminer. On avait supprimé toutes les cérémonies. On était tous embauchés à égalité pour un seul boulot, abattre tous les cancrelats » (Élie).
Pas de technologie de guerre à outrance dans ce génocide : fusils pour les gradés, gourdins et machettes pour les cultivateurs. L’expression «
génocide de proximité » employée pour désigner la particularité du processus d’extermination des Tutsi·es au printemps 1994 renvoie également au fait que, dans les villages notamment, les tueurs hutus et leurs victimes tutsies se côtoient à chaque instant de la vie quotidienne, dans des relations de travail, de voisinage, d’amitié nouées depuis l’enfance, voire dans le mariage et la famille pour les couples mixtes. Nul besoin de système de fichage, de tri, ni de regroupement des Tutsi·es en vue de leur élimination : le simple voisinage opère comme système pointu de désignation des victimes à abattre, Hutu·es et Tutsi·es vivant côte à côte avec la conscience permanente de l’appartenance de chacun·e à l’une ou l’autre des deux ethnies, sans même qu’il soit besoin de se rapporter à la mention portée sur les cartes d’identité héritées du racisme colonial.
Face à ce qui aurait ainsi pu constituer un obstacle au programme génocidaire, la proximité quotidienne, voire l’intimité entre Hutu·es et Tutsi·es et la solidarité spontanée qui aurait dû en découler pour engendrer une résistance active, des règles sont immédiatement mises en œuvre par les autorités : si les règles des tueries sont simples, celles des risques encourus en cas de résistance ne le sont pas moins. Défendre ou protéger des Tutsi·es, et même exprimer une simple réticence à tuer, est dénoncé comme une traîtrise à la cause collective : c’est s’exposer, selon l’intensité de la résistance affichée et sa visibilité, à des amendes, des sanctions, des représailles physiques, voire à une liquidation pure et simple (les premières victimes du génocide ayant été les cadres du parti modéré hutu s’opposant à la politique génocidaire du clan Habyarimana). Ainsi, explique Pancrace :
«
C’était obligatoire. Il y avait une équipe spéciale de garçons excités qui étaient chargés de ratisser les maisons de ceux qui voulaient se dissimuler. On avait plus peur de la colère des autorités que du sang qu’on faisait couler. Mais au fond, on n’avait peur de rien. Je m’explique. Quand tu reçois un ordre nouveau, tu hésites mais tu obéis, sinon tu risques. Quand tu as été sensibilisé comme il faut par les radios et les conseils, tu obéis plus facilement même si l’ordre est de tuer tes avoisinants. La mission d’un bon encadreur, c’est de supprimer tes hésitations quand il te donne ses ordres. Par exemple, quand l’encadreur te montre que l’acte sera total et sans conséquences fâcheuses pour personne de vivant, tu obéis encore plus facilement sans te préoccuper de rien. Tu oublies toutes les peurs et punitions consorts. Tu obéis librement ».
