Fiche du document numéro 33759

Num
33759
Date
Dimanche 2023
Amj
Taille
2652660
Titre
Comptes rendus d'audience du procès de première instance de Sosthène Munyemana (novembre-décembre 2023)
Mot-clé
Source
Type
Transcription d'audience d'un tribunal
Langue
FR
Citation
Table des matières

Procès Sosthène MUNYEMANA, mardi 14 novembre 2023. J1 4

Procès Sosthène MUNYEMANA, mercredi 15 novembre 2023. J2 9

Procès Sosthène MUNYEMANA, jeudi 16 novembre 2023. J3 17

Procès Sosthène MUNYEMANA, vendredi 17 novembre 2023. J4 22

Procès MUNYEMANA, lundi 20 novembre 2023. J5 31

Procès MUNYEMANA, mardi 21 novembre 2023. J6 39

Procès MUNYEMANA, mercredi 22 novembre 2023. J7 44

Procès MUNYEMANA, jeudi 23 novembre 2023. J8 50

Procès MUNYEMANA, vendredi 24 novembre 2023. J9 58

Procès MUNYEMANA, lundi 27 novembre 2023. J10 65

Procès MUNYEMANA, mardi 28 novembre 2023. J11 73

Procès MUNYEMANA, mercredi 29 novembre 2023. J12 82

Procès MUNYEMANA, jeudi 30 novembre 2023. J13 90

Procès MUNYEMANA, vendredi 1 décembre 2023. J14 97

Procès MUNYEMANA, lundi 4 décembre 2023. J15 112

Procès MUNYEMANA, mardi 5 décembre 2023. J16 120

Procès MUNYEMANA, mercredi 6 décembre 2023. J17 129

Procès MUNYEMANA du jeudi 7 décembre 2023. J18 136

Procès MUNYEMANA, vendredi 8 décembre 2023. J19 141

Procès MUNYEMANA, lundi 11 décembre 2023. J20 148

Procès MUNYEMANA, mardi 12 décembre 2023. J21 157

Procès MUNYEMANA, mercredi 13 décembre 2023. J22 162

Procès MUNYEMANA, jeudi 14 décembre 2023. J23 172

Procès MUNYEMANA, jeudi 14 décembre 2023. J23 – Textes 179

Procès MUNYEMANA, lundi 18 décembre 2023. J25 195

Procès MUNYEMANA, mardi 19 décembre 2023 – VERDICT. J26 et J27 209

Procès MUNYEMANA – Questions soumises à la cour 211

Procès Sosthène MUNYEMANA, mardi 14 novembre 2023. J1
15/11/2023
• Rapport du président.
• Observations et demandes de la défense.
• Audition de madame ATTONATY, enquêtrice de personnalité.
• Interrogatoire de l’accusé.
________________________________________
Le procès de monsieur Sosthène MUNYEMANA s’est ouvert ce mardi 14 novembre à la cour d’assises de Paris. Les faits qui lui sont reprochés auraient été commis dans la préfecture de Butare entre avril et juin 1994 et constitueraient les infractions suivantes: participation à une entente en vue de la préparation des crimes de génocide et autres crimes contre l’humanité, génocide, crimes contre l’humanité, complicité de génocide, complicité de crimes contre l’humanité.
Appel et serment des interprètes:
Le président monsieur Marc SOMMERER appelle les interprètes qui prêtent serment.
Appel et déclinaison d’identité de l’accusé:
Il est ensuite demandé à l’accusé -qui s’excuse de son retard- de décliner son identité, celle de ses parents, sa profession (médecin retraité), sa date de naissance (1955) et son domicile.
Le président rappelle alors son droit au silence à l’accusé et informe de l’enregistrement des audiences.
Appel, tirage au sort et serment des jurés:
Il est procédé à l’appel des jurés puis à leur tirage au sort. Le jury est composé de 3 hommes et de 3 femmes. Aucun n’est récusé par les parties. Six jurés supplémentaires sont tirés au sort à leur tour: 3 femmes et 3 hommes. Lors de cette sélection 1 juré sera récusé par l’avocate générale. Les jurés prêtent serment tour à tour.
Constitution de parties civiles:
Le président demande aux avocats la constitution ou le renouvellement de constitution de partie civile des personnes qu’ils représentent. Selon le décompte, 9 associations et 101 personnes physiques se sont constituées parties civiles. Le président explique aux jurés que dans le cas où l’accusé est déclaré coupable, une audience sera tenue par les juges professionnels pour examiner la recevabilité des constitution de parties civiles.
Vérification du planning pour l’appel des témoins et des experts:
Le président lit la lettre que lui a adressé un professeur belge spécialiste de l’histoire du Rwanda appelé comme témoin de contexte. Ce témoin informe le président de son absence en raison du climat délétère « franco-français » car il ne pourrait pas déposer « sans crainte ».

Rapport du président.
Le président expose rapidement la procédure dans cette affaire, puis le contexte historique général lié au génocide, avant de présenter succinctement l’accusé et les faits qui lui sont reprochés. Il conclut par une analyse juridique sur la qualification des faits retenus par l’acte d’accusation contre l’accusé.
En particulier, le président rappelle que la procédure a débuté le 18 octobre 1995 par une plainte sur le fondement de laquelle une investigation a été ouverte le 9 novembre 1995; que la justice française a rejeté la demande d’extradition déposée par les autorités rwandaises; que le procureur du TPIR[1] a décliné sa compétence dans cette affaire. Il déplore la lenteur des investigations due à plusieurs causes.
Sur l’accusé, le président mentionne son appartenance au groupe Hutu, sa situation de médecin gynécologue à Butare durant le génocide, son adhésion au parti politique MDR[2]. L’accusé quittera le Rwanda en juin 1994 pour l’actuelle RDC[3] avant de s’installer en France dans le Lot-et-Garonne.
En ce qui concerne les faits, le président observe que les investigations se fondent essentiellement sur des témoignages (environ 200) et reprend l’acte d’accusation en ce qu’il souligne le poids du temps sur ceux-ci.
Cet exposé permet de contextualiser l’affaire pour les jurés qui n’ont pas connaissance du dossier. Tous ces éléments seront abordés longuement au cours du procès.

Observations et demandes de la défense.
L’avocat de la défense, Me Jean-Yves DUPEUX, soulève 3 points dans cette affaire. Il fait part de « l’immense compassion » de la défense pour les victimes du génocide, puis déplore lui aussi la lenteur de la justice dans cette affaire ouverte 28 ans plus tôt. Il insiste sur la fragilité des témoignages, en particulier ceux des parties civiles qui ne se sont manifestées que 28 ans après les faits en ne se constituant qu’à l’ouverture des débats et qui n’ont jamais été entendues, dénonçant l’impossibilité pour la défense de se préparer équitablement.
L’avocat de monsieur MUNYEMANA se plaint du fait qu’il y aurait une « inégalité totale des charges » dans ce procès. Il demande un supplément d’information et le renvoi des audiences.
Réponse des avocats des parties civiles:
L’avocate d’Ibuka-France relève l’incohérence de la demande de la défense concernant un supplément d’information tout en dénigrant la fiabilité des témoignages pour des faits remontants à près de 30 ans. Elle rappellera également, tout comme ses confrères, le principe d’oralité des débats et le principe du contradictoire. Un autre avocat remarque que si la défense avait réellement de quoi se plaindre en matière de droits de la défense, elle aurait déjà saisi le bâtonnier; un autre encore déplore le manque de sérieux de la défense se plaignant de la constitution de parties civiles au début du procès alors que c’est la loi.
Réponse du ministère public:
La demande de supplément d’information doit être rejetée.
Reprenant des éléments évoqués par le président dans son rapport, l’avocat général explique la longueur de la procédure par la complexité du génocide et par l’absence de pôle judiciaire spécialisé jusqu’en 2012, ainsi que par la détérioration des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda -suspendues entre 2006 et 2009- puis leur reprise progressive. Cette lenteur est regrettée par toutes les parties et va à l’encontre des intérêts de chacune, des décès ou absences de témoins étant à déplorer de part et d’autre.
Malgré ces difficultés, les investigations ont été menées à charge et à décharge dans le respect des droits de la défense.
Pour le parquet, la défense a seulement fait usage de l’art oratoire pour émettre ces demandes et voulant donner l’impression d’un effet de masse alors qu’en réalité seules 10 personnes n’ont pas été entendues auparavant par le procureur sur les 101 personnes constituées parties civiles.
L’importance des droits de la défense ne fait certes pas de doute mais la Cour doit aussi veiller aux droits des victimes comme le dispose l’article préliminaire du Code de procédure pénale.
Décision de la Cour sur les demandes de la défense:
La Cour rejette les demandes de supplément d’informations et de renvoi formulées par la défense.

Audition de madame ATTONATY, enquêtrice de personnalité.
Tout l’après-midi sera consacrée à l’étude de la personnalité de l’accusé. Le témoin rend compte, dans le détail, de l’entretien qu’elle a eu avec monsieur Sosthène MUNYEMANA et des membres de sa famille. Elle rapporte dans le détail des éléments concernant l’enfance de l’accusé, sa famille, ses années collège au cours desquelles il a été pensionnaire. Seront évoquées ensuite ses études à l’Université de BUTARE, son mariage en 1979: une enfance et une vie de famille heureuses: son premier poste à RUHENGERI, la naissance de ses deux premiers enfants. Ce premier poste, il devra le quitter, sa femme étant soupçonnée d’avoir de mauvaises intentions envers le président HABYARIMANA, étant elle-même chargée de la préparation des repas de certaines autorités. Se sentant « espionnés », le couple décidera de changer de région.
Evoquant les événements de 1959, appelés La Révolution sociale ou la « Toussaint rwandaise », l’accusé, qui n’avait pas cinq ans, se souvient que la maison paternelle à MUSAMBIRA, préfecture de GITARAMA aujourd’hui MUHANGA, avait été incendiée par des « milices royales », organisation dont personne n’a jamais entendu parler. Interrogé par un avocat des parties civiles, Sosthène MUNYEMANA finira par dire que c’était en fait des soldats envoyés du Congo!
L’accusé entreprendra alors des études de gynécologie à Bordeaux. La famille s’installe en Gironde de 1985 à 1988. années au cours desquelles l’accusé fera une année de spécialisation en échographie. Le couple se dit bien intégré dans leur nouvelle affectation. C’est en 1989 qu’ils reviendront au Rwanda.
A TUMBA, près de BUTARE, ils achètent une maison. Au fil de la rencontre avec l’enquêtrice de personnalité, il évoque l’attaque du FPR[4] en octobre 1990, se présente comme un modéré et, à l’époque du multipartisme, il devient adhérent du MDR[2]. Avant le génocide des Tutsi, son épouse revient à Bordeaux pour y poursuivre des études, si bien que Sosthène MUNYEMANA, d’avril à juin 1994, s’occupera seul de ses enfants. Il décidera toutefois de les envoyer chez sa belle-famille, à KIGEMBE, à la frontière avec le Burundi, région d’origine de son épouse. Il quittera le Rwanda le 22 juin 1994, passera deux mois au Zaïre avant de rejoindre, avec ses enfants, son épouse à Bordeaux.
C’est là qu’en 1994 il sera visé par une plainte d’un Collectif girondin, début d’une période qu’il vivra difficilement, allant jusqu’à perdre son travail pendant toute une année. Il précise que ses enfants en seront psychologiquement perturbés.

Interrogatoire de l’accusé.
A la fin de la déposition du témoin, monsieur le président reprend la parole pour résumer les propos de l’enquêtrice. Dans un interrogatoire serré et minutieux, monsieur Marc SOMMERER va soumettre l’accusé à un flot que questions. L’interrogatoire portera surtout sur ses relations avec le premier ministre du gouvernement intérimaire[5] Jean KAMBANDA et avec le ministre de l’agriculture et de l’élevage, Straton NSABUMUKUNZI, avec lesquels, même s’il ne veut pas le reconnaître, il entretient des relations étroites. C’est ce dernier qui l’aidera à quitter le Rwanda fin juin 1994.
Monsieur MUNYEMANA affirme s’être peu intéressé à la politique pendant cette période, ce qui étonne le président: comment un intellectuel, membre du même parti que le premier ministre, signataire d’une « motion de soutien » au gouvernement génocidaire, peut-il prétendre n’avoir jamais parlé politique avec Jean KAMBANDA, n’avoir que rarement écouté Radio Rwanda pendant le génocide, n’avoir jamais écouté la RTLM, la Radio Télévision Mille Collines, une radio qui appelait au meurtre des Tutsi à longueur d’antenne.
Les avocats des parties civiles tenteront de pousser l’accusé dans ses derniers retranchements, revenant sans cesse sur les justifications qu’il tente de donner. Monsieur MUNYEMANA sera en particulier mis en difficulté lorsqu’il affirme avoir suivi une troisième voie au sein du MDR après la scission de son parti entre « modérés » et MDR Pawa[6]. Même monsieur André GUICHAOUA, un connaisseur de cette période de l’histoire du Rwanda, n’a jamais fait allusion à une « troisième voie »!
Monsieur le président cherche à savoir quelles étaient les occupations de l’accusé lors des congés qu’il avait pris jusqu’au 9 mai 1994. Il s’occupait de sa maisonnée, rédigeait un manuel…. Et le président de s’étonner à nouveau: « Comment un intellectuel comme vous a-t-il pu à ce point se désintéresser de la situation politique de votre pays » dans une période aussi trouble. Nous n’obtiendrons pas de véritable réponse.
L’accusé sera aussi longuement interrogé sur la mort de son « ami » François KARANGANWA, dont il ne savait pas s’il était Hutu ou Tutsi. Difficile à croire!
Quant au positionnement de Dismas NSENGIYAREMYE, premier ministre entre le 2 avril 1992 et le 18 juillet 1993, il sera remplacé par Agathe UWULINGIYIMANA, assassinée des le 7 avril au matin. Difficile de savoir si le premier cité était dans la ligne du parti MDR ou s’il avait basculé du côté du Hutu Power.
Monsieur MUNYEMANA finira par dire que, s’il a fui au Zaïre, ce n’était pas par peur du FPR, mais par peur des miliciens et des militaires. Ce qui lui permet de se faire passer pour une victime.
L’interrogatoire de l’accusé s’étant prolongé jusque tard dans la soirée, monsieur le président renonce à entendre Fébronie MUHONGAYIRE, l’épouse de l’accusé. Son audition sera reportée à une date qui sera fixée ultérieurement.
La séance est suspendue à 20h45. Rendez-vous est donné au lendemain à 9 heures pour la poursuite de l’affaire.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole pour le CPCR
Jacques BIGOT pour la présentation et les notes
1. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
2. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑][↑]
3. RDC : République démocratique du Congo, précédemment nommée «Zaïre». [↑]
4. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
5. GIR : Gouvernement Intérimaire Rwandais pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[↑]
6. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre modérée, rapidement mise à mal. Cf. glossaire.[↑]

Procès Sosthène MUNYEMANA, mercredi 15 novembre 2023. J2
16/11/2023
• Audition de Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU.
• Audition d’Hélène DUMAS.
• Audition de Jacques SEMELIN
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La journée commence par la diffusion du documentaire « Tuez les tous » de Raphaël GLUCKSMANN, David HAZAN et Pierre MEZERETTE.


Audition de monsieur Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, cité par l’avocat général.
Le témoin décline son identité, domicile, profession (enseignant chercheur, historien, directeur d’études). Il déclare ne pas connaître l’accusé puis prête serment. Il confesse avec humilité qu’en 1994, il n’a rien vu et que ce n’est qu’à partir de 2008, lors d’un premier séjour au Rwanda, qu’il prendra conscience de la réalité du génocide des Tutsi.
Monsieur AUDOIN-ROUZEAU explique que le génocide des Tutsi commence le 6 avril au soir à Kigali avec des massacres terribles. Il regrette que ce génocide ne soit pas plus connu en France et en Europe, alors même que ce n’est pas un génocide loin de nous mais au contraire qu’il est semblable à ceux que nous connaissons par de nombreux aspects.
D’une part en ce qui concerne l’idéologie: la condition à la perpétration d’un génocide, c’est l’existence d’un projet d’éradication complet d’une population. C’est une idéologie raciale, raciste et racialiste en tant que rejet de l’autre et en tant que hiérarchisation des races. Elle a été importée d’Europe par les colons belges qui ont classé les ethnies Hutu et Tutsi à leur arrivée, en s’appuyant sur les Tutsi pour diriger et en discriminant les Hutu. Le ressentiment né de cette discrimination est le principal carburant de crimes de masses, et d’ailleurs les premiers grands massacres se produisent dès 1952-1953.
D’autre part, la guerre est indispensable au génocide: c’est l’angoisse de la guerre et d’une défaite du pouvoir qui alimente la préparation de projet génocidaire. Le Rwanda en l’espèce est en guerre à partir de l’offensive du FPR [1] du 1er octobre 1990 dont la progression rapide est susceptible de renverser le gouvernement. À défaut de pouvoir défaire l’ennemi extérieur, on défait donc l’ennemi intérieur.
Le troisième élément concerne le rôle de l’État: en effet, il n’y a pas de génocide sans État. L’investissement des « voisinages » dans le génocide des Tutsi a été encouragé et entrainé par le gouvernement intérimaire[2], mais été aussi déjà préparé auparavant. Le général français Jean VARRET, chef de la Mission militaire de coopération au Rwanda, alerte dès janvier 1991 de la volonté d’élimination des Tutsi et de l’élaboration d’un plan en ce sens (NDR. Cf la demande du chef d’état major de la gendarmerie RWAGAFILITA qui demande à ce dernier, à la sortie d’une réunion, de lui fournir des armes lourdes afin de « régler le problème tutsi. »)
Monsieur AUDOIN-ROUZEAU attire aussi l’attention de la Cour sur le rôle très important des élites sociales dans ce pays, en particulier les enseignants et universitaires, les prêtres et religieux et les médecins. La conception et l’organisation d’un génocide nécessitent d’ailleurs un certain niveau intellectuel, niveau dont disposent ces élites dont la parole a par ailleurs un poids important pour le reste de la population.
Suite aux questions du président, le témoin va préciser certaines idées. Il mettra en lumière la nature biaisée de la notion d’ethnie, qui objectivement n’existe pas au Rwanda car elle suppose des différences culturelles ou de langue par exemple entre des groupes, ce qui n’est pas le cas entre les Hutu et les Tutsi qui partagent tous ces éléments.
Il clarifiera également la différence entre les massacres survenus dans les années 1991, 1992 et 1993 et le génocide, en relevant la différence d’échelle de ces tueries, bien que leur nature et leur logique soient identiques. D’ailleurs, cette logique est attestée dès 1990-1991 bien que le mouvement se radicalise encore davantage dans les années suivantes. Cette thèse de l’existence d’un plan génocidaire précoce, et donc ayant disposé de suffisamment de temps pour être organisé, est confirmée par la rapidité de l’exécution des victimes, la majorité ayant été tuée au cours des 5 à 6 premières semaines du génocide.
Cette pensée génocidaire a aussi eu le temps d’infuser dans la population, ce qui a été facilité voire permis par la situation de guerre. Dans ce cadre, les acteurs sociaux appréhendent le temps et réagissent différemment. Plusieurs raisons peuvent être avancées telles que la désorganisation sociale liée au génocide, la présence de réfugiés Hutu ayant fui face aux avancées du FPR et la paranoïa générale qui règne. Cela a participé a répandre l’idée que les Tutsi sont par nature des partisans cachés du FPR et a fait naître le sentiment d’une menace intérieure.
Monsieur AUDOIN-ROUZEAU expliquera ensuite que les Tutsi se réfugiaient dans des églises et des bâtiments administratifs car le souvenir de l’efficacité de ces lieux pour se protéger des tueurs durant les massacres de 1959/1963 avait persisté. De plus, les autorités les appelaient à se réfugier dans ces lieux sous couvert de protection alors qu’ils se sont avérés être des pièges.
En ce qui concerne des cas de Hutu ayant sauvé des Tutsi tout en ayant participé activement au génocide, le témoin répond au président que c’était une configuration courante.
Le témoin déclare ensuite à un juré qu’il était impossible pour un Rwandais à l’époque de ne pas avoir connaissance du génocide en cours : le Rwanda est un petit pays qui se couvre de barrières et de corps du jour au lendemain, et d’autre part les évènements se produisent dans un grand bruit, les coups de feu s’entendent d’une colline à l’autre.
Lors de questions posées par les avocats des parties civiles, le témoin estimera que les acteurs ont toujours une marge d’autonomie, même quand les auteurs de crimes disent pour leur défense n’avoir pas eu le choix.
Il précisera aussi la notion de « notable » qui correspond pour lui au fait d’avoir un prestige social. Il affirme fermement que les universitaires sont des notables dans le Rwanda de 1994 et souligne pour s’expliquer le faible taux d’éducation de la population et le respect qu’inspire alors la parole de ceux qui ont fait des études. Il dira: » Comment voulez-vous qu’un paysan conteste la décision d’un prêtre? Il n’en a pas les moyens sociaux et culturels. »
Sur demande de l’avocat général, Monsieur AUDOIN-ROUZEAU revient sur la temporalité particulière de la guerre dans laquelle il estime que les règles disparaissent au profit de l’apparition de nouvelles telles que la loi du groupe.
Il explique également que lorsque le FPR prend le contrôle du pays, 1 200 000 de personnes fuient dans des camps de réfugiés dans les pays voisins. Les génocidaires s’y réarment et transforment les camps en proto-état reproduisant le schéma du génocide.
C’est maintenant au tour de la défense de poser ses questions. Me DUPEUX fera remarquer que le témoin dit que les enseignants et les médecins sont des vecteurs et des accélérateurs du génocide et lui demande de préciser si tous l’étaient. Monsieur AUDOIN- ROUZEAU proteste contre la déformation de ses propos et insiste sur le fait qu’il ne généralise pas les élites mais qu’une partie de celles-ci s’est comportée comme il l’a indiqué.
L’avocat de la défense l’interroge ensuite sur l’existence de « Hutu modérés » qui auraient subi des représailles. Le témoin répond par la positive et évoque le massacre de l’opposition politique au Hutu Power[3], survenue avant même les massacres des Tutsi.
Concernant la question de la fuite vers les pays limitrophes lors de la prise de pouvoir du FPR, Monsieur AUDOIN-ROUZEAU complète ses explications données à l’avocat général en précisant que la majorité des personnes étaient Hutu, dont beaucoup de génocidaires, mais qu’il y avait aussi des Tutsi qui ont fait l’objet de persécutions et de massacres, notamment au Zaïre.
Me BOURG soulèvera les critiques du témoin envers ses confrères universitaires, pourtant experts devant le TPIR[4], ce dont il s’explique par la différence entre la vérité judiciaire et la vérité historique et par sa désapprobation – largement partagée par la communauté universitaire – de propos tenus par certains. Le problème de la minceur de la frontière entre critique du pouvoir actuel – le FPR – au Rwanda et négationnisme sera abordé.


