Fiche du document numéro 34244

Num
34244
Date
Mercredi 14 septembre 2022
Amj
Taille
174154
Titre
L’incrimination du négationnisme et de l’idéologie du génocide. Timide étude de droit rwandais
Mot-clé
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Prof. Thomas Hochmann
Université Paris Nanterre (CTAD)
Institut Universitaire de France

Des dispositions juridiques variées ont été adoptées au Rwanda pour réprimer le négationnisme et certains autres propos relatifs au génocide. Les développements qui suivent portent sur cet effort juridique pour lutter contre le négationnisme. Je ne prétends nullement être un spécialiste du droit rwandais, et mon objectif ici est de parvenir à décrire, sans trop d’erreurs, quelques normes juridiques . J’espère néanmoins qu’un éventuel lecteur rwandais pourra trouver un minimum d’intérêt à ce texte : il arrive qu’un regard extérieur et ingénu offre, par son ignorance même, un éclairage original, à défaut d’être utile .
La première question que pose l’analyse juridique est celle de la liberté d’expression. La garantie de ce droit fondamental permet-elle la répression du négationnisme ? Dans la plupart des Etats, comme en droit international, la liberté d’expression peut être restreinte lorsque son exercice est susceptible de provoquer des conséquences néfastes, de porter atteinte à certains intérêts. A titre d’exemple, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme permet de limiter la liberté d’expression pour défendre l’ordre, prévenir le crime ou encore protéger la réputation ou les droits d’autrui. En France, le Conseil constitutionnel précise qu’une restriction peut intervenir pour protéger « l’ordre public ou les droits des tiers » . Ce type de raisonnement est également à l’œuvre dans la Constitution rwandaise, qui garantit la liberté d’expression à son article 38 et prévoit la possibilité de la limiter pour protéger certains intérêts tels que l’ordre public ou le droit de chaque citoyen à l’honneur et à la dignité. Dans ce cadre, examiner l’admissibilité de la répression du négationnisme conduirait à apprécier les conséquences de cette expression, les effets néfastes que sa diffusion serait susceptible d’exercer sur les intérêts dont la protection justifie de restreindre la liberté d’expression .
En réalité, cependant, il n’est nul besoin de se livrer à cette analyse en droit rwandais. En effet, la répression du négationnisme est explicitement prévue par la Constitution. En 2003, un article 13 énonçait que « le révisionnisme, le négationnisme et la banalisation du génocide sont punis par la loi ». Cette disposition ne figure plus dans la version en vigueur de la Constitution, qui date de 2015. Néanmoins, un article 10 assure que le Rwanda s’engage à respecter et faire respecter certains « principes fondamentaux » parmi lesquels la « lutte contre le négationnisme et le révisionnisme du génocide ainsi que l’éradication de l’idéologie du génocide et toutes ses manifestations » . Tout conflit avec la garantie de la liberté d’expression semble donc levé d’emblée, aucun problème de constitutionnalité n’apparaît pour la répression du négationnisme ou des manifestations de l’idéologie du génocide. Reste à savoir comment s’y prendre, et le droit rwandais a évolué sur ce point .

I. L’incrimination de l’« idéologie du génocide »

Une particularité du droit rwandais, comme il ressort déjà du texte de la Constitution, est que la lutte juridique contre le négationnisme est accompagnée d’une répression de « l’idéologie du génocide ». Sous cet aspect, le système rwandais se rapproche du droit autrichien, qui réprime le négationnisme dans le cadre d’une interdiction de l’idéologie nazie. La Verbotsgesetz (loi d’interdiction), adoptée dès le 8 mai 1945, met hors la loi le parti national-socialiste et exclut toute activité effectuée dans un esprit national-socialiste, favorable aux buts de cette idéologie . Comme en droit rwandais, cette restriction intervient au niveau constitutionnel. L’enjeu, dans les deux pays, semble être d’étouffer dans l’œuf toute résurgence du mal, et donc d’éradiquer l’idéologie à l’origine du génocide. Toute la difficulté consiste à définir les comportements visés. Ce que montrent les évolutions du droit rwandais, c’est que l’on ne gagne pas toujours à être trop précis.