Pire, les propos des tueurs montrent à quel point cette forme de « liberté » dans l’obéissance dont il est ici question, voire les prises d’initiative spontanées des tueurs dans les massacres, et même l’enthousiasme zélé de certains villageois, s’est progressivement installée en se substituant à l’organisation encadrée du début de la « saison ». Cela explique la « rentabilité » du génocide pour les tueurs : non seulement ne pas tuer était interdit, mais encore tuer rapportait gros, de plus en plus gros, si bien qu’«
on ne pouvait plus s’arrêter de lever la machette tellement ça nous rapportait » témoigne Jean-Baptiste. «
On commençait la journée par tuer, on terminait la journée par piller. C’était la règle de tuer à l’aller, et de piller au retour. On tuait en équipée, on pillait chacun pour soi ou par petits groupes d’amitié » (Léopord). Car la « saison de machettes » rapporte plus qu’une récolte habituelle : argent liquide, vêtements, mobilier, vaisselle, tissus, images pieuses, radios, vélos, fenêtres, et bien sûr les rares et précieuses « tôles » qui servent de toiture, tout, absolument tout est récupéré, aussi bien dans les maisons que sur les corps des victimes. Les parcelles des tué·es sont immédiatement revendiquées : «
Au centre de négoce, on se racontait les exploits de la journée. Certains exagéraient leur score, dans l’espoir d’être récompensés plus tard par une parcelle plus fertile ou mieux positionnée. Les esprits chauffaient terriblement, dès qu’on parlait des parcelles laissées vacantes par les tués. Dès qu’on identifiait, par son nom, un cultivateur coupé dans le marais, on palabrait sa parcelle le soir. On gardait un esprit possédant. » (Aldabert). Cet «
esprit possédant » s’étend à toutes les parcelles des vies et des corps des Tutsi·es, avec le viol comme instrument suprême d’appropriation et de destruction : «
Il y a des tueurs qui s’appropriaient des filles dans les marigots » (Alphonse)
Ce phénomène d’enrichissement immédiat des cultivateurs pauvres des collines rwandaises participe sans aucun doute de l’efficacité redoutable du génocide : «
Tout le monde se trouvait solidaire de ces tueries qui rapportaient ». Pour comprendre cette dimension économique essentielle du génocide, il faut revenir aux racines de l’organisation sociale rwandaise et au problème du manque de parcelles cultivables sur les collines, qui a contribué à exacerber les tensions entre les deux ethnies. À l’origine, leur distinction n’est pas essentiellement raciale, mais structurelle et sociale, issue d’une répartition par métiers : les Hutu·es, majoritaires, cultivent la terre, tandis que la minorité tutsie élève des vaches. C’est la colonisation qui, d’une part, a racialisé la distinction entre Tutsi·es et Hutu·es, et de l’autre a alimenté la confrontation sociale entre les deux ethnies ainsi essentialisées, au point que dans les campagnes l’organisation sociale a fini par reposer sur une répartition assez radicale entre les cultivateurs hutus et les éleveurs tutsis dont les vaches étaient accusées de piétiner les parcelles et de ruiner les récoltes. Les quelques cultivateurs tutsis étaient quant à eux vus comme des usurpateurs, soupçonnés de s’être accaparés des terres qu’ils avaient la réputation de cultiver avec moins d’efficacité que leurs voisins hutus : «
Dans le pays rural qu’était le Rwanda, note Jean Hatzfeld,
le génocide avait pour but de purifier la terre, la désinfecter de ses cultivateurs cancrelats. »
Si l’organisation du génocide fut aussi rudimentaire et facile à mettre en œuvre, c’est enfin et surtout parce qu’il avait été préparé en amont par des décennies de massacres de Tutsi·es restés impunis, voire encouragés par une propagande raciste, et par une planification qui n’attendait qu’un signal officiel pour se déclencher. «
Il n’y a pas assez de terres pour deux ethnies dans ce pays […]
il revient donc aux Hutus de solutionner » avait annoncé le clan Habyarimana depuis son arrivée au pouvoir.
Une tuerie « civilisée » : langue et culture du génocide
«
Des fauteurs racontent que nous étions transformés en bêtes sauvages. Qu’on était aveuglés par la férocité. Qu’on avait enfoui notre civilisation sous des branchages ; raison pour laquelle il nous est impossible de trouver des mots concordants pour en parler convenablement. Voilà une blague pour égarer la vérité. Je peux dire ceci : en dehors des marais, notre vie se présentait très ordinaire. […]
On endossait les vêtements des champs. On s’échangeait des racontars au cabaret, on pariait sur nos tués, on s’envoyait des blagues sur des filles coupées, on se chamaillait devant des bagatelles de grains. On aiguisait les outils sur les pierres ponceuses. On s’échangeait des tricheries, on rigolait des “merci” (5) des chassés ; on dénombrait et on abritait nos biens. On multipliait toutes sortes d’occupations humaines sans anicroches, à condition de s’adonner aux tueries dans la journée, évidemment. À la fin de cette saison des marais, on était trop déçus d’avoir raté. On était découragés de ce qu’on allait perdre, on était très apeurés de la mauvaise fortune et la vengeance qui nous tendaient les bras. Mais au fond, on n’était fatigués de rien. » (Alphonse).
