Citation
Jean-Luc Galabert, Yannick Miara et Bruno Gouteux
Membres du comité de rédaction
de la revue La Nuit rwandaise
Il nous est proposé ici de revenir sur le travail de La Nuit rwandaise. Une revue d’un type assez particulier. Tout d’abord, par son objet ou sujet principal. La Nuit rwandaise n’est en effet pas une revue sur le Rwanda. Ce n’est pas une revue sur les génocides ni une revue sur le génocide contre les Tutsi. Ces sujets n’y sont pas absents, mais son objet principal est l’implication française dans le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, comme le rappelle son sous-titre. Par son objet d’étude, La Nuit rwandaise a été au cœur d’enjeux politiques et diplomatiques qui auront tout au long de ses onze premiers numéros largement impactés son contenu, comme sa visibilité et sa « légitimé » dans les espaces médiatiques, politiques, universitaires et militants.
La Nuit rwandaise est aussi une revue particulière par sa forme et ses modalités de fonctionnement : une publication de plus de 500 pages, imprimée chaque année après diffusion d’un appel à contribution et qui aura permis de réunir une diversité d’actrices et d’acteurs, de paroles, d’analyses et de points de vue (rescapé-e-s, témoins, humanitaires, journalistes, écrivain-e-s, universitaires, politiques, militaires, militant-e-s…) aussi bien que des textes d’associations (Ibuka, Survie, CEC, CPCR, FRG-EJR, LDH…) et de collectifs (Fair Trials for Rwanda, Genocide Made in France…).
Une revue particulière, également, par la diversité des contributions qu’elle a recueillies au fil des années : témoignages, documents d’archives, documents judiciaires, enquêtes, lettres ouvertes, articles d’information, paroles de rescapé-e-s, rapports, analyses, tribunes, actes de colloque, notes de lectures, chronologies, interviews, comptes rendus, appels, poèmes…
Enfin, La Nuit rwandaise est une revue particulière, car elle tire son titre et son but d’un livre éponyme et du travail entrepris par l’un-e de ces citoyen-ne-s français-e-s qui ont très tôt alerté sur les dérives de la France au Rwanda, qui ont ensuite essayé de mobiliser pour arrêter le génocide en cours puis qui ont documenté les implications françaises dans la commission du « crime des crimes ». En 2002, Jean-Paul Gouteux publiait « La nuit rwandaise » (édition Izuba et L’Esprit frappeur), une étude précise et argumentée, et dressait, déjà, le sombre tableau de l’implication française dans ce génocide : une mise au point sur les soutiens militaires, diplomatiques et financiers, sur les relais médiatiques et intellectuels qui ont été apportés, en France, aux génocidaires durant, mais aussi avant et après, le génocide contre les Tutsi. « Aujourd’hui cette complicité française est à la fois connue et occultée », écrivait-il alors.
C’était toujours le cas, quelques années plus tard, en 2007, après qu’un cancer eut emporté Jean-Paul Gouteux et alors que ses ami-e-s décidaient, à l’initiative de Michel Sitbon et de l’un de ses fils, pour lui rendre hommage, de poursuivre son travail. Pour continuer à faire cette « synthèse spécifique sur l’implication française dans le génocide » qu’il avait participé à écrire, il-elle-s décidaient de publier, chaque année, une revue ouverte à toutes les personnes décidées à ce que cette complicité ne soit plus occultée et que soient enfin tirées des conclusions — judiciaires, politiques, législatives et institutionnelles — de ce scandale d’État.
« Inoubliable Mitterand », affiché sur une pancarte tendue par un milicien en liesse durant le génocide, est la photo qui illustre la couverture du livre de Jean-Paul Gouteux qui mettait, après d’autres, en lumière les responsabilités françaises et celles de l’Élysée. « La nuit rwandaise » venait en effet compléter les informations publiées dans le livre de Pascal Krop, « Le génocide franco-africain, faut-il juger les Mitterrand ? » (1994), celui de François-Xavier Verschave, « Rwanda : complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda » (1994), ceux de Mehdi Ba, « Rwanda, un génocide français » (1998), de Michel Sitbon, « Un génocide sur la conscience » (1998), et dans son premier livre, « Un génocide secret d’État : la France et le Rwanda, 1990-1997 » (1998), qui avaient déjà pointé l’ampleur de cette implication française.