En 2008, le jour où la France révisait sa Constitution , le Rwanda adoptait une loi qui définissait le crime d’idéologie du génocide comme l’ensemble des comportements qui tendent à « déshumaniser un individu ou un groupe d’individus », notamment par des propos qui visent à « propager la méchanceté », ou par le fait de « marginaliser, proférer des sarcasmes, dénigrer, outrager, offenser, créer la confusion visant à nier le génocide qui est survenu, semer la zizanie, se venger, altérer le témoignage ou les preuves sur le génocide qui est survenu » . Les termes choisis dans cette énumération paraissaient conférer un caractère trop imprévisible à l’application de la loi. De telles formulations ne permettent pas aux justiciables de savoir à l’avance, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, si leurs actes correspondent ou non aux comportements interdits . Je recours là, pour définir l’exigence de prévisibilité de la loi, aux formulations retenues par la Cour européenne des droits de l’homme, qui ne revêt guère de pertinence en droit rwandais. Mais on peut sans doute interpréter de la même manière la garantie du procès équitable prévue à l’article 29 de la Constitution du Rwanda, qui affirme notamment que nul ne peut être « condamné pour une action ou omission qui ne constituait pas une infraction d’après le droit national […] au moment où elle a été commise ». Un comportement ne constitue pas une infraction au moment où il est commis si l’on n’est pas en mesure, à ce même moment, de comprendre qu’il est interdit.
C’est donc sans surprise que cette loi de 2008 a donné lieu à des critiques de nombreuses organisations non gouvernementales, d’autant plus qu’elle prévoyait de lourdes peines de prison . A vrai dire, dès 2008, le gouvernement du Rwanda exprima lui-même des doutes sur la manière dont était rédigée cette loi . Mais ce n’est qu’en 2013 que l’incrimination de l’« idéologie du génocide » fut profondément remaniée. La nouvelle loi en donnait une définition très différente, puisqu’elle correspondait désormais aux propos qui préconisent la commission du génocide ou soutiennent le génocide . Pour employer les mots du droit français, la loi de 2013 définissait le crime d’« idéologie du génocide » comme la provocation au génocide ou l’apologie du génocide.
Cette nouvelle loi a pu être critiquée au motif qu’elle ne donnait pas d’exemples d’actes concrets, au contraire de la loi de 2008 . Ce reproche me paraît infondé. Les « exemples » précédents n’apportaient guère autre chose que de la confusion. Plutôt que de préciser les comportements visés par la loi, ils tendaient à élargir et à brouiller les limites de son champ d’application. Qu’est-ce que « marginaliser » autrui, comment reconnaître des « sarcasmes », peut-on être à peu près sûr que des propos tendent à « propager la méchanceté » ? La provocation au génocide et l’apologie de ce crime sont suffisamment claires, et c’est aux juges qu’il revient de confronter ces catégories abstraites à des cas concrets .
La loi de 2013 était néanmoins encore affectée de certaines maladresses qui prenaient la forme de chevauchements : les comportements constitutifs d’« idéologie du génocide » paraissaient correspondre également à d’autres infractions. Ainsi, « préconiser la commission du génocide » ne semblait guère différer de l’incitation à commettre un génocide, prévue à l’article 4, et le fait de « soutenir le génocide » était également visé, dans les mêmes termes, par l’article 7 qui réprimait la justification du génocide. En France, ce phénomène de double incrimination a été dénoncé par le Conseil constitutionnel pour s’opposer à une forme d’extension de la pénalisation du négationnisme . Pourtant, il ne pose pas de problème majeur lorsque la même peine est prévue dans chaque cas. Il s’agit d’un défaut de légistique, d’une impropriété dans la construction de la loi, mais qui n’expose pas les justiciables à des inégalités de traitement ou à des peines arbitraires.