De tels propos, récurrents parmi les tueurs interrogés par Hatzfeld, témoignent d’une forme de lucidité quant à la « naturalisation », c’est-à-dire à la construction d’une « culture » du génocide parfaitement orchestrée. Développée depuis l’avènement de la République rwandaise en 1959, la propagande raciste diffusée par les extrémistes hutus désigne les Tutsi·es comme un groupe homogène à l’intérieur de la Nation, mais étranger à elle, formé d’individus qui se distingueraient des Hutu·es par leurs caractères physiques (une grande taille et un nez fin) supposés refléter des comportements néfastes (comme la fourberie, ou encore le fait de se croire supérieur, d’être hautain). La présence des Tutsi·es au Rwanda, adossée à une manipulation historique les faisant passer pour les descendant·es de dynasties de monarques illégitimes, est dénoncée comme une menace extérieure relayée par des « ennemi·es de l’intérieur », légitimement soumis·es à un mécanisme de ségrégation sociale généralisée. Le sentiment anti-Tutsi·es s’est inscrit au fil des décennies dans la langue rwandaise, les Tutsi·es étant couramment désigné·es comme des « cancrelats », des « serpents », des « cafards », bref, des parasites, des nuisibles.
En revanche, dans les récits de leurs crimes, les tueurs tâchent d’éliminer les traces les plus visibles de ce sentiment anti-Tutsi·es, en nommant plutôt leurs victimes par des termes qui leur rendent leur humanité et signalent leur proximité avec eux, comme «
avoisinants » ou encore «
personne éprouvée » pour désigner les rescapé·es (on notera que l’expression «
personne éprouvée » gomme intégralement l’action des génocidaires). Ils utilisent l’expression «
brouhaha des tueries » pour nommer, ou plutôt pour éviter de nommer, leur sentiment de haine anti-Tutsi·es. Ainsi, la langue du génocide se nourrit d’euphémismes conçus pour banaliser au maximum l’extermination de masse : les tueurs emploient alternativement les termes «
tâches », «
travail », «
corvées », «
boulot », «
activités », «
expéditions », «
programme », tout au plus «
sanglant ouvrage » et «
tueries », les verbes «
débroussailler », «
couper » ou encore «
chasse » pour désigner leurs actes génocidaires, et le terme «
souffrances » pour «
séances de torture ». «
Toujours dans cette logique, note Jean Hatzfeld
, les tueurs, lors des premières rencontres, tentent d’utiliser un langage militaire pour décrire leurs activités : “Alors a commencé la terrible bataille des marais” », ose Pancrace Hakizamungili. »
On remarque à quel point on retrouve dans cette langue et cette culture propres au génocide des Tutsi·es un certain nombre de caractéristiques communes à tout processus génocidaire, au premier rang desquelles la minimisation, voire la justification, de l’extermination d’un groupe humain par un mécanisme de déshumanisation des victimes poussé jusqu’à l’inversion de culpabilité, les intentions exterminatrices du groupe génocidaire étant, par un cynique effet-miroir, attribués au groupe à éliminer. Ainsi, les Tutsi·es sont désigné·es comme des ennemi·es à abattre, des «
étranger·es de l’intérieur » menaçant par leur seule présence l’existence des Hutu·es, qui n’auraient d’autre choix, pour se défendre et assurer simplement leur survie, que de les éliminer, comme on le fait « naturellement » de tout parasite.
D’où la mise en place d’une logique de banalisation du génocide, conçue comme une réponse nécessaire, quasiment dictée par une forme de fatalité, de « destin » subi qui exercerait sa toute-puissance presque malgré les génocidaires eux-mêmes, comme l’indique cette incroyable formule «
De la guerre au génocide, on s’est retrouvé devant le fait accompli qu’il nous fallait accomplir », prononcée par l’un des dix tueurs ayant occupé la fonction de Président des milices interahamwe, personnage craint et renommé dans son village, désigné comme ayant été, avant le 7 avril, «
dans le secret du génocide ».
