Pourquoi l’opération Turquoise n’est-elle lancée qu’à la fin du génocide ?
Parce que la France est en cohabitation et que François Mitterrand – le président de gauche – et Edouard Balladur – le Premier ministre de droite – ne sont pas d’accord sur la stratégie à adopter au Rwanda. D’un côté, l’Élysée – François Mitterrand, son chef d’état-major particulier Christian Quesnot, son secrétaire général Hubert Védrine, son conseiller Afrique Bruno Delaye, etc. – veut mener une opération militaro-humanitaire, c’est-à-dire profiter d’une opération au secours des civils pour s’interposer entre les Forces armées rwandaises (FAR) et les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), afin de stopper l’offensive du FPR sur la capitale, Kigali. C’est la même stratégie qu’à Kolwezi, au Zaïre, en mai 1978, et à Port-Gentil, au Gabon, en mai 1990 : remettre en selle un régime ami aux abois, sous couvert d’un raid humanitaire français pour protéger des civils contre des rebelles ou des émeutiers. À une nuance près : cette fois-ci, l’Élysée ne veut pas écraser son adversaire, en l’occurrence le FPR. De toute façon, la France n’en a pas les moyens militaires. Lors de l’opération Noroît, entre 1990 et 1993, elle a réussi à stopper la progression du FPR, pas à le refouler en Ouganda. En revanche, l’Élysée veut obliger ce mouvement rebelle à partager le pouvoir avec le gouvernement intérimaire rwandais (le GIR, instauré après l'attentat du 6 avril 1994 qui a coûté la vie au président rwandais Juvénal Habyarimana), sur le modèle des accords d’Arusha signés le 4 août 1993, notamment par Juvénal Habyarimana – chef d’État du Rwanda de 1973 à 1994 – et Paul Kagame, à l’époque chef militaire du FPR.
De l’autre côté, le gouvernement – Edouard Balladur à la Primature, Alain Juppé aux Affaires étrangères, François Léotard à la Défense, Michel Roussin à la Coopération, etc. – refuse toute interposition entre les belligérants et veut limiter l’opération à un caractère humanitaire. «
J’ai été extrêmement hostile [à une opération d’interposition]
, car cela aurait pris les allures d’une sorte d’expédition coloniale », déclare Edouard Balladur à RFI et France 24, le 14 avril 2021.
Dès le 8 avril 1994, deux jours après l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana et la reprise de la guerre civile au Rwanda, les deux pôles du pouvoir français s’opposent lors d’une réunion de crise pour préparer l’évacuation des ressortissants étrangers de Kigali (rapport Duclert, page 361). Le pôle Balladur l’emporte et l’opération Amaryllis, qui est lancée ce jour-là, reste cantonnée à une intervention d’urgence de quelques jours.
Quelles sont les autres moments de tension entre les deux camps ?
Les archives ne disent pas tout, mais, dans une note du 6 mai, le général Christian Quesnot dénonce, en France, «
un lobby tutsi [sous-entendu pro-FPR, NDLR]
auquel est également sensible une partie de notre appareil d’État [sous-entendu le camp Balladur, NDLR] » (rapport Duclert, page 406).
Le 16 mai, pour la première fois, un homme d’État occidental, le ministre français Alain Juppé, qualifie les massacres au Rwanda de «
génocide » et ajoute : «
Les massacres sont épouvantables, principalement dans la zone qui est tenue par les forces gouvernementales. » Le 17 mai, Edouard Balladur dit : «
Nous ne pouvons pas rester absents du Rwanda » (rapport Duclert, page 436), sans envisager encore, semble-t-il, l’envoi d’une force militaire. Début juin, Alain Juppé propose à Edouard Balladur «
de faire étudier la possibilité d’une intervention aéroterrestre franco-européano-africaine afin de sauver les enfants massacrés et d’arrêter les combats » (rapport Duclert, page 443). Le projet Turquoise prend forme à ce moment-là.
Pourquoi le camp Balladur est-il le plus proactif ?
L’émotion face à la tragédie rwandaise est évidemment une raison essentielle. Mais la politique intérieure française n’est pas loin. Une élection présidentielle se profile en France dans dix mois, en avril 1995. Edouard Balladur a déjà l’intention (secrète) de s’y présenter. Et l’Afrique est un terrain propice pour marcher sur les plates-bandes régaliennes du président Mitterrand et pour se donner une stature présidentielle. Fin juillet 1994, le Premier ministre français se rendra d’ailleurs au Rwanda, auprès des soldats de l’opération Turquoise.
Comment réagit le camp Mitterrand ?
