Citation
Une pile de 50 bons centimètres de documents
att end dans un coin de la cuisine d’Alain et Dafroza
Gauthier, à Reims : les dossiers de plusieurs centaines
de Rwandais qui souhaitent se constituer
partie civile dans le procès d’Eugène Rwamucyo.
Cet ancien médecin de l’hôpital de Maubeuge (Nord)
doit être jugé en octobre devant la cour d’assises de
Paris pour sa participation, il y a trente ans, au génocide
rwandais. Il était alors directeur du centre de santé de
Butare, petite ville du sud du Rwanda. Idéologue présumé
de l’extrémisme hutu, il est soupçonné d’y avoir dirigé
l’enfouissement en masse de corps de civils tutsis, trois
semaines après le déclenchement, le 7 avril 1994, de ce
génocide que l’historien Jean-Pierre Chrétien a qualifié
de « nazisme tropical » et qui a tué près d’un million de
personnes en moins de cent jours. A Butare, des corps
ont été balancés par centaines dans un trou creusé à la
pelleteuse – «probablement aussi des blessés encore vivants»,
précise Alain Gauthier, qui en revient tout juste. Avec
l’aide du maire de Butare, il a réuni dans
la salle communale des rescapés jamais
entendus par la justice. « C’était un flot
continu de personnes. C’est la première fois
que je vis ça. J’étais débordé.» Dix heures de
travail l’attendent pour faire le tri dans la
montagne de documents recueillis pour
appuyer le dossier d’accusation contre
Eugène Rwamucyo. Le sexagénaire espère
faire citer le maximum de témoins. «Lors
duprocès desattentatsdu13-Novembre, il y
avaitbienprèsde2000partiesciviles,non ? »
Quand ils ne sont pas au Rwanda,
les Gauthier vivent dans les tribunaux.
« C’est notre milieu naturel ! » rit de bon
coeur Dafroza, dont la mère et une grande
partie de la famille ont été tuées par les
Hutus. Depuis vingt-cinq ans, Alain,
originaire d’Ardèche, et Dafroza, née à
Butare dans une famille tutsie, traquent
des génocidaires. On ne compte plus les
documentaires, reportages et ouvrages
qui ont été consacrés à ces « Klarsfeld
du Rwanda ». Le couple, qui a déposé
trente-cinq plaintes, porte presque à lui
seul la charge de poursuivre les responsables
du dernier génocide du xxe siècle
réfugiés en France. Le rapport Duclert,
remis en 2021, et rédigé par une commission
d’experts à la demande d’Emmanuel
Macron, a établi un « ensemble
de responsabilités, lourdes et accablantes »
de la France dans le génocide. L’une des
accusations porte sur le refus d’arrêter
des criminels présumés alors que
les forces de l’opération Turquoise
étaient présentes au Rwanda jusqu’en
août 1994. La France, dont les liens avec
le régime génocidaire étaient anciens et
étroits, a été une terre prisée des petites mains et des
grands organisateurs du massacre qui ont échappé
à la justice rwandaise et internationale. Les époux
Gauthier estiment qu’une centaine vivrait en France.
La poursuite des génocidaires ramène inlassablement
les Gauthier au pays des mille collines, où ils
retrouvent les rescapés, rencontrent des tueurs en prison,
discutent avec les juges rwandais et tous ceux qui
pourraient apporter les témoignages capables d’épaissir
les dossiers d’accusation. C’est grâce à leur travail
titanesque qu’Eugène Rwamucyo sera bientôt devant
les tribunaux français, puisque, en vertu de la compétence
universelle, la France peut juger un étranger
auteur de crimes de guerre commis à l’étranger sur des
étrangers. Exilé en France – aujourd’hui résident belge
– Eugène Rwamucyo avait été condamné par contumace
à la perpétuité en 2007 au Rwanda.
HANTÉS PAR CE GÉNOCIDE
Recherché par Interpol, le praticien, décrit par ses
collègues comme jovial et à l’écoute des autres, est
identifié après le signalement d’une patiente pour
une remarque désobligeante sur son embonpoint.
