Je rencontre Laurent Larcher au cours d'un reportage au Niger, en 2022. Par l'entremise de l'ONG Oxfam, nous étions partis dans ce pays du Sahel à la rencontre des populations touchées par l'une des pires crises alimentaires depuis des décennies, par le réchauffement climatique et des inégalités croissantes. Le Rwanda s'immisçait régulièrement dans nos conversations. Il préparait, alors, son troisième livre sur le sujet : « Papa, qu'est-ce qu'on a fait au Rwanda ? » (Seuil, 2023), dans lequel il s'adresse à sa fille pour lui expliquer le rôle accablant joué par la France dans ce génocide. Il me disait qu'il était de son devoir de perpétuer la mémoire de cet «
évènement monstre » et d'expliquer aux jeunes les mécanismes de cette folie meurtrière. Depuis trente ans, le massacre des Tutsis, qui a fait près d'un million de morts en cent jours, est au coeur du travail de ce journaliste du quotidien « la Croix ». Comme de très nombreux autres reporters, ce génocide le hante et ne le laisse jamais tranquille.
Laurent Larcher n'a pas « fait » le Rwanda. Lorsque le petit pays d'Afrique de l'Est, pas plus grand que la Bretagne, sombre dans l'horreur le 7 avril 1994, il a 27 ans. A l'époque, il est professeur d'histoire dans le secondaire, se lance à peine dans un doctorat à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales et suit les séminaires de François Hartog, Emile Poulat et Pierre Vidal-Naquet. Sa conscience politique est forgée par la Shoah. Il est frappé par la façon dont le projet d'extermination des juifs d'Europe a rencontré si peu de résistance dans la France de Vichy : «
Je jugeais sévèrement la génération de mes grands-parents, dont je pensais qu'elle n'avait pas su protéger les juifs vivant en France. A mes élèves, j'enseignais la Shoah comme un événement central dans l'existence de l'humanité. » Il est également marqué par l'histoire de son frère cambodgien, rescapé de la folie du despote sanguinaire Pol Pot, chef des Khmers rouges, et accueilli par ses parents en 1979 : «
Je me souviens de ses cauchemars. Ce gamin revivait ses traumatismes. »
« Qu'est-ce qu'on fait ? »
Devant les images de corps gisant le long des routes au Rwanda, diffusées quasiment en direct à la télévision, il est sidéré. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, après avoir été confrontée à l'indicible, l'humanité avait promis «
plus jamais ça ». Et voilà que cela recommençait : «
"Qu'est-ce qu'on fait ?" me suis-je dit. Nous vivions en paix, pas sous occupation, on ne risquait pas notre vie. Nous n'avions aucune excuse à rester spectateurs. Nous devions nous mobiliser. » Avec une amie, ils décident de se rendre utiles et proposent leurs services à plusieurs ONG. Le Secours catholique les accueille. Leur mission : aider à communiquer sur le génocide, écrire des synthèses sur la crise humanitaire et le manque de matériel. Durant tout l'été 1994, Laurent Larcher rédige des notes pour les donateurs, nourrit des articles en interne, informe la Conférence épiscopale et alerte les journalistes. Rapidement, il se rend compte que les efforts humanitaires et les projecteurs sont dirigés vers les Hutus réfugiés à Goma et à Bukavu dans le Zaïre voisin (ancien nom de la République démocratique du Congo), reléguant l'apocalypse vécue par les Tutsis au second plan.