Une implication « à la fois connue et occultée » en 2002 comme en 2007, lorsqu’est publié le premier numéro de la revue. Il s’ouvre sur deux textes de rescapé-e-s, « Lettre ouverte à la jeunesse française » de Yolande Mukagasana et « Pardonner ? » de Vénuste Kayimahe, et se conclu par le rappel des « Conclusions provisoires des travaux de la Commission d’enquête citoyenne sur le rôle de la France durant le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 ». Aux côtés des témoignages de rescapé-e-s (« Survivre au génocide »), Nicole Merlo témoigne « qu’il y avait des Français à toutes les barrières », Jacques Morel y rappelle que « des Français participaient aux opérations pendant le génocide » et Assumpta Mugiraneza que le négationnisme est un piège tout autant qu’un défi. Y seront publiés plusieurs textes de Jean-Paul Gouteux, dont « Besoin de justice », « Mémoire et révisionnisme du génocide rwandais en France » et « Réparations pour les victimes du génocide » dont les conclusions constitueront la ligne éditoriale des numéros suivants.
Cette démarche que nous avons entamée en créant cette revue est de notre responsabilité collective en tant que citoyen-ne français-e. Il est de notre devoir de ne pas nous défausser et de ne pas léguer à nos enfants cet héritage empoisonné.
Onze numéros et 5320 pages auront été produits sur un objet très particulier, « l’implication française dans le génocide contre les Tutsi », qui est au cœur, nous l’avons évoqué, d’enjeux politiques et diplomatiques. « Imprescriptible ! », écrivait encore Mehdi Ba dans le premier numéro de la revue, rappelant que ce crime, le génocide, implique qu’en tout temps puissent être poursuivis et condamnés leurs auteurs, mais aussi leurs complices : il y a aussi, dans cette implication française, des enjeux judiciaires.
Indépendamment des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda, dont les différends portaient précisément sur cette question de l’implication française, la revue s’est efforcée durant onze années de rappeler que si « l’implication des autorités françaises dans une telle horreur est trop “inimaginable” » comme l’écrivait Jean-Paul Gouteux, elle est connue et largement documentée, bien qu’une série d’acteur-rice-s s’efforcent encore aujourd’hui de l’occulter.
Dès le premier numéro de la revue, la note de lecture de Michel Sitbon du livre de David Servenay et Gabriel Périès, « Une guerre noire », rappelait la doctrine employée par la France au Rwanda. Enquêter sur les responsabilités françaises et faire un état des lieux annuel des connaissances sur le rôle qu’ont pu jouer l’État ou des acteur-rice-s français dans le génocide nous aura permis de comprendre qu’au Rwanda avait été appliquée la doctrine française de la « guerre révolutionnaire » - dès 1959, comme l’aura démontré Léon Saur - mais aussi d’éprouver les effets de sa dichotomisation « ami / ennemi » : animée par des citoyen-ne-s français-e-s scandalisé-e-s par l’implication de leur état dans la commission d’un génocide, la revue, comme les associations et collectifs citoyens dénonçant cette implication, aura été disqualifiée, attaquée comme voulant « salir l’honneur de la France ».
Alors que le Rwanda et la France avaient rompu leurs relations diplomatiques, notre dénonciation des ordonnances Bruguière (véritable « forfaiture » comme l’indiquaient dans la revue Jacques Morel et Georges Kapler) et des manœuvres autour de l’attentat aura fini de nous catégoriser comme « faisant le jeu de l’ennemi ». En 2011, La Nuit rwandaise était ainsi l’objet d’une plainte en diffamation publique envers officier supérieur en mission déposée par neuf des militaires français engagés au Rwanda entre 1990 et 1994. Il ne nous était pas reproché l’un de nos articles, mais d’avoir publié, sur le site Internet de la revue, un communiqué officiel du gouvernement rwandais rendant compte des travaux de la Commission d’enquête sur les responsabilités françaises dans le génocide des Tutsi, dite Commission Mucyo. La constitution d’une offre de preuve par la défense aboutira à ce que soit menée une enquête au Rwanda (notamment dans les prisons rwandaises) et réunis des documents appuyant les conclusions du rapport, que nous avons alors publié dans son intégralité la même année, dans le cinquième numéro. Le Rapport Mucyo se conclut, « vu la gravité des faits allégués », par un appel aux « instances habilitées à entreprendre les actions requises afin d’amener les responsables politiques et militaires français incriminés à répondre de leurs actes devant la justice. »
Malgré les entreprises de désinformation et le soutien que reçoivent encore aujourd’hui les discours négationnistes, « on ne peut transformer le passé lui-même dans sa réalité », rappelait Jean-Paul Gouteux, citant Pierre Vidal-Naquet, et l’exploration des archives par les chercheur-e-s et le travail des historien-ne-s ajoutent à la connaissance du génocide commis contre les Tutsi, tout en dressant chaque année un tableau plus précis de cette implication française. Ce travail est précieux et indispensable, mais insuffisant.
