Fiche du document numéro 33960

Num
33960
Date
Vendredi 5 avril 2024
Amj
Auteur
Taille
201473
Titre
La France et le génocide des Tutsis au Rwanda : le procès de la dernière chance
Sous titre
Le tribunal administratif de Paris abrite une procédure inédite visant les fautes de la France face au génocide de 1994. Le ministère des armées plaide l’« incompétence » de la juridiction et l’« irresponsabilité de la puissance publique ». Une sorte de raison d’État juridique.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Dans le dossier des responsabilités de la France face à l’extermination des Tutsi·es du Rwanda, trente ans après le génocide à l’origine de la mort de près de un million de personnes en cent jours, la justice française a rendez-vous avec l’Histoire, mais aussi avec elle-même.

Alors que toutes les procédures engagées devant la justice pénale semblent aujourd’hui dans l’impasse, une offensive juridique d’ampleur a été discrètement lancée ces derniers mois sur un autre terrain : le droit administratif. Là où la justice pénale condamne les auteurs d’une violation de la loi, les tribunaux administratifs sanctionnent la faute d’une institution publique.

Introduite par deux associations françaises, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) et Rwanda avenir, ainsi que par une vingtaine de rescapés du génocide, cette procédure, dont l’existence a été rendue publique en octobre dernier par notre partenaire Afrique XXI, donne lieu depuis plusieurs semaines à des échanges d’écriture qui montrent l’importance du dossier : crucial sur le plan historique, inédit sur le plan juridique.

Militaire français dans le camp de Nyarushishi pendant l’opération Turquoise au Rwanda, en juin 1994. © Photo José Nicolas / Hans Lucas via AFP

Aucune date d’audience n’a pour le moment été fixée. Mais selon un mémoire en défense déposé le 16 février dernier devant le tribunal administratif de Paris, dont Mediapart a pu prendre connaissance, le ministère des armées plaide l’incompétence de la juridiction au nom d’un équivalent juridique de la raison d’État.

C’est dire, d’ores et déjà, la force du coup porté par la requête des associations et des citoyen·nes rwandais·es, qui a été pilotée par le juriste Philippe Raphaël, par ailleurs spécialiste des questions militaires. Le rôle de la France au Rwanda est l’affaire de sa vie depuis qu’il a effectué une mission sur place, à l’été 1994, pour Médecins du monde, où il a été sidéré devant « ces génocidaires en train de boire des bières Primus, à taper le carton et à discuter avec les militaires français », comme il le confie à Mediapart.

Les compromissions françaises avec le régime génocidaire du Rwanda, avant, pendant et après les massacres commis à partir d’avril 1994, ont fait l’objet depuis trois décennies d’innombrables articles, de livres, de documentaires et d’un rapport officiel d’historiens, qui avait conclu, en 2021, aux « responsabilités lourdes et accablantes » de la France. Mais jamais d’une condamnation devant la justice pénale, qui n’a pas été en mesure de documenter une « complicité » de la France, même par abstention, au sens juridique du terme.

L’Élysée a fait savoir de son côté, jeudi 4 avril, que selon Emmanuel Macron, « la France aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains », mais « n’en a pas eu la volonté ». Le président de la République devrait s’exprimer publiquement sur le sujet, ce dimanche 7 avril, date anniversaire de la tragédie rwandaise.

Dans leur requête de 115 pages déposée devant la justice administrative, les plaignants parlent, eux, du « dévoiement historique » de la France au Rwanda, qui a été « le fait d’une administration et de fonctionnaires », au premier rang desquels de nombreux responsables militaires français. Ils réclament une indemnisation de 500 millions d’euros.

« L’État français a commis des fautes justifiant que sa responsabilité soit engagée », observent les requérants, qui rappellent que la France « a apporté son aide, et maintenu son soutien, de diverses manières, au gouvernement rwandais génocidaire […] sans chercher à faire cesser le génocide ». Ils pointent notamment l’existence d’un accord d’assistance militaire entre les deux pays qui « n’a jamais été dénoncé » et à l’ombre duquel le projet génocidaire a mûri pendant des années.