Avec un certain sens tactique, il profite de la volonté du camp Balladur d’envoyer des troupes au Rwanda pour réactiver son projet d’interposition anti-FPR à Kigali, sur le modèle de l’opération Noroît entre 1990 et 1993. Témoignage d’Edouard Balladur sur RFI et France 24, le 14 avril 2021 : «
La vérité est que tous ceux qui prônaient une intervention de l’armée française étaient favorables au gouvernement hutu. J’ai donc pris une position parfaitement claire et simple : ne pas intervenir entre les deux parties, soi-disant pour les séparer, et interdire notamment toute une série d’opérations qui étaient proposées sur Kigali. Tantôt, c’était pour protéger une institution charitable, tantôt c’était pour protéger une école. J’ai interdit que notre armée fût réintroduite dans une position centrale au Rwanda. » Tout laisse penser alors que les discussions entre les deux pôles de pouvoir, l’Élysée et Matignon, sont âpres. Dans la même interview, Edouard Balladur précise : «
Il a fallu quelques semaines pour que tout le monde fût persuadé que la bonne solution n’était pas de se porter au secours du gouvernement hutu, […]
qui était suspect d’être responsable d’un génocide. »
Le 15 juin, enfin, après plusieurs jours de bras de fer, une décision est prise. Lors d’un conseil de défense à l’Élysée, François Mitterrand et Edouard Balladur finissent par s’entendre. Témoignage de l’amiral Lanxade, qui est alors le chef d’état-major des armées, dans le journal
Le Monde, le 23 mai 2018 : «
Deux options étaient en présence [ce jour-là]
. La première consistait à aller jusqu’à Kigali. J’y étais opposé, car nous aurions été perçus comme prenant part aux combats, dans une situation épouvantable, alors que la capitale était déjà largement aux mains du FPR. J’ai alors proposé Goma [dans l’Est de la RDC, NDLR]
, à la frontière du Rwanda, comme base principale de Turquoise. Edouard Balladur, qui n’avait aucune envie d’intervenir, était favorable à cette seconde option. Il avait le sentiment qu’il aurait plus de contrôle. » C’est donc la seconde option qui est retenue. Mais, attention : la ligne de partage entre le camp Mitterrand et le camp Balladur est moins tranchée qu’il n’y paraît. Dans le camp Balladur, certains voient aussi dans la future opération Turquoise l’occasion d’affaiblir le FPR et de lui imposer un partage du pouvoir. Vingt-sept ans plus tard, dans une tribune de presse, Alain Juppé fait cet aveu dans
Le Monde daté du 7 avril 2021 : «
Durant toute la période au cours de laquelle j’ai conduit la diplomatie française, d’avril 1993 à mai 1995, j’ai suivi la même ligne : œuvrer au cessez-le-feu, à la réconciliation des protagonistes, au partage et à la démocratisation du pouvoir. Ce fut le processus des négociations d’Arusha […]
. J’ai commis l’erreur de croire la réconciliation encore faisable en mai-juin-juillet 1994, alors que l’horreur du génocide enclenché en avril la rendait impossible. »
Le Premier ministre français a-t-il gagné le 15 juin ? Pas si simple. Certes, le 17 juin, François Mitterrand lui dit : «
Vous avez été beaucoup plus restrictif que je ne l’étais, mais, à la réflexion, c’est vous qui aviez raison. » (Edouard Balladur sur RFI et France 24, le 14 avril 2021). Mais le Premier ministre se méfie de son partenaire de cohabitation et, surtout, de l’entourage de celui-ci. Le 21 juin, il prend la plume. Dans une lettre à François Mitterrand, il formalise les conditions auxquelles il donne son accord à Turquoise : une action limitée dans le temps (deux mois) et dans l’espace (pas de raid en profondeur), avec mandat de l’ONU et participation de forces africaines, notamment sénégalaises. Une lettre pour prendre date et pour marquer son territoire… Entre l’Élysée et Matignon, la partie reste serrée. Et ce n’est qu’à partir du 29 juin, au moment du tragique épisode de Bisesero – le massacre de nombreux Tutsis réfugiés sur la colline du même nom –, que le camp Mitterrand renoncera pour de bon à combattre le FPR.
Pourquoi cette opération est-elle validée par l’ONU, alors que personne n’est dupe des arrière-pensées françaises ?
