Fiche du document numéro 34205

Num
34205
Date
Lundi 8 avril 2024
Amj
Taille
501828
Titre
Au Rwanda, l’art pour dire la souffrance du génocide et s’en libérer
Sous titre
Reportage. Écrire, mettre en scène, danser, représenter… La création artistique est vivante au Rwanda, comme l’illustre la première édition de la Triennale d’art qui s’est tenue en février à Kigali. Les artistes, qu’ils soient nés avant ou après 1994, restent profondément marqués par le génocide, même lorsqu’ils s’en défendent.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La pièce de théâtre Devil’s Gold Galamsey, de Jules César Niyonkuru, présentée lors de la Triennale d’art à Kigali en février. DOUX FREE / KIGALI TRIENNIAL

De notre envoyé spécial

À travers la poésie, le slam, la musique et la danse, la jeune artiste Lisette Ma Neza interroge ses grands-mères sur ce qu’est de vivre pour une rescapée des violences de masse. Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsis, la poétesse néerlando-rwandaise interprète à Kigali sa pièce Le Poids des femmes devant un parterre d’artistes nés sur le continent. Si bon nombre sont rwandais, il y a aussi tous ceux issus d’autres pays de la région des Grands Lacs dont l’histoire a été bouleversée par les conséquences du génocide de 1994. Et continue à l’être aujourd’hui. En témoigne la situation dramatique qui prévaut toujours dans l’est de la RDC (ex-Zaïre), où Kigali et Kinshasa se font une guerre par procuration à travers des groupes armés dont l’un est directement issu des génocidaires hutus de 1994.

Les spectateurs écoutent, dans un même élan, ce que Lisette Ma Neza a à leur dire et à leur montrer. L’ombre du génocide plane dans la salle de spectacles, et avec elle, l’ombre de toutes les violences extrêmes qui ravagent cette terre depuis des décennies, ces violences qui empoisonnent les cœurs et les esprits, de génération en génération. Lisette Ma Neza, née quatre ans après le génocide perpétré contre les Tutsis, est l’une des rares artistes de son âge à oser se confronter à cet événement monstre lors de la première édition de la Triennale d’art de Kigali, qui vient de se dérouler dans la capitale rwandaise du 16 au 25 février. Toutes les vies méritent-elles d’être sauvées ?, questionne la jeune femme dans ce pays où l’acharnement à détruire l’autre a été si puissant.

Comment vivre l’après ? Lisette Ma Neza est accompagnée par les mouvements d’une danseuse contemporaine, qui manifeste la douleur des femmes. À son côté, un danseur plus âgé rompt le dispositif initial en interprétant des chorégraphies traditionnelles, de celles d’avant le génocide : danses des champs, des mariages, des fêtes du pays. Pouvons-nous nous pardonner mutuellement, pouvons-nous nous pardonner à nous-mêmes ? Elle est applaudie, chaleureusement. La plupart des spectateurs savent intimement de quoi elle vient de parler. Dire la souffrance, c’est s’en libérer, comprend-on ici.

« Créer, c’est une thérapie », explique l’actrice Isabelle Kabano, la révélation du film Petit Pays, adapté du roman de Gaël Faye. Que l’on ait traversé le génocide ou que l’on soit né après, ici, l’art soigne les esprits. Même chez les plus jeunes, de loin les plus nombreux : 70 % de la population rwandaise est née après 1994. « Les jeunes gens que je vois sont habités pas une forme d’impuissance qu’ils ne comprennent pas. Ils ont une voix douloureuse enfouie en eux, ils ne comprennent pas pourquoi car ils n’ont pas vécu le génocide, à la différence des plus âgés qui les entourent. Je constate que ceux qui osent créer libèrent cette douleur en eux, celle que l’on ne voit pas : ils la dévoilent et la montrent. »

Ce processus de libération est visible chez Lisette Ma Neza, mais pas toujours évident à percevoir chez les jeunes artistes de sa génération : photographes, plasticiens, stylistes, romanciers, metteurs en scène, acteurs, danseurs, grands cuisiniers, la plupart célèbrent la vie et l’avenir. « Nous voulons écrire des histoires banales », résument de jeunes auteurs rwandais réunis pour une table ronde consacrée à leur génération.