Cette implication est toujours « à la fois connue et occultée ». Une pleine reconnaissance de l’implication française dans le génocide contre les Tutsi demande qu’en soient tirées, en France, des conclusions judiciaires, politiques, législatives et institutionnelles.
La mobilisation des intellectuel-le-s et des chercheur-e-s est nécessaire pour que la connaissance de l’action française au Rwanda sorte des espaces universitaires et spécialisés et que soient combattus les discours négationnistes et révisionnistes qui servent à l’occulter, mais aussi à remobiliser le racisme et les discours de haine en Afrique centrale et dans ses diasporas.
En 2002, Jean-Paul Gouteux rappelait que « le désir de faire la vérité s’émousse vite. La fréquentation des autorités est redoutable pour l’intégrité des chercheurs, en particulier pour ceux qui sont au sommet de leur carrière scientifique et universitaire. Les notables de la recherche ont leurs petites et grandes entrées dans les ministères. L’approche des responsables politiques donne l’enivrante impression d’être dans les coulisses du pouvoir. Elles donnent aussi l’illusion d’y participer. »
Les chercheur-e-s aujourd’hui ici réuni-e-s montrent que ce n’est pas une fatalité et, comme le rappelait Jean-Paul Gouteux, intellectuel-le-s et chercheur-e-s se doivent donc aussi de dévoiler « les attitudes intellectuelles, les mensonges, les silences et les omissions, qui permettent de détourner si facilement les regards » pour que ne soit même pas envisagé, en France, que la justice se saisisse de l’action, largement documentée aujourd’hui, des responsables politiques et militaires français qui ont soutenu, y compris durant et après le génocide, leurs alliés génocidaires.
Les logiques génocidaires, comme celle qui a poussé le Rwanda dans l’horreur du génocide, n’ont en effet pas disparu, comme onze années d’enquête nous l’auront appris. On retrouve aujourd’hui les mêmes discours de haine au Congo et au Burundi où, là aussi, la coopération militaire française est présente : rappelons qu’en 2018 la France reprenait sa coopération de défense avec le Burundi, alors que la présence de miliciens interahamwe venus du Congo était avérée au sein de la police burundaise et que ces derniers ont participé à la formation des milices burundaises imbonerakure. Rappelons également qu’en RDC était mise en place l’École de guerre de Kinshasa (EGK) dans le cadre de la coopération française et sous le patronage de l’École de guerre de Paris, au moment même où les logiques génocidaires continuaient, et continuent encore, d’enflammer les Kivu.
Il reste beaucoup à faire pour qu’enfin soient tirées, en France, des conclusions judiciaires, politiques, législatives et institutionnelles de cette implication française dans un génocide et que l’État français engage un véritable combat contre les idéologies génocidaires.
Le présent colloque a la vertu d’avoir réuni des chercheuses et chercheurs de différents horizons ; nous souhaitons qu’il augure d’un travail en bonne intelligence entre toutes ses actrices et tous ses acteurs, universitaires ou non, rescapé-e-s et témoins. La vérité, toute la vérité, y compris sur l’implication française, doit être notre boussole ; il ne faut pas que l’intelligence du passé que nous sommes en train de construire nuise à l’intelligence du présent.
Beaucoup reste à faire aussi pour que les savoirs construits ne soient pas confinés à un cénacle d’intellectuel-le-s ; nous sommes chacun et chacune redevable envers le peuple rwandais de ce que nous élaborons comme savoir. Il faut donc trouver les modalités du partage et de la diffusion des savoirs sur l’histoire du Rwanda.
Une des lignes directrices de la revue a été de poser la question des réparations. Cette question doit être posée dans toute sa complexité, car elle pourrait conduire à de possibles discriminations. Elles ne doivent pas non plus être subordonnées à des procédures judiciaires, mais s’imposent vis-à-vis des rescapé-e-s comme une exigence éthique pour la société française.
Pour ne pas conclure, sachez que les rapports Duclert et Muse ainsi que ce colloque nous obligent à poursuivre le travail que nous avons entrepris. Le 7 avril prochain paraîtra le numéro 12 de La Nuit rwandaise et nous lançons ici même, comme pour les numéros précédents, un appel à contribution. Tout-e-s celles et ceux qui le souhaitent peuvent nous transmettre leur article pour la recherche de la vérité, « toute la vérité ».
©Jean-Luc Galabert, Yannick Miara et Bruno Gouteux