Audition de madame Hélène DUMAS, citée à la demande de l’avocat général.
Après avoir présenté ses travaux et l’état de sa recherche, madame DUMAS commence par déclarer qu’au Rwanda c’est l’Etat qui organise le génocide de ses concitoyens. Avec la participation de l’Etat et des voisins, les victimes n’avaient que peu de chance de survivre.
Elle dit qu’elle a mené un travail sur le sort des femmes et des enfants, systématiquement massacrés, signature de ce qu’est un génocide. Elle fait un parallèle avec la Shoah . A KIBUYE, dans le procès KAYISHEMA[5], il a été remarqué que 60% des victimes étaient des femmes et des enfants.
Le témoin rapporte ensuite qu’elle a travaillé sur des récits d’enfants recueillis au sein de l’association AVEGA qui regroupe des veuves du génocide[6]. Dans beaucoup de témoignages, les enfants n’apprennent qu’ils sont Tutsi qu’à l’école, lorsque l’instituteur leur demande de se lever: leurs parents n’avaient jamais parlé de leur appartenance ethnique.
Le génocide, c’est « un monde inversé« : le monde des adultes n’est plus un monde protecteur, même Dieu ne les protège plus. Leur rapport à la sexualité est aussi inversé: les enfants assistent au meurtre de leurs parents mais aussi à leur viol. Ces viols sont perpétrés en vue de détruire toute transmission de la vie. Il s’agit d’une politique officielle. Pour ces enfants, la sexualité n’est pas œuvre de vie mais de mort. Les viols sont commis en vue de transmettre le sida si bien qu’aujourd’hui, le génocide tue encore.
Les enfants racontent comment ils sont morts, jetés au milieu de corps en décomposition, souvent dans des latrines. Ces textes d’enfants abondent de détails d’une extrême cruauté qui est la marque du racisme qui détruit les corps et la psyché. Cette cruauté renvoie à un imaginaire: on coupe le nez par exemple, un signe « distinctif » de l’appartenance au groupe tutsi.
Madame DUMAS évoque ensuite le travail qu’elle dirige sur la région de KADUHA, une paroisse dont il a été beaucoup question lors du procès du préfet de GIKONGORO, Laurent BUCYIBARUTA: on dénombrera plus de 20 000 morts le 21 avril 1994. Dans ses travaux, le témoin s’appuie sur les photos d’une religieuse allemande, sœur MILGITHA[7]. Ce sont les les autorités locales (bourgmestre, juges, enseignants, infirmières qui ont conduit le génocide à KADUHA. En 1963, cette région avait déjà été touchée par des massacres importants (NDR: il s’agit de ce qu’on a appelé « le petit génocide de GIKONGORO », perpétré la veille de Noël 1963 et qui a fait près de 20 000 morts.) Selon le témoin les Pères Blancs tenteront de s’opposer aux massacres en repoussant les tueurs armes à la main. Le philosophe Bertrand RUSSEL dénoncera « un massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les nazis en Europe« . (Journal Le Monde du 6 février 1964).
Le témoin d’évoquer ensuite les maladies mentales qui frappent les rescapés, maladies qui sont trop peu prises en compte par manque de thérapeutes. Monsieur le président fait remarquer que dans les cours d’assises où on juge des crimes de droit commun, les victimes font l’objet d’un suivi psychologique, ce qui n’est pas le cas au Rwanda.
Madame DUMAS sera ensuite invitée à parler des gacaca[8] dont expliquera l’origine et le fonctionnement. Ce processus gacaca a été mis en place pour accélérer les procédures judiciaires. En permettant le plaider coupable, nombre de tueurs bénéficieront de remises de peine (NDR: souvent au grand dam des rescapés).
Monsieur le président évoque ensuite les gacaca dans lesquelles l’accusé a été jugé et condamné en son absence (trois différentes instances). Cette justice de proximité a pu présenter des inconvénients dans la mesure où les gens se connaissent. Des pressions ont pu s’exercer sur les juges. D’où la décision de procéder parfois à des délocalisations.
De nombreuses questions seront posées au témoin tant par les avocats des parties civiles que par les représentants de l’accusation. Au niveau local, l’exécution d’une autorité a être l’élément déclencheur de massacres de masse. De même, les victimes ont dû assez souvent être affamées, affaiblies avant d’être exécutées.
La question du négationnisme est aussi évoquée. Elle a souvent pris la forme de la théorie « du double génocide » renvoyant dos à dos Hutu et Tutsi.
Occasion aussi de souligner le rôle du MDR[9] dans le génocide, ce parti né au moment du multipartisme en 1991 et qui était l’héritier de l’ancien PARMEHUTU sous la présidence de Grégoire KAYIBANDA[10]. Comme d’autres partis, le MDR s’est plus tard scindé en deux, une partie restant fidèle aux valeurs de ses origines, l’autre partie se rapprochant des extrémistes du Hutu Power[11]. Il en sera ainsi pour le PSD[12], en particulier.
Monsieur l’avocat général Nicolas PERON demande si le ciblage des Tutsi aisés a permis une gradation dans l’exécution du génocide. Le témoin confirme: que l’élimination de leaders potentiels a pu être un signal pour des massacres plus importants. Il cherchera à savoir aussi quel a été le rôle des barrières et des rondes dans la commission du génocide (NDR. Les barrières, qui avaient pour but d’arrêter les Tutsi, servaient aussi à débusquer les infiltrés, membres du FPR).
Madame Sophie HAVARD s’interroge sur les récompenses attribuées aux tueurs. En réalité, les commerçants fournissaient la bière, des alcools forts volés dans les maisons des Tutsi étaient distribués aux tueurs et ces derniers se repaissaient de la viande des vaches que l’on tuait.
La défense ne manquera pas de faire allusion aux « associations de délateurs » dénoncées par Amnesty International. (NDR: C’est une question récurrente que l’on retrouve lors de chaque procès, façon de disqualifier les témoins de l’accusation).


Audition de monsieur Jacques SEMELIN, cité par l’avocat général.
Monsieur SEMELIN se présente comme « professeur et chercheur » et se demande comment ses propos vont être interprétés. Il mesure la complexité de la tache des membres du jury: comment juger une affaire aussi difficile, les Français n’ayant qu’une connaissance limitée du Rwanda. Comprendre un crime de masse, c’est difficile.
Le témoin prend soin de dire qu’il n’est pas spécialiste de l’histoire du Rwanda. Il se présente comme « un généraliste des génocides« . D’ajouter que ces crimes ne sont pas « incompréhensibles », qu’ils sont même trop « pensables« . On ne peut pas tout comprendre, ce qu’on appelle « le trou noir, mais on va essayer de voir quelles sont les responsabilités d’un individu.
Le témoin de définir ensuite les notions de génocide et de massacre.
Le génocide est une forme particulière de crime de masse. Tout massacre n’est pas un génocide. Il ne faut pas céder à la surenchère en voulant qualifier tout massacre de génocide. Mais une série de massacres peut aboutir à un génocide.
Le massacre, c’est une forme d’actions de destruction de non-combattants, le plus souvent collectives. Il existe trois approches possibles en ce qui concerne ce qu’il appelle « massacre ».
1. Il faut se méfier de son émotion, de ce que l’on éprouve, ce que l’on ressent à la lecture des journaux, par exemple. Il faut ramener de la rationalité dans ce que l’on perçoit. Le massacre procède souvent d’un calcul. Le chercheur doit tenter de se déprendre de cette approche en décryptant les motifs politiques.
2. Il faut se déprendre aussi de ce qui est irrationnel. L’autre est défini comme l’incarnation du mal. Au Rwanda, a soufflé un vent de folie. Il faut sortir de cette double approche pour aller vers une troisième.
3. Il faut analyser le massacre comme un processus mental, comme la représentation mentale d’un autre à tuer, à violer, à chasser. Ce processus est à la fois réel et imaginaire. Et d’évoquer « le désir paranoïde des nazis ». Les nazis n’ont pas inventé les Juifs mais ils en ont une représentation délirante.. De même, les Hutu ont une représentation fantasmatique des Tutsi.
Et monsieur SEMELIN de nous interpeller: « Soyons honnête avec nous-même. N’a-t-on jamais pensé: « Celui-là, je lui ferais bien la peau. ». Mais ça reste un fantasme. La peur d’être détruit va conduire à détruite l’autre. C’est ce processus-là qui est pathogène.
Plusieurs facteurs peuvent conduire au génocide:
1. On parle des sociétés qui sont en crise dans lesquelles on a peur de l’autre. C’est un pays qui va mal, dans lequel on éprouve un sentiment d’insécurité, la peur de se retrouver en guerre.
2. Le rôle de l’idéologie. Dans cette société qui va mal, il est des idéologues qui disent que tout irait mieux si on se débarrassait de l’autre. Ce sont des « entrepreneurs identitaires »: enseignants, artistes, religieux… C’est ce qui se passe au Rwanda au début des années 90. Nous, Hutu, nous avons trop souffert des Tutsi. Le « nous » va se construire contre le « eux ». L’ennemi, c’est l’autre en trop, celui qui n’a pas le même nez, pas la même couleur, l’autre qui vient d’ailleurs. L’autre en trop a tendance à prospérer, à pulluler: d’où l’animalisation de l’autre L’autre est suspect, dangereux. Le Hutu dit « modéré » ne partage pas cette vision, il sera éliminé. On tue à l’avance avec des mots. L’idéologie, le vocabulaire qui va avec. préfigure la prévenue d’un crime de masse. Cette dérive n’est pas systématique, inéluctable, mais ça peut arriver.
3. Quand les idéologues prennent le pouvoir dans un contexte de guerre, on entre dans un autre monde. En période de guerre, l’individu ne se comporte pas de la même manière. Les notions d’espace et de temps ne sont plus les mêmes. Il se produit une transformation dans le rapport à l’autre: « Tu es pour ou contre moi? Tu es Hutu ou Tutsi? ». C’est par là que le massacre peut advenir dans un tel contexte de guerre.. Le massacre vise les civils. On va aller vers des crimes indiscriminés.
4. Le massacre se développe dans un contexte international qui le favorise: l’ONU, présente au Rwanda, n’a rien pu faire. On se heurte à la passivité de la communauté internationale.
Monsieur SEMELIN aime à rapporter, lors de ses intervention, cette citation: « Quelques-uns l’ont voulu, d’autres l’ont fait, d’autres l’ont laissé faire. »
Le seul moyen de juguler la guerre, c’est le politique. Dans le cas du Rwanda, c’est au contraire le politique qui fouette le cheval fougueux. Au Rwanda, le crime devient intime par la participation de la population. Ce qui caractérise la situation du Rwanda, c’est la vitesse avec laquelle les massacres se propagent. Sans oublier le rôle de la RTLM[13]: même les nazis n’avaient pas pensé à utiliser ce genre de communication.. Il faut enfin prendre en compte la mobilisation de la population par les autorités communales ou préfectorales.
En conclusion, il existe trois politiques de destruction:
1. détruire en partie un groupe afin d’obtenir sa soumission, détruire pour soumettre.
2. détruire pour éradiquer, exterminer l’autre, le chasser, le pousser dehors. C’est cette destruction-éradication qui est à l’œuvre au Rwanda. Et ce, à partir du 6 avril 1994. Les Tutsi ne peuvent plus fuir. Les responsables politiques veulent les exterminer. Et monsieur SEMELIN de rappeler qu’il n’y a qu’un seul génocide au Rwanda, celui des Tutsi par la majorité hutu.
3. détruire pour terroriser quand on ne peut ni soumettre ni éradiquer.
En fin d’audience, monsieur le président fait remarquer au témoin combien a pu jouer aussi la notion d’impunité qui a prévalue au Rwanda pendant des décennies. Monsieur SEMELIN acquiesce.
Sur questions de monsieur le président, le témoin évoque le cas des « sauveteurs-tueurs« , des gens qui ont sauvé l’une ou l’autre personne tout en participant au génocide.

Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, pour la présentation et les notes

1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
2. GIR : Gouvernement Intérimaire Rwandais pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[↑]
3. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvemertnts politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre modérée, rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
4. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
5. Fulgence KAYISHEMA : accusé par le TPIR de génocide, de complicité de génocide, d’entente en vue de commettre un génocide et d’extermination comme crime contre l’humanité, l’ancien inspecteur de police judiciaire dans l’ancienne commune de Kivumu, dans l’ex-préfecture de Kibuye, a été arrêté le 24 mai 2023,
cf. Jusitceinfo.net, 2/11/2023 : Que se passe-t-il dans le dossier KAYISHEMA ? [↑]
6. Sans ciel, ni terre : paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Paris, La Découverte, 2020[↑]
7. Voir « Afin de mettre une marque en ce temps » – Kaduha, avril 1994 : un album de l’attestation, Hélène Dumas dans la revue Sensibilités 2021/2 (N° 10) [↑]
8. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012,
cf. glossaire.[↑]
9. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
10. Grégoire KAYIBANDA : premier président du Rwanda indépendant, le 1er juillet 1962. En 1957, il avait déjà publié le « Manifeste des Bahutu » qui désigne le Tutsi comme étant d’une race étrangère avant de créer en 1959 le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Focus – les origines coloniales du génocide.[↑]
11. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre modérée, rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
12. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
13. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]

Procès Sosthène MUNYEMANA, jeudi 16 novembre 2023. J3
17/11/2023
• Audition de Damien VANDERMEERSCH, magistrat belge,
ancien juge d’instruction dans le procès des « Quatre de Butare ».
• Interrogatoire de personnalité de l’accusé (suite).
• Audition de Fébronie MUHONGAYIRE, épouse de de l’accusé.
• Exposé du président à propos des écrits d’Alison DES FORGES et André GUICHAOUA.
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Préliminairement, le président ordonne le versement aux débats d’une pièce apportée par Me FOREMAN (avocat du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda). Dans un article publié dans « Le Soir » fin 1994[1], monsieur Jean-Pierre CHRÉTIEN écrit : « Aujourd’hui peut-on oublier que Dismas NSENGIYAREMYE, qui a lancé en août deux appels « pour la paix », était clairement identifié à la veille du génocide comme un membre du trio symbolique du « Hutu power[2] » (avec MM. KARAMIRA et MUREGO) ? »

Audition de monsieur Damien VANDERMEERSCH, magistrat belge, ancien juge d’instruction dans le procès des « Quatre de Butare »[3].
Monsieur VANDERMEERSCH est un magistrat belge de 65 ans qui a travaillé en tant que juge d’instruction sur des dossiers mettant en cause des personnes qui étaient en Belgique après le génocide. Parmi elles on évoquera le cas de Vincent NTEZIMANA, un professeur de sciences de l’Université de Butare, à qui il était reproché d’avoir établi des listes de personnes ayant été utilisées pour les massacres. Un de ces dossiers concernait la préfecture de Butare, tout comme c’est le cas dans notre affaire.
Il s’est rendu plusieurs fois au Rwanda pour des investigations qu’il a pu mener en toute liberté, et ce dès 1995. Le pays se relevait de la guerre et du génocide et commençait lentement à se reconstruire.
Sur demande du président, le témoin aborde la question de témoins professionnels ou de témoins subissant des pressions et dit ne pas avoir eu le sentiment d’avoir fait face à des témoins manipulés lors de ses enquêtes. Au contraire, son équipe et lui-même étaient dans un contexte où ils menaient largement des auditions spontanées car beaucoup de gens étaient encore sur place. Leur travail a été de reconstruire les faits grâce aux témoignages qui étaient parfois imprécis -aussi du fait de la reconstitution que les gens font naturellement en discutant et rapprochant les évènements- mais pour l’essentiel « quand vous êtes au milieu du cyclone vous n’oubliez pas […]; ce sont des souvenirs assez forts ». Pour lui, les accusés qui disent « je n’ai rien vu, je n’ai rien entendu » ce n’est pas possible. Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne l’absence de manipulation de témoin, pour appuyer sa position, monsieur VANDERMEERSCH se réfère a l’histoire d’une femme qui a perdu toute sa famille et qui a elle-même été blessée dans le génocide. Elle disait qu’elle ne savait pas pourquoi elle témoignait car elle n’avait plus rien, « elle était à 100 000 lieues de toute la politique ».
Parmi les témoins que le juge belge entendra, il dira ultérieurement après une question de la défense avoir remarqué que généralement les personnes haut placées étaient réticentes à déposer, préférant rester en dehors de cela et que ce sont les plus modestes qui s’étaient montrées les plus courageuses.
Le président demande ensuite au témoin de parler du cas de Vincent NTEZIMANA, dont l’affaire permet d’éclairer la nôtre. Cet homme avait établi une liste de personnes dont il dira que c’était pour les évacuer puis qu’il l’avait remise au vice-recteur, un radical. Il avait également participé à des rondes dont il avait reconnu, selon le témoin, qu’elles servaient à traquer l’ennemi. Il précisera que les rondes dites « pour la sécurité » étaient les mêmes du fait que la sécurité impliquait de se défendre de l’ennemi donc des Tutsi. Néanmoins, durant ces rondes qui étaient armées, ou à d’autres occasions, certains ont pu parfois décider de sauver des personnes. (NDR. Ce premier procès organisé en Belgique au printemps 2001 concernera aussi un ancien ministre, directeur de l’usine, d’allumettes de Butare, Alphonse HIGANIRO, ainsi que deux religieuses du monastère de SOVU? soeurs GERTRUDE et soeur KIZITO. Tous les accusés seront condamnés à des peines allant de 12 à 20 ans de prison.)
Me PARUELLE, avocat de parties civiles interrogera monsieur VANDERMEERSCH sur l’état du système judiciaire rwandais à la suite du génocide. Il ressort des déclarations de ce dernier que ce système était effondré mais que même si il avait été à même de fonctionner, il n’aurait pas pu juger les 120 000 détenus estimés à l’époque. L’institution des gacaca[4] Ce recours à la tradition paraissait donc indispensable.
Le témoin précisera à Me LINDON, avocate de parties civiles, que c’était exceptionnel qu’un accusé reconnaisse sa participation au génocide, et qu’il n’a pas rencontré de cas en Belgique.
(NDR: la plupart de ceux qui ont reconnu avoir participé au génocide sont des personnes qui étaient en détention au Rwanda, déjà condamnées, détenues ou pas. Concernant les personnes jugées et condamnées en France, aucune n’a reconnu sa moindre responsabilité et toutes ont fait appel. A ce jour, il reste trois procès à faire en appel: celui du milicien de KIBUYE, Claude MUHAYIMANA, du préfet de GIKONGORO, Laurent BUCYIBARUTA er celui de Philippe HATEGEKIMANA/MANIER, alias BIGUMA, un gendarme de NYANZA. Ce dernier étant le seul à être détenu, son procès en appel devrait se dérouler à partir de novembre 2024).
Me BOURG, pour la défense, demandera à monsieur VANDERMEERSCH si les parties civiles qui vont interroger des témoins sur place au Rwanda ne dépassent pas leur rôle. Le juge belge répondra que dans un certain nombre de cas les témoins sont en effet fournis par des associations de parties civiles ou par la défense mais que c’est le rôle de l’instruction de mener sa propre enquête et ses propres auditions même lorsque ces parties l’ont déjà fait de leur côté (NDR. Allusion probable au travail du CPCR sans le travail duquel aucun procès n’aurait encore eu lieu en France, si ce n’est celui de Laurent BUCYIBARUTA, le Parquet n’ayant pris l’initiative des poursuites qu’en 2019 dans l’affaire d’un habitant de Mulhouse, Thomas NTABADAHIGA)

Interrogatoire de personnalité de l’accusé (suite).
Le début de l’après-midi va être consacré à la suite et fin de l’interrogatoire de personnalité de monsieur MUNYEMANA. Des questions assez personnelles lui seront posées concernant la composition de sa famille (il a neuf petits-enfants). Puis, c’est sa carrière professionnelle en France qui sera évoquée. Monsieur le président va rappeler tous les adjectifs que les témoins de moralité ont pu utiliser lors de leur interrogatoire: juste, modéré, sage, professionnel, respectueux, intègre, courageux… Et avec une certaine malice, monsieur le président conclut: « Vous n’avez que des qualités, monsieur MUNYEMANA! »
Monsieur Marc SOMMERRE passera ensuite un long moment à énumérer tous les chefs d’accusation contenus dans le mandat d’arrêt international transmis par le Rwanda qui demandait son extradition. Extradition que la Chambre de la Cour d’appel de Bordeaux refusera au nom de la non-rétroactivité des peines, posture partagée depuis toujours par la Cour de cassation, au grand désespoir des rescapés et de leurs familles.
Puis ce sera l’occasion d’aborder sa demande de réfugiée refusée par l’OFPRA[5], refus confirmé par la CNDA[6] qui évoque « de sérieuses raisons de penser que l’accusé à commis des crimes contre l’humanité. » Monsieur MUNYEMANA n’a jamais eu conscience du caractère ethniste des événements qui se sont déroulés au Rwanda à partir du 17 avril 1994. Qui pourrait le croire?
Quant à la plainte du Collectif girondin, même si elle reposait initialement sur des « faux », elle sera à l’origine des poursuites dont l’accusé fait aujourd’hui les frais. Il portera à son tour plainte pour « atteinte à la présomption d’innocence » mais finira par être mis en examen et déféré tardivement devant la cour d’assises.
Une dernière question abordée par maître Simon FOREMAN, avocat du CPCR. Elle concerne son patrimoine immobilier et le fait qu’il ait vendu sa maison pour créer une SCI avec ses enfants. « Une décision« , souligne l’avocat, « qui n’est pas sans conséquences pour les victimes en cas de condamnation de l’accusé. »
Pas sûr que monsieur MUNYEMANA sorte grandi de ce long interrogatoire de personnalité: il nie les faits qui lui sont reprochés, ment probablement dans certaines de ses déclarations, et tout cela avec une intelligence certaine. La suite des débats nous éclairera probablement davantage sur le rôle que l’accusé a joué, sur la colline de TUMBA, en 1994.

Audition de madame Fébronie MUHONGAYIRE, épouse de monsieur MUNYEMANA.
Le témoin, qui ne pouvait jusqu’à ce jour participer aux auditions, va être longuement interrogée, d’abord par monsieur le président puis par les différentes parties. L’épouse de l’accusé commence par remercier la cour pour l’organisation d’un procès qui arrive toutefois bien tard.
En guise d’introduction, madame MUHONGAYIRE va faire une longue déclaration pour affirmer qu’elle est Tutsi « de sang » mais Hutu pour l’administration. En effet, c’est en 1896 que son arrière-grand-père, suite à une guerre des clans, va devenir Hutu et se rendre à KIGEMBE, à la frontière du BURUNDI où sa famille se refugiera plus tard.
Pour revendiquer sa condition de Tutsi, elle évoque son expulsion de l’école en 1973, comme beaucoup de Tutsi. Quant à leurs enfants, revenus de France peu avant le génocide, ils ne savaient pas s’ils étaient Hutu ou Tutsi. A la question de savoir si c’est important de se réclamer Tutsi, le témoin élude quelque peu les propos du président.
Sur invitation de monsieur le président, l’épouse de l’accusé va évoquer sa carrière professionnelle, tant au Rwanda, qu’en France ou en Belgique, pays où elle se rendra pour ses études. C’est là qu’elle rencontrera, à NAMUR, celle qui deviendra l’épouse de Jean KAMBANDA, premier ministre du gouvernement génocidaire. Comme son mari, elle ne prendra pas immédiatement conscience que ce dernier a basculé dans le MDR Power[2]. Position qui est tout de même surprenante.
En devenant adhérente du MDR au moment du multipartisme, parti héritier du PARMEHUTU du président KAYIBANDA, elle ira jusqu’à prétendre ne pas considérer que le Parti pour l’émancipation des Bahutu était une organisation raciste aux premières heures de l’indépendance: pour elle, les Bahutu représentent tout « le petit peuple« , Hutu et Tutsi confondus. (NDR. Une façon originale de comprendre l’histoire de son pays et de tenter de masquer son appartenance au camp des extrémistes. Le PARMEHUTU était viscéralement anti-TUTSI.)
Seront abordées ensuite ses relations avec les deux ministres du gouvernement intérimaire[7], Jean KAMBANDA et Straton NSABUMUKUNZI auxquels la famille MUNYEMANA restera fidèle. C’est ce dernier qui aidera son mari à quitter le Rwanda fin juin 1994 et qui, lors d’un voyage en France, lui transmettra un courrier de son mari resté seul à TUMBA avec ses enfants. C’est aussi par lui qu’elle pourra transmettre des billets d’avion pour que sa famille la rejoigne à Bordeaux.
Quant aux accusations portées contre son mari, elle évoque « une chasse aux intellectuels hutu », une notion très répandue dans la diaspora rwandaise qui a rejoint l’Europe après le génocide des Tutsi. Pour confirmer ses dires, elle remet à monsieur le président un tract qui a été rédigé par le Collectif girondin à l’origine de la plainte déposée contre son mari en 1995.
Le témoin a beaucoup de mal à dire qu’il s’agit du génocide des Tutsi. Elle répète que le chef des Interahamwe[8] était Tutsi (NDR. Robert KAJUGA) et que des Tutsi ont tué d’autres Tutsi. Si la majorité des tueurs se sont révélés être des Hutu, c’est tout à fait normal puisque les Hutu était majoritaires. Là encore un raisonnement qui montre bien dans quel camp elle s’est toujours située.
Toute l’audition de madame MUHONGAYIRE se déroulera dans cet état d’esprit. La témoin s’est montrée combative, restée fidèle à ses amis. Ce n’est que tardivement, comme son mari, qu’elle réalisera peut-être qu’en 1994 ce sont bien les Tutsi qui ont été majoritairement exterminés. De là où elle était, à Bordeaux, il lui était difficile, selon ses dires, de savoir ce qui se passait à TUMBA et dans le reste du pays!

