Fiche du document numéro 34388

Num
34388
Date
Vendredi 4 mars 2016
Amj
Taille
8195033
Titre
« L’ethnisme » : une fatalité exorcisée ?
Sous titre
Alors qu’un vent de liberté a soufflé sur le continent, les sociétés africaines peuvent encore tomber dans le piège de ce communautarisme qu’on appelait autrefois « tribal ».
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Depuis un demi-siècle, les
historiens et les anthropologues ont montré que «les
ethnies ont une histoire», qu’elles
se construisent, se déconstruisent et se recomposent. Le regard
porté sur le continent est, peu à
peu, sorti de l’âge de l’exotisme
ethnographique. Les peuples de
l’Afrique noire ont récupéré l’initiative sociale et politique que la
colonisation leur avait déniée.
Néanmoins, des années 60 aux
années 90, des conflits sanglants
ont mis en branle les appartenances à des identités du passé, dont
les antagonismes apparaissaient
comme incontournables. Que
l’on pense au Soudan, au Nigeria,
aux deux Congo, au Liberia, à
l’Angola, à l’Ouganda, au Burundi… et au sommet de l’horreur atteint en 1994, au Rwanda,
où la logique génocidaire a été
rééditée au cœur de l’Afrique.
Alors, les chercheurs ont-ils vécu
d’illusions généreuses, démenties par des drames bien réels?
Faudrait-il se résigner à la ritournelle «ethnique» des commentateurs? Le dilemme entre la critique du ressort postcolonial des
fatalités dites «traditionnelles» et
le constat des réalités trop
humaines que représentent les
centaines de milliers de morts et
d’exilés est-il insoluble?
Aujourd’hui, alors qu’un vent de
liberté a indéniablement soufflé
sur le continent, le piège de ce
communautarisme qu’on appelait autrefois «tribal» est-il toujours prêt à se refermer sur les
printemps africains? La réponse
n’est pas simple et les avis des
observateurs divergent beaucoup
d’un pays à l’autre.
Quatre facteurs sont porteurs
d’espoir en ce XXIe siècle.
D’abord, la vitalité démographique: la population a plus que
quadruplé depuis les Indépendances, sa jeunesse est le trait le
plus frappant, puisque près des
deux tiers ont moins de 30 ans.
Cela signifie un renouvellement
rapide des générations, porteur
de nouveaux questionnements.
D’autre part, l’urbanisation massive (plus d’un Africain sur deux
vivra en ville d’ici à 2030) suscite
des brassages de populations,
faits de rencontres et d’alliances.
La multiplication des nouveaux
médias portés notamment par
Internet, et le développement
exponentiel de la téléphonie
mobile favorisent les contacts et
ne permettent plus que l’on massacre à l’abri des regards indiscrets. Cette jeunesse mondialisée, c’est aussi la «génération
Facebook». Enfin, les solidarités
religieuses, chrétiennes ou
musulmanes prennent une ampleur inouïe, transcendant les
anciens clivages dits «naturels».
Si l’on entend donc par «ethnisme» non pas seulement le fait
de parler telle langue, de partager
certains usages et des souvenirs
Alors qu’un vent
de liberté a soufflé
sur le continent,
les sociétés africaines
peuvent encore
tomber dans
le piège de ce
communautarisme
qu’on appelait
autrefois «tribal».
historiques, mais le fait de voir
cette appartenance, souvent
complexe, réduite à une identité
«originelle» simpliste et instrumentalisée par une faction politique à coup de discriminations,
voire d’exclusions, la question
mérite vraiment d’être posée
aujourd’hui.
La jeunesse a montré sa capacité
à faire reculer des gouvernements, comme au Burkina Faso.