Arrêté en 2010, il sera libéré, son extradition vers le
Rwanda ayant été refusée. A la tête du Collectif des
Parties civiles pour le Rwanda (CPCR) fondé en 2001,
le couple Gauthier avait déposé plainte contre Eugène
Rwamucyo en 2007. « Ce type tenait publiquement des
discours incendiaires. L’un a été enregistré. Il ne pourra
pas le nier devant la justice », raconte Dafroza.
Sans les Gauthier, personne n’aurait fait bouger
la justice dans le dossier rwandais. Mais d’autres,
pourtant ni survivants ni témoins, sont hantés par
cegénocide qui a fait irruption dans leur vie sans jamais en
ressortir. Leur « rencontre » avec le cauchemar rwandais,
parfois tardive, a orienté leur travail d’investigation,
d’écriture, de création ou de recherche. Une poignée
s’est consacrée à la bataille judiciaire pour contraindre
les pouvoirs publics à s’emparer du problème, en dépit
des réticences, voire de la franche hostilité de quelques
acteurs politiques et militaires. Et les trajectoires de ces
personnages se croisent souvent, à la fois sur les pistes
cahoteuses du Rwanda et dans les prétoires parisiens.
Pour la magistrate Aurélia Devos, la rencontre avec
le Rwanda a eu lieu en 2007, dans le Bureau de l’Entraide
pénale internationale du ministère de la Justice
où elle est alors rédactrice. Elle voit passer des dossiers
d’extradition qui n’aboutissent pas, malgré la nature
gravissime des faits reprochés. Découvre que les personnes
visées vivent paisiblement sur le sol français
depuis des années, ont une famille et un travail. S’aperçoit
que des plaintes sont déposées dans différents tribunaux
par des associations des droits de l’homme et
le CPCR, qui « dorment » faute de moyens, de spécialistes
et d’intérêt – « quasiment un non-sujet », dit-elle.
Celle qui a commencé sa carrière à Béthune comme procureure,
à croiser des âmes cabossées et des enfants
maltraités, réunit les dossiers à Paris et crée, en 2012,
le « pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de
guerre », dont elle prendra la tête pendant dix ans.
Les premiers dossiers dont elle hérite, une vingtaine,
concernent presque tous le génocide des Tutsis. Commence
alors un combat qu’elle n’imaginait pas si vertigineux
: « L’ampleur des crimes est saisissante. Ça prend
tous ceux qui s’y plongent. On n’en sort pas indemne. »
Le contexte politique est favorable. Une tentative de
réconciliation avec le régime de Kigali, après plusieurs
années de rupture diplomatique, a lieu en 2010 à
l’initiative du président Sarkozy qui appelle la communauté
internationale, dont la France, « à réfléchir
à ses erreurs qui l’ont empêchée de prévenir et d’arrêter »
legénocide. Les premières auditions d’Aurélia Devos au
Rwanda sont des aventures. Elle se souvient de ce grand
monsieur avec son immense chapeau, qui flotte dans
son costume du dimanche mis pour l’occasion, dans un
tribunal déserté de Gisenyi, dans le nord-ouest du pays.
« Il nous raconte la venue des Interahamwe [milices du
parti gouvernemental, NDLR], les voisins qu’il reconnaît
parmi les tueurs, sa fuite dans la forêt, sa famille qui se
disperse… Et quand les tueurs se sont éloignés, revenant
sur ses pas, il découvre le corps de son fils de 10 ans couvert
de coups de machette. Corps qu’il a dû abandonner pour
survivre. » Elle poursuit : « Il nous a dit qu’il n’allait pas
pouvoir dormir, parce qu’on l’avait ramené en 1994.Ona
un sentiment de culpabilité, d’autant qu’on ne sait pas si ce
témoignage servira en justice. Et, que face à cela, on peut
parfois être confronté à l’indifférence, la méconnaissance
ou l’insuffisance de moyens.C’est inconfortable, etmême
insupportable. »
Avec Aurélia Devos, le « pôle crimes contre l’humanité
» réveille les instructions judiciaires en souffrance,
presque exclusivement nourries par les plaintes des
époux Gauthier. Le premier procès a lieu en 2014. Pascal
Simbikangwa, ancien capitaine de la garde présidentielle,
a été arrêté à Mayotte où il vivait depuis près de vingt
ans. C’est un homme affaibli, qui s’avance en fauteuil
roulant devant les juges. Il est accusé d’avoir participé
au fonctionnement des « barrières » de Kigali, ces barrages
aux carrefours où les milices faisaient un carnage,
enfournissant des armes et donnant des ordres pour que
les Tutsis soient exécutés. L’accouchement du verdict
– vingt-cinq ans de prison – estdifficile et douloureux.