Cet été-là, dans le sillage de l'opération militaro-humanitaire française Turquoise et après la prise du pouvoir à Kigali par le Front patriotique rwandais (FPR, mouvement rebelle formé par des exilés tutsis) qui a mis un terme au génocide, l'intérêt des médias pour Goma est croissant. On compte des centaines de reporters, et bon nombre d'entre eux se focalisent sur la débâcle des milices, la fuite de l'armée génocidaire et l'exode des Hutus vers le Zaïre. Les réfugiés s'entassent dans des camps où l'aide humanitaire est massivement acheminée. La surcouverture journalistique de l'épidémie de choléra qui s'ensuit finit de balayer le massacre des Tutsis. Le 23 juillet 1994, en direct depuis Goma, Philippe Douste-Blazy, le ministre délégué à la Santé français, dira sur France 2, en parlant de «
guerre civile » et sans un mot sur l'extermination des Tutsis qui vient pourtant à peine de s'achever : «
Tout se passe comme si après le génocide des machettes et le génocide des kalachnikovs, il faut que cette population échappe au génocide du choléra. »
Le Secours catholique organise le voyage de deux évêques au Rwanda et à Goma. Les deux hommes visitent les camps de réfugiés côté Zaïre, rencontrent les déplacés, visitent quelques églises et serrent la main de plusieurs autorités dont des militaires français. Lors de la conférence de presse de retour, Laurent Larcher se souvient que les deux religieux reprenaient à leur compte l'idée du caractère « ethnique » du conflit et ne semblaient pas informés des premiers pogroms contre les Tutsis qui ont démarré dès 1959, bien avant le génocide de 1994. «
Le génocide rwandais a une histoire, il est inscrit dans la durée, souligne-t-il
. Les tueries de 1994 ne sont pas le résultat d'une bouffée de haine qui surgit de rien. » Il s'interroge, fouille les archives et découvre que la hiérarchie catholique a ignoré une alerte lancée en 1963 par un père vivant au Rwanda sur des exactions à l'encontre des Tutsis. Pire, l'Eglise a couvert les massacres. Déjà, dans son esprit, Laurent Larcher pose la question des responsabilités, et peut-être même des culpabilités, dans ce génocide. Elle ne le quittera jamais. Dans le journal « la Croix », celui qui n'est encore qu'un bénévole humanitaire publie en août 1994 une tribune titrée « Rwanda : en 1963 déjà ». «
J'ai su à ce moment-là que je ne serai pas professeur toute ma vie. Je pouvais, à mon échelle, par les médias, alerter sur la réalité des crises et aider à ne pas les ignorer. »
Laurent Larcher abandonne son projet de thèse et quitte l'éducation nationale pour se consacrer tout entier à son futur métier. Il s'envole vers les terrains de guerre, en Yougoslavie, au Cambodge, au Tchad... En 2001, il met les pieds au Rwanda pour la première fois. Il accompagne le président des Œuvres pontificales missionnaires qui doit répondre aux besoins de l'Eglise catholique rwandaise. Il se souvient que jamais le rôle de l'Eglise n'est abordé dans les discussions : rien sur les massacres qui ont eu lieu au coeur des paroisses, rien sur les fosses communes creusées à la va-vite tout près seulement sept ans auparavant. Au contraire, on déplore les églises transformées en mémorial. Il se rappelle l'hostilité que provoque le FPR. Jamais une accusation n'est formulée contre l'ancien régime génocidaire. Certains de ses interlocuteurs lui diront même que les Hutus étaient aussi des victimes. La thèse du « double génocide », qui entend minimiser le génocide contre les Tutsis en invoquant d'autres massacres perpétrés par le FPR, est très présente chez les catholiques, comme elle le fut chez les militaires, les diplomates, les politiques... «
Le sujet était brûlant, compliqué à aborder. Il y avait une confusion dont je ne saisissais pas si elle était voulue ou non » , se souvient le journaliste.
Eclairer les zones d'ombre
Commence alors le désir d'enquêter sur les responsabilités des uns et des autres, de l'Eglise catholique mais aussi de l'Etat français qui a soutenu à bout de bras le régime génocidaire du président Juvenal Habyarimana entre 1990 et 1994. Article après article, livre après livre, le journaliste ne se lasse pas de tenter de faire comprendre cette tragédie. Dans « Rwanda, ils parlent » (Seuil, 2019), il publie ses entretiens avec des acteurs politiques, militaires et religieux de l'époque, mais aussi avec des journalistes confrontés à la réalité du génocide sur le terrain. Il n'y a pas de révélations, mais la reconstitution d'un puzzle pour mieux comprendre les positions des uns et des autres, avec en ligne de mire la politique pro-Hutus de l'exécutif français, l'aveuglement de François Mitterrand, mais aussi d'Hubert Védrine ou d'Alain Juppé, avant, pendant et après l'abomination. Ces échanges sont retranscrits dans leur oralité brute, sans réécriture : «
Je ne voulais pas de textes aseptisés. Cette vérité ne pouvait pas se dire autrement. Et je craignais de rendre mes interlocuteurs aimables. » Laurent Larcher insiste pour creuser les non-dits, contredire les erreurs et les ignorances de ses interlocuteurs.