Il ne s’agit pas, selon les plaignants, de rechercher la faute individuelle de militaires de haut rang, de grands soldats pour la plupart dont la carrière est faite, mais la sanction collective d’un État qui a failli. « Il n’est pas nécessaire de partager l’idéologie génocidaire pour que la complicité de génocide soit reconnue. Et on peut présumer qu’aucun des militaires français engagés au Rwanda, ni avant ni pendant le génocide, n’ont partagé l’idéologie génocidaire. Il n’en demeure pas moins que leur action, résultant d’un traité de coopération technique jamais dénoncé, a eu pour effet et destination de soutenir un gouvernement génocidaire », peut-on lire dans la requête.

Le ministère des armées plaide « l’irresponsabilité » juridique

Plusieurs faits sont visés pour démontrer que « le dysfonctionnement a été érigé en mode de fonctionnement » au sein de l’administration française, dont l’« insertion dans les rouages décisionnels du régime [rwandais] » était notoirement importante. Parmi ces faits : les alertes de génocide ignorées, la formation du gouvernement génocidaire en partie dans les locaux de l’ambassade de France, l’évacuation de certains responsables de la frange la plus fanatique du régime, puis l’exfiltration par la France de génocidaires en dépit de demandes d’arrestation, des livraisons d’armes malgré un embargo…

Et, enfin, l’affaire de Bisesero : ou comment l’armée française, alors déployée au Rwanda avec l’opération Turquoise, a été alertée fin juin 1994 de massacres en cours sur les collines de Bisesero mais a mis trois jours à intervenir, laissant mille personnes se faire tuer entretemps. « Juridiquement, il y a non-assistance à personne en danger et abstention de secours à l’état chimiquement pur », notent les requérants, qui parlent de « faillite morale et juridique ».

En définitive, le juriste Philippe Raphaël, qui a supervisé la requête, explique à Mediapart : « L’enjeu de ce contentieux, c’est que soit établie la faute de l’État pour que le droit soit rendu au regard de l’exigence de répression des génocides qui est un pilier de l’ordre international. »

En réponse, la direction des affaires juridiques du ministère des armées a adressé, mi-février, à la présidence du tribunal administratif de Paris un mémoire de sept pages, pas une de plus. « La responsabilité de l’État français n’est pas engagée », y estime sa directrice, après avoir précisé que ses écritures « n’ont évidemment pas pour vocation de nier l’horreur ni l’ampleur des actes commis au Rwanda au cours de l’année 1994 ».

Pour parer à toute perspective de condamnation, le ministère invoque une « théorie-bouclier », une sorte de totem d’immunité : les « actes de gouvernement ». Ceux-ci relèvent d’une très vielle jurisprudence du Conseil d’État (de 1822, puis 1875), selon laquelle les actes relevant d’une décision politique ne pouvaient pas être contrôlés par la justice administrative, et sont donc non condamnables. C’est la raison pour laquelle, dans l’affaire rwandaise, le ministère des armées demande au tribunal de décliner sa compétence, les faits susceptibles de lui être reprochés s’inscrivant, selon lui, « dans le cadre de relations diplomatiques que la France entretenait avec le Rwanda ».

Prudent, le ministère des armées plaide de manière subsidiaire l’« irresponsabilité de la puissance publique » si le tribunal devait ne pas retenir son raisonnement sur les « actes de gouvernement ». Il estime en effet qu’en tout état de cause, une condamnation est impossible, les agissements en cause entrant dans la « catégorie des actes de guerre ». L’affirmation fait bondir le chef d’état-major des armées pendant le génocide, l’amiral Jacques Lanxade, qui est pourtant un défenseur du rôle de la France au Rwanda : « On n’était pas en guerre. Je ne vois pas comment on peut dire cela », affirme-t-il à Mediapart.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024