Ledossier est maigre, les preuves matérielles font défaut,
les témoins sont fragiles. LesGauthier, comme à chaque
procès, ont pris leurs quartiers à Paris et écrivent des
comptes rendus quotidiens. « Ma hantise était que les
jurésnecomprennentpas cettehistoire lointaine, se souvient
Dafroza.Çal’est toujours. Jepassemontempsà les scruter.
A essayer de savoir s’ils ont compris que l’homme devant
eux, qui ressemble à vous et à moi, avec qui on pourrait
partager un café en sortant, est un assassin. Accuser une
personnen’est jamaisanodin.Nousavonsuneresponsabilité
énorme. » Les Gauthier ont beau passer leur vie dans les
procédures, ils ne s’y habituent toujours pas.
ARCHIVES SECRÈTES
Ce premier procès filmé pour l’histoire, vingt ans après
le génocide, est un signal : la France ne peut plus être
un havre de paix et d’impunité pour les génocidaires
rwandais. « C’estunprocès exemplaire,aumêmetitrequeles
procèsTouvier,Barbie ouPapon. Il a permis de rassembler
une documentation considérable sur les mécanismes de la
terreur du régimeHabyarimana que laFrance a soutenu à
bout de bras », estime Vincent Duclert, qui a donné son
nom au rapport sur les archives secrètes de la France au
Rwanda. L’historien n’est pourtant pas un spécialiste
de ce pays, ce qui lui a d’ailleurs valu de nombreuses
critiques en légitimité. Son monde à lui a longtemps
été le génocide arménien – et plus largement l’histoire
des génocides – et l’affaire Dreyfus. Comme beaucoup
d’autres, en 1994, il est passé à côté de l’événement. Mais
sa rencontre avec le Rwanda n’est pas totalement le fruit
du hasard: cet ancien inspecteur général de l’Education
nationale a été président d’une mission d’étude sur la
recherche et l’enseignement des génocides et des crimes
de masse. Et le rapport qui lui avait été commandé par
l’Elysée est un socle qui, espère-t-il, appelle de nouvelles
recherches. Lui a choisi de poursuivre l’enquête sur le rôle
de l’Etat français dans un livre au titre sans équivoque :
« La France face au génocide des Tutsi, le grand scandale
de la Ve République » (Tallandier, 2024). Comment la
vérité des archives peut-elle faire avancer le besoin
de justice ? « L’histoire est déjà une forme de jugement.
Mais c’est aux magistrats, aux procureurs et aux parties
civiles de se saisir de notre rapport, de s’emparer des éléments
qui pourraient faire l’objet d’une qualification pénale
et d’engager éventuellement des poursuites. »
En toile de fond des procès des génocidaires plane
en effet la question d’une responsabilité pénale, voire
d’une complicité de l’Etat français dans le génocide.
Le rapport Duclert n’a pas pu l’établir formellement.
Les Gauthier ne veulent pas en rester là. C’est leur
nouveau combat contre l’oubli : ils ont déposé en avril
2023 une requête auprès du tribunal administratif
pour examiner les actes engageant la responsabilité
de l’Etat français, et demandent 500 millions d’euros
de dommages et intérêts pour les victimes. « Le rapport
Duclert a été un tremplin vers cette saisine. C’est le moment
d’établir enfin cette complicité française et de nommer les
responsables », estime Dafroza. Pour la première fois
depuis trente ans, l’Etat français est directement visé
par une action judiciaire. Les accusations se fondent
sur des actions concrètes : l’abandon en avril 1994 des
employés rwandais de l’ambassade de France et du centre
culturel de Kigali, alors que les militaires de l’opération
Amaryllis étaient chargés d’évacuer les ressortissants
liés à la France; l’accusation de viol, dans deux camps de
réfugiés, de femmes tutsies par des soldats de l’opération
Turquoise, chargés de sécuriser des zones humanitaires ;
la non-intervention, fin juin 1994, des militaires de
Turquoise alors que des milliers de Tutsis cachés sur
la colline de Bisesero étaient attaqués par des Hutus
armés. Sans parler du maintien des accords d’assistance
militaire signés en 1975 avec un Etat dont la nature
génocidaire était documentée. L’opération Turquoise
est aussi accusée de ne pas avoir stoppé la diffusion
de la propagande génocidaire de la Radio-Télévision
libre des Mille Collines (RTLM), et d’avoir facilité le
départ de membres influents du Hutu Power, la faction
extrémiste hutue. Certains ont même été évacués par
les forces françaises vers l’Hexagone.