Ce que semble en revanche révéler cette répétition au sein de la loi, c’est que la lutte contre l’idéologie génocidaire n’est pas tant une infraction spécifique que l’objectif général de la loi, au nom duquel on incrimine des comportements précis tels que la négation, l’apologie, la justification du génocide, ou encore l’incitation à le commettre. Il est sans doute possible de se priver d’un crime spécial d’« idéologie du génocide » sans affaiblir la lutte contre ce phénomène.
Mais c’est une autre démarche, plus prudente, qu’a retenue le législateur rwandais cinq ans plus tard, en 2018, dans ce qui constitue la dernière réforme en date . Elle consiste à faire de l’idéologie du génocide une infraction résiduelle, qui « attrape » tous les comportements favorables à cette idéologie qui ne correspondent pas déjà à une infraction plus spécifique. Une telle méthode est à l’œuvre en Autriche, dans la « Loi d’interdiction » précitée. Cet instrument incrimine toute une série d’activités favorables au NSDAP ou à ses objectifs : fonder, financer ou adhérer à une association qui poursuit de tels buts, tuer, voler ou encore incendier dans le même dessein, nier les crimes contre l’humanité commis par les nazis, etc. Un article 3g incrimine par ailleurs tous les actes favorables au national-socialisme qui ne sont pas déjà visés par une disposition spécifique.
La nouvelle loi rwandaise relative à l’idéologie du génocide fonctionne de la même manière. Elle définit, sous l’appellation d’infractions « connexes à l’idéologie du génocide » la négation (article 5), la minimisation (article 6) et la justification (article 7) du génocide, mais également la dissimulation de preuves (article 8), l’atteinte aux corps des victimes (article 9), le fait d’endommager volontairement un mémorial (article 10) et les violences contre un rescapé du génocide (article 11). Mais avant toutes ces infractions spécifiques, la loi soumet à la même peine le crime d’idéologie du génocide, défini à l’article 4 comme tout « acte qui reflète une idéologie prônant ou soutenant la destruction, en tout ou en partie, d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». On peut penser que l’essentiel de ces actes correspondent à l’une des infractions définies dans les dispositions qui suivent. Mais l’individu qui trouve une autre manière de manifester son adhésion à l’idéologie génocidaire n’échappera pas à la loi, le filet de l’article 4 permettant d’attraper tout ce qui ne tombe pas dans les paniers des articles 5 à 11. Un tel mécanisme paraît apte à atteindre l’objectif d’une répression large, tout en respectant l’exigence de prévisibilité de la loi.

I. La répression du négationnisme

Dans un premier temps, la loi du 6 septembre 2003 interdisait de nier le génocide, de le minimiser grossièrement ou de le justifier . Une nouvelle définition est néanmoins intervenue en 2013, évolution confirmée par la loi de 2018. La description du comportement visé est adaptée à la réalité du phénomène, à la spécificité du négationnisme tel qu’il existe au Rwanda. En effet, si tous les négationnismes partagent des caractéristiques similaires, ils ont aussi chacun leur spécificité. A l’égard du génocide perpétré contre les Tutsi, le négationnisme n’a pas pour principal objet de contester la commission de massacres de très grande ampleur. Il nie surtout l’existence d’une intention génocidaire, en présentant les violences comme le simple fruit d’une « colère » populaire et spontanée . Si une telle thèse consiste bien à nier le génocide lorsque celui-ci est défini comme l’exécution d’un plan concerté, tel que c’est le cas en droit français, son caractère négationniste aurait pu être débattu dans un système qui se réfère plus largement à l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe, comme c’est le cas en droit rwandais . Des stratégies de défense plus ou moins élaborées auraient pu consister à prétendre qu’insister sur le caractère spontané des violences ne remettait pas en cause leur caractère génocidaire, dès lors qu’elles visaient bien à exterminer une partie du groupe tutsi. De la sorte, la thèse de la « colère populaire », celle-là même qui fut développée par les autorités génocidaires en personne, aurait été susceptible d’échapper à la répression. Mais la loi de 2013 coupe court à toute controverse, en désignant explicitement comme une forme de négationnisme le fait de « déclarer ou expliquer que le génocide perpétré contre les Tutsi n’a pas été planifié ».