Le 22 juin 1994, par la résolution 929, le Conseil de sécurité de l’ONU autorise la mise en place d’une opération multinationale au Rwanda. Turquoise sera une action humanitaire dirigée par la France pour mettre fin aux massacres. Le mot «
génocide » n’est pas prononcé. La résolution est adoptée par dix voix contre zéro, avec les cinq abstentions de la Chine, du Brésil, de la Nouvelle-Zélande, du Pakistan et du Liberia. Personne ne s’y oppose, mais beaucoup se méfient. À Paris, le même jour, le Premier ministre français a beau déclarer devant l’Assemblée nationale qu’il s’agit d’une opération «
strictement humanitaire », le FPR du major Paul Kagame dénonce aussitôt le «
double jeu » de la France, tandis que le journal
Le Soir, à Bruxelles, qualifie ce projet de «
tromperie » et que la presse anglo-saxonne parle «
d’entreprise néocoloniale ».
Par quel tour de force la France réussit-elle à obtenir un blanc-seing de la communauté internationale ?
Deux mois plus tôt, le 21 avril, au plus fort des massacres au Rwanda, le même Conseil de sécurité a voté le retrait de la quasi-totalité des 2 300 casques bleus de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar). Par cet «
acte de lâcheté internationale », comme dit Alain Juppé aujourd’hui, l’ONU a livré au moins 800 000 victimes tutsies et hutues modérés à leurs bourreaux génocidaires. Le 22 juin, quand la France propose de retourner au Rwanda, le président américain Bill Clinton, le Premier ministre britannique John Major, le président russe Boris Eltsine et le président chinois Jiang Zemin voient sans doute dans cette initiative l’occasion d’effacer leur «
vote de la honte » du 21 avril. Certes, le secrétaire général de l’Organisation de l'unité africaine (OUA, ancêtre de l’Union africaine), le Tanzanien Salim Ahmed Salim, est hostile au projet français. Mais l’organisation panafricaine n’a pas encore le pouvoir prescripteur qu’elle conquerra les années suivantes. Et le secrétaire général de l’ONU, l’Égyptien Boutros Boutros Ghali, est à la manœuvre à New York. Ce grand ami de la France avance deux arguments qui font mouche : 1 – L’inaction comporte plus de risques que l’action proposée, 2 – Si on ne fait rien, les massacres se propageront au Burundi.
Pourquoi le drame de Bisesero est-il un tournant ?
Le 27 juin, sur l’immense colline boisée de Bisesero, dans l’ouest du Rwanda, un commando d’une dizaine de soldats français, accompagné de trois journalistes du Figaro, de Libération et de RFI, découvre plusieurs dizaines de rescapés tutsis du génocide. Comme les tueurs hutus rôdent autour d’eux, le chef du commando ne peut pas les secourir immédiatement et promet de revenir. Mais ce n’est que trois jours plus tard, le 30 juin, que les secours arrivent. Entretemps, nombre d’entre eux sont assassinés.
Grâce aux archives consultées par la justice française – une plainte pour «
complicité de génocide » a été déposée par les organisations Survie, Ibuka, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et six rescapés rwandais ; elle a abouti en octobre 2023 à un non-lieu général pour l’armée française – et grâce au travail de la commission Duclert, on sait à présent que l’inaction des soldats français est causée alors par une méconnaissance du terrain rwandais, notamment par une psychose du Front patriotique rwandais (FPR). À Goma, l’état-major français de Turquoise, sans doute intoxiqué par les Forces armées rwandaises (FAR) et le gouvernement intérimaire (GIR), vit dans l’obsession des infiltrations du FPR dans l’ouest du Rwanda et craint que les Tutsis de Bisesero soient les éléments précurseurs d’une colonne rebelle. «
Ces trois jours représentent une terrible erreur d’appréciation, sans volonté toutefois de laisser exterminer les Tutsis menacés », estime l’historien Vincent Duclert (
Jeune Afrique, le 4 avril 2021).
À partir du 29 juin, l’armée française prend conscience de sa méprise. Fini la thèse d’un soi-disant front à Bisesero entre soldats des FAR et membres du FPR. L’état-major français de Goma identifie clairement Bisesero comme le théâtre d’une terrible chasse à l’homme, menée par des miliciens hutus contre des survivants du génocide. À partir de cette date, les soldats français mesurent aussi la volonté exterminatrice des miliciens hutus et l’implication directe de l’administration et des élus locaux, notamment les bourgmestres, dans cette entreprise génocidaire.
Ce même 29 juin, à Paris, un conseil restreint se réunit autour de François Mitterrand. Force est de constater que le FPR est sur le point de s’emparer de la totalité de la capitale, Kigali – ce sera chose faite le 4 juillet. C’est, semble-t-il, la dernière fois que le camp favorable à l’épreuve de force avec le FPR s’exprime. «
Il n’est pas acceptable d’approuver un régime exclusivement tutsi », déclare l’amiral Lanxade. Face à l’avancée du FPR, trois options sont sur la table : s’interposer, se replier dans une « Zone humanitaire sûre » (ZHS) ou se retirer du Rwanda. Alain Juppé propose la deuxième option. François Mitterrand la valide.