Exposé de monsieur le président SOMMERER à propos des écrits de madame Alison DES FORGES et de monsieur André GUICHAOUA.
Pour clôturer la journée et pour éclairer les jurés, monsieur le président va retracer l’histoire du Rwanda en s’appuyant sur les ouvrages de madame DES FORGES[9] et de monsieur GUICHAOUA [10]). De la colonisation belge à la période post génocide, monsieur SOMMERER rappelle les grandes dates qui ont marqué l’histoire de ce pays. Sorte de « Rwanda pour les nuls » d’une grande qualité. L’accusé sera amené à donner sa réaction suite à cet exposé: il se dira « globalement d’accord » avec les propos du président.
Il ne m’est pas apparu utile de reprendre cet historique. Les habitués de notre site, les connaisseurs du Rwanda n’y apprendraient rien de nouveau. Quant à ceux qui voudraient se documenter davantage, ils pourront utilement se reporter sur les « Repères » que nous donnons sur notre site.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, responsable des notes et de la présentation

1. « Retour du « Hutu power » de Jean-Pierre CHRÉTIEN – Le Soir, 19/12/1994 -archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑]
2. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) qui traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑][↑]
3. Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑]
4. Gacaca : (se prononce « gatchatcha ») Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
5. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]
6. CNDA : Cour Nationale du Droit d’Asile[↑]
7. GIR : Gouvernement Intérimaire Rwandais pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[↑]
8. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
9. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
10. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑]

Procès Sosthène MUNYEMANA, vendredi 17 novembre 2023. J4
18/11/2023
• Audition d’Alain VERHAAGEN.
• Audition d’Hervé DEGUINE, cadre dans une multinationale française,
ancien membre de Reporters sans Frontières.
• Audition de monsieur Dismas NSENGIYAREMYE, ancien premier ministre.
• Audition de Jean-Marie Vianney NDAGIJIMANA, ancien ambassadeur du Rwanda à Paris,
ancien ministre des Affaires étrangères
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Audition de monsieur Alain VERHAAGEN cité par le ministère public.
Monsieur VERHAAGEN se présente comme un directeur d’administration publique en Belgique et un professeur honoraire d’Université enseignant les questions de développement de l’Afrique d’un point de vue politique, social et économique. Il était au Rwanda en mai-juin 1994 en tant que conseiller de Médecins sans frontières Belgique chargé de la mise en place de convois assurant l’acheminement de secours.
Au cours de sa mission, le témoin dit avoir vu les traces de la préméditation du génocide des Tutsi. Il relève notamment le principe global d’attaque des églises qui selon lui met à mal la thèse de la spontanéité des massacres. Il est un des premiers à se rendre sur les lieux des massacres de l’église de NTARAMA; Il donne aussi l’exemple de la destruction des fiches de naissance des enfants Tutsi dans une maternité, à NYAMATA: si les génocidaires prenaient le temps de les déchirer alors qu’ils devaient fuir face à l’avancée du FPR[1], c’est bien que la volonté d’empêcher la transmission de la filiation Tutsi était calculée. Un autre indice de la préméditation donné par le témoin concernant les entraves à la perpétuation des Tutsi est le viol des femmes par des Hutu pour qu’elles enfantent des enfants Hutu et briser ainsi la transmission ethnique.
Concernant les prémices du génocide, monsieur VERHAAGEN considère que la thèse selon laquelle celui-ci est en gestation dès le début des années 1990, voire depuis 1959, et que la thèse selon laquelle il aurait été déclenché par l’attentat imprévisible contre le président HABYARIMANA[2] ne sont pas des théories incompatibles. Il y a à la fois le fait qu’une marginalisation extrême des Tutsi existe depuis la fin des années 50, déjà bien avant 1994 et le fait que la mort du président a été l’élément déclencheur du génocide.
Néanmoins, la rapidité de réaction de la Garde présidentielle qui, en 20 minutes après que l’avion a été abattu, avait déjà agi en vue des assassinats des opposants politiques indique qu’elle était déjà prête. Par comparaison, le témoin fait remarquer qu’il a fallu à l’armée américaine 40 minutes le 11 septembre 2001 pour prendre une décision sur les opérations immédiates à mener lors de l’attaque des tours. Il fait aussi remarquer que c’est un militaire à la retraite qui prend les choses en main le 6/7 avril 1994, le colonel BAGOSORA[3], alors qu’il n’aurait dû avoir aucun rôle de commandement militaire à ce moment – là. D’autre part, la thèse d’une « revanche spontanée » est fortement mise à mal par le constat que ce sont des Hutu (les responsables politiques opposants aux radicaux) qui ont été les premiers tués.
Lorsque le président demande au témoin d’expliquer ce qu’est la « soumission à l’autorité », ce dernier évoque une démonstration durant laquelle une personne ne s’oppose pas à un scientifique procédant à une expérience (fausse) au cours de laquelle le patient reçoit des décharges électriques de plus en plus fortes jusqu’à ce qu’elles soient (faussement) fatales. Ce test démontre ainsi la soumission naturelle des gens face à une figure d’autorité, et le témoin note que ce cas a été courant au Rwanda.
À propos de Butare, monsieur VERHAAGEN analyse le discours du président SINDIKUBWABO du 19 avril 1994[4] et affirme la clarté de cet appel à « travailler » sur les barrières, qui signifiait massacrer les Tutsi. Il confirme lors des questions qui lui sont posées que ce double sens était compris de tous au Rwanda, quel que soit le niveau social, et que c’est justement pour que tout le monde comprenne que ce mot a été choisi.
Le témoin précise à un avocat des parties civiles que quiconque avait des responsabilités était susceptible d’organiser ces barrières et les rondes même si tout le monde pouvait prendre la tête d’une équipe de tueurs.
Pour revenir sur ce qui s’est passé à Butare, monsieur VERHAAGEN affirme qu’il est impossible pour une personne de n’avoir vu qu’un seul cadavre dans cette région entre avril et juin 1994. Il cite à l’appui les propos d’un homme d’église protestant Hutu: « À Butare, les fossés sont devenus des montagnes avec les cadavres ».
Le témoin déclare que le fait de regrouper les Tutsi pour les tuer plus facilement faisait partie de la panoplie des moyens employés par les génocidaires mais que ce n’était pas un point de passage obligé.
Monsieur VERHAAGEN répond à la question de la défense concernant l’existence de Hutu dits » modérés » et de Hutu opposants en disant que pour lui il n’y a que des innocents et des criminels, que les Hutu opposants politiques aux radicaux ont été massacrés mais que l’essentiel des Hutu n’étaient ni modérés ni opposants: c’était la population, et que si la majorité de cette population n’a pas tué, une partie a fait l’expérience de la soumission à l’autorité et de la soumission aux circonstances. Il ajoute que la violence était partout et que souvent des voisins ont pu assister à des drames sans réagir. Le témoin dit avoir vu des personnes s’exposant pour sauver des individus mais que ce n’était pas « tenable » de sauver des groupes sans disposer de la force.
PS. On peut se reporter aussi à l’audition de monsieur VERHAAGEN lors du procès de monsieur Philippe MANIER.


Audition de monsieur Hervé DEGUINE, cadre dans une multinationale française, ancien membre de Reporters sans Frontières, cité par la défense sur pouvoir discrétionnaire du président.
En début d’audience, le président annonce qu’un « incident » a eu lieu. Une jurée remplaçante est entrée en contact avec madame Fébronie MUHONGAYIRE, l’épouse de monsieur MUNYEMANA, lors de la pause méridienne. Monsieur le président prend aussitôt la décision de l’exclure.

Le témoin, qui a travaillé deux ans sur le Rwanda, de 1993 à 1995, au service de Reporters sans Frontières, commence par déclarer « qu’au Rwanda il est très difficile de connaître la vérité, avant, pendant, après le génocide ». « Si sous la présidence HABYARIMANA beaucoup de journalistes ont été tués, si une quarantaine ont été tués pendant le génocide, après 1994 ces assassinats n’ont pas cessé, jusqu’à aujourd’hui. » Le ton de l’audition est donné.
Et de poursuivre : « Il n’y a pas de liberté de la presse au Rwanda. » Et de donner l’exemple d’André SIBOMANA recruté pour remplacer le Père Guy THEUNIS comme correspondant de Reporters sans Frontières au Rwanda. Ce prêtre, dont le prédécesseur avait été assassiné, faisait l’objet d’accusations fantaisistes, reprise par la revue GOLIAS qui en faisait un complice du génocide. « Toutes ces accusations étaient fausses, poursuit monsieur DEGUINE, téléguidées pour des raisons politiques. » Tombé malade, les autorités rwandaises lui refuseront un bon de sortie pour aller se faire soigner en Europe. Il mourra. « On a construit une histoire pour abattre un opposant. »
Le témoin parle ensuite de l’affaire Guy THEUNIS, responsable de la revue Dialogue. Arrêté à l’aéroport de Kigali où il était en transit, accusé de génocide. Il demande à être jugé au Rwanda mais un accord avec la Belgique sera trouvé : son pays d’origine pourra le juger. Le procès n’aura jamais lieu.
Et de mettre les jurés en garde : « Je ne dis pas que tous les témoins qui viennent du Rwanda sont des menteurs, mais attention, soyez prudents. Le Rwanda n’est pas la France. On fabrique de faux témoignages. Le Rwanda n’est pas un pays démocratique, c’est une dictature où les opposants sont assassinés. En France, on ferme les yeux sur cette dictature parce qu’il y a eu un génocide. Je ne défends pas l’accusé (NDR. Qu’il ne connaît pas) mais prudence, il vient d’un pays où il est très difficile de connaître la vérité (…) des témoins ne sont pas libres de témoigner comme ils veulent. »
A ce stade, peut-être pour montrer au témoin que ses recommandations sont superflues, monsieur le président signale qu’au début de la procédure un faux a été découvert et qu’un dossier d’African Rights contenant un certain nombre de témoignages suspects et démentis par leurs auteurs a été écarté (NDR. Il s’agit d’un fascicule appelé « Le boucher de Tumba. »)
Monsieur DEGUINE reprend la parole pour aborder le cas de Ferdinand NAHIMANA[5], dossier dans lequel des témoins ont manifestement menti : « Il fallait un idéologue ! » (NDR. Un des principaux accusés du « procès des médias » qui s’est tenu entre 2000 et 2003 devant le TPIR. Il a été condamné à 30 ans de prison en 2007.) Le témoin de poursuivre : « Pour atteindre des buts politiques, le régime favorise de faux témoignages, sans que ce soit nécessaire. »
En réponse à plusieurs questions concernant la RTLM, Radio Télévision Mille Collines, créée par F. NAHIMANA, le témoin précise que tous les massacres n’ont pas été commis sur l’instigation de la RTLM. Le génocide a été perpétré dans des régions où on ne captait pas cette radio.
Maître BOURG, pour la défense, interroge à son tour le témoin : « Vous avez écrit un livre sur Ferdinand NAHIMANA ; Connaissez-vous le livre « Les médias du génocide » et leurs auteurs[6] ? Occasion est donnée au témoin de régler ses comptes avec Jean-Pierre CHRETIEN, Jean-François DUPAQUIER et Marcel KABANDA. Alors que Reporters sans Frontières était partenaire dans la publication du livre, monsieur DEGUINE reproche aux auteurs de ne lui avoir pas soumis la lecture du livre avant publication. Les auteurs auraient « trahi la confiance de Reporters sans Frontières en ne prenant la défense que des journalistes tutsi. » Selon le témoin, « l’histoire du génocide est beaucoup plus compliquée. Ferdinand NAHIMANA n’a pas bénéficié d’un traitement équitable. » Enfonce le clou concernant Jean-Pierre CHRETIEN, lui qui a dirigé es travaux universitaires de fondateur de la RTLM. Et de conclure : « Ce pays rend les gens fous. En France, on est dans une controverse malhonnête. »
Maître BOURG pose une dernière question : « Vous pensez que Dismas NSENGIYAREMYE était un MDR Power[7] ? »
Le témoin : « Je suis arrivé au Rwanda le jour où Dismas NSENGIYAREMYE[8] fuyait le pays. Je ne crois pas une seule seconde que ce monsieur soit un extrémiste. Il a défendu une ligne de crête et a été attaqué par les uns et par les autres. »
Maître LINDON, avocate d’IBUKA, fait confirmer au témoin que Reporters sans Frontières avait bien co-signé l’ouvrage en question. Concernant Pierre PEAN, qui a traité les Tutsi de « race de menteurs » (NDR. Dans son ouvrage « Noires fureurs, blancs menteurs »), le témoin affirme que PEAN a fait un bon travail mais que lui-même n’aurait pas employé les mêmes termes[9]. Et de rappeler le jury à la prudence.
Maître Simon FOREMAN, avocat du CPCR, rappelle au témoin qu’il relève de la liberté de l’auteur si ce dernier ne lui a pas soumis le texte avant publication. Monsieur DEGUINE de rétorquer : « Le problème, c’est ce qu’il n’y avait pas dans le livre : la dénonciation des crimes du FPR. »
Concernant l’Église dans le génocide ? « Il y a de bons prêtres et de mauvais prêtres. Le procès de Guy THEUNIS devant les Gacaca, c’est une farce (…) Si le Rwanda avait eu vraiment quelque chose à reprocher à Guy THEUNIS, il ne l’aurait pas laissé partir (en Belgique). (…) Il y avait aussi une radio de la haine chez les Tutsi, Radio MUHABURA ».
On s’en tiendra là. Pas sûr que ce témoignage ait, comme les suivants, apporté beaucoup de lumières aux jurés dans la compréhension du procès qui nous occupe.

Audition de monsieur Dismas NSENGIYAREMYE, ancien premier ministre, cité par la défense sur pouvoir discrétionnaire du président.
« MUNYEMANA n’est pas un génocidaire. Pour moi, il est innocent de ce dont on l’accuse. » C’est par ces mots que le témoin commence sa déposition spontanée. Tous deux habitaient des communes proches l’une de l’autre et ils entretenaient des liens de camaraderie. En janvier 1991, Dismas NSENGIYAREMYE se lance en politique et va recruter au profit du MDR, le Mouvement Démocratique Révolutionnaire, héritier du MDR PARMEHUTU, le parti pour l’émancipation des Hutu du temps du premier président, Grégoire KAYIBANDA. Le MDR souhaitait s’adresser aux masses populaires et aux élites locales (NDR. c’est à ce parti qu’adhèreront Sosthène MUNYEMANA et son épouse). Avec le PL[10] et le PSD[11], avec lesquels il aura des objectifs communs, il formera une troisième force d’opposition dans la politique rwandaise à partir de juillet 1991.
Le MDR recrutera très rapidement dans les préfectures de GITARAMA, GIKONGORO et KIBUYE, en moins grande mesure à BUTARE. Très vite le témoin exercera des fonctions importantes au sein de ce nouveau parti, aux côtés de Faustin TWAGIRAMUNGU, de Frodouald KARAMIRA et de Donat MUREGO. Le 12 avril 1992, Dismas NSENGIYAREMYE sera nommé Premier ministre par le président HABYARIMANA suite à des négociations entre les partis d’opposition. C’est Boniface NGULINZIRA qui, en tant que ministre des Affaires étrangères, participera aux négociations des Accords d’ARUSHA signés le 4 août 1993. Le témoin sera évincé de son poste en juillet 1993.
Pendant sa mandature, plusieurs « protocoles » seront signés:
1. Protocole pour l’instauration d’un Etat de droit.
2. Protocole pour le partage du pouvoir entre les différents partis, la CDR[12] exceptée.
3. Protocole pour l’intégration des Forces armées, sous la direction de James GASANA.
4. Protocole pour le retour des réfugiés sous la direction de Landouald NDASINGWA, dit LANDO.
Les élections pour la formation d’un gouvernement de transition à base élargie ne sont pas fixées sur le calendrier politique mais Juvénal HABYARIMANA restera président de la République, le poste de Premier ministre reviendra au MDR avec l’accord des autres partis. Un poste de vice-président sera réservé au FPR[1]. Le témoin aurait voulu signer les accords d’Arusha, selon ses dires, mais c’est Agathe UWILINGIYIMANA qui sera nommée au poste de Première ministre.
Considérant que ces accords avaient été mal négociés en laissant la part trop belle au FPR, le MRND[13] n’est pas du tout content. Certains membres du MDR manifesteront aussi leur désaccord. Se sentant menacé, accusé de corruption, le témoin se réfugie en France le 1 août 1993. Il ne reviendra qu’en décembre.
Une scission vase produire au sein du MDR qui, selon GUICHAOUA, désavoue Agathe UWILINGIYIMANA. Tous les ministres du MDR sont exclus, y compris Faustin TWAGIRAMUNGU. Toujours selon André GUICHAOUA, Dismas NSENGIYAREMYE, Donat MUREGO et Frodouald KARAMIRA basculent du côté PAWA[14], courant qui s’établira progressivement avec l’assassinat du président hutu du BURUNDI, monsieur NDADAYE. Dès fin 1993, Jean KAMBANDA[15] rejoint à son tour le MDR Power.
Dans une lettre adressée en 1995 au Comité de soutien de Sosthène MUNYEMANA, le témoin affirmera que le médecin de TUMBA appartenait à la branche modérée du MDR. À la question de savoir s’il pense toujours la même chose concernant l’accusé, le témoin rétorque: » Si je pensais autrement, je ne serais pas ici ». Pour lui, MUNYEMANA est « un homme sincère, qui aime la vérité et la justice« .
La défense présente au témoin une photo publiée dans le livre écrit sous la direction de Jean-Pierre CHRETIEN, Les Médias du génocide, et montrant MUREGO, KARAMIRA et NSENGIYAREMYE. La légende souligne que ce sont trois membres du MDR Hutu Power. « C’est une accusation indigne et non fondée, aucun de nos discours ne peut être fourni pour le prouver, conclut le témoin. Je ne comprends pas pourquoi ce monsieur nous range dans le Hutu Power sans avancer le moindre argument. »
Toute cette audience est apparue bien loin de l’affaire qui nous occupe dans cette Cour d’assisses. Les premières déclarations du témoin auraient pu suffire: Sosthène MUNYEMANA est innocent. Il en sera de même pour la dernière audition, celle de monsieur Jean-Marie Vianney NDAGIJIMANA qui éclairera peu le jury sur les responsabilités de l’accusé.
Monsieur le président suspend l’audience pour entendre monsieur NDAGIJIMANA par visioconférence[16]. L’audition de Dismas NSENGIYAREMYE reprendra après.
Maître Simon FOREMAN fait remarquer que deux ouvrages évoquent son appartenance au HUTU POWER: Jordan BERTRAND dans Le piège de l’Histoire et Gérard PRUNIER, conseiller de François LEOTARD. La Mission d’information reprendra aussi cette idée. Le témoin conteste.
L’avocat revient à MUNYEMANA qui affirme qu’il y avait trois courants au sein du MDR. Ce dernier aurait appartenu à une troisième voix. Or, pour GUICHAOUA, il n’y a bien que deux voies: celle de TWAGIRAMUNGU et celle de KARAMIRA, MUREGO et NSENGIYAREMYE, tendance Power. Pour illustrer ses propos, l’avocat du CPCR présente au témoin une caricature du journal extrémiste KANGURA montrant le trio ci-dessus se réjouir de la chute de TWAGIRAMUNGU. Et l’avocat de questionner: « Vous avez demandé un droit de réponse à KANGURA? », comme il l’avait fait pour Jean-Pierre CHRETIEN.
Maître FOREMAN enfonce le clou et demande au témoin si, concernant la lettre de soutien à MUNYEMANA, il a vérifié ses sources. Madame Sophie HAVARD lui fera remarquer plus tard que le témoin qu’il cite est un certain MUNYAGASHEKE, grand commerçant à BUTARE, responsable local du MDR, membre du Comité de financement de l’auto-défense civile pour soutenir la politique des massacres. Qui plus est, ce dernier déclare n’avoir jamais vu MUNYEMANA en 1994! Quel crédit apporter à un tel témoignage? « Vous citez comme témoin de moralité quelqu’un qui a été condamné pour génocide. »
Enfin, l’avocat général, Nicolas PERON, s’étonne que ce soit Jean KAMBANDA qui soit nommé Premier ministre du gouvernement à base élargie plutôt que lui, tous les membres qui avaient accepté un poste au gouvernement ayant été exclus du parti.
Réponse du témoin: » Si c’est ma personne qui gênait, j’ai demandé qu’on me laisse partir. Je n’étais pas là pour avoir un poste mais pour servir. Le Congrès a nommé KAMBANDA. » Quant à KARAMIRA qui avait terminé un discours le 25 août 1993 en clamant: » PAWA! PAWA! PAWA! » le témoin affirme que dès son retour, il a dénoncé ces propos.
Monsieur le président redonne la parole à l’accusé pour qu’il réagisse aux propos des témoin. Penses-t-il, comme Hervé DEGUINE, que la justice est manipulée? « Vous vous réclamez d’une filiation avec Dismas NSENGIYAREMYE?
L’accusé revient sur la notion de la troisième voie et dit s’être mal exprimé. On s’en tiendra là.
On peut toutefois se demander si cette audition, comme celle de monsieur NDAGIJIMANA, a bien permis de faire la lumière sur ce qui est reproché à l’accusé.