La deuxième forme de négationnisme répandue dans le contexte rwandais consiste à défendre la thèse du « double génocide ». Un second génocide aurait eu lieu, perpétré par les forces du FPR soit pendant l’extermination des Tutsi, soit à son issue . En général, ce discours vise bien à nier l’existence du génocide perpétré contre les Tutsi, en le noyant dans un magma de violences réciproques et indifférenciées . Mais s’il est exposé de manière suffisamment habile, sa répression au titre de la négation du génocide peut prêter à difficulté. Après tout, formellement, celui qui dit qu’il y a eu deux génocides ne nie pas qu’il y en a eu un. Là aussi, la loi de 2013 évite le problème en précisant qu’est réprimé au titre du négationnisme le fait d’« affirmer qu’il y a eu un double génocide au Rwanda ».
En dehors de ces deux dispositions spécifiques, la loi de 2013 confirmée en 2018 contient deux définitions beaucoup plus générales de l’infraction de négationnisme. Il est tout simplement interdit de « déclarer ou expliquer qu’un génocide n’en est pas un » et de « déformer la vérité sur un génocide dans le but de tromper le public ». Un point remarquable est que ces dispositions ne sont pas limitées au génocide perpétré contre les Tutsi . Leur champ d’application mérite d’être précisé. En 2013, la loi souffrait d’une certaine maladresse à cet égard. Un article 2 consacré à la définition des termes de la loi précisait que le mot « génocide » renvoyait au « génocide perpétré contre les Tutsi ou tout autre génocide reconnu par les Nations Unies ». Néanmoins, dans le même article, l’expression « génocide reconnu par les Nations Unies » faisait elle aussi l’objet d’une définition, qui reprenait les termes de la Convention de 1948, mais omettait de préciser qu’un génocide reconnu par les Nations Unies doit être… reconnu par les Nations Unies ! Or, la définition de mots « au sens de la loi » est une arme extrêmement puissante, qui doit être maniée avec précaution. Le législateur peut parfaitement établir qu’« aux fins de la présente loi », un « carré rouge » désigne un cercle bleu. En assumant une définition des termes, le législateur s’ouvre toutes les possibilités mais prive de pertinence le sens commun. Aussi, à défaut d’être inscrite dans la définition, la reconnaissance par les Nations-Unies n’était pas exigée et le champ exact d’application de la loi de 2013 était douteux. Certains verront là d’inadmissibles arguties, que le juge devra s’empresser de balayer pour faire prévaloir la signification évidemment voulue par le législateur. Mais mal rédiger les lois et compter sur le juge pour les corriger, c’est accepter que le juge ne soit pas lié par les termes de la loi. « Rien n’est plus dangereux », écrivait Beccaria, « que l’axiome commun qu’il faut consulter l’esprit de la loi. Adopter cet axiome, c’est rompre toutes les digues, et abandonner les lois au torrent des opinions » .
La loi de 2018 a résolu ce problème en affirmant plus simplement, en son article 3, qu’elle s’appliquait au génocide perpétré contre les Tutsi et à « tout génocide reconnu par les Nations Unies ou les cours internationales ». Dans un tel cadre, les mots revêtent leur sens ordinaire, et seuls sont donc bien visés les génocides reconnus par un tribunal international ou bien par les Nations Unies. On voit à nouveau que l’excès de précision, ici à travers l’effort louable de définition des termes de la loi, peut parfois s’avérer contre-productif.