MACHINE JUDICIAIRE
L’ex-première dame Agathe Habyarimana – veuve du
président assassiné le 6 avril 1994 dans l’attentat qui a
servi de déclencheur à des massacres soigneusement
organisés de longue date –, est de ceux-là. Poursuivie
depuis 2007, elle est soupçonnée d’être la tête pensante de
l’Akazu, leparti extrémiste hutu ayant appelé au génocide.
Exfiltrée vers Paris dès avril 1994à la demande de François
Mitterrand, elle vit dans un pavillon d’Evry-Courcouronnes,
où ses principales sorties consistent à aller à la
messe et à faire quelques courses à l’épicerie du coin.
L’asile ne lui a pas été octroyé, mais la France rejette les
demandes d’extradition du Rwanda. «On ne comprend
pas : elle n’est pas mise en examen, alors que nous avons des
témoignages qui la mettent en cause dans la préparation des
tueries. Toute sa famille, dont son frère Protais Zigiranyirazo
[acquitté en appel par le TPIR], était au coeur du système.
Je pense qu’elle est protégée », estime Dafroza. « Son procès
risquerait de lever des lièvres sur le rôle de la France et le
soutien qu’elle a apporté », renchérit son époux.
Lors de son voyage à Kigali, le 27 mai 2021, Emmanuel
Macron a reconnu la responsabilité de la France dans
le génocide et s’est engagé à ce qu’« aucune personne
soupçonnée de crimes de génocide ne puisse échapper à
la justice ». Depuis, la machine judiciaire s’est mise en
marche. Mais on est très loin du compte. Une trentaine
de plaintes sont en cours d’instruction, environ deux
procès par an ont eu lieu depuis 2014 en incluant les
appels, et seules sept condamnations ont été prononcées.
« Plus ça traîne, plus les témoins et les preuves
disparaissent, les accusés prennent de l’âge. Certains,
comme Félicien Kabuga, atteint de démence, n’ont plus
la capacité de déposer à la barre. On aura en Occident
beaucoup de génocidaires importants qui resteront impunis»,
s’inquiète François-Xavier Nsanzuwera, rescapé et
ancien procureur de la République à Kigali, qui après
avoir fui son pays pour la Belgique est devenu avocat
général au Tribunal pénal international pour le Rwanda
(TPIR). Au sein de la Fédération internationale pour les
Droits humains (FIDH) dont il a été un des secrétaires
généraux, il a inité des plaintes contre les suspects du
génocide réfugiés à l’étranger. Il n’a jamais cessé de
travailler pour la justice. « Je connaissais personnellement
la plupart des accusés du TPIR, dit-il. C’est un fardeau
qui m’oblige à l’objectivité absolue dans mon travail. »
Rendre justice, c’est aussi apaiser les peines. Dafroza
Gauthier s’est rendue en décembre à Bruxelles pour
assister, en tant que partie civile, au procès des assassins
d’une partie de sa famille, qui avaient trouvé refuge
en Belgique. Le fils de son cousin, Yves, est le seul
survivant. « Cela a été terrible pour lui comme pour moi
d’écouter la reconstitution de la scène de massacre par un
témoin qui a tout vu, tout entendu. Yves a pleuré. Mais cela
l’a guéri en quelque sorte d’apprendre le détail des faits. »
L’an prochain doit avoir lieu le procès de la tuerie
de l’église où la mère de Dafroza a été assassinée.
Elle ira « sans haine, ni vengeance ». Afin que sa famille
disparue ne soit pas oubliée.