Audition de monsieur Jean-Marie Vianney NDAGIJIMANA, ancien ambassadeur du Rwanda à Paris, ancien ,ministre des Affaires étrangères, cité par la défense sur pourvoir discrétionnaire du président. En visioconférence de DOUAI.
Le témoin commence par refuser de révéler sa véritable adresse, « pour des raisons de sécurité« .
Le témoin est venu parler du contexte, pense-t-il, et après avoir énuméré les différents postes importants qu’il a occupés de 1986 à 1994, il se lance dans des considérations que monsieur le président juge peu utiles pour l’établissement de la vérité. Ayant adhéré au MDR pour réformer le MDR PARMEHUTU, il est ambassadeur du Rwanda en France au moment du génocide. Evoquant le retour des réfugiés en octobre 1990, monsieur SOMMERRE se sent à nouveau obligé de lui couper la parole pour le ramener au cas qui nous intéresse. Ce dernier souhaite qu’il évoque ce qu’il pense de la situation au Rwanda à partir de 1993.
Le témoin va alors énumérer une série d’événements qu’i attribue la plupart du au FPR:
1. La reprise de la guerre par le FPR en pleines négociations.
2. Début des attentats, jets de grenades dans Kigali attribués au FPR.
3. Assassinat de Félicien GATABAZI par le FPR.
4. Scission au sein des partis politiques, dont au MDR.
5. Départ en exil de Dismas NSENGIYAREMYE.
6. Assassinat du président hutu burundais, Melchior NDADAYE, par des militaires tutsi.
Selon lui, l’ethnisme monte très fort à cette époque, les assassinats se faisant toujours avec l’accord du FPR.
Monsieur le président renonce alors à poursuivre ses questions et demande à la défense, qui l’a fait citer, de prendre la parole. Le témoin dit qu’il a rencontré Dismas NSENGIYAREMYE à l’aéroport à son retour de Rome. Ce dernier a été écarté et c’est Faustin TWAGIRAMUNGU qui a été désigné comme candidat au poste de Premier ministre. « Dismas n’a jamais été Power, c’était un homme « bonasse ». (NDR. Ce mot est peut-être mal choisi car en Français il a un côté plutôt péjoratif, raison pour laquelle, probablement, maître DUPEUX lui fait répéter).
Le témoin affirme que ce qui intéresse le FPR c’est de prendre le pouvoir à KIGALI. Le sort des Tutsi ne l’intéresse pas. Il révèle avoir perdu beaucoup de membres de sa famille dans le génocide, beaucoup d’amis. Il a toujours lutté pour le retour de la paix, a toujours dénoncé le massacre des Tutsi, a té un des premiers à parler de génocide des Tutsi. On lui a demandé de renoncer à dénoncer les massacres: il a été révoqué. Rien par contre sur les conditions de sa fuite de Kigali alors qu’il est ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement post génocidaire. Il était revenu au Rwanda le 27 juillet 1994.
Sur question de la défense, le témoin évoque le sort de Seth SENDASHONGA, assassiné à NAIROBI.
A ce stade de l’audition, on peut s’interroger: quel intérêt pour éclairer le cas de Sosthène MUNYEMANA. Il semble que l’on soit loin de l’affaire.
Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin s’exprime sur sa collaboration avec le FPR dont il se rendra compte, finalement, qu’il n’était « pas meilleur que les autres partis, peut-être pire. »
L’audition se termine alors que le témoin voudrait bien prendre encore la parole. Monsieur le président coupe court, ayant probablement le sentiment qu’on a perdu du temps en auditionnant ce témoin.
Alain GAUTHIER, président du CPCR.
Margaux MALAPEL, bénévole.
Jacques BIGOT, responsable de la mise en page et des notes.
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
2. Attentat du 6 avril 1994 contre l’avion présidentiel. Voir également : FOCUS – Avril – juin 1994 : les 3 mois du génocide.[↑]
3. Chef de cabinet du ministre de la défense du gouvernement intérimaire, désigné comme membre de l’Akazu et du Réseau Zéro, le colonel BAGOSORA a été l’un des piliers du pouvoir. Il a contribué à armer les Interahamwe à partir de 1991 et a joué un rôle clé dans l’organisation des milices début avril 94. Après l’attentat du 6 avril, il prend la tête d’un comité de crise et installe au pouvoir les extrémistes Hutu. Condamné par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda), à la prison à vie en 2008 pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sa peine a été réduite à 35 ans de prison en appel en 2011. (Voir le glossaire pour plus de détails.[↑]
4. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
5. Ferdinand NAHIMANA : Idéologue extrémiste, désigné comme membre de l’Akazu et fondateur de la RTLM, Ferdinand NAHIMANA est directeur de l’ORINFOR de 1990 à 1992, date à laquelle le Président HABYARIMANA est contraint de le limoger, sous la pression internationale. Il serait également un des inspirateurs de la création des Interahamwe. Il a été condamné par le TPIR à la prison à vie en 2003 mais sa peine a été réduite à 30 ans de prison en appel en 2007, cf. glossaire.[↑]
6. “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
7. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvemernts politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
8. voir l’ audition de Dismas NSENGIYAREMYE ci-dessous.[↑]
9. Lire l’audition de Pierre PEAN lors du procès en appel d’Octavien NGENZI et Tito BARAHIRA, 23 mai 2018.[↑]
10. PL : Parti Libéral. Le Parti Libéral va se scinder en deux fin 1993 : la tendance de son président, Justin MUGENZI, rejoint le Hutu Power qui traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. L’autre tendance sera anéantie le 7 avril 1994, voir glossaire[↑]
11. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
12. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
13. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
14. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvemernts politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
15. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[↑]
16. voir l’ audition de Jean-Marie Vianney NDAGIJIMANA ci-dessous.[↑]

Procès MUNYEMANA, lundi 20 novembre 2023. J5
20/11/2023
• Présentation du rapport d’André GUICHAOUA, « Butare, la préfecture rebelle ».
• Interrogatoire de l’accusé.
• Projection du documentaire de France 3 « Rwanda. Autopsie d’un génocide ».
• Audition de Johan SWINNEN, ancien ambassadeur de Belgique au Rwanda de 1990 à 1993.
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L’audition de madame HUSSON, prévue ce jour, n’a pu avoir lieu, pour cause de Covid. Elle est reportée au 5 ou 6 décembre. Monsieur le président propose d’exposer le rapport de monsieur André GUICHAOUA. Sera projeté ensuite le documentaire « Rwanda : autopsie d’un génocide » dans l’émission « La marche du Siècle » présentée par Jean-Marie CAVADA, sur les massacres à l’église de NTARAMA.
Constitution de 4 nouvelles parties civiles
L’audience s’ouvre avec la constitution de 4 nouvelles parties civiles, représentées par Me Colette MARTIN. Celle-ci les présente rapidement sur demande du président. Après que les avocats de l’accusé ont déploré la manifestation tardive de ces nouvelles victimes (tout à fait légale) et l’impact que cela a sur le travail de défense, monsieur MUNYEMANA se dit « abasourdi » face à l’adjonction régulière de nouvelles parties civiles.

Présentation du rapport d’André GUICHAOUA, « Butare, la préfecture rebelle », par monsieur le président SOMMERER.
Pour consulter le rapport[1]:
« Butare, la préfecture rebelle », Tome 1
« Butare, la préfecture rebelle », Tome 2
« Butare, la préfecture rebelle », Tome 3
Le préfet de Butare Jean-Baptiste HABYARIMANA et sa famille, peu de temps avant leur assassinat – document archivé sur francegenocidetutsi.org
Butare est la deuxième préfecture du pays et l’élément Sud dans l’opposition avec le Nord. C’est aussi une région dans laquelle la cohabitation entre Hutu et Tutsi est ancienne et importante, ces derniers y représentant 20%? peut-être 30% de la population avant le génocide. C’est aussi le cadre de l’opposition interne du parti MDR[2] entre Jean KAMBANDA[3] et Agathe UWILINGIYIMANA[4] . Celui-ci s’impose comme le leader de la branche Power[5] et devient Premier Ministre du gouvernement intérimaire[6] après l’assassinat de celle-ci le matin du 7 avril 1994.
La particularité de la région de Butare, dans laquelle se déroulent les faits reprochés à l’accusé, tient du fait que son préfet, monsieur Jean-Baptiste HABYARIMANA[7], a réussi dans un premier temps à y contenir les débordements et attentats et à y assurer la sécurité, alors que le reste du pays sombrait dans le génocide. Cet exploit est notamment attribué à la tenue du Conseil préfectoral de sécurité qui réunissait les responsables locaux: bourgmestres, chefs des grands partis politiques… La destitution du préfet intervient le 18 avril, après qu’elle a été annoncée le 17 au soir sur Radio Rwanda. Son remplaçant Mr Sylvain NSABIMANA a eu la mission d’enclencher le génocide à Butare.
Le rapport évoque également l’autodéfense civile qui a pour objectif de former, armer et encadrer la population. L’auteur désigne l’accusé comme un membre du comité de financement de celle-ci.


Interrogatoire de l’accusé
Monsieur MUNYEMANA fait remarquer que l’auteur a commis une erreur en écrivant qu’il était membre du comité précité et démontre cette méprise par la mention de la préfecture de Ruhengeri comme étant sa région d’origine, ce qui n’est pas le cas. Monsieur GUICHAOUA n’a jamais répondu aux lettres que l’accusé lui a adressées en guise de protestation.
Il éclaire son point de vue en expliquant avoir contribué à un effort de guerre dès 1990 au profit de l’armée et non des milices. Un avocat des parties civiles relève néanmoins que l’auteur distingue ces deux types de financement dans son ouvrage et est très clair dans l’attribution du financement de l’autodéfense civile à l’accusé.
Ce dernier déclare également ne pas avoir eu connaissance de la destitution du préfet avant le 19 avril, car lors de l’annonce de la nouvelle à la radio le soir du 17 avril, il a participé à la ronde de sécurité toute la nuit. Le Président et l’Avocat général s’étonnent de cette réponse en lui demandant pourquoi la nouvelle ne se propage pas, d’autant plus que tout le monde est mobilisé. Monsieur MUNYEMANA dit avoir cru que ce n’était que « des rumeurs » quand il en a entendu parler le 18 avril.
Le président donne lecture d’une motion de soutien au gouvernement intérimaire adressée aux Nations Unies et à plusieurs États faite le 16 avril 1994 par le Cercle des intellectuels de Butare et signée de l’accusé qui en était le vice-président. Celle-ci condamne les attentats et les massacres, ainsi que la reprise des hostilités par le FPR et reproche à cette organisation de profiter de la situation de vide institutionnel tout en se disant favorable aux négociations avec elle pour un gouvernement à base élargie. La lettre remercie l’armée rwandaise et réprouve les tendances « partisanes » de la MINUAR[8]. L’accusé déclare qu’à ce moment les objectifs annoncés par le gouvernement intérimaire étaient bons et que le contexte de sécurité qui persistait à Butare ne permettait pas de déceler la réelle tendance de ce gouvernement.
Les magistrats de la Cour relèvent les incohérences et contradictions dans les propos de monsieur MUNYEMANA.
D’une part, celui-ci dit avoir entendu des discours officiels invitant à la commission de massacres, notamment monsieur KARAMIRA (le second vice-président du MDR) qui est intervenu lors d’une réunion préfectorale du 12 avril pour dire que les gens devaient aider « à terminer le travail« . Bien qu’il dise ne pas être d’accord avec ces invitations aux massacres, il signera tout de même la motion de soutien au gouvernement intérimaire 4 jours plus tard, tout en sachant que le Premier Ministre KAMBANDA était Hutu Power[9]. L’accusé justifie cela par le fait qu’il n’a pris cela que comme un discours de certains départements ministériels et pas du gouvernement global, car il y a parfois des dissensions au sein d’un même gouvernement.
D’autre part, l’accusé soutient qu’il ne savait pas que la lettre serait diffusée sur Radio Rwanda, ni qu’elle serait publique, alors même qu’elle était destinée à la communauté internationale.
De plus, il n’en aurait jamais parlé à Jean KAMBANDA, le chef du gouvernement intérimaire et un de ses très bons amis, alors même que ce courrier était adressé à la Terre entière.

Projection du documentaire de France 3 « Rwanda. Autopsie d’un génocide ».
« Rwanda : autopsie d’un génocide », documentaire réalisé par Philippe LALLEMANT, diffusé en septembre 1994 dans l’émission « La marche du siècle » présentée par Jean-Marie CAVADA sur France 3.

Audition de monsieur Johan SWINNEN, ancien ambassadeur de Belgique au Rwanda de 1990 à 1993. Cité par la défense sur pouvoir discrétionnaire du président.
Le témoin commence par remercier le président de lui avoir fait confiance, puis signale qu’il a pris son poste d’ambassadeur à Kigali courant 1990. Il était là lors de l’attaque du FPR[10] le premier octobre. Il arrive dans un pays considéré comme « le chouchou » de la coopération, un « pays calme ».
Monsieur SWINNEN se considère comme un témoin « engagé » : il souhaitait favoriser la paix avec le FPR et réformer le pays.
Dans ce processus de réforme, le témoin signale trois facteurs de mobilisation :
• Le FPR qui tenait un discours séduisant sur la démocratie et les droits de l’Homme.
• La communauté internationale qui encourageait à plus de démocratie dans les pays africains, comme le président MITTERAND dans son discours de La Baule.
• HABYARIMANA lui-même qui avait dit au témoin : « Je n’ai pas de leçon à recevoir de MITTERAND, j’ai déjà commencé une certaine libéralisation. »
Monsieur SWINNEN se plait à décrire le Rwanda comme « un jardin luxuriant dans lequel les fleurs s’épanouissent sans entrave. » Il juge positive la conclusion des accords d’Arusha[11], tout en mettant toujours en garde contre les atteintes aux droits de l’Homme. Il y avait bien la RTLM qui prêchait la haine[12], mais il en était de même pour Radio Muhabura, la radio du FPR. De signaler aussi la scission qui se produit à l’intérieur des partis, en particulier au MDR[13].
Le témoin évoque ensuite la naissance de la CDR[14] qui a peur que le FPR devienne « un cheval de Troie au sein de l’armée (NDR. Allusion au partage du pouvoir au sein de l’armée : 60% pour les FAR et 40% pour le FPR, mais 50% concernant les postes d’officiers)
Il existe un autre élément de déstabilisation : le million de réfugiés du Nord entassés aux portes de Kigali suite à l’attaque du FPR. De dénoncer aussi « l’attitude rigide du FPR ».
Avec l’assassinat de Melchior NDADAYE, président hutu élu au Burundi, le 21 octobre 1993, HABYARIMANA est désespéré de de pouvoir faire adopter les accords d’Arusha. C’est alors que beaucoup de Rwandais vont tomber dans le piège de la radicalisation.
Lorsque le témoin aborde la situation au Congo, qui qualifie de « très, très grave », il laisse entendre que le génocide aurait été « un passage obligé pour la maîtrise de ce pays ». Il va jusqu’à laisser entendre que « le président KAGAME avait probablement un agenda caché. » Le FPR aurait provoqué le génocide des Tutsi pour s’emparer des richesses du Congo ? (NDR. Ce n’est pas la première fois qu’on entend une telle prise de position, choquante dans la bouche du témoin.)
Lui-même, on le considère comme trop favorable au FPR : on va jusqu’à le surnommer « SWINNEN Inkotanyi[15]. » Sa grande déception : n’avoir pas pu rassembler tous les acteurs autour de la table des négociations. C’est le 12 avril 1994 qu’il va quitter le Rwanda.
Sur question de monsieur le président, le témoin évoque la durée des négociations (plus d’un an), les progrès puis les reculs, les changements d’humeur des participants, l’emprise du Nord, celle du Réseau Zéro[16], de l’Akazu[17] dont il dit que « l’existence ne sera jamais prouvée. »
Le témoin reconnaît qu’HABYARIMANA tenait un double langage : les accords d’Arusha, « un chiffon de papier » ? Le président a tenté de donner sa propre analyse de l’expression : on n’a pas compris ce qu’il avait voulu dire ! Son entourage était en désaccord avec les décisions prises à Arusha.
Monsieur le président fait lire au témoin la motion de soutien des intellectuels de Butare au gouvernement intérimaire. Il n’a eu connaissance de cette lettre qu’une fois rentré en Belgique. Il reconnaît que c’est un appel positif à la négociation mais que le gouvernement de KAMBANDA est mal placé pour gérer cette transition (NDR. C’est le minimum syndical !)
Le témoin rapporte une « rencontre houleuse » qu’il a eue avec trois ou quatre membres de ce gouvernement le 9 avril 1994. Il reproche à ce gouvernement d’avoir trop tardé à appeler au calme, malgré de belles paroles. Il reconnaît avoir connu KAMBANDA et KAREMERA. Il se refuse à dire que le gouvernement KAMBANDA[18] était Hutu Power, mais il y avait en son sein des tenants du Hutu Power, des gens qui ne lui inspiraient pas toute confiance. Il se contente de dire qu’il y avait « un manque de volonté de mettre fin aux massacres, que ce gouvernement ne déploie pas tous ses efforts pour arrêter les massacres. » (NDR. Une critique bien faible pour un gouvernement qui a organisé le génocide et qui a mis le feu à la préfecture de Butare.)
Et le témoin de s’interroger, comme pour minimiser le rôle du gouvernement : « Ce gouvernement avait-il assez d’emprise sur les miliciens, sur l’armée qui était très désorganisée ? » (NDR. Toujours des circonstances atténuantes !) Et d’insister : « On ne parle pas assez des massacres du FPR. Le FPR a tué des Hutu et des Tutsi (sic), des journalistes le disent. » Et de citer Colette BRAECKMAN ou encore Charles ONANA, le plus négationniste des journalistes.
« A quand faites-vous remonter le génocide » ? lui demande le président. Le témoin répond à côté, parle du simulacre d’attaque dans la nuit du 4 octobre 1990 qui va provoquer l’arrestation de milliers d’Ibyitso[19], de complices pour intelligence avec l’ennemi. Et de citer LUGAN qui, expert au TPIR, déclare que l’entente n’a pas été reconnue. Monsieur le président lui fera remarquer plus loin que cet expert est à classer dans l’extrême droite.
« Et votre point de vue sur le Rwanda d’aujourd’hui ? »
Le témoin : s’il reconnaît beaucoup de positif, si Kigali est le Singapour de l’Afrique centrale, la pauvreté règne à l’intérieur du pays (NDR. Et au Congo où il a été nommé plus tard ambassadeur ?) Et d’ajouter : « Est-ce que la jolie fille rwandaise n’est pas trop maquillée ? » S’il pouvait poser des questions au président KAGAME, il lui demanderait « dans quelle mesure le développement sera durable. Est-ce que vous avez la population avec vous ? » Et de faire allusion évidemment aux rapports de l’ONU, d’Amnesty International qui dénoncent les graves violations des droits de l’Homme au Rwanda.
« Porte-t-on de fausses accusations contre des génocidaires ? » Pour lui, si on conteste la doxa officielle, on est traité de négationniste (affaire POLONY[20]. Il ne répond pas à la question, ne veut pas se mouiller.
A une question d’un juré, concernant « le calcul machiavélique » du FPR, il dénonce le rôle du Rwanda au Congo, le pillage du coltan, la présence des soldats rwandais au côté des M23 (NDR. Et les multinationales, ne sont-elles pas les plus grands prédateurs des ressources du Congo ?)
De nombreuses autres questions lui seront posées par les parties. Occasion pour le témoin de dire que la Belgique n’a pas à rougir de son attitude au Rwanda. Présenter des excuses, c’est noble, même si nous n’avons pas fait un parcours sans faute. Nous avons voulu aider HABYARIMANA à faire des concessions. On a donné l’impression d’avoir abandonné un pays en crise. Nous avons retiré nos troupes (NDR. Ce qui a provoqué le massacre de l’ETO[21] le 11 avril 1994), et avons plaidé pour un retour intégral de la MINUAR[22]. Nous demandions un mandat plus musclé de la MINUAR (passer du niveau 6 au niveau 7).
En fin d’audition, le témoin dit qu’il a reçu KAMBANDA et KARAMIRA chez lui en mars 1994. Celui qui devait devenir premier ministre avait « un discours très aigri, défaitiste. Il ne s’est pas comporté comme un vrai leader. C’est ce que venait de lui faire remarquer madame Sophie HAVRARD, l’avocate générale. Au TPIR[23], KAMBANDA a été condamné « pour avoir incité à commettre des massacres » alors que le témoin se contente de dire que « le gouvernement intérimaire avait été impuissant à mettre fin au génocide. » Façon habile de minimiser le rôle du premier ministre et du gouvernement qui a accompli le génocide.

Pour terminer la journée, monsieur le président propose la lecture d’extraits de trois discours prononcés à Butare le 19 avril 1994 et qui ont tous contribué à déclencher le génocide dans la préfecture de Butare :
• Le discours du président SINDIKUBWABO
• Le discours du premier ministre Jean KAMBANDA
• Le discours du bourgmestre de NGOMA, Joseph KANYABASHI
Monsieur MUNYEMANA souhaite réagir. Il reconnaît que les trois discours, qu’il n’a pas entendus en direct (NDR. Evidemment, serait-on tenté de dire), sont bien des appels à commencer le génocide à Butare (NDR. On aimerait bien croire qu’il est sincère mais on peut en douter. Ne serait-ce pas plutôt une manière de préparer sa défense en mettant de l’eau dans son vin ? La suite des audiences nous éclairera probablement sur ce qu’a été son rôle véritable dans le génocide perpétré à Tumba. C’est tout l’enjeu de ce procès.)
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, responsable du site, de la présentation et des notes.
1. Archivé sur le site francegenocidetutsi.org.[↑]
2. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire.[↑]
3. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
4. Agathe UWILINGIYIMANA : membre du MDR, ministre de l’Éducation nationale puis Premier ministre suite aux négociations d’Arusha, Agathe UWILINGIYIMANA était particulièrement honnie par la frange hutu power qui dénonçait sa politique favorisant l’application des accords d’Arusha. Lors de son passage au ministère de l’éducation elle a notamment abolit les quotas restreignant le nombre de Tutsi. Elle a été assassinée, le 7 avril 1994, parmi les premiers opposants au régime, cf. glossaire.[↑]
5. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvemernts politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
6. GIR : Gouvernement Intérimaire Rwandais pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[↑]
7. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA) : le préfet de Butare qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné (à na pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA).[↑]
8. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir :
Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
9. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
10. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
11. Accords de paix, signés en août 1993, à Arusha (Tanzanie), entre le gouvernement du Rwanda et le FPR (Front patriotique Rwandais). Ils prévoient notamment la diminution des pouvoirs du Président HABYARIMANA au profit d’un gouvernement « à base élargie » (cinq portefeuilles sont attribués au FPR), l’intégration des militaires du FPR dans la nouvelle armée gouvernementale, la nomination de Faustin TWAGIRAMUNGU au poste de Premier ministre et l’envoi d’un contingent de 2 500 hommes de l’ONU, la MINUAR, pour faciliter la mise en place des nouvelles institutions. Le président HABYARIMANA fit tout pour différer la mise en place de ces accords. L’attentat contre lui survint le soir du jour où il s’y résigna.[↑]
12. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
13. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
14. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
15. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
16. Réseau zéro : Voir FOCUS – le réseau zéro / les escadrons de la mort / l’Amasasu.[↑]
17. Le terme Akazu, apparu ouvertement en 1991, signifie « petite maison » en kinyarwanda. L’Akazu est constituée d’une trentaine de personnes dont des membres proches ou éloignés de la famille d’Agathe KANZIGA, épouse de Juvénal HABYARIMANA. On retrouve au sein de l’Akazu de hauts responsables des FAR (Forces Armées Rwandaises) ainsi que des civils qui contrôlent l’armée et les services publics et accaparent les richesses du pays et les entreprises d’État, cf. Glossaire.[↑]
18. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[↑]
19. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais), cf. Glossaire.[↑]
20. Lire notre article du 19/3/2018 : Le génocide contre les Tutsi: « Des salauds face à d’autres salauds »?[↑]
21. ETO : Ecole Technique Officielle.[↑]
22. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir :
Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha[↑]
23. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]

Procès MUNYEMANA, mardi 21 novembre 2023. J6
22/11/2023
• Audition de Diana KOLINKOFF, psychologue clinicienne.
• Exposé de plusieurs pièces documentaires.
• Audition de Jean-Philippe REILAND, directeur de l’OCLCH.
• Audition d’Olivier GRIFOUL, officier de gendarmerie, cité à la demande du Parquet.