Un doute subsiste néanmoins sur le champ d’application exact de l’infraction de négationnisme. Il est clair qu’il n’est pas limité, comme c’est désormais le cas en France, aux crimes qui ont fait l’objet d’une condamnation juridictionnelle , mais s’étend aux génocides reconnus par les Nations Unies. Faut-il considérer que seule l’Assemblée générale est compétente pour s’exprimer au nom des Nations Unies ? Ou bien peut-on estimer qu’est reconnu « par les Nations Unies » tout crime reconnu par un organe des Nations Unies ? Dans cette seconde hypothèse, la reconnaissance du génocide des Arméniens par la Sous-Commission des droits de l’homme des Nations Unies en 1985 implique qu’il est interdit de nier ce crime en droit rwandais. C’est là une situation remarquable, dans un pays où une importante pression diplomatique turque s’exerce contre la reconnaissance du génocide des Arméniens. Quiconque a récemment visité le mémorial de Gisozi aura pu observer que le panneau consacré à ce crime a été retiré… Bien entendu, à la supposer établie, l’incrimination de la négation de ce génocide n’implique pas que des poursuites seront intentées contre d’éventuels négationnistes sur le sol rwandais. L’existence d’une infraction est une chose, la mise en œuvre de poursuites et le prononcé de condamnations en sont une autre. Une certaine prudence peut parfois être observée dans l’application concrète de la loi. Elle est moins inquiétante que l’excès de zèle.

II. L’opportunité des poursuites

Dans la lutte contre le discours de haine, qu’il s’agisse du racisme, du négationnisme, de l’« idéologie du génocide » au sens du droit rwandais, il est capital d’éviter les fausses accusations. Le problème n’est pas propre au Rwanda. Il est notamment très présent en Europe, et spécifiquement en France. Il suffit de songer au reproche d’antisémitisme parfois adressé à toute critique du gouvernement israélien, ou à la confusion parfois opérée entre une provocation à la haine contre les musulmans et une expression irrévérencieuse envers une croyance religieuse. Ces dénonciations infondées desservent profondément la lutte contre les discours de haine. Elles sont du pain béni pour les véritables racistes, qui auront beau jeu de les prendre comme exemple pour rejeter les accusations parfaitement justifiées qui sont portées contre eux. L’invocation inappropriée des lois contre les discours de haine tend à les discréditer : une seule accusation erronée sera exploitée pour affirmer que toutes les accusations sont erronées . Bref, ici comme ailleurs, il importe de ne pas crier au loup.
Or, dans le contexte rwandais, un tel reproche a régulièrement été adressé à des militants et surtout aux autorités politiques. La notion de négationnisme, écrivait Hélène Dumas en 2010, « se trouve souvent utilisée comme un anathème pour stigmatiser des comportements ou des propos qui n’ont rien de commun avec le négationnisme. Son emploi abusif et extensif vide la notion de son contenu et en fait un alibi politique que les tenants de cette vulgate n’auront alors aucune difficulté à dénoncer comme tel » . « Le régime », dénonçait Jean-Pierre Chrétien en 2012, « suspecte toute pensée critique d’être négationniste, au risque de perdre toute crédibilité à force de crier au loup » . Des critiques similaires ont pu être formulées plus récemment .
Ces reproches sont-ils fondés ? Je n’ai nul moyen de le vérifier, et c’est donc par deux appels à la recherche, et tout particulièrement à la recherche rwandaise, que j’achèverai cette contribution. D’abord, il convient de renforcer les recherches sur les guerres menées par le FPR . On ne saurait qualifier de négationniste toute interrogation sur la commission d’éventuelles exactions. Le fait qu’elles soient sans commune mesure avec le génocide ne signifie pas qu’elles n'existent pas. Or, la confusion entre l’étude de cette question et l’entreprise négationniste est facilitée par le fait que ce thème est délaissé par les véritables chercheurs, et exploité par les seuls négationnistes. Il convient donc de renforcer la recherche honnête sur ce point.