Il s’en suit un gel des positions. Le FPR s’empare de tout le pays, sauf du quart sud-ouest, la ZHS, que contrôle Turquoise. À Butare – ville rebaptisée Huye –, début juillet, il y a des échanges de tirs entre combattants FPR et soldats français, mais le chef militaire du FPR, le major Paul Kagame, promet au président ougandais Yoweri Museveni, qui fait médiation entre Kigali et Paris, qu’il s’agit d’un incident sans suite. Le 11 juillet, il accepte même d’envoyer un officier de liaison auprès de l’état-major de Turquoise à Goma. Pourquoi cet apaisement entre Kagame et Mitterrand ? Parce que le FPR a gagné sur tous les plans et que la France le sait. Sur le plan militaire, les FAR sont écrasées. Et sur le plan politique, le GIR est désormais rejeté par toute la communauté internationale, qui commence à prendre la pleine mesure du génocide des Tutsis et de sa planification.
Fini les ambitions militaires. L’opération Turquoise se concentre à présent sur son objectif humanitaire. Combien de vies ont été sauvées par les militaires français ? Quinze mille, affirme l’ex-député Paul Quilés, qui, en 1998 à Paris, a présidé une mission d’information parlementaire sur la France au Rwanda. « 10 000 au maximum », dit le journal
Le Soir, à Bruxelles. Comme le note le rapport Duclert, Turquoise est «
un moment d’indécision, d’interférences et d’ordres contradictoires, qui expliquent les trois jours fatidiques de Bisesero ». Mais, hors polémique, l’armée française a secouru les milliers de Tutsis qui étaient piégés dans le camp de Nyarushishi, près de Cyangugu, à l’extrême sud-ouest du Rwanda. Pour les officiers et soldats qui y ont contribué, cette opération de sauvetage reste, trente après, un motif de fierté. Et Edouard Balladur ajoute aujourd’hui : «
Nous sommes les seuls à avoir fait quelque chose, c’est à l’honneur de la France. »
Pourquoi les militaires français ont-ils laissé filer les génocidaires ?
Les Français ne peuvent pas dire qu’ils n’ont jamais pensé à les arrêter. Dès le 21 juin 1994, quand les Américains donnent leur accord à l’opération Turquoise, le secrétaire d’État adjoint aux affaires africaines, George Moose, avertit les Français : «
Le FPR vous soupçonne de vouloir soustraire les extrémistes hutus à la justice. » (rapport Duclert, page 486) Pourtant, le lendemain, lors du vote à l’ONU, rien n’est dit dans la résolution 929 sur l’attitude qu’il faudra adopter à l’égard des criminels présumés. Un « oubli » lourd de conséquences. Le 14 juillet, le chef de l’opération Turquoise, le général Lafourcade, informe l’état-major à Paris que plusieurs membres du gouvernement intérimaire rwandais (GIR) sont dans la Zone humanitaire sûre (ZHS) qu’il contrôle. Que doit-il en faire ? À Paris, tout le monde se défausse en s’abritant derrière le mutisme de l’ONU. La veille, lors d’une réunion de la cellule de crise au ministère français des Affaires étrangères, le directeur de cabinet d’Alain Juppé, un certain Dominique de Villepin, futur Premier ministre (2005-2007), a eu cette formule lapidaire : «
Il faut refiler le bébé à d’autres. » (rapport Duclert, page 636)
Dans cette indifférence générale, un diplomate français tire la sonnette d’alarme. Le 15 juillet, l’ambassadeur Yannick Gérard, envoyé du Quai d’Orsay à Goma, écrit à sa hiérarchie à Paris : «
Nous n’avons pas d’autre choix, quelles que soient les difficultés, que d’arrêter [les suspects]
ou de les mettre en résidence surveillée en attendant que les instances judicaires internationales compétentes se prononcent sur leur cas. […]
C’est notre devoir de ne pas les laisser s’égailler dans la nature. » Tout est dit, mais rien n’est fait. Paris demande même à Turquoise de faire partir rapidement ces suspects de la ZHS, avant qu’un nouveau gouvernement à Kigali n’exige leur arrestation (rapport Duclert, page 633). Certes, sur le terrain, il pouvait être difficile pour les soldats français d’arrêter des dignitaires hutus au milieu d’une foule de leurs partisans. Mais trente ans après, le souvenir de cette dérobade n’aide pas à réhabiliter Turquoise…