Une génération «Y’en a marre»
s’est fait entendre aussi au Sénégal. Les jeunes se retrouvent dans
les rues, mais aussi sur les réseaux sociaux du Net. Ils sont
présents dans les associations,
qui se sont multipliées à la suite
de la chute des dictatures. Mais
les réalités économiques pèsent
aussi. L’exemple du Burundi est
typique: la jeunesse a manifesté
dans les rues de Bujumbura
depuis avril 2015, Hutus et Tutsis
réunis, contre l’arbitraire et la
corruption du pouvoir. Les passions «ethniques», responsables
de dix ans de guerre civile sont
dépassées au sein de cette nouvelle génération, qui en a compris l’exploitation par les pêcheurs en eau trouble. Mais elle
se heurte à la répression féroce
d’un groupe dirigeant qui a créé
une milice constituée d’autres
jeunes en quête d’argent et perméables à la reprise de slogans
racistes.
Les nouveaux médias sont devenus un outil de résistance décisif,
mais aussi le repaire, ici comme
ailleurs, des slogans conspirationnistes et des appels à la
haine, suggérant la priorité des
appartenances ethniques. Au Sénégal, les sites du style «Fier
d’être Serere», etc. fleurissent.
Les mouvements religieux sont
aussi capables de mobiliser à la
fois revendications sociales et
références identitaires, comme
on l’observe dans les différents
groupes jihadistes au Mali ou
dans les Eglises évangéliques en
Afrique orientale et centrale. Au
Nord-Kivu, les baptistes sont en
fait une Eglise nandé, les «néoapostoliques» une Eglise hundé,
«l’école des Volcans» est havu, etc.
Dans les villes, le fossé social
peut inspirer de nouveaux sobriquets identitaires, comme les
«Wabenzi» (les possesseurs de
Benz) à Nairobi. Mais la misère
crée des solidarités de quartier,
qui coïncident souvent avec des
communautés d’origine. La méfiance entretenue par le souvenir
des conflits récents ne peut que
renforcer ces repliements générateurs de véritables ghettos,
notamment au Congo-Kinshasa.
L’instrumentalisation politique
des identités ethniques a toujours été complexe. En Ouganda,
l’homme de l’ouest, Museveni, a
pu compter sur les Baganda pour
arriver au pouvoir et,
aujourd’hui, il est confronté à des
opposants originaires aussi de
l’ouest du pays. En Côte-d’Ivoire,
on a assisté au passage d’une
idéologie de l’ivoirité centrée sur
les Baoulé (au sud-est) à l’affirmation d’une «autochtonie» censée regrouper tous les gens du
sud contre les «étrangers» dioula
du nord. Cette flexibilité n’enlève
rien à la violence des conflits, qui
se nourrissent aussi des inégalités sociales et régionales,
comme on l’a vu au Kenya
en 2008. Les enjeux de pouvoir
conduisent à faire feu de tout
bois, y compris, en s’inscrivant
dans les dissensus du passé.
Les catastrophes de la fin
du XXe siècle ont fait réfléchir,
créant autour des mouvements
ethnistes une sorte de mauvaise
conscience. Lors du conflit ivoirien, comme ensuite en Centrafrique, est revenue la mise en
garde sur la menace d’un «nouveau Rwanda». Mais on peut
assister à des mutations perverses. En Afrique du Sud, le particularisme zoulou tend apparemment à se diluer dans un
culturalisme bantou, avec des
prolongements touristiques. Le
président Zuma lui-même
n’est-il pas zoulou! Mais on a observé, en 2015, l’affirmation
d’une xénophobie d’Etat contre
les étrangers venus du Mozambique ou du Congo, comme si les
vieilles haines locales se transmuaient en un nationalisme du
sang et du sol. L’Afrique
n’échappe pas à cet air du temps
mondialisé. Des contacts avec
des enseignants africains montrent aussi que, même si le souci
de maîtriser les préjugés identitaires est réel, l’outillage intellectuel reste parfois déficient dans
les bibliothèques et dans les esprits. Le vieil imaginaire africaniste n’a pas toujours été démystifié. Les pesanteurs de l’altérité,
en Afrique comme en Europe,
dépendent beaucoup de ce qui se
passe à l’école.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024