Ensuite, le fréquent reproche d’une exploitation abusive des lois contre le négationnisme mérite une étude appuyée sur des données complètes. Il serait extrêmement instructif de bénéficier d’une analyse de la jurisprudence rendue sur le fondement de ces dispositions. L’accès aux décisions de justice est certes une entreprise compliquée. C’est du moins le cas en France , et j’imagine qu’il en va de même au Rwanda. Mais le thème du négationnisme est trop important au Rwanda pour qu’une telle recherche ne soit pas facilitée par les autorités compétentes. Nous célébrons en 2023 les dix ans de la grande réforme de 2013 : n’est-ce pas l’occasion d’en faire le bilan ?

©Thomas Hochmann

[Notes :]

Je remercie Jean-Damascène Gasanabo, ainsi que la Providence qui m’a mis à côté de lui dans l’avion pour Kigali, sans quoi les erreurs qui émaillent peut-être ce texte auraient été encore plus nombreuses. J’adresse aussi de vifs remerciements à Henri Sergent.
Voir Jean Rivero, « Le Huron au Palais-Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir » (1962), in Pages de doctrine, tome II, Paris, LGDJ, 1980, p. 329-334. Dans ce texte célèbre chez les juristes français, Jean Rivero imagine les observations d’un huron surpris par les pouvoirs limités du juge administratif.
Voir par exemple la décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016, accessible sur le site www.conseil-constitutionnel.fr.
Voir Thomas Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression. Etude de droit comparé, Paris, Pedone, 2013, p. 337 s.
Cet article reprend un passage du préambule de la Constitution dans lequel les membres du peuple rwandais se disent « déterminés à prévenir et réprimer le crime de génocide, combattre le négationnisme et le révisionnisme du génocide, éradiquer l’idéologie du génocide et toutes ses manifestations ».
Voir en particulier Roland Moerland, The Killing of Death. Denying the Genocide against the Tutsi, Cambridge, Intersentia, 2016, p. 269 s.
Voir Felix Müller, Das Verbotsgesetz im Spannungsverhältnis zur Meinungsfreiheit, Vienne, Verlag Österreich, 2005, p. 140 s. ; Th. Hochmann, op. cit., p. 285 s.
Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.
Article 3 de la loi n° 18/2008 du 23 juillet 2008 portant répression du crime d’idéologie du génocide.
Voir par exemple Cour européenne des droits de l’homme, Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 29 ; Del Rio Prada c. Espagne, 21 octobre 2013, § 79.
Voir par exemple Amnesty International, Safer to stay silent. The chilling effect of Rwanda’s laws on ‘genocide ideology’ and ‘sectarianism’, 2010, accessible sur www.amnestyusa.org; et d’autres références dans R. Moerland, op. cit., p. 271 ; Yakaré-Oulé (Nani) Jansen, « Denying Genocide or Denying Free Speech? A Case Study of the Application of Rwanda’s Genocide Denial Laws », Northwestern Journal of International Human Rights, vol. 12, 2014, p. 198.
R. Moerland, op. cit., p. 271.
Article 3 de la loi n° 84/2013 du 28 octobre 2013 relative au crime d’idéologie du génocide et autres infractions connexes : L’idéologie du génocide est un acte intentionnel, posé en public, soit par voie orale, écrite ou par vidéo ou tout autre moyen mettant en évidence qu’une personne est caractérisée par des pensées basées sur l’ethnie, la religion, la nationalité ou la race et visant à : 1° préconiser la commission du génocide ; 2° soutenir le génocide. Quiconque commet un acte prévu à l’alinéa précédent commet le crime d’idéologie du génocide ».
R. Moerland, op. cit., p. 273.
Certains comportements relativement précis sont en revanche énumérés à l’article 11 pour définir l’infraction de « violence contre un rescapé du génocide », qui vise le fait de s’en prendre à une personne pour le seul motif qu’elle est rescapée du génocide, par exemple en la ridiculisant, la raillant ou en se vantant à ses dépens.
Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, § 195. Voir Th. Hochmann, « Pas de lunettes sous les œillères : le Conseil constitutionnel et le négationnisme », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2017, chron. n° 06.
Loi n° 59/2018 du 22 août 2018 relative au crime d’idéologie du génocide et infractions connexes.
Article 4 de la loi n° 33 bis/2003 du 6 septembre 2003. La même disposition visait aussi l’aide matérielle apportée au négationnisme en supprimant les preuves du génocide : « Sera puni d'un emprisonnement de dix (10) à vingt (20) ans, celui qui aura publiquement manifesté, dans ses paroles, écrits, images ou de quelque manière que ce soit, qu'il a nié le génocide survenu, l’a minimisé grossièrement, cherché à le justifier ou à approuver son fondement ou celui qui en aura dissimulé ou détruit les preuves ».
Voir par exemple Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnisme, Rwanda et Burundi, Paris, Karthala, 2012, p. 73, 145 ; Linda Melvern, « Moral Equivalence. The Story of Genocide Denial in Rwanda », in Philip Drew et al. (dir.), Rwanda Revisited. Genocide, Civil War, and the Transformation of International Law, Leiden, Brill Nijhoff, 2022, p. 178.
Voir l’article 2 de la loi n° 84/2013 du 28 octobre 2013, qui reprend la définition de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948).
Voir par exemple Yves Ternon, « Génocide des Tutsi au Rwanda : émergence d’un négationnisme », Revue d’Histoire de la Shoah, n° 181, 2004, p. 369 ; L. Melvern, cité, p. 185.
J.-P. Chrétien, op. cit., p. 77.
Article 5 de la loi n° 59/2018 du 22 août 2018. La loi de 2013 retenait une formulation sensiblement différente : « indiquer ou expliquer qu’un génocide n’en est pas un ». Dans la version anglaise « state or indicate » a remplacé « stating or explaining ». Il ne s’agit là que de variations de traduction, puisque la version en kinyarwanda est restée la même : « kuvuga cyangwa kugaragaza ko jenoside atari jenoside ».
La loi de 2018 a également généralisé l’interdiction de « déclarer ou expliquer qu’un génocide n’a pas été planifié », qui en 2013 ne concernait que le génocide perpétré contre les Tutsi.
César Beccaria, Des délits et des peines, trad. fr. Morellet, Paris, Guillaumin, 1856 (1764), p. 22 (§ IV).
Article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, tel que complété par la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. Pour une critique de ce critère comme technique de délimitation de l’infraction de négationnisme, voir Th. Hochmann, « Le Conseil constitutionnel et l’art de la suggestion. A propos du critère de la condamnation juridictionnelle du crime nié », in Th. Hochmann et Patrick Kasparian (dir.), L’extension du délit de négationnisme, Paris, LGDJ, 2019, p. 37-57.
Voir Ara Krikorian, « L’action du Comité de défense de la cause arménienne et la reconnaissance du génocide des Arméniens », Revue d’Histoire de la Shoah, n°177-178, 2003, p. 450.
Voir Th. Hochmann, « Isamophobe ! Antisioniste ! Islamo-gauchiste ! Les mots piégés de l’antiracisme », Pouvoirs, n° 181, 2022, p. 61-72.
Hélène Dumas, « Banalisation, révision et négation : la ‘réécriture’ de l’histoire du génocide des Tutsi », Esprit, mai 2010, p. 88.
J.-P. Chrétien, op. cit., p. 228.
Voir par exemple, « Comment la loi sur l’idéologie du génocide au Rwanda régit-elle la parole en ligne ? Cette loi fait taire les voix dissidentes », Global Voices, www.globalvoices.org, 23 juillet 2020.
Voir déjà en ce sens H. Dumas, cité, p. 88.
Voir Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), 2021, p. 403.
Voir Christiane Féral-Schuhl, Cyberdroit. Le droit à l’épreuve d’internet, Paris, Dalloz, 2020, chapitre 127 : Libre accès aux décisions de justice.

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