S’ils ne nient pas l’histoire dont ils sont issus, ils aspirent à une vie normale, celle de la jeunesse du monde moderne. Une vie en dehors du tragique, où l’on peut aimer et entreprendre, où l’on croit au bonheur et on l’espère, sans pesanteur, à la recherche de cette « légèreté de l’être » à laquelle ne croyait plus Milan Kundera après l’expérience totalitaire.

Ces jeunes artistes s’emparent des thématiques contemporaines comme l’écologie ou la restitution des œuvres d’art par les musées européens. C’est le sujet de la performance L’Opéra du villageois, du Camerounais Zora Snake. Une pièce interprétée dans un quartier populaire de la capitale rwandaise, devant un parterre de passants qui ont parfaitement compris et partagé les préoccupations de l’auteur.

« Internet et le numérique ont façonné leur manière d’être au monde. Ils sont ici et ailleurs, là et là-bas. L‘espace dans lequel ils circulent est vaste. Reliés à la planète, ils s’en font l’écho dans leur création », constate le dramaturge Dorcy Rugamba, le directeur artistique de la Triennale.

Il en va ainsi de Jules César Niyonkuru, 27 ans, venu présenter Devil’s Gold Galamsey, une pièce sur les ravages de la mondialisation. Jouée à Kigali, elle pourrait tout aussi bien être montée à Paris ou à Bruxelles, Londres ou Berlin. D’ailleurs, ces artistes s’exposent également à l’étranger, comme en témoigne la présence de nombreux programmateurs et directeurs de grands théâtres européens lors de cette Triennale d’art : ainsi le Français Vincent Baudriller, ancien directeur du Festival d’Avignon et aujourd’hui directeur du Théâtre Vidy-Lausanne. Ou le Centrafricain Vincent Mambachaka, qui compte programmer Le Poids des femmes au Théâtre de la ville de Paris, après l’avoir vu à Kigali.

« Ma génération, qui a connu le génocide, a d’abord été animée par une urgence du deuil et de la mémoire, explique Dorcy Rugamba. Nous avons trouvé des formes artistiques qui répondaient à cette urgence, telle la litanie des noms des morts dans notre pièce Rwanda, 1994 Tout un répertoire d’œuvres exceptionnelles est issu du génocide, comme le roman Murambi, le livre des ossements, de Boubacar Boris Diop : un texte devenu un classique de la littérature, des États-Unis au Japon, de Dakar à Genève. Aujourd’hui, nous poursuivons notre exploration en nous interrogeant sur comment comprendre ce qui nous est arrivé ici et transmettre. »

Dans son dernier livre, paru le 7 mars, Hewa Rwanda. Lettre aux absents, Dorcy Rugamba s’adresse à sa famille exterminée aux premières heures du 7 avril 1994, à ses frères et sœurs, à ses parents. Un texte bouleversant qu’il a lu à Kigali, accompagné du musicien sénégalais Majnun. « Puis-je renouveler l’expérience de Dieu ? Tomber de nouveau amoureux ? Pour l’instant l’idée de Dieu ne m’est accessible que par la pensée. Uniquement par la pensée », écrit-il dans ce texte qui lui vaut d’être invité dans les plus grands salons du livre du monde, comme celui de Genève.

Revenir sur ce qui est arrivé, parler de ses morts aux vivants, cela reste le propre des artistes contemporains du génocide comme l’actrice Isabelle Kabano ou l’autrice franco-rwandaise Beata Mairesse. Parfois, il leur faut du temps, beaucoup de temps pour faire entendre leur voix. Il en est ainsi de Jeanne Allaire Kayigirwa, 16 ans en 1994. Réfugiée en France après le génocide, elle y a fini ses études, s’y est mariée, a trouvé un emploi, est devenue mère. Avant de décider, l’été dernier, de revenir vivre dans son pays avec sa nouvelle famille et d’écrire son histoire, avec ses mots. Il lui a fallu trente ans, confie-t-elle, pour se sentir prête.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024