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Avant de commencer l’audition du premier témoin, monsieur le président annonce que monsieur Innocent BIRUKA, le témoin qui devait être entendu demain matin, a fait savoir qu’il ne se présenterait pas. Monsieur SOMMERER demande à madame la greffière d’envoyer un courriel au témoin pour qu’il donne les raisons de son refus de comparaître. Sa réponse viendra dans la journée:
» J’ai des informations précises et concordantes à l’effet que des agents de Kigali, embusqués dans le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda sont déterminés et suffisamment bien organisés pour rendre la vie impossible à toute personne d’ethnie hutu qui ose intervenir en tant que témoin dans le procès Sosthène MUNYEMANA. Merci pour votre compréhension. Innocent BIRUKA, présentement à Paris. » « Grotesque« , réagira aussitôt maitre Simon FOREMAN, avocat du CPCR.
Le président précise que ce témoin était un membre de l’équipe de défense du bourgmestre KANYABASHI durant son jugement devant le TPIR[1], celui-ci ayant été condamné à une peine de 20 ans d’emprisonnement.

Audition de madame Diana KOLINKOFF, psychologue clinicienne.
Mme KOLNIKOFF est une psychologue clinicienne et psychanalyste qui travaille sur les violences collectives et la prise en charge des victimes. Au cours de sa carrière, elle a travaillé avec des victimes rwandaises souffrant de traumatismes liés au génocide. Elle explique que la cruauté, la terreur, la sidération, l’intentionnalité et l’impunité sont les mots clés de la commission des crimes de masse, qui visent intentionnellement à détruire une partie d’une population par des actes barbares et à instaurer la terreur.
Elle décrit le refus de parler de beaucoup de victimes qui ne veulent pas avoir à revivre les violences traumatiques qu’elles ont subies.
En ce qui concerne celles qui témoignent, malgré l’anxiété que cela produit, elles espèrent obtenir reconnaissance des horreurs qu’elles ont endurées et voir justice rendue mais il y a pas de haine ou de désir de vengeance. Leurs dépositions ne correspondent pas forcément aux exigences de temporalité qu’on peut attendre d’un récit, la vérité des victimes n’est pas toujours la même que la vérité des juristes ou des psychologues.
Mme KOLNIKOFF justifie les contradictions occasionnelles par l’écart énorme entre les faits et les procès, la subjectivité de la mémoire et le phénomène de mémoire traumatique, c’est-à-dire que les victimes peuvent à la fois avoir déformé certains souvenirs et en raconter d’autres avec une précision incroyable. Le récit collectif peut aussi légèrement influer dessus, mais ce n’est pas ce qui prédomine selon elle car les victimes veulent que ce soit leur histoire qui soit au premier plan, c’est l’opportunité pour elles de se faire entendre.
De plus, les témoins peuvent être déstabilisés par le procès, surtout quand ce qu’ils racontent est remis en cause, mais quoi qu’il en soit, pour cette psychologue, c’est leur vécu personnel qui émergera car on le perçoit et cela convainc, même si la manière d’interroger et d’écouter compte aussi.

Exposé de plusieurs pièces documentaires :
• Projection d’un documentaire de la BBC versé par la défense
• Lecture du compte-rendu du rapport d’Human Rights Watch versé par la défense :
L’avocate de la défense observe que cette pièce démontre que le régime actuel de Kigali obstrue la liberté d’expression des témoins et fait pression sur eux pour se débarrasser de tout opposant qui dénonce le gouvernement et ses crimes. Elle conclut en affirmant que « la justice rwandaise est tout sauf indépendante ».
Un avocat des parties civiles intervient pour reconnaître qu’on peut critiquer le régime du président Kagame mais conteste la théorie complotiste selon laquelle la présente Cour d’assises, française et non rwandaise, serait sous influence de Kigali, et interroge donc sur le lien entre la présente affaire et ce procès que la défense fait à un État.
L’accusé réagit pour avancer que toute critique du régime se termine par une confrontation judiciaire de son auteur destinée à le museler.
NDR. Ce documentaire de la BBC est un catalogue de crimes ou d’événements liberticides qui ne donnent aucun nom, complètement hors contexte. On peut procéder ainsi pour n’importe pays qu’on veut accuser de dictature. Qui peut se laisser convaincre?
• Lecture d’extraits de l’ouvrage « Rwanda La trahison de Human Rights Watch » [2] de Richard JOHNSON préfacé par Mme Linda MELVERN.
Me PARUELLE, avocat des parties civiles, s’appuie sur ce document pour nuancer la fiabilité du rapport de Human Rights Watch sur lequel se base la défense.
Monsieur le Président SOMMERER évoque le livre d’ALISON DES FORGES « Aucun témoin ne doit survivre »[3] dont parlent les extraits lus pour dire que dedans, des accusations sont portées à l’encontre de monsieur MUNYEMANA à 6 reprises.
• Projection d’un documentaire versé par la défense
Le président explique que ces images ont été commentées et proviendraient apparemment d’un quartier de Kigali vers la fin du mois d’avril 1994. On y voit la collaboration entre l’armée et les Interahamwe[4], le ramassage des corps au bord des routes par des véhicules en train d’agoniser. Ces images feraient parties des archives de Radio Rwanda.
Monsieur MUNYEMANA se manifeste alors, voulant préciser que les cadavres n’étaient pas aussi nombreux à Butare dans les endroits qu’il fréquentait. Quand il a emprunté de grands axes, c’était déjà plus tard dans la période du génocide, il y avait moins de corps, d’autant plus qu’il faisait en sorte d’être le moins visible possible car, selon lui, il était risqué d’aller dans des quartiers où on ne le connaissait pas.


Audition de monsieur Jean-Philippe REILAND, directeur de l’OCLCH, l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine.
Le témoin commence par présenter le service dont il est le directeur depuis 2020. service créé par décret du Premier Ministre en 2013. Dans la mesure où ce sont les gendarmes qui avaient été sollicités pour s’occuper des affaires rwandaises, il était normal que ce soit la gendarmerie qui soit choisie. A noter que les officiers de police judiciaires de la gendarmerie sont les seuls à pouvoir travailler dans ce genre d’enquêtes. Ce service est composé d’une quarantaine d’enquêteurs rompus aux techniques d’enquêtes.
Les investigations dont ils ont la charge sont centrées sur le recueil des témoignages. Les enquêteurs ne se déplacent qu’avec l’accord des autorités du pays visité. Ils accompagnent parfois les juges d’instruction dans leurs enquêtes sur le terrain. Au Rwanda, n’en déplaise à la défense, les enquêteurs conduisent eux-mêmes leurs investigations sans la présence des autorités locales lors des auditions des témoins. Seul un interprète se joint à eux. Le témoin précise que ce n’est pas le cas au sein des pays de la communauté européenne.
Si dans un premier temps, la plupart des enquêtes intéressaient le Rwanda, aujourd’hui elles concernent un nombre important de pays.
Monsieur le président cherche à savoir si les témoins, au Rwanda, sont sous influence ou pas. Monsieur REILAND est amené à répéter qu’il n’en est rien et qu’il « n’y a guère qu’au Rwanda qu’on travaille sans présence des autorités rwandaises. » Le recueil de la parole des témoins est libre, sans pression. Certains témoins sont entendus plusieurs fois. La liste des témoins est établie à l’avance et présentée aux autorités judiciaires du pays pour permettre la localisation de ces derniers.
Le témoin précise enfin qu’il n’a pas travaillé sur le dossier de Sosthène MUNYEMANA: il n’était pas encore en poste à cette époque-là. (NDR. Le témoin suivant, le capitaine Olivier GRIFOUL, va témoigner de son implication dans le dossier qui fait l’objet de ce procès d’assises.)

Audition de monsieur Olivier GRIFOUL, officier de gendarmerie, cité à la demande du Parquet.
Le témoin a participé à de nombreuses commissions rogatoires au Rwanda de 2011 à 2015. Il a enquêté dans l’affaire qui nous concerne. Il précise, comme l’ont fait tous les témoins de contexte, que le génocide a commencé relativement tardivement à Butare pour les raisons qui nous ont déjà été exposées. Le séjour des juges était préparé à l’avance pour le rendre le plus efficace possible. Il s’agissait de rencontrer des témoins qui n’avaient pas été encore entendus et recueillir des éléments incomplets. Si un membre du GFTU, l’unité qui traque les fugitifs[5], est présent, c’est uniquement pour aider à localiser les témoins et assurer la sécurité des juges ou des gendarmes français.
À Butare, les auditions des témoins se faisaient soit dans les locaux du Parquet, soit au domicile de ces derniers, ou encore dans le véhicule des enquêteurs, toujours pour protéger les personnes entendues. Monsieur GRIFOUL précise qu’il fallait réaliser un maximum d’auditions pour tenter d’approcher la vérité: plus de 200 témoins seront entendus.
Le témoin tient à préciser une nouvelle fois que les auditions se déroulent sans la présence d’officier rwandais. Seul un interprète dont le nom a été fourni par l’ambassade de France accompagne les enquêteurs qui se sont rendus sur tous les lieux où monsieur MUNYEMANA était accusé: Tumba, Kabakobwa, Rango, l’hôpital universitaire, l’église anglicane…
La cour va passer un long moment à consulter le plan de Tumba et ses alentours, des photos sont projetées.
La question de la fiabilité des témoignages est abordée, cheval de bataille de la défense. Monsieur GRIFOUL, après avoir rappelé les conditions dans lesquelles il a travaillé, après avoir abordé les difficultés qu’il pouvait rencontrer, finit par dire que les auditions étaient « globalement pertinentes« . Et d’ajouter: « Nous avons écarté tous les faits qui n’étaient pas étayés. » (NDR. D’où les nombreux non-lieux partiels dont l’accusé a bénéficié au grand dam des rescapés, à l’hôpital de Butare en particulier. »
Les questions des parties permettent au témoin de préciser ses déclarations antérieures. Globalement, les témoins disent la vérité, les enquêteurs se sentaient totalement libres: ils choisissaient leur hôtel, sortaient comme ils voulaient le soir sans avoir jamais été suivis. S’ils étaient parfois accompagnés, c’était pour assurer leur sécurité. Si les comptes-rendus des auditions peuvent paraître longs, c’est tout simplement que plus le canevas des questions est large, plus on recueille d’informations. Il faut placer le témoin dans le contexte avant de le faire parler des faits. Il sera toujours temps de faire le tri.
Les synthèses rédigées par un autre enquêteur, monsieur Patrick GEROLD vont faire l’objet de querelles avec la défense. Le témoin, de son côté, n’en a jamais produit. Son collègue, qui l’a précédé dans les enquêtes, et qui, lui, était toujours accompagné d’un OPJ[6] rwandais, fait remarquer qu’il y a parfois des contradictions entre les déclarations recueillies par des officiers rwandais et les enquêteurs français.
Maître DUPEUX aimerait savoir ce que le témoin pense du travail de son collègue GEROLD. Monsieur GRIFOUL reconnaît qu’il ne partage pas le point de vue de monsieur GEROLD concernant la façon dont les Tutsi étaient tués à Tumba. Ils n’ont pas eu la même expérience, c’est tout.
Et l’avocat de la défense de s’insurger contre les avocats généraux qui ne lui ont pas fourni les coordonnées de monsieur GEROLD qu’il voulait faire citer. Madame Sophie HAVARD lui rappelle sa réponse: « Monsieur GEROLD a cessé ses fonctions et nous ne savons pas où il se trouve. » Maître DUPEUX n’en démord pas et revient sur les différences entre les témoignages recueillis par les autorités rwandaises et ceux recueillis par les Français. (NDR. Cela suffirait pour laisser entendre, comme le fait la défense, que le Rwanda est une dictature? Ridicule!)
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole lors du procès
Jacques BIGOT, responsable du site, de la présentation et des notes
1. Jugement du Tribunal Pénal International pour le Rwanda : https://ucr.irmct.org/scasedocs/case/ICTR-98-42#appealsChamberJudgement[↑]
2. « Rwanda La trahison de Human Rights Watch » : dossier de presse archivé sur francegenocidetutsi.org[↑]
3. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
4. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
5. GFTU : « Genocide Fugitive Tracking Unit », section du parquet de Kigali en charge des fugitifs.[↑]
6. OPJ : officier de police judiciaire.[↑]

Procès MUNYEMANA, mercredi 22 novembre 2023. J7
22/11/2023
• Audition de Monique AHEZANAHO, partie civile.
• Audition d’Alfred MAGEZA, ancien détenu.
• Audition d’Anaclet DUFITUMUKIZA, gendarme.
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Avant que les auditions ne commencent, maître FOREMAN, avocat du CPCR, souhaite intervenir rapidement à propos du courriel adressé la veille par monsieur BIRUKA pour annoncer son refus de venir témoigner. « Les éléments embusqués au sein du CPCR » et qui sont présents dans cette salle ne sont autres que Dafroza et Alain GAUTHIER et une jeune femme bénévole qui prend le verbatim en vue des comptes-rendus d’audience de l’association. Et de conclure: » On est dans le délire le plus complet. »


Audition de madame Monique AHEZANAHO, citée par le ministère public. Partie civile aux côtés d’IBUKA, rescapée du génocide des Tutsi à Tumba.
Le témoignage bouleversant d’une rescapée qui ne doit la vie qu’à son violeur qui l’a séquestrée pendant toute la durée du génocide.
La déposition de cette témoin a fait l’objet d’une traduction par des interprètes assermentés par la Cour.
En 1994, Mme AHEZANAHO avait 25 ans. Elle était mariée et avait 2 enfants. Rien que dans le secteur de Tumba, elle a perdu son mari dans le génocide, ainsi que son beau-père, sa belle-mère, son beau-frère, ses enfants et ses deux belles-sœurs et leurs enfants. Elle a aussi perdu ses biens et sa maison a été pillée et détruite.
Tout a commencé après l’attentat contre l’avion du Président dont les gens disaient qu’il avait été abattu par des Tutsi. Une méfiance entre les Hutu et les Tutsi se serait alors développée.
Des troubles ont éclaté sur une colline proche et Mme AHEZANAHO désigne monsieur MUNYEMANA, qu’elle connait par le biais de son beau-père et qu’elle avait croisé à l’hôpital, comme celui ayant envoyé des jeunes pour aller y commettre des tueries contre les Tutsi qui se défendaient. Elle le décrit comme un notable du fait de sa qualité de médecin et de membre éminent d’un parti politique.
Une réunion a été convoquée le 17 avril au secteur de Tumba à laquelle assistaient des Hutu et des Tutsi. Le témoin s’y est aussi rendue avec son mari. Selon elle, les autorités présentes étaient RUGANZU, MUNYEMANA, REMERA, MABOMBOGORO, SIMPUGA, et elles ont demandé à Dionisio et KIOGORI de sortir parce qu’ils étaient Tutsi, ainsi qu’à Jeanne dont le mari était Tutsi.
À cette occasion, monsieur MUNYEMANA aurait informé les gens que des réfugiés Hutu venus de la localité de RUTENGE d’où est originaire sa femme étaient chez lui car ils fuyaient les Inyenzi venus du Burundi. Cela a provoqué de la peur chez les Tutsi présents et a déclenché la haine chez les Hutu.
Mme AHEZANAHO explique que c’est là que la décision de mettre en place des barrières a été prise. Initialement, elles devaient être tenues par des Hutu et des Tutsi mais ces derniers ont été chassés par les Hutu qui ne voulaient pas rester avec des Inyenzi.
Une autre réunion s’est tenue le 19 avril vers 14h, convoquée cette fois par MUNYEMANA, REMERA et d’autres et destinée aux autorités, dont un certain Xavier lui aurait rapporté qu’elle portait sur les armes et leur distribution.
La témoin décrit monsieur MUNYEMANA comme étant un des organisateurs des réunions durant lesquelles il était préconisé de tuer les Tutsi, même si elle dit ne pas l’avoir vu tuer lui-même. Il aurait aussi collecté des informations sur ceux qui étaient morts et ceux qui étaient encore en vie auprès des gens qu’il désignait pour aller tuer.
Elle raconte qu’un jour en allant puiser de l’eau au robinet du secteur de Tumba, elle a vu KAMBANDA[1] avec un véhicule où se trouvaient des armes devant chez MUNYEMANA. La témoin connaissait KAMBANDA dont le père avait épousé sa grand-mère.
Le 21 avril le génocide débutait à Tumba sur les ordres des responsables dont Mme AHEZANAHO a donné les noms. Elle explique que des tueries ont eu lieu au domicile de François KARANGANWA qui a été tué avec sa femme. Elle dit avoir vu cette dernière sur une brouette avant qu’elle ne soit jetée avec les autres dans la fosse de chez KARANGANWA.
À peu près à ce moment, les Tutsi ont commencé à se cacher car ils savaient qu’ils seraient tués, dont son mari, puis elle-même le 21 avril. Ils étaient cachés séparément, et pour sa part elle était dans les champs de sorgho avec ses enfants.
Selon ses souvenirs, le dimanche 20 mai à 14h, quelqu’un a crié « c’est l’accalmie c’est l’accalmie » sur demande des autorités: MUNYEMANA, RUGANZU, MURERA, REMERA… Mme AHEZANAHO explique y avoir cru, tout comme son mari. Tous les Tutsi qui s’étaient cachés et qui auraient pu survivre ont alors été tués. Son mari a été tué ce jour-là et le plus terrible pour elle c’est qu’il l’ait vue avant de mourir, alors qu’elle ne pouvait plus marcher tellement elle avait été violée et affamée.
Elle explique que les autorités qu’elle a évoquées en amont, dont l’accusé, ont permis aux hommes de violer les femmes et les jeunes filles. La témoin raconte avoir été violée par plusieurs hommes, parmi lesquels Xavier, son protecteur.
Au cours des différentes auditions précédant ce procès, elle n’en a parlé qu’une seule fois car elle ne voulait pas que ses enfants, ni ceux de Xavier qui était son voisin soient au courant. Son mari actuel n’est pas au courant non plus.
Elle relate avoir tout fait pour qu’on la laisse tranquille mais que malgré cela, elle a été violée même avec un enfant sur le dos.
Mme AHEZANAHO explique que les femmes Tutsi violées étaient protégées par leur agresseur. Elles pouvaient ainsi circuler.
Elle aurait aussi vu des seringues dans les fosses qui étaient mises dans les sexes des femmes. La témoin dit en avoir elle-même enlevée une des parties intimes de sa belle-mère. Elle se dit persuadée qu’elles venaient de chez MUNYEMANA du fait qu’il était médecin. Xavier le lui aurait également confirmé.
En juin avant que MUNYEMANA ne parte pour fuir les Inyenzi[2], il aurait donné une fête pour dire au revoir à ses amis.
Les Interahamwe[3] qui n’avaient pas été payés avant que les responsables ne partent ont compris que c’était perdu. Mme AHEZANAHO dit avoir compris à ce moment-là qu’ils allaient les exterminer. Elle a pris la fuite.


Audition de monsieur Alfred MAGEZA, cité par le ministère public. Ancien détenu.
Le témoin, manifestement perturbé, se présente devant la cour pour raconter la façon dont il a vécu le génocide à Tumba. Le témoignage qu’il donne ne correspond presque en rien avec les déclarations qu’il a faites devant les enquêteurs français en 2010 alors qu’il était en prison. A part le fait de reconnaître que monsieur MUNYEMANA faisait partie des autorités, il va remettre en question ses dépositions précédentes
Trois documents apparaissent dans le dossier:
1. Une courte audition par le parquet de Butare versée par le CPCR
2. Une autre datée de 2003, également versée par le CPCR
3. Le long témoignage de monsieur MAGEZA en présence des juges des enquêteurs français.
Monsieur le président commence par préciser qu’il demandera au représentant du CPCR comment il s’est procuré ces documents (NDR. Il est fort probable que la défense posera la même question, comme à chaque procès depuis dix ans.) Toujours est-il que lors de cette audition le témoin va tenir des propos totalement contraires à ceux qu’il a tenus précédemment. Monsieur le président aura beau demander à monsieur MAGEZA pourquoi il a menti aux juges d’instruction, mesdames POUS et GANASCIA, le témoin ne trouvera aucune justification. Monsieur SOMMERER, après avoir tenté de résumer les propos du témoin, finira par déposer les armes. Il renonce à poursuivre l’audition.
Et ce ne sont pas les questions posées pat l’accusation ou la défense qui permettront d’apporter des réponses.

Audition de monsieur DUFITUMUKIZA, gendarme Tutsi (s’était déclaré Hutu pour entrer dans la gendarmerie). Accusé devant deux gacaca[4] mais acquitté. Cité par le ministère public.
Ancien bureau du secteur de Tumba
Monsieur DUFITUMUKIZA commence son audition en disant qu’il connaît l’accusé pour avoir été gendarme à Tumba pendant toute la durée du génocide. Il le connaissait même avant. Le témoin était locataire d’une maison située tout près du bureau du secteur, non loin également de chez Sosthène MUNYEMANA. Il vivait là avec sa femme tutsi et ses deux enfants. Lui-même, Tutsi du Nord, avait changé « d’ethnie » pour pouvoir entrer dans la gendarmerie.
Avant le génocide, au temps du multipartisme, le témoin déclare avoir fréquenté régulièrement le bar de RUGANZU où il se retrouvait le soir avec MUNYEMANA et ses amis: on parlait souvent politique. Et le témoin de préciser que dès la naissance du Hutu Power[5] monsieur MUNYEMANA, alors membre du MDR[6], est devenu MDR Power, comme tous les membres de son groupe. Ces derniers tenaient des propos virulents à l’égard de Faustin TWAGIRAMUNGU et de Agathe UWILINGIYIMANA, adeptes de la tendance modérée du parti. Très rapidement, le MDR Power s’est rapproché de la CDR[7] et du MRND[8] dont le but était le même: exterminer les Tutsi.
Si le génocide a commencé le 20 avril 1994 à Butare, suite au discours du président SINDIKUBWABO[9], le témoin précise qu’un groupe l’avait préparé « avec minutie, intelligence et méchanceté » (sic). Dans ce groupe, des noms connus: MUNYEMANA, Vincent MUREKEZI, Siméon REMERA et sa femme Gemma, KUBWIMANA, RUGANZU et Innocent, le fils de François BWANAKEYE. « Ce sont ces personnes qui ont dirigé les massacres. »
Le témoin d’évoquer ensuite le déroulement des massacres sur la colline de Tumba: organisation des rondes auxquelles participait l’accusé, soutien des gendarmes qui allaient « travailler » avec les meneurs. La méthode semblait rôdée: d’abord élimination des hommes tutsi, surtout les gens importants, puis les pauvres de sexe masculin puis les femmes et les jeunes filles après les avoir violées. Est venu l’ordre, ensuite, de tuer tous les Tutsi.
Le témoin affirme avoir sauvé beaucoup de gens: en tant que militaire, il recevait beaucoup de nourriture qu’il partageait avec les plus nécessiteux. Pour confirmer ses dire, il va donner plusieurs exemples: celui d’une femme tutsi qui avait épousé un Hutu et dont les enfants allaient sur les barrières . Quand ils ont appris qu’on allait tuer leur mère, ils sont venus voir monsieur qui les a rassurés: » Si on tue votre mère, dites au tueurs qu’on viendra tuer leurs femmes. » Le témoin va donner aussi l’exemple d’un cousin de son épouse auquel il fera apporter de la nourriture alors qu’il était enfermé au bureau du secteur. Cela ne suffira toutefois pas à le sauver. Un dernier exemple concernera une maman qui travaillait à l’hôpital à Butare.
Enfin, le témoin évoque l’arrivée des soldats français dans la Zone Turquoise[10], juste au moment où Sosthène MUNYEMANA décide de fuir vers le Congo. Le 22 juin? (NDR. On peut avoir des doutes, malgré le tampon sur son passeport, dans la mesure où des témoins l’auraient vu habillé de feuilles de bananiers lors du passage de monseigneur ETCHEGARAY à Butare, le 24 juin.)
Monsieur le président va reprendre alors les points importants de l’audition du témoin devant les enquêteurs français. A aucun moment monsieur DUFITUMUKIZA ne sera pris en défaut. Il confirmera tous les propos qu’il avait tenus en présence des Français.
Il se fait tard. Le ton monte quelque peu lorsque monsieur le président demande au témoin ce qu’auraient dit les extrémistes si monsieur MUNYEMANA s’était comporté autrement, s’il avait cherché à sauver les Tutsi. Monsieur DUFITUMUKIZA se refuse à faire de la science-fiction.
La défense, quelque peu démunie devant ce témoignage, s’étonne que le témoin ne se souvienne plus d’une visite qu’il aurait rendue à MUNYEMANA le 23 ou le 24 avril. Le témoin s’en était déjà expliqué sur question de monsieur le président. Quant aux clés du bureau du secteur est-il très important de savoir combien il y en avait? Dismas NSENGIYAREMYE était-il du MDR Power[11]? Le témoin répond qu’il était simple caporal et qu’il n’a pas véritablement d’avis.
« Et vous, combien avez-vous sauvé de Tutsi? » demande maître BOURG pour tenter un dernier assaut.
« J’ai sauvé entre 50 et 100 Tutsi. J’aurais pu écrire un livre qui se serait intitulé: « Combattre seul pendant le génocide », conclut le témoin.
Monsieur MUNYEMANA se lève pour prendre la parole. Monsieur le président accepte qu’il donne une courte réaction devant les témoignages entendus ce jour: » Je rejette en bloc toutes les accusations qu’on porte contre moi. » déclare-t-il d’un ton sec.
On s’en tiendra là au soir d’une journée éprouvante.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT pour la gestion du site, les notes et la présentation.

1. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
2. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
4. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012,
cf. glossaire.[↑]
5. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
6. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
7. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
8. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
9. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
10. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]
11. Voir l’audition du 17/11/2023 de Dismas NSENGIYAREMYE, premier ministre entre le 2 avril 1992 et le 18 juillet 1993, il sera remplacé par Agathe UWULINGIYIMANA, assassinée des le 7 avril au matin.[↑]

Procès MUNYEMANA, jeudi 23 novembre 2023. J8
23/11/2023
• Audition de Jean-Damascène MUNYANEZA, détenu.
• Audition de François RUDAHUNGA.
• Audition de Jean de Dieu BIRIGANDE, partie civile.
• Audition de Jeanne d’Arc MUKAKAMARI, partie civile.
• Audition de Jean-Paul RWIBASIRA, partie civile.
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Audition de monsieur Jean-Damascène MUNYANEZA, détenu cité par l’accusation, en visioconférence de Kigali.
Comme il s’agit de la première visioconférence, le colonel LESAFFRE, attaché militaire à l’ambassade de France à Kigali, se présente. C’est lui qui est chargé de l’organisation des visioconférences.
L’interprète, Maurice, prête serment.
Le témoin commence par dire qu’il connaît l’accusé. il a effectué quelques travaux de menuiserie chez lui, avant le génocide. Il évoque aussitôt les réunions au cours desquelles le génocide a été planifié par le groupe auquel appartenait Sosthène MUNYEMANA et qui avait créé un « comité de crise ».
Ils ont d’abord désigné les gens qui pourraient remplacer les Tutsi influents au cas où ces derniers viendraient à être tués. Puis, le 22 avril vers 8 heures, Hutu et Tutsi s’étaient rassemblés au Centre de Santé de Rango. Sosthène MUNYEMANA a demandé aux Hutu et aux Tutsi de se séparer: les Tutsi sont partis à Kabakobwa et les Hutu sont rentrés chez eux. Mais dans l’après-midi, on a demandé aux Hutu de se rendre à leur tour à Kabakobwa pour tuer les Tutsi.
Le témoin évoque ensuite l’attaque de la maison de Déo NKURIKIYIMANA. L’accusé aurait tiré sur le chien trop agité puis sur le gardien de la maison. Les membres de la famille n’ayant pas été trouvés chez eux, les tueurs sont partis à KABAKOBWA. (NDR. Symphrose, l’épouse de Déo, était partie au Burundi avec son mari qui avait voulu revenir. Il aurait été tué dans les marais en contrebas du Groupe scolaire de Butare. Avec un prisonnier, nous avons cherché pendant plusieurs heures le lieu où il aurait pu être enterré, en vain).
Enfin, le 6 juin 1994, le témoin raconte qu’il a été obligé, avec d’autres tueurs, d’aller débroussailler les alentours du Campus étudiant de Butare. Ils y auraient tué quatre personnes. C’est ainsi que se termine sa déposition dite « spontanée« .
Monsieur le président va soumettre le témoin à une série de questions. Il a bien été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par une Gacaca pour les crimes dont il vient de parler. Crimes qu’il aurait commis avec Sosthène MUNYEMANA. Il confirme qu’il a livré aux tueurs la famille de sa mère, une Tutsi. Par contre, il a épargné cette dernière. Il reconnaît avoir été membre du MDR Power[1], comme l’accusé. Il a eu des discussions politiques avec MUNYEMANA qui lui a dit que le MDR était un parti de Hutu depuis toujours. Le docteur était un homme important parce que tout ce qu’il ordonnait était exécuté. C’était un personnage important car il faisait partie du groupe qui se réunissait chez SINDIKUBWABO[2] pour préparer le génocide.
Lors de son audition devant les enquêteurs français, il avait dit qu’il existait quatre comités distincts.
1. le comité de crise qui s’est réuni le 19 avril. Avec l’accusé, des personnages connus dont Pauline NYIRAMASUHUKO, la ministre de la famille[3], Siméon REMERA, le bourgmestre KANYABASHI et d’autres.. Objectif: prévoir le remplacement des élites tutsi. Le témoin précise que son atelier de menuiserie était tout près de chez SINDIKUBWABO. Un familier de son père lui a tout raconté.
2. le comité de pacification
3. le comité de sécurité qui, le 21 ou le 22 avril, a empêché les Hutu de s’entretuer. Le témoin n’a pas cité la présence de l’accusé, mais cela ne veut pas dire qu’il n’était pas là.
4. le comité de rondes du 17 avril auquel MUNYEMANA aurait participé. Ce dernier serait ensuite allé au bureau de secteur pour sensibiliser les gens.
Au président qui lui fait remarquer qu’il est le seul à parler des réunions chez SINDIKUBWABO, le témoin rétorque que, « si les autres n’en ont pas parlé, ça ne me regarde pas. Mon atelier était à côté de chez SINDIKUBWABO. »
A la réunion du 17 ou 18 avril chez le président à laquelle il a participé, le témoin déclare que les responsables ont défini qui était l’ennemi, qu’il était interdit de cacher un ennemi et qu’il fallait se débarrasser de lui par force. Quant à la réunion au bureau du secteur, Sosthène MUNYEMANA y a bien pris la parole. Ses paroles reflétaient bien les propos qu’il avait tenu au Centre de Santé de Rango. Il leur a aussi demandé de rester vigilants et de « ne pas laisser de brèche à l’ennemi« . Comme les Hutu avaient commencé à tuer sur les collines environnantes (Nyaruhengeri, Gishamvu), « il ne fallait pas rester inactifs« .
Monsieur le président entreprend de résumer les propos du témoins qui confirme. De rajouter qu’il conduisait les Tutsi vers des fosses communes où ils étaient exécutés. Dans la quartier, il y avait plusieurs chefs dont il donne les noms. MUNYEMANA avait bien transformé le bureau de secteur en lieu de détention. Ce bureau n’a jamais été un lieu de refuge.
Toujours sur question de monsieur le président, monsieur MUNYANEZA confirme qu’il a bien trouvé un pistolet chez MUNYEMANA, après son départ, pour le remettre aux nouvelles autorités. Il en connaissait la cache.
Madame Sophie HAVARD, l’avocate générale, confirme que dans « Aucun témoin ne doit survivre »[4], Alison DES FORGES a bien parlé du débroussaillage autour du Campus pour y débusquer les Tutsi qui s’y cachaient. C’était un ordre du bourgmestre KANYABASHI.
Maître DUPEUX demande au témoin s’il est bien détenu au Rwanda (sic) et s’il a bien été condamné à perpétuité. Monsieur MUNYANEZA confirme (NDR. Était-ce nécessaire ?)
Maître BOURG demande au témoin combien de fois il a témoigné. Sans même le laisser répondre, elle énumère toutes les instances dans lesquelles ce dernier a été invité à témoigner: l’auditorat militaire, la cour pénale de Nyanza, les gacaca[5] de Nkuri et Tumba, dans une affaire aux USA, au TPIR[6] contre KANYABASHI, devant les enquêteurs canadiens. Et l’avocate de conclure: « Ce témoin travaille à temps plein« . (NDR. S’il a témoigné aussi souvent, ce n’est probablement pas à sa demande mais qu’on l’a sollicité. Il n’en a pas obtenu pour autant de remise de peine!)

Audition de monsieur François RUDAHUNGA, cité par l’accusation.
Le témoin de commencer par dire qu’avant le génocide la population de Tumba vivait en paix. Ce n’est qu’après l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA que les gens ont commencé à se soupçonner: les massacres ont commencé le 21 avril.
À la question du président qui lui demande s’il est Tutsi, le témoin répond qu’il est Rwandais. Il a perdu des membres de sa famille mais pas sur les lieux pour lesquels l’accusé est poursuivi. Monsieur le président ne comprend pas pourquoi, devant les enquêteurs français il a refusé de livrer les noms des victimes de sa famille. En fait, c’est parce qu’il craignait que ces noms soient livrés à la presse.
Le témoin avait de bonnes relations avec avec MUNYEMANA, c’était son ami (NDR. D’ailleurs, à la fin de son audition, madame MUNYEMANA viendra le saluer chaleureusement), plus encore un ami de son beau-frère. Ce qui ne l’empêche pas de parler de l’accusé comme d’un membre du Hutu Power. Ils se rencontraient aussi au bar de RUGANZU, comme tout le monde. Avant le génocide, Hutu et Tutsi se réunissaient là.
Le témoin confirme que lors de la réunion du 17 avril, Sosthène MUNYEMANA a bien pris la parole pour dire qu’une dizaine de Hutu de Kigembe se trouvaient chez lui, chassés de chez eux par des Tutsi venus du Burundi. Façon de semer la panique chez les habitants de Tumba. Les conseillers de cellule ont alors été limogés, dont l’oncle maternel du témoin. Des barrières ont été érigées le 19 avril et les massacres ont commencé le 21.
Monsieur RUDAHUNGA reconnaît avoir été caché avec sa femme chez un gendarme, Thaddée dont il était voisin. Ne le voyant plus, il ne sortait que la nuit, les gens ont cru qu’il était mort. Si la plupart des témoins cités dans le document d’African Rights « Le boucher de Tumba« [7] n’ont pas confirmé les propos qui leur étaient prêtés, ce n’est pas le cas de monsieur RUDAHUNGA, même si ce n’est pas ce qu’il a dit aux enquêteurs français. C’est son ami Thaddée qui lui a dit que MUNYEMANA était en possession des clés du bureau de secteur. Il n’a pas vu de cadavres mais il entendait les cris des suppliciés.
Maître DUPEUX s’étonne que le témoin ne se souvienne pas, en 2010, des propos de MUNYEMANA, alors qu’aujourd’hui, en 2023, il confirme les propos de l’accusé: « Quand dites-vous la vérité, en 2010 ou en 2023? » Le témoin confirme que ce qui est vrai, c’est ce qu’il dit aujourd’hui, ce qu’il a dit à African Rights. (NDR. L’avocat de la défense a eu du mal à obtenir une réponse cohérente du témoin. Mais par ses questions alambiquées il a perdu et la cour et le public. Monsieur le président lui fait remarquer que plus personne n’y comprend rien. Maître DUPEUX de conclure: « Mes questions ne servent à rien si la mémoire qu’il avait perdue en 2010 lui revient aujourd’hui. » Comprenne qui pourra!
Avant de clôturer l’audience, monsieur le président souhaite poser une ou deux questions à monsieur Anaclet DUFITIMUKIZA qui a témoigné la veille[8] et qui est toujours dans la salle. Il voudrait savoir si le témoin a vu des réfugiés arriver à Tumba. Le témoin confirme. Par contre, s’il n’a pas vu de cadavres sur les chemins du quartier, c’est parce que les Tutsi étaient tués au bord des fosses communes.
Maître BERNARDINI demande au témoin de confirmer s’il a bien sauvé de la pendaison Gaspard, un de ses clients. Monsieur DUFITIMUKIZA confirme et en précise les circonstances.
Mr BIRIGANDE explique qu’à Tumba auparavant, les gens vivaient en paix ensemble, mais qu’à partir de l’attentat contre le président HABYARIMANA le 6 avril 1994, la peur a commencé à s’installer. La population savait par Radio Rwanda que les choses se passaient très mal à Kigali, qu’il commençait à y avoir des massacres.
Le témoin habitait la maison juste à côté de celle de Mr Siméon REMERA, le président de la CDR, et était très proche de ses fils qui avaient environ le même âge que lui (17 ans à l’époque). Il a observé que beaucoup de gens lui rendaient visite, des gens déjà convaincus du fait que le Tutsi était l’ennemi. Parmi les gens qui se réunissaient chez REMERA, il y avait notamment MURERA, Venant NTIRABAMPA, MAMYERERI . Monsieur BIRIGANDE a aussi reconnu monsieur Sosthène MUNYEMANA. Selon lui, tout le monde connaissait ce médecin et il était un modèle de réussite pour les jeunes. Il était MDR Power, car tout le monde savait aussi les appartenances politiques des gens importants de Tumba.
Inquiets des évènements qui se déroulaient, le témoin s’est renseigné auprès de ses amis David et Eric, les fils de REMERA et son épouse GEMMA, qui lui ont indiqué que ce groupe se rencontrait chaque soir pour organiser les tueries et qu’ils dressaient des listes de gens à tuer, listes qui étaient gardées par Sosthène MUNYEMANA
Au cours du mois d’avril, les actions de ce groupe ont pris de l’ampleur. C’étaient des gens importants et ils recrutaient des personnes parmi la population pour les former au maniement des armes dans le but de tuer.
Le 19 avril, Eric a informé le témoin et son grand frère Jean-Paul que les listes des personnes à tuer élaborées par ce comité étaient prêtes, et qu’ils étaient dessus. Le début des tueries était prévu pour le 20 mais les organisateurs sont allés chercher des armes et des fusils et ça a été reporté au 21.
Le témoin et son frère se sont cachés dans les champs de sorgho quand il y a eu la première attaque. Après ça ils ont décidé de s’enfuir. En partant, Mr BIRIGANDE explique être passé devant chez RUGANZU et devant le bureau de secteur pour aller chercher KARANGANWA. Les organisateurs du génocide étaient en liesse dans ces lieux et tiraient en l’air en partageant de la bière. Parmi eux le témoin a reconnu sieur MUNYEMANA.
Cette nuit- là, il a fui au Burundi avec son frère. Toutes les personnes qu’ils ont laissées derrière eux ont été tuées: leur mère, leur grand-mère, leurs deux sœurs et l’enfant que l’une avait, leur oncle maternel et ses 5 enfants.
Après que des questions lui ont été posées concernant le fait qu’il n’ait jamais été entendu auparavant par la justice française, monsieur BIRIGANDE explique que, ne vivant plus à Tumba depuis le génocide, il n’était pas au courant qu’il y avait des investigations. La défense s’est plainte de ne pas avoir pu se préparer face à ce témoignage.

Audition de Mme Jeanne d’Arc MUKAKAMARI, témoin de Survie, en visioconférence depuis le Rwanda, partie civile
Madame MUKAKAMARI, qui s’exprimait par le biais d’un interprète depuis le Rwanda, raconte avoir perdu une partie de sa famille durant le génocide des Tutsi. Elle avait alors 22 ans et était mariée à un Hutu. Cette alliance lui a sauvé la vie car dès qu’elle a su qu’elle était menacée, son mari est resté chez eux pour la protéger. Elle ne pouvait pas sortir durant cette période, de même que deux voisins Tutsi qu’elle et son mari cachaient chez eux.
Elle a perçu très tôt cette atmosphère d’insécurité et ne s’est pas rendue, ni elle ni son mari, à la réunion du 17 avril organisée au bureau de secteur par le conseiller BWANAKEYE.
Elle se souvient avoir entendu parler de lui par l’enfant métisse d’un voisin qui avait environ 18 ans en 1994 et qui se nommait RITEGO. Il lui aurait raconté que des réunions avaient lieu chaque soir chez Siméon REMERA avec MUNYEMANA RUGANZU et KABIRIGI entre autres. RITEGO se cachait derrière la fenêtre pour entendre leurs conversations et en rapportait la teneur à la témoin : l’organisation des massacres.
Dans cette localité, elle connaissait comme tout le monde le médecin MUNYEMANA même si elle dit ne lui avoir jamais parlé en raison de la différence de catégorie sociale. Elle a entendu dire qu’il était en possession des clés du bureau de secteur.
Madame MUKAKAMARI est la demi-sœur des deux autres témoins déposant cet après-midi, monsieur Jean de Dieu BIRIGANDE et monsieur Jean Paul RWIBASIRA.

Audition de monsieur Jean-Paul RWIBASIRA, témoin de Survie, partie civile
Le témoin a rencontré MUNYEMANA vers 1993 quand celui-ci est arrivé à Tumba. Il en parle comme quelqu’un qui était connu en raison de son rang de médecin et qui était réputé pour son intelligence.
À Tumba, l’attentat contre le Président HABYARIMANA marque l’apparition d’une suspicion entre les gens. Monsieur RWIBASIRA note que vers le 10 avril, des personnes ont commencé à se rendre chez son voisin Siméon REMERA, un extrémiste chef de la CDR[9] à Butare, parmi lesquelles Sosthène MUNYEMANA mais aussi un certain Martin , RUGANZU, Fidèle MURERA, Vincent MUREKEZI Venant NTITABAMPA. Le témoin avait 25 ans et était curieux de voir ce que ce groupe faisait. Il explique alors avoir utilisé le neveu de REMERA, Eric KAMENERO alias RITEGO, qui venait voir son frère pour avoir des informations. Celui-ci venait 3 ou 4 fois par jour, en se cachant pour ne pas éveiller les soupçons.
Il racontait que ces réunions préparaient les massacres des Tutsi du secteur de Tumba. L’accusé aurait eu l’idée de faire appeler les chefs de dizaines de Hutu pour dresser la liste des Tutsi à tuer qu’il gardait avec lui. Une autre idée de MUNYEMANA était de conduire les Tutsi au bureau de secteur de Tumba pour les y tuer car le fait de ne pas éparpiller les morts en divers lieux permettait à la fois de savoir qui avait été tué et qui ne l’était pas, de ne pas trop alerter ceux qui étaient encore vivants pour les trouver plus facilement, de faciliter l’enfouissement des corps et d’éviter le risque de maladie apporté par les cadavres restés sur le sol.
Aux alentours du 16 ou 17 avril, RITEGO a averti monsieur RWIBASIRA que les listes étaient faites.
C’est aussi le 17 avril vers 13/14h qu’une réunion a été annoncée et que les Hutu et les Tutsi devaient s’y rendre. Plusieurs autorités étaient présentes et ont dit qu’il n’y avait pas de problème dans le secteur donc qu’il ne fallait pas fuir. MUNYEMANA avait pris la parole pour dire que des réfugiés Hutu venant de la localité d’où est originaire sa femme étaient chez lui et avaient fui les massacres commis par les militaires burundais Tutsi qui voulaient les tuer. Selon le témoin, ces propos ont créé un sentiment de suspicion et de peur dans la population. Les gens sont rentrés mais n’étaient pas tranquilles.
La réunion s’est poursuivie entre les responsables mais dont certains ont été exclus, comme Jeanne dont le mari était Tutsi et Denis qui était Tutsi aussi. En réponse au président SOMMERER, monsieur RWIBASIRA réfute avoir entendu l’accusé dire que les ennemis étaient les Tutsi mais qu’il a pu le dire durant la deuxième partie de cette réunion.
RITEGO a prévenu le témoin et son frère que le génocide commencerait le 20 avril. Il n’a finalement commencé que le 21 à Tumba car la veille les organisateurs étaient partis chercher des armes à feu. monsieur RWIBASIRA raconte qu’un véhicule est arrivé avec des jeunes hommes criant « nous allons vous tuer! » très tôt le 21 et qu’il est allé se cacher dans la forêt. Il a fui ce soir-là et en passant pour emprunter une route qu’il savait ouverte, il aurait vu les autorités au bar de RUGANZU en train de boire. Près du domicile de ce dernier, il a entendu beaucoup de bruit et a vu que KARANGANWA, le voisin de RUGANZU avait été tué.
Quand il est revenu de son exil au Burundi, toutes les personnes de sa famille qui vivaient dans sa maison étaient mortes. Le témoin n’a retrouvé que le corps de sa grand-mère mais ses voisins n’ont jamais voulu lui dire où était la sépulture de ses autres proches.
Intervention de Mr Sosthène Munyemana
L’accusé revient sur la réunion du 17 avril 1994 en avançant que ses propos « ont été complètement modifiés ».
Les réfugiés qui étaient chez lui seraient arrivés au cours de cette réunion et c’est son fils de 11 ans qui serait venu le prévenir. Ces personnes n’étaient pas des Hutu mais des Tutsi qui fuyaient les troubles et qui étaient pourchassés. Il dit n’avoir jamais parlé de militaires burundais Tutsi.
En retournant à la réunion, l’accusé n’a pris la parole que pour informer les gens de cette venue sur demande du conseiller BWANAKEYE.
Monsieur MUNYEMANA assure n’avoir jamais assisté à des réunions chez Siméon REMERA. D’ailleurs celui-ci était isolé à Tumba et buvait toujours seul dans le bar de RUGANZU.
L’accusé se dit victime depuis 1995 de ce qu’on cherche à l’associer à des extrémistes alors que ce n’est pas vrai. Avant REMERA, un document l’avait déjà relié à un autre membre de la CDR et il s’est avéré que cette pièce était fausse.
Concernant le premier témoin de la journée, Mr Jean Damascène MUNYANEZA, Sosthène MUNYEMANA l’accuse d’avoir négocié sa peine en échange de son témoignage et tente de le démontrer en s’appuyant sur le fait qu’il a témoigné partout à travers le monde? Ce qui prouverait qu’il s’est professionnalisé. Monsieur le président SOMMERER remarque néanmoins que lors de l’audition de ce jour, il portait toujours l’uniforme orange des détenus.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole au CPCR
Jacques BIGOT pour la présentation et les notes

1. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
2. Théodore SINDIKUBWABO deviendra président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
3. Pauline NYIRAMASUHUKO: ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]
4. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
5. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012,
cf. glossaire.[↑]
6. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
7. « Sosthène Munyemana – Le boucher de Tumba : en liberté en France« , African Rights, avril 1996 – document archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑]
8. Voir l’audition d’Anaclet DUFITUMUKIZA, 22/11/2023[↑]
9. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]

Procès MUNYEMANA, vendredi 24 novembre 2023. J9
25/11/2023
• Audition de Jean-Marie Vianney GASHUGI.
• Lecture par le président de l’audition de François BWANAKEYE, décédé.
• Audition de Mathias NSANSABAHIZI, détenu.
• Lecture de l’audition de Vincent KAGERUKA par le président, seul rescapé du bureau de secteur de Tumba, récemment décédé.
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Audition de monsieur Jean-Marie Vianney GASHUGI, en visioconférence de Kigali. Témoin cité à la demande de l’association SURVIE.
Monsieur GASHUGI est un rescapé du génocide qui a perdu de nombreux membres de sa famille à cette période.
Le témoin habitait à Tumba à 300 mètres du domicile de MUNYEMANA. Il déclare que ce dernier était membre du MDR Power[1]: il l’a aperçu lors d’un meeting brandir un signe de ce parti.
Il témoigne aussi l’avoir vu aller à des réunions chez RUGANZU, avec REMERA, MUREKEZI Vincent, MURERA Fidèle et d’autres encore, réunions auxquelles les Tutsi n’avaient pas accès. Il suppose donc que ces réunions avaient pour objet de préparer le génocide.
Monsieur GASHUGI a alors considéré qu’il était clair que la situation avait changé et a décidé de partir. Les massacres avaient commencé dans les collines environnantes et ses voisins avaient changé d’attitude. C’est grâce au fait qu’il se soit enfui très tôt, le 18 avril 1994, qu’il a survécu.
Il n’a ainsi pas assisté à la réunion du 17 avril[2] car il avait peur et préparait son départ. Il lui a néanmoins été rapporté que MUNYEMANA y avait pris la parole pour dire que des membres de la famille de sa femme étaient venus se réfugier à Tumba.