Le journaliste, devenu un spécialiste du continent africain, subit des pressions et prend des coups. Sa volonté d'éclairer les zones d'ombre lui vaut une poursuite pour complicité de diffamation : il avait publié le témoignage d'un travailleur humanitaire sur les livraisons d'armes venant d'une entreprise privée française, malgré l'embargo, au gouvernement génocidaire en exil. Procès qu'il gagnera. Il n'est pas le seul à être poursuivi. De nombreux autres reporters et humanitaires seront accusés de diffamation par les gardiens du temple mitterrandien pour avoir soulevé le rôle de la France dans ce génocide. Laurent Larcher le sait : il est une cible. En mai 2021, Hubert Védrine, secrétaire général de l'Elysée en 1994, porte ainsi une charge virulente contre le journaliste et son livre « Ils parlent » qu'il qualifie de «
pas fiable » dans une lettre adressée à notre confrère du « Nouvel Obs » Jean-Baptiste Naudet concernant un de ses articles (« Rwanda. Le génocide et les non-dits français »).
Pas de quoi décourager le reporter. Récemment, il a enquêté plusieurs mois sur l'ex-première dame rwandaise Agathe Habyarimana, veuve du président assassiné le 6 avril 1994 dans l'attentat qui a servi de déclencheur à des massacres soigneusement organisés de longue date. Visée depuis 2007 en France par une plainte pour « complicité de génocide », elle est soupçonnée d'être la tête pensante de l'Akazu («
petite maison », en kinyarwanda), le parti extrémiste hutu ayant appelé au génocide. Exfiltrée à Paris dès avril 1994 à la demande de François Mitterrand, elle vit dans un pavillon d'Evry-Courcouronnes, dans l'Essonne, où ses principales sorties consistent à aller à la messe et à faire quelques courses à l'épicerie du coin. L'asile ne lui a pas été octroyé, mais la France rejette les demandes d'extradition du Rwanda. Laurent Larcher s'interroge : pourquoi n'a-t-elle jamais été jugée malgré la plainte déposée contre elle ? Bénéficierait-elle encore de la protection de Paris, comme le pensent, sans pouvoir le prouver, de nombreux rescapés du génocide ? Le cas d'Agathe Habyarimana, fidèle du diocèse d'Evry, fervente catholique, rejoint les doutes et l'indignation qui avaient déclenché sa plongée dans le dossier rwandais : pourquoi l'Eglise de France ne s'émeut pas de compter parmi ses membres une présumée grande responsable du génocide des Tutsis ?
Dans un texte pour l'ouvrage « le Choc. Rwanda 1994 : le génocide des Tutsis » (Gallimard, 2024), Laurent Larcher estime : «
Ecrire sur le génocide, c'est aussi écrire sur l'histoire de la France au Rwanda, c'est se confronter au rôle de ceux qui l'ont gouvernée avant, pendant, après le génocide. C'est prendre en pleine figure les choix, les actes de ces élites, de gauche comme de droite. C'est se heurter au déni, aux mensonges officiels qui ont entouré cette histoire, jusqu'à la publication du rapport Duclert[rédigé par une commission d'historiens en mars 2021 qui a conclu à un "ensemble de responsabilités lourdes et accablantes" des autorités françaises de l'époque dans le génocide des Tutsis]. Ces responsables ont brisé notre confiance. La défiance est de mise pour toujours, sans doute. »