Si fatalité il y a, alors le génocide, en tant qu’accomplissement d’un destin devant aller à son terme, se doit d’être systématique, et donc total : tou·tes les tuer jusqu’au dernier, à la dernière (même si c’est concrètement impossible) pour se débarrasser définitivement du « problème ». D’où les meurtres d’enfants, de vieillard·es, de femmes, de femmes enceintes avec meurtre du fœtus dans le ventre ; d’où aussi la conjonction de plusieurs méthodes de destruction systématique des individus, par le meurtre, mais aussi par l’humiliation préalable des victimes dans le moment même des tueries, par la pratique de la torture et/ou du viol, par le refus d’achever les victimes et d’abréger leurs souffrances, ou, après les tueries, par l’accaparement des biens des victimes et de leurs corps, jetés comme des détritus, abandonnés ou mutilés. Mais la logique d’éradication systématique et totale sert un autre objectif encore : empêcher au maximum le récit des rescapé·es qui, seul·es, pourront témoigner avec sincérité des détails du génocide et de son déroulement. Tout·e rescapé·e constitue une menace à venir, en tant que preuve toujours vivante à la fois de la réalité du génocide et de son échec : seul·es les rescapé·es ont le pouvoir de contrer les discours de minimisation, de justification, de rationalisation et de déni qui accompagnent tout génocide.
Le processus génocidaire, au Rwanda comme ailleurs, s’est appuyé sur les éléments d’une culture complexe, fondée sur la justification rationnelle du crime racial de masse par le double jeu de la banalisation et de la construction d’un système d’impunité. Une telle culture doit beaucoup, on l’a vu au Rwanda, entre autres, à l’héritage laissé par le racisme colonial et, dans la période même du génocide des Tutsi·es, par la validation, au minimum tacite, des puissances coloniales comme la France et la Belgique. Rappelons à ce propos le racisme crasse de François Mitterrand renvoyant, à l’été 1994, le génocide des Tutsi·es, patiemment nourri par la France, à une guerre « tribale » entre ethnies africaines, donc selon lui, « naturelle » et « sauvage », hors civilisation.
Donner la parole aux tueurs, comme l’a fait Jean Hatzfeld, se révèle donc une démarche cruciale pour la compréhension du processus génocidaire : c’est rappeler qu’un génocide nécessite d’être programmé, anticipé, préparé par des donneurs d’ordre et mis en œuvre par des exécutants, qu’il passe par une série d’actes et de gestes concrets, par des discours et des mots, des rituels, des pensées et des règles tout à fait « civilisées ». C’est rappeler que tout génocide est «
chose humaine, bien trop humaine », un pur produit de la culture humaine, qui rappelle à l’homme qu’il n’est ni Dieu, ni Monstre.
[Notes :]
1. Et pour faire suite à l’article de Paul Martial, « Rwanda : la France, principal accélérateur du processus génocidaire »,
L’Anticapitaliste, n°154, mars 2024.
2. En réalité, leurs peines ont été considérablement écourtées, suite à la politique de « réconciliation » mise en œuvre par le Président Paul Kagamé, homme fort du FPR (Front Patriotique Rwandais) élu Président de la III
e République du Rwanda le 1
er janvier 2002 : par le décret du 1
er janvier 2003 concernant les condamnés pour crimes de génocide, il autorise la libération des prisonniers âgés et malades, et la libération conditionnelle assortie de travaux d’intérêt général, trois jours par semaine, pour les condamnés de deuxième et troisième catégories (tueurs et complices de tueurs sans responsabilité individuelle) dont les aveux ont été acceptés et qui ont effectué la moitié de leur peine en prison. C’est le cas des dix tueurs rencontrés par Hatzfeld, dont certains sont sortis dès janvier 2003, avant même la parution du livre. Dans
La Stratégie des antilopes, troisième opus de son documentaire rwandais paru en 2007, il relate la cohabitation forcée des anciens tueurs et des rescapé·es, revenus dans leurs villages et leurs familles après quelques années de prison. Le génocide dans les collines de Nyamata a pris fin le 14 mai, à l’arrivée des troupes du FPR.
3. FPR : Front Patriotique Rwandais.
4. Interahamwe (« unité ») : nom des milices extrémistes hutues, créées par le clan Habyarimana, entraînées par l’armée rwandaise et, localement, par les militaires français.
5. Merci est ici employé au sens ancien de « pitié ».