Lecture de l’audition de monsieur François BWANAKEYE par le président.
Monsieur BWANAKEYE est aujourd’hui décédé, mais il a auparavant été entendu à plusieurs reprises sur les évènements qui se sont déroulés à Tumba pendant le génocide.
Il était à l’époque le conseiller du secteur de Tumba jusqu’à ce qu’il soit écarté de ce poste par Siméon REMERA lors de la réunion du 17 avril qu’il avait convoquée. Cette réunion avait pour but de faire en sorte que la violence ne s’étende pas à Tumba, mais que REMERA, MUNYEMANA, MABOMBOGORO et d’autres l’ont dessaisi. Il rapporte dans son témoignage que MUNYEMANA a pris la parole pour parler de réfugiés fuyant les Inkotanyi[3] et pour appeler la population à « travailler », à faire ce qui se faisait dans d’autres communes à savoir des tueries. Son intervention aurait galvanisé la population et les massacres ont ainsi commencé le 21 avril. Après cela, BWANAKEYE se serait cloîtré chez lui.
Ce témoin rapporte que l’accusé enfermait des gens dans le bureau de secteur dont il avait pris la clé chez RUGANZU.


Audition de monsieur NSANSABAHIZI, détenu cité par l’accusation, en visioconférence de Kigali.
Avant d’être entendu, le témoin consulte longuement la liste des parties civiles. Il en connaît quelques-unes.
Entendu à trois reprises par les enquêteurs français, monsieur le président demande au témoin ce qu’il peut dire sur l’accusé.
« Sosthène MUNYEMANA a joué un rôle dans le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994. entre le 20 et le 24 avril » commence monsieur NSANSABAHIZI. Chauffeur du bourgmestre Joseph KANYABASHI, le témoin évoque un des faits dont il se souvient. Joseph HITIMANA, alias RUGANZU, avait appelé le bourgmestre de Ngoma. Le chauffeur dit avoir été accompagné d’un certain Jean-Baptiste GAHAMANYI et de Cyprien, un journaliste. Arrivés au bureau de secteur de Tumba, il y retrouve Sosthène MUNYEMANA, RUGANZU, Siméon REMERA et SpIratus SIBOMANA. A côté d’eux gisent le cadavres de cinq personnes qui venaient d’être exécutées, devant la maison de Charles GAKWAYA, tout près de chez RUGANZU. A cause des corps, le chauffeur ne pouvait poursuivre sa route.
Sosthène MUNYEMANA portait une épée, entouré d’une multitude de gens munis d’armes traditionnelles. Le bourgmestre a demandé ce que ces corps faisaient sur la route: il fallait les débarrasser par peur des satellites qui pouvaient prendre des photos gênantes. RUGANZU a fait savoir que derrière le domicile de François KARANGANWA il y avait une fosse très profonde dans laquelle on pouvait jeter les corps. Sosthène MUNYEMANA a donné des consignes aux gens qui étaient là.
Emplacement de la fosse commune où étaient jetés les corps des victimes du bureau de secteur. C’est dans cette fosse que François KARANGANWA a été jeté aussi.
Ensuite, KANYABASHI et Cyprien se sont rendus au domicile de MUNYEMANA chez qui ils sont restés près d’une demi-heure. Le chauffeur est resté devant la maison du médecin: des policiers se tenaient à l’arrière du véhicule. De retour à Ngoma, monsieur NSANZABAHIZI interpelle le bourgmestre: « Pourquoi n’avons-nous pas arrêté ces gens qui avaient participé aux massacres? Nous pouvions les arrêter et les emprisonner. » Monsieur KANYABASHI lui a conseillé de ne pas s’occuper de cette affaire: « C’est planifié, les Tutsi doivent être tués. » Le chauffeur est alors rentré chez avec un brigadier, tout en confiant à ce dernier qu’ils avaient commis une erreur en n’arrêtant pas les tueurs. Mais le responsable, c’était KANYABASHI.
Le témoin évoque un autre souvenir concernant Sosthène MUNYEMANA. « Je le voyais souvent passer avec des gendarmes, dont un major, commandant adjoint de la brigade de Butare. L’accusé portait toujours une épée à la ceinture et un long manteau qui le couvrait jusqu’aux genoux. Il portait aussi un chapeau qui ressemble à ceux que portent les Chinois. Il était escorté par un jeune homme qui était armé d’un fusil de type R4: c’était Innocent, le fils de Félicien KUBWIMANA.
Monsieur le président demande au témoin s’il confirme le fait que Sosthène MUNYEMANA a accouché une femme hutu de Rango. C’est vrai, c’est lui-même qui conduisait la voiture qui transportait l’accouchée. C’était le 25 mai 1994.
Monsieur le président fait remarquer au témoin que lors de son audition du 30 mars 2010 il n’avait pas parlé de Cyprien mais de Faustin MUNYERAGWE, le directeur de la prison de Karubanda afin de faire enterrer les corps par des prisonniers, sur ordre de KANYABASHI. Le témoin avoue s’être trompé lors de son témoignage, à l’époque. Le directeur de la prison, en confrontation, avait confirmé sa présence. Ce dernier avait refusé de faire enterrer les corps par des prisonniers pour des raisons administratives: il avait besoin d’une réquisition du préfet. Le témoin profite d’une question du président pour redire que l’accusé avait un garde du corps qui l’accompagnait partout. Vincent MUREKEZI, un détenu de Nyarugenge était là aussi.
Sur question d’un avocat des parties civiles, le témoin rappelle qu’il a bien été condamné à la réclusion à perpétuité. Il a plaidé coupable pour avoir participé aux massacres de Kabakobwa (NDR. Pour lesquels monsieur MUNYEMANA a bénéficié d’un non-lieu), pour avoir dénoncé des Tutsi qui se cachaient chez lui et pour le meurtre d’un jeune Hutu, Frédéric, avec lequel il avait eu un différent. En plaidant coupable, il ne comptait pas sur une remise de peine car on l’avait aussi accusé de viol. Il connaît bien MUNYANEZA, son codétenu à Huye.
Madame Sophie HAVARD, l’avocate générale, fait remarquer que le témoin, entendu six fois, avait été constant concernant le rôle de Sosthène MUNYEMANA lors de la venue de KANYABASHI. Si le directeur de la prison ne signale pas la présence de MUNYEMANA, c’est parce qu’il ne le connaissait pas. Le témoin confirme.
Maître DUPEUX, pour la défense, rappelle les propos de MUNYERAGWE: « Si je dis que ne connais pas Sosthène, c’est la vérité. »
« Vous avez dit qu’après avoir vu les cadavres, poursuit l’avocat, vous auriez suggéré au bourgmestre d’arrêter les tueurs. C’est la première fois que vous dites cela. Pourquoi aujourd’hui? Si vous l’aviez dit plus tôt, cela aurait pu plaider en votre faveur! » (NDR. Madame l’avocate générale fait remarquer que ce n’est pas la première fois que le témoin tient de tels propos.)
Le témoin de répondre: » Je vous ai dit que je ne suis pas innocent. J’ai plaidé coupable et demandé pardon. »
Avant la suspension de l’audience, la parole est donnée à monsieur MUNYEMANA. Il conteste avoir été présent aux côtés de Joseph KANYABASHI, comme l’affirme le témoin. « Du 20 au 22 avril, j’étais confiné chez moi, je n’ai pas bougé de la maison. Je n’ai même pas entendu dire que le bourgmestre de Ngoma soit venu à Tumba. » Et de poursuivre, sur question de la défense: « Je n’avais pas d’épée, je ne me suis jamais accoutré de la façon dont on me décrit. » Ce que conteste madame HAVRAD, l’accusé est bien sorti de chez lui pour aller au marché de Rango.
L’après-midi va être consacré à la lecture des auditions d’un témoin que les parties civiles regrettent de ne pouvoir entendre: Vincent KAGERUKA, le seul rescapé du bureau de secteur de Tumba, réfugié en Norvège, est récemment décédé.
Pendant près de 2h30, monsieur le président Marc SOMMERER va lire les différentes auditions ou documents qui concernent monsieur Vincent KAGERUKA, malheureusement récemment décédé.
Le premier document est celui établi par la gendarmerie de Butare, non daté. Est évoquée la réunion du 17 avril 1994 au cours de laquelle est prise la décision d’installer des barrières pour contenir les attaques éventuelles de l’ennemi. On désigne des chefs de rondes: Sosthène MUNYEMANA est nommé chef de la cellule de Amayambere. Lors de cette réunion, l’accusé va créer la panique dans la population en annonçant qu’il a accueilli chez lui des Hutu venus de la région dont sa femme est originaire et que les Inkotanyi ont commencé à tuer les Hutu.
Le témoin, caché jusqu’au 14 mai, Vincent KAGERUKA va être arrêté et conduit au bureau de secteur. Appelé, Sosthène MUNYEMANA serait arrivé avec les clés: « il était très content » précise le témoin. Pendant la nuit, d’autres Tutsi vont être amenés au bureau de secteur. Le 17 mai, Sosthène MUNYEMANA est revenu au bureau avec REMERA, RUGANZU et BWANAKEYE. On demande aux prisonniers de nettoyer la salle dans laquelle les Tutsi sont enfermés. C’est le 19 mai qu’ils seront transférés à la brigade de gendarmerie de Butare.
Un second document qui précise que l’accusé a été nommé responsable de son quartier est remis par maître William BOURDON, alors avocat des parties civiles dans cette affaire. On y évoque trois clés du bureau de secteur remises à Sosthène MUNYEMANA.
Selon le troisième document, le dossier établi par l’association African Rights, il est dit que Vincent KAGERUKA part se cacher le 21 avril alors qu’à l’aide d’un haut-parleur on incite les Tutsi à quitter leur cachette. (NDR. A noter que la plupart des témoins cités par ce document n’auraient pas reconnus les propos qu’on leur attribue et les juges français ont décidé de l’écarter. Par contre, à aucun moment on ne donne le titre de ce dossier: « Sosthène MUNYEMANA, le boucher de Tumba. »[4]) Le témoin part se cacher près de l’église pentecôtiste. Une personne lui promet de lui fournir à boire et à manger mais elle envoie trois tueurs à qui le témoin promet de l’argent qu’il doit aller chercher chez lui. Il est arrêté et conduit au bureau de secteur le 14 mai, comme rapporté dans le premier document. Sosthène MUNYEMANA serait arrivé et se serait réjoui de son arrestation. A 21 heures, l’accusé serait revenu pour enfermer d’autres Tutsi. Trois jours plus tard, l’accusé revient avec « ses amis », fait sortir tout le monde et oblige les Tutsi à nettoyer le local (NDR. Comme dit précédemment.) Transférés à la brigade de Butare, les Tutsi y sont enfermés jusqu’au 25 mai. Au moment où on demande aux Tutsi de monter dans le camion qui va les transporter sur le lieu de leur exécution, Vincent KAGERUKA se glisse sous le véhicule et s’évade. Caché dans une forêt, il survivra là jusqu’à l’arrivée des soldats du FPR.
Compte-rendu de l’audition du témoin entendu pendant trois jours par des enquêteurs norvégiens. On apprend que ses parents ont été tués le 23 avril, son frère ayant été exécuté le 19, « jour où (il) aurait dû mourir aussi. » On épouse va se réfugier avec leur enfant dans le quartier de Macyazo. Vincent KAGERUKA sera pasteur et sous-préfet de 1994 à 1998. Il créera un bureau d’étude dont il s’occupera jusqu’en 2000. C’est alors qu’il se réfugie en Norvège suite à des démêlés avec un militaire de haut rang à qui il aurait refusé un prêt. Il avait fini par se créer beaucoup d’ennemis au sein du FPR. Il avait été démis de ses fonctions de sous-préfet le 31 décembre 1998. « Avant la réconciliation avec les bourreaux, il voulait la justice » est-il précisé dans ce rapport. Il aurait eu ensuite des problèmes psychologiques et psychiatriques suite à des ennuis avec la police norvégienne.
On apprend quelques détails supplémentaires sur ce qu’il a vécu pendant le génocide. Le 21 avril, il voulait fuir vers le Burundi mais arrivé à Ndora il doit renoncer à son projet. Il veut alors se réfugier chez les religieuses Abizeramarya à Gisagara (NDR. Une congrégation religieuse locale moins importante que les Benebikira) mais elles refusent de l’accueillir. Il repart vers la commune de Shyanda et arrivé à l’église de Save (NDR. La première paroisse du Rwanda créée en 1990) mais se fait tabasser par des Hutu. Arrivé à Cyarwa, près de Tumba, il se cache dans des champs de sorgho. Le 27 juin, on le trouve caché dans un cimetière autour duquel des Interahamwe coupent les broussailles (NDR. La méthode utilisée par monsieur le président oblige à des « redites » tout en complétant les autres documents).
Sur Sosthène MUNYEMANA. C’était une connaissance mais pas un ami. Il existait entre eux une méfiance réciproque. Où il est dit aussi que les femmes tutsi se plaignaient du comportement de leur gynécologue. Certaines préféraient aller consulter à Kigali. Il était vu comme un extrémiste, considérait les Tutsi de l’intérieur comme complices du FPR. Lors de la réunion du 17 avril, il aurait joué un rôle important.
Sur Jean KAMBANDA. Ce dernier serait venu trois fois en avril chez l’accusé mais personne ne peut témoigner des propos qu’ils ont échangés. Jean KAMBANDA et Sosthène MUNYEMANA étaient connus comme des extrémistes hutu.
Le 17 avril, l’accusé s’est distingué par son intervention concernant la mise en place de « la sécurité », ce mot désignant la préparation du génocide. Cette réunion n’aurait duré qu’une demi-heure.
Son témoignage paru dans le document d’African Rights aurait été donné à Alison DES FORGES.
A la date du 6 mai, alors qu’il était caché dans un champ de sorgho, le témoin aurait reconnu MUNYEMANA à sa voix alors que ce dernier recherchait les Tutsi dans des maisons
Le 14 mai, jour de son arrestation, on voulait l’emmener vivant chez REMERA. Vincent KAGERUKA voit Sosthène MUNYEMANA en possession des clés du bureau de secteur. D’abord conduit au bar de RUGANZU, REMERA chante l’arrestation « du roi de Tumba« . L’accusé est présent. Alors que ce dernier prétend avoir mis KAGERUKA à l’abri, ce dernier parle du bureau de secteur comme d’un « lieu de transit vers la mort« . Il est dit aussi que 8 Tutsi avaient d’abord été enfermés dans la maison appelée « N° 60 avant d’être enfermés dans le bureau. 400 Tutsi auraient transité par le bureau de secteur. Le témoin conteste les propos qu’on lui prête dans le dossier d’African Rights.
Monsieur le président évoque ensuite la confrontation qui a été organisée entre l’accusé et KAGERUKA. L’accusé conteste toutes les déclarations du témoin. Jean KAMBANDA n’est jamais venu chez lui pendant le génocide (sic). Un seul point d’accord, selon MUNYEMANA: c’est bien lui qui a ouvert le bureau de secteur. Pour Vincent KAGERUKA, le bureau de secteur était « le couloir de la mort« .
Monsieur MUNYEMANA intervient pour réfuter tout ce que le témoin a dit de lui. Un avocat des parties civiles lui lui rappelle ses déclarations successives concernant les clés du bureau: « J’ai toujours été le seul à détenir la clé du bureau de secteur », déclaration faite à deux reprises. Puis: » Je n’ai jamais remis la clé à qui que ce soit« . Enfin, en mars 2016: » Il y avait peut-être plusieurs clés. » Comment explique-t-il cette évolution? On n’obtiendra pas de réponse convaincante.
Maître DUPEUX tente de voler au secours de son client: « Qu’est-ce qui serait arrivé à Vincent KAGERUKA si vous n’aviez pas ouvert la porte? »
On se doutait de la réponse de l’accusé: » Il aurait été tué! » Dont acte.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, responsable des notes et de la présentation


1. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
2. Comité de rondes du 17 avril auquel MUNYEMANA aurait participé. Ce dernier serait ensuite allé au bureau de secteur pour sensibiliser les gens selon les témoins auditionnés hier[↑]
3. Inkotanyi : combattants du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
4. « Sosthène Munyemana – Le boucher de Tumba : en liberté en France », African Rights, avril 1996 – document archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑]

Procès MUNYEMANA, lundi 27 novembre 2023. J10
28/11/2023
• Audition de Claudette UMUHOZA, partie civile.
• Audition de Beata UWAMARIYA.
• Lecture des déclarations de Jean KAMBANDA devant le TPIR.
• Audition de Fidèle MURERA.
• Lecture du jugement de Jean KAMBANDA devant le TPIR.
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Audition de madame Claudette UMUHOZA, partie civile citée par l’association IBUKA.
Madame UMUHOZA est une habitante de Tumba depuis toujours. C’est sa première audition dans le cadre de la procédure contre monsieur Sosthène MUNYEMANA. Elle commence ses déclarations en disant qu’elle a été personnellement témoin des faits dont elle va parler.
Le premier épisode en rapport avec le génocide dans le cadre duquel elle a rencontré l’accusé, c’était le 20 avril, la veille du début des massacres à Tumba. Il y aurait eu des tirs et la population avait fui vers la forêt de Karutege. Plus tard ce jour-là, MUGENZI, GAPYIKIRI, MAMBO Gérard et MUNYEMANA sont arrivés, et ce dernier aurait dit qu’ils connaissaient les gens qu’ils voulaient voir. La sœur aînée de la témoin, UWIZEYE Monique, a compris qu’elles n’étaient pas concernées et elles sont rentrées chez elles.
Le lendemain matin, le 21 avril, Monique informe ses sœurs qu’elle a appris que les Tutsi allaient être tués. Monsieur MISAGO Boniface, l’époux d’une de ses sœurs qui était présent, leur a dit de chercher un endroit pour se cacher car dans moins de 10 minutes tout Tutsi allait être tué. Madame UMUHOZA explique que ses sœurs et elle sont parties chacune dans une direction. En allant se cacher chez sa tante maternelle, la témoin est tombée sur RUGEMINTWAZA Célestin, TWAGIRAYEZU Emmanuel et MUNYEMANA Sosthène. Celui-ci avait la liste de tous les Tutsi qui devaient être tués et il lui a demandé où était son cousin NSENGIMANA Vianney.
Plus tard dans le génocide, le jour de la pacification, Mme UMUHOZA a retrouvé ses sœurs. Elle ne se souvient pas précisément de la date mais situe cet épisode en mai, aux alentours du 7. Il y avait une réunion au bureau de secteur et toutes les personnes qui s’étaient cachées devaient y aller. Il y avait aussi des Hutu. Avant que tout le monde n’arrive, la témoin dit avoir vu MUNYEMANA ouvrir le bureau de secteur et que beaucoup de personnes étaient enfermées dedans. Au cours de la réunion, celui-ci a pris la parole. Mme UMUHOZA rapporte ses propos: il a remercié les gens qui avaient bien travaillé, ceux qui avaient tué beaucoup de gens, et il a demandé s’ils avaient reçu tous les outils pour tuer. Il a terminé en disant: « Lorsque vous semez, après avoir cultivé les graines vous devez retourner sarcler ». Cela signifiait que les tueries des Tutsi n’étaient pas terminées, qu’ils devaient encore tuer les survivants, mais il aurait précisé que l’heure des femmes n’était pas encore arrivée. Les Tutsi ne se sont pas enfuis à ce moment- là car à cette période, les tueries n’avaient lieu que la nuit.
Le soir, il y a eu une attaque de grande envergure. Des assaillants ont rassemblé les gens de la maison de Mme UMUHOZA et des maisons de ses oncles KAREKEZI et KABEGA et les ont conduits autour d’une fosse. À ce moment-là, la témoin est parvenue à s’échapper et s’est réfugiée chez sa tante maternelle. Elle a appris le lendemain qu’une bonne partie de sa famille avait été tuée autour de cette fosse: ses deux frères NZEYIMANA Marc et MUSONERA Jacob, sa sœur Monique après qu’elle a été violée par les assaillants de leur maison, ses oncles paternels KAREGA Marcel et KAREKEZI Venant respectivement avec ses 4 enfants, son petit-enfant et avec ses deux fils.
Le soir même, RUGEMINTWAZA Célestin est venu la chercher en disant sortir d’une réunion au cours de laquelle il est apparu qu’un des enfants de Claude n’avaient pas été trouvés parmi les personnes tuées la veille et qu’il allait la cacher chez lui. Avant de l’emmener à son domicile, il l’a conduite chez REMERA Siméon, où beaucoup d’Interahamwe[1] étaient réunis, pour la présenter à MUNYEMANA. Il aurait répondu; « Vous pouvez partir avec elle, vous allez prendre soin d’elle, vous allez l’éduquer » et la témoin affirme que cette autorisation de prendre soin d’elle avait un double sens et constituait une autorisation de la violer. Elle avait 11 ans.
Mme UMUHOZA est alors allée vivre avec Célestin « comme mari et femme » pendant 2 mois, puis a fui avec lui lorsque les Inkotanyi[2] ont pris le contrôle du pays. Un jour, ils ont croisé un groupe de militaires et l’un d’eux l’a reconnue comme la fille de Claude. Il l’a reconduite à Tumba où elle a retrouvé deux de ses sœurs qui avaient survécu et elles ont commencé une nouvelle vie. Elle n’a jamais revu Célestin qui se serait enfui au Congo.
Interrogée sur les propos tenus par TWAGIRAYEZU Emmanuel dans le cadre de la présente procédure selon lesquels la seule chose que MUNYEMANA aurait faite durant le génocide aurait été de sauver un dénommé Innocent HATEGEKIMANA, Mme UMUHOZA réagit en disant que cet homme est un grand tueur de Tumba condamné à la perpétuité et qui n’a rien à perdre. Elle avance que dans ce genre de cas, les condamnés à perpétuité se chargent des crimes commis par ceux qui sont à l’extérieur en échange d’une aide à leur famille.
L’accusé conteste tout ce qui a été dit par la témoin au cours de sa déposition. Pour contredire cette audition, il avance que c’est la première fois dans le dossier que des tirs sont évoqués en date du 20 avril. Il relève aussi le paradoxe concernant la prétendue réunion de la pacification et les propos qui lui sont attribués alors que les Tutsi seraient présents. Il nie être jamais allé chez REMERA Siméon.
À la suite de cette intervention, Mme UMUHOZA clôt son audition en avançant que participer au génocide, ce n’est pas seulement prendre une machette pour tuer mais aussi, pour les intellectuels, préparer et donner des ordres en ce sens. Elle reproche à l’accusé de ne pas les avoir aidés alors qu’il en avait les moyens. Elle attire l’attention de la Cour sur le fait qu’il n’ait fui qu’après le génocide et non avant alors qu’il en avait là aussi les moyens.

