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LE Rwanda vit à l'ombre du génocide. Le tribunal pénal international
(TPI), mis en place il y a un an, va publier une première liste
d'inculpations. Mais les moyens de son fonctionnement à Arusha, en
Tanzanie, font encore cruellement défaut. En dépit des résolutions du
Conseil de sécurité, les pays étrangers tergiversent sur l'action
nécessaire contre les responsables notoires du génocide réfugiés chez
eux. Les instructions menées au Canada et en Belgique voient se
mobiliser les amis traditionnels de l'ancienne dictature. En France,
on attend l'adaptation législative nécessaire à toute action contre
ces criminels contre l'humanité et le prêtre-milicien Munyeshyaka, le
garde-chiourme de l'église de la Sainte-Famille en 1994, a été remis
en liberté. Le Kenya, qui défiait le TPI en octobre, arrête
aujourd'hui dans le désordre des dizaines d'exilés, non sans avoir
permis le départ opportun des « gros poissons » (Mme Habyarimana et
Kabuga, le financier de la Radio des Mille-Collines).
Au Rwanda, la justice se remet péniblement des tueries, des pillages
et des destructions. Déjà, avant la crise, 5 % seulement des juges
avaient reçu une formation juridique dans ce pays présenté comme un
modèle de « développement » et de « démocratie ». Aujourd'hui ne restent
que 20 % de ces juristes. Les prisons, déjà vieillottes, sont
surpeuplées : 55.000 suspects s'y entassent dans des conditions
épouvantables. Les bailleurs de fonds occidentaux, qui n'ont versé
qu'un tiers des crédits promis à Genève au début de 1995, se
contentent de parler de réconciliation et d'amnistie, comme si
l'impunité persistante de milliers de tueurs devait être une garantie
de paix. Des aides nord-américaines ou européennes (publiques ou par
le canal d'ONG) ont permis d'amorcer la formation des personnels
nécessaires et la régularisation des procédures. Mais les quelques
initiatives positives voisinent avec une agitation de services et
d'ONG qui considèrent comme plus urgent d'épier de façon hargneuse les
actions du nouveau régime que d'aider le pays à se relever du génocide
préparé par l'ancien régime.
Le gaspillage le plus choquant a été celui de la centaine
« d'observateurs des droits de l'homme » de l'ONU, généralement
incompétents, à 30.000 francs français par mois dans un pays où un
professeur de médecine à l'Université ne gagne que 500 francs
français. Le contraste entre le dénuement de l'Etat et le ballet des
véhicules tout-terrain des ONG est caricatural.
Les retards de la justice et de l'aide internationale sont évidemment
sources de tension, sans oublier la pression constante des 2 millions
de réfugiés qui, en Tanzanie et au Zaïre, restent largement sous
contrôle des cadres génocidaires, soucieux de garder leur bouclier
humain. Les infiltrations armées de miliciens, la diffusion de
Kangura, l'organe-clef du « nazisme tropical », les menaces zaïroises
de renvoi massif des réfugiés représentent autant de risques d'une
reprise du génocide. Imaginons une Europe, qui, au lendemain de 1945,
n'aurait connu ni Nuremberg, ni le plan Marshall... Mais la
« communauté internationale » demande au Rwanda d'être « exemplaire » ! Il
y a quelques jours, certains médias ont été jusqu'à inventer un
« rapport des Nations unies » sur les violations de droits de l'homme
dans ce pays, pour exploiter à sens unique le discours du rapporteur
spécial, M. Degni-Ségui, synthétisant ses différentes missions. Le
lien entre les vengeances et les spoliations dont se rendent coupables
des civils et des militaires à l'encontre de Hutu innocents et la
situation issue du génocide sont pourtant clairement soulignés par ce
dernier. L'audace croissante des porte-parole du négationnisme,
rwandais ou européens, qui vont jusqu'à imputer au FPR l'extermination
des Tutsi, et au même moment la révélation de la passivité complice de
l'ONU et de la Belgique en 1994 (sans parler des liens français avec
l'ancienne garde présidentielle) suscitent au Rwanda un écœurement
profond devant ces tartuferies.
La conférence internationale qui s'est tenue à Kigali début novembre
1995 a témoigné de la volonté rwandaise de chercher toutes les
solutions concrètes (procédures spéciales ou alternatives) à la
question de la justice confrontée à un défi aussi énorme. Elle a
souligné aussi la place capitale des rescapés du génocide, qui ont des
droits à formuler et les témoignages les plus précieux à fournir. Ne
parle-t-on pas si volontiers des réfugiés ou des prisonniers pour
faire oublier les véritables martyrs de cette tragédie ?
Jean-Pierre Chrétien, Directeur d'études au CNRS (Centre de recherches africaines).