Audition de madame Beata UWAMARIYA, témoin citée par la défense.
Madame UWAMARIYA est une femme Tutsi qui a perdu de nombreux membres de sa famille dans le génocide.
À cette période, elle était enceinte de 8 mois et le Dr MUNYEMANA était son gynécologue. Elle précise l’avoir choisi elle-même sur recommandation d’autres femmes, et qu’il n’a jamais demandé son origine ethnique. Elle déclare qu’il savait pourtant probablement qu’elle était Tutsi car son époux KABANZA Stanislas, qui était Hutu, travaillait à la Croix-Rouge et que les gens parlaient beaucoup à l’hôpital. Le président remarque que dans des auditions passées, la témoin avait tour à tour dit que l’accusé avait connaissance puis n’avait pas connaissance de son ethnie. La défense relève que ce manque de clarté témoigne du fait que monsieur MUNYEMANA ne demandait pas à ses patientes si elles étaient Hutu ou Tutsi.
Au cours du suivi de la grossesse de madame UWAMARIYA, monsieur MUNYEMANA recommande un accouchement par césarienne. Il était présent lors de celle-ci le 28 avril 1994, « il m’a secouru » dit-elle. La témoin soutient au début de son audition qu’il travaillait et qu’il venait la voir tous les jours. Cependant, l’accusé déclare depuis le début de la procédure avoir été en congé du 19 mars au 9 mai de cette année.
À la suite de la déposition de Mme UWAMARIYA, il précisera avoir été en congé mais que compte tenu des antécédents de sa patiente et au vu du contexte, il avait pratiqué la césarienne et avait assuré le suivi post-opératoire. Cependant, il reconnait avoir donné « une réponse automatique » en mentant à l’OFPRA[3] devant qui il a déclaré s’en être occupé tous les 2 jours, et admet aujourd’hui ne l’avoir vue qu’environ 3 fois.
En raison de la situation dans le pays, le mari de la témoin et le Dr MUNYEMANA ont convenu de la transporter à l’hôpital plus tôt que sa santé ne le nécessitait, car l’accusé rapporte avoir entendu des rumeurs selon lesquelles il ne serait bientôt plus possible pour les Tutsi de circuler. Mme UWAMARIYA est ainsi arrivée à l’hôpital un ou deux jours avant le début du génocide.
Elle a pu y rester plusieurs semaines grâce aux documents fournis par l’accusé qui a aussi signé des papiers à son frère et ses deux sœurs attestant qu’ils étaient malades et garde-malade et qu’ils pouvaient ainsi rester des les locaux hospitaliers. Cela allait à l’encontre des ordres des militaires qui avaient ordonné que toute personne dont la présence n’était pas nécessaire dans ces lieux devait partir.
La témoin confirme les propos déjà tenus par son mari devant la justice belge selon lesquels Mr MUNYEMANA a pris des risques en faisant ces attestations à une époque où personne n’osait aider les Tutsi. Elle dit encore ne pas penser que l’accusé ait pu être favorable aux tueries alors qu’il l’avait sauvée, elle. De plus, Mme UWAMARIYA n’imagine pas qu’un médecin puisse participer à un génocide.
Pourtant, elle n’était pas au courant du fait que l’accusé avait une dette de 15 000 Francs rwandais envers son mari KABANZA Stanislas.
Les avocats des parties civiles notent des incohérences après les précisions données par l’accusé. Ils constatent notamment qu’il avait dit au cours de l’instruction n’avoir pratiqué qu’une seule fois durant son congé, et n’avoir pas mentionné le fait qu’il avait accouché la femme de l’ambassadeur du Burundi sur demande du Premier Ministre KAMBANDA Jean[4].
D’autre part, ils le questionnent sur l’apparente liberté de circulation dont il bénéficiait pour se rendre facilement à l’hôpital à Butare. Monsieur MUNYEMANA explique qu’il avait été transporté les 3 fois par un véhicule de la Croix-Rouge pour visiter madame UWAMARYIA, puis par ceux qui s’occupaient de la femme de l’ambassadeur pour l’accouchement de celle-ci.

Audition de monsieur Evariste NTIRENGANYA, témoin cité par l’accusation, détenu, en visioconférence de Kigali.
A l’heure prévue, le colonel LESAFFRE, à Kigali, nous fait savoir que le témoin n’est pas présent. Il est proposé de fixer une nouvelle date d’audience: le vendredi 1er décembre 2023 à 14 heures. Il avait été décidé de passer outre concernant les deux témoins initialement prévus, Consolata NYIRACEKERI et Aimable KARIRIMA.
Monsieur le président décide de procéder à la lecture des déclarations de monsieur Jean KAMBANDA[4] devant le TPIR[5].
Ses relations avec l’accusé. Monsieur KAMBANDA a déclaré que Sosthène MUNYEMANA était Tutsi mais que les gens ne le savaient pas: « Aucun doute qu’il est Tutsi mais il avait intérêt à le cacher. » L’accusé lui aurait demandé de l’aider à évacuer ses enfants. Il reconnaît avoir rendu visite à MUNYEMANA, avant et pendant « la guerre ». Par l’intermédiaire de sa femme, il aurait demandé au médecin d’accoucher l’épouse de l’ambassadeur du Burundi.
Jean KAMBANDA avait demandé à Sosthène MUNYEMANA de s’occuper de la maison de son frère mort en 1991. Comme on l’accusait d’être un planificateur, le fait qu’on se connaisse avec MUNYEMANA suffisait à le considérer comme tel.
Les clés du bureau de secteur? « Je ne vois pas pourquoi il les aurait eues. » MUNYEMANA était « un militant actif du MDR. » Il était MDR Power[6]. Entre avril et juillet 1994, on lui avait attribué le surnom de « boucher de TUMBA. » (NDR. C’est en fait le titre du document d’African Rights dont les témoignages seront pour la plupart écartés par les juges[7].) MUNYEMANA lui disait qu’il était menacé. À un certain moment il a trouvé refuge chez ses beaux-parents. Il se rappelle s’être déplacé une fois chez lui et d’ajouter que « personne n’a jamais pu démontrer qu’il avait participé aux massacres. » Il n’a jamais livré d’armes chez l’accusé qui, à sa connaissance, n’en possédait pas. C’était une personne respectée à Tumba.
En exil, il n’a jamais eu de contact avec Sosthène MUNYEMANA, mais leurs épouses, oui. Il ne peut pas imaginer l’accusé habillé avec des feuilles de bananier. Il confirme qu’un de ses amis, KAVAMAHANGA, a voulu se réfugier chez lui mais qu’il a été tué par des militaires devant l’Hôtel Faucon.
Le président continue la lecture. À maître Simon FOREMAN qui cherche à savoir qui l’aurait assassiné, ce dernier lui répond que nous aurons trois journées pour interroger Sosthène MUNYEMANA. Il communiquera aux parties les thèmes qu’il compte aborder lors de l’interrogatoire. Il poursuit en disant à l’accusé que KAMBANDA confirme ses relations amicales et le fait qu’il est venu le voir à Tumba.
Monsieur MUNYEMANA répond qu’il est venu le voir une fois, le 19 juin 1994 quand il a appris qu’il avait subi des menaces. Il conteste de nouveau avoir été MDR Power[6]. Par contre, à partir de novembre 1993, il sent que son ami se rapproche du MRND[8] et glisse vers la tendance Power.. Il n’a pas vu la troisième voie qu’il préconisait. Si Jean KAMBANDA le considère comme un MDR Power c’est parce que si on était contre Faustin TWAGIRAMUNGU, il ne restait que l’option Power. S’il ne s’est pas opposé au MDR Power, c’est parce qu’on « ne pouvait que se taire. »
À monsieur le président qui s’étonne d’avoir des souvenirs aussi précis, l’accusé rétorque: » Je m’occupe de mon dossier. » Et par qui était-il menacé, reprend le président? Sosthène MUNYEMANA signale qu’il devait partir le 19 juin mais que son départ a dû être retardé d’une semaine. Il dira plus loin qu’il ne fuyait pas le FPR[9], mais les militaires et les Interahamwe[1]. C’est en passant à Butare qu’il aurait eu connaissance des menaces dont il faisait l’objet. Il a pris la décision de partir après avoir reçu les billets d’avion que sa femme lui a fait parvenir.
Quant à la voiture de son ami assassiné, il dit qu’il a fait des démarches auprès du commandant de la place, MUVUNYI, pour la remettre ensuite à sa femme réfugiée chez lui. Maître FOREMAN lui rappelle que devant l’OFPRA[3], il avait dit que c’est BWANAKEYE qui s’en était chargé. Et l’avocat d’ajouter: « Cela fait 28 ans que vous rabâchez votre histoire et que vous changez de version. On finira par connaître la vérité? »
Sur questions de l’avocat général, l’accusé répond que, devant la dérive de KAMBANDA, il n’a pas pensé à lui écrire. Par contre, il lui écrira plus tard pour qu’il prenne soin de ses enfants. Monsieur PERON de reprendre la parole: « Si les parties civiles ne versent pas l’interrogatoire de Jean KAMBANDA au TPIR, vous ne parlez pas de vos relations avec lui. »
Et l’accusé de revenir sur l’épisode de l’accouchement de l’épouse de l’ambassadeur du Burundi: « Tous ceux qui ont dit qu’ils ont vu le véhicule de Jean KAMBANDA sont des menteurs. C’est sa femme qui est venue chez nous avec la voiture de son mari. »
Cette présentation a pu paraître un peu fastidieuse dans la mesure où c’était une suite de citations. On a pu toutefois comprendre les relations privilégiées de Sosthène MUNYEMANA avec la plus haute autorité du gouvernement à qui il ne s’est pas opposé malgré son glissement vers les forces Power.

Audition de monsieur Fidèle MURERA, cité par la défense. Ce témoin a été condamné à 19 ans de prison.
Le témoin a été entendu plusieurs fois par les enquêteurs français. Mécanicien chauffeur à la gendarmerie, il habitait tout près du bureau de secteur de Tumba. Il a témoigné dans plusieurs gacaca[10] et a été accusé lui-même par Monique AHEZANAHO et Jean-Marie Vianney GASHUGI. Il connaissait l’accusé mais ne s’est jamais rendu chez lui et ne connaît pas ses idées politiques. Il ne sait pas si Sosthène MUNYEMANA a été impliqué dans le génocide car il ne sortait pas de chez lui. Par contre, il reconnaît avoir dit que Simon REMERA avait lancé le génocide à Tumba. C’est de chez lui que partaient les les tueurs, souvent accompagnés de deux gendarmes.
Il ne souvient pas avoir été entendu par le procureur Martin KAGIRANEZA alors qu’il existe un PV d’audition versé par le CPCR. Le témoin finira par reconnaître qu’aujourd’hui il se souvient que cette audition a bien eu lieu. Le bureau de secteur? C’était bien une prison dans laquelle les Tutsi étaient maltraités: tout cela se passait devant chez lui. Ce bureau était gardé par les tueurs. Arrêtés aux barrières ou lors des rondes, les Tutsi étaient enfermés au bureau.
Les clés? Le témoin avait dit qu’il y en avait deux: une chez un certain Philippe, qui sera tué, l’autre chez BWANAKEYE. C’est chez lui que les tueurs venaient chercher la clé. Après l’éviction du conseiller, la clé aurait été détenue par REMERA. A sa connaissance, Sosthène MUNYEMANA n’aurait pas possédé de clé!
On fait remarquer au témoin que MUNYEMANA a reconnu avoir la clé du bureau et qu’il prétend avoir enfermé les Tutsi pour les protéger. C’est alors que le témoin de la défense, sensé venir témoigner en faveur de l’accusé rétorque: » S’il dit qu’il avait les clés, ce n’était pas pour protéger les gens. Mais je n’ai jamais vu Sosthène MYNYEMANA ouvrir le bureau pour sauver les gens. »
Le témoin continue. Il n’a pas vu l’accusé prendre part au génocide, il n’a subi aucune pression avant devenir témoigner, n’a jamais vu quelqu’un apporter de la nourriture aux prisonniers car personne ne pouvait approcher. Toujours sur questions de monsieur le président, il dit qu’il connaît Anaclet DUFITUMUKIZA[11] mais pendant le génocide il n’est jamais allé au bar avec les autres.
Madame Sophie HAVARD lui rappelle ses déclarations en présence des enquêteurs français. Il n’avait pas vu Jean KAMBANDA rendre visite à l’accusé. Aujourd’hui il dit le contraire. Il redit qu’il n’a jamais vu personne ouvrir le bureau, pas plus MUNYEMANA que REMERA et finit par reconnaître qu’il a bien été interrogé par le procureur Martin KAGIRANEZA mais qu’on ne l’a pas interrogé sur MUNYEMANA.
Devant les contradictions du témoin, maître DUPEUX, pour la défense, ne peut que se contenter de lui demander quand il dit la vérité. Monsieur MURERA de répondre: » Ce qui est vrai, c’est ce que je dis aujourd’hui. »
Comme lors des procès précédents, il n’est pas certain qu’un témoin cité par la défense soit d’un grand secours pour l’accusé. Beaucoup d’autres témoins défileront à la barre dans les prochains jours.

Monsieur le président, pour clôturer la journée, propose de lire le texte du jugement de Jean KAMBANDA[4] devant le TPIR[5].
Arrêté au Kenya, Jean KAMBANDA a décidé de plaider coupable pour génocide, entente en vue de commettre le génocide, incitation directe à commettre le génocide, complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité. Il sera déclaré coupable de tous les chefs d’accusation et pour motiver sa décision, le TPIR se réfère au TPIY[12]. Il sera condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Voyant qu’il n’a tiré aucun bénéfice pour avoir plaidé coupable, il fera appel: confirmation de sa culpabilité et de la sentence prononcée.
Interrogé, monsieur MUNYEMANA reconnaît avoir pris conscience tardivement du fait que KAMBANDA avait dévié de la ligne du MDR. Il lui a fallu lire le livre de André GUICHAOUA pour en prendre conscience. Monsieur le président s’étonne que dès le 12 avril, et plus encore après son discours à Butare, l’accusé soit « passé complètement à côté. Vous semblez le seul à n’avoir rien vu! » MUNYEMANA se défend en disant que la motion de soutien au gouvernement qu’il a signée est antérieure au discours de Jean KAMBANDA!
Maître FOREMAN fait remarquer à l’accusé que ce que dit l’accusé ne correspond pas aux déclarations qu’il a faite devant l’OFPRA: « Vous continuez à dire que vous ne saviez pas avant votre motion du 16? A quelle date comprenez-vous ce qui se passe? Vous aviez reconnu que les gens arrivaient de Gikongoro, et c’était avant le 16 avril! »
Sosthène MUNYEMANA de rétorquer: « Il y a une différence entre prendre conscience et en apprécier l’ampleur. » L’avocat du CPCR lui rappelle qu’il recevait des informations en provenance de Kigali, qu’on apprend qu’il parle au téléphone avec Jean KAMBANDA et d’autres personnalités comme NKEZABERA[13]! (NDR. La position de l’accusé est difficilement tenable.)
A maître DUPEUX les derniers mots: « La cour doit savoir que l’OFPRA est une entité administrative qui n’a rien à voir avec les procédures judiciaires. A l’OFPRA, ça dure une demi-journée! » Et de contester le fait qu’on ait pu demander le texte de la comparution de l’accusé devant l’OFPRA, texte dont la cour « fait son miel. »
Maître FOREMAN fait remarquer à son confrère de la défense que son client ac confirmé tout ce qu’il a dit à l’OFPRA. Maître DUPEUX tente une dernière explication: » On parle bien d’appels au meurtre des Tutsi et des Hutu modérés? » Les Hutu modérés au rang desquels il place bien évidemment Sosthène MUNYEMANA.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, responsable des notes et de la présentation
1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
2. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
3. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑][↑]
4. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑][↑][↑]
5. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑][↑]
6. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑][↑]
7. « Sosthène Munyemana – Le boucher de Tumba : en liberté en France », African Rights, avril 1996 – document archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑]
8. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
9. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
10. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012,
cf. glossaire.[↑]
11. voir l’audition d’Anaclet DUFITUMUKIZA, gendarme.[↑]
12. TPIY : Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie[↑]
13. Ephrem NKEZABERA : surnommé le « banquier du génocide », reconnu coupable d’un nombre « indéterminé » de meurtres, de tentatives de meurtre et de viols. Voir AFP/Le Monde – 1/12/2009 : Le « banquier du génocide » condamné à trente ans de prison.[↑]

Procès MUNYEMANA, mardi 28 novembre 2023. J11
29/11/2023
• Audition de Speratus SIBOMANA, détenu.
• Audition de Paul HABINEZA.
• Lecture des déclarations d’Evariste SENKWARE par le président.
• Lecture des déclarations d’Emmanuel NSABIMANA par le président.
• Audition de Patrice NZEYIMANA, détenu.
• Audition de Marie-Josée MUKANKURANGA, partie civile.
• Lecture du jugement en appel de Joseph KANYABASHI au TPIR.
________________________________________
Audition de monsieur Speratus SIBOMANA, détenu, témoin cité selon le pouvoir discrétionnaire du président à la demande d la défense, en visioconférence de Kigali.
Monsieur SIBOMANA, aussi surnommé KABILIGI, témoigne depuis le Rwanda où il a été condamné à la prison à vie pour des tueries. Il dit ne pas avoir eu le choix car comme il était nouveau dans son quartier, s’il ne s’était pas joint aux autres il aurait été accusé d’être complice des Inkotanyi[1].
Il conteste les accusations de certains témoins qui l’identifient comme faisant partie d’un groupe participant aux réunions chez REMERA et en capacité de prendre certaines décisions à Tumba. S’il nie que des réunions se soient tenues chez REMERA, il désigne MAMBO comme étant le chef de son groupe.
Il raconte à son sujet qu’il dirigeait l’attaque contre Innocent HATEGEKIMANA (alias KIRUSHYA) lorsque celui-ci s’est réfugié chez MUNYEMANA en sautant sa clôture; mais qu’il est arrivé après les assaillants qu’il menait et leur a interdit de s’en prendre à la famille de KIRUSHYA. Le témoin ne précise pas si cette interdiction a été donnée après que MUNYEMANA est sorti de chez lui en déclarant qu’il ne fallait pas poursuivre ceux qui se réfugient chez lui. Son discours semble se contredire, d’autant plus qu’il n’évoque pas cet épisode dans ses auditions précédentes.
Il semble également se contredire concernant la question de la fréquentation du bar-cabaret de RUGANZU par MUNYEMANA. Monsieur SIBOMANA se rendait dans cet établissement et déclare d’abord que l’accusé, lui, n’y allait pas ou du moins qu’il ne l’y avait jamais rencontré. L’avocate générale relève que lors d’une confrontation, il avait dit pourtant dit que celui-ci y venait occasionnellement. Le témoin confirmera à nouveau ne pas l’avoir rencontré, revenant donc sur ses déclarations précédentes.
Sur la question de l’existence d’une liste des Tutsi à tuer, monsieur SIBOMANA considère que celle-ci n’a jamais existé car elle aurait été superflue du fait que les responsables de cellule savaient très bien qui il fallait éliminer. Il réitère son propos après que le président lui ait fait remarquer que ces listes auraient pourtant été utiles pour les militaires et miliciens qui ne venaient pas de Tumba et ne connaissaient pas la population.
Il accuse Evariste SENKWARE, un rescapé du génocide dont son groupe savait qu’il se cachait chez MUNYEMANA, de mentir quand celui-ci le charge pour avoir recueilli des informations en vue d’établir ces listes durant des réunions avec REMERA et MUNYEMANA entre autres.
Monsieur SIBOMANA argue aussi que ce témoin ment quand il déclare que MUNYEMANA avait les clés du bureau de secteur et qu’il les remettait aux tueurs quand ils revenaient avec des prisonniers Tutsi. Selon lui, il y a une incompatibilité entre cacher des Tutsi chez soit et préparer les tueries. Il assure ne pas savoir si MUNYEMANA avait une clé de ce lieu et n’avoir jamais constaté que des gens y étaient détenus, même s’il l’a entendu dire.

Audition de monsieur Paul HABINEZA, témoin cité par l’accusation, en visioconférence de Kigali.
Monsieur HABINEZA purge une peine de 30 ans de prison au Rwanda à laquelle il a été condamné en mars 2007 pour avoir participé à des attaques et pillages, ce qu’il a toujours nié.
Il était auparavant agriculteur à Tumba et habitait à environ 200 mètres de chez monsieur MUNYEMANA. Étant son voisin, il a été témoin de l’épisode au cours duquel monsieur HATEGEKIMANA Innocent alias KIRUSHYA, un Tutsi, s’est réfugié chez l’accusé après qu’un certain Tharcisse l’ait poursuivi avec d’autres assaillants. MUNYEMANA a alors parlé à Tharcisse pour qu’il laisse KIRUSHYA et lui a donné de l’argent en échange selon monsieur HABINEZA.
Il affirme aussi que la réunion du 17 avril ne réunissait que les dirigeants et non la population, et qu’il n’y avait donc pas participé. Le Président remarque que c’est pourtant un point sur lequel tout le monde s’accorde: tout le monde y était convié.
Sur les rondes qui ont suivi cette réunion, le témoin explique que tout homme valide devait y participer mais que certains y avaient échappé en payant, dont MUNYEMANA.
Au cours de cette audition, le Président commentera que « c’est difficile de vous interroger » en s’adressant au témoin dont les propos n’étaient pas toujours clairs.
Notamment, au sujet de ce qu’il se passait quand quelqu’un était découvert au cours d’une ronde, il contredira puis se reprendra et confirmera sa déclaration antérieure selon laquelle il était emmené de force et enfermé au bureau de secteur jusqu’à ce qu’il soit tué. Monsieur HABINEZA habitait juste à côté de ce lieu dont il dit que BWANAKEYE en détenait les clés, il affirme que cela se faisait à sa vue, mais il n’y a pas aperçu KAGERUKA Vincent.
Ce témoin déclare n’avoir jamais vu l’accusé faire quoi que ce soit durant le génocide et que celui-ci n’était pas actif au niveau local.

Lecture des déclarations de monsieur Evariste SENKWARE par le président
Monsieur SENKWARE décrit l’accusé comme étant le chef d’une bande de tueurs, un des organisateurs du génocide sur Tumba avec REMERA, KABIRIGI et RUGANZU. Il reviendra là-dessus dans une de ses déclarations ultérieures en ne retenant plus que REMERA et RUGANZU.
Il désigne monsieur MUNYEMANA comme étant un ami lors du génocide, le témoin lui ayant vendu une terre à un prix raisonnable et eux deux étant au MDR[2]. Il maintient tout au long de la procédure que l’accusé l’a sauvé à 4 reprises des massacres en l’avertissant du fait que son nom se trouvait sur les listes de Tutsi à tuer et lui conseillant de se cacher. De plus, lorsqu’une nuit il est arrêté par une ronde, MUNYEMANA le fait relâcher. D’autre part, il l’aidera financièrement à deux reprises à hauteur de 1500 Francs rwandais chaque fois.
Emplacement de l’ancien bureau du secteur dont Sosthène Munyemana avait les clés.
Monsieur SENKWARE évoque le bureau de secteur, dans lequel de nombreux Tutsi ont été enfermés pour être tués pendant la nuit. Ils y étaient amenés sous la contrainte par SIBOMANA, qui allait chercher la clé de l’accusé. RUGANZU et BWANAKEYE étaient en possession des deux autres clés.
Il décrira aussi plusieurs réunions d’accalmie organisées par BWANAKEYE qui prennent place dans ce bureau. Elles auraient en réalité été des pièges dans lesquels ses fils seraient tombés avant d’être tués.
Au cours de ses différentes auditions, monsieur SENKWARE évoque les visites fréquentes de Jean KAMBANDA[3] Il suppose que celui-ci expliquait comment « on allait travailler ». Il soutient qu’après son départ le génocide reprenait avec plus d’ardeur.

Lecture des déclarations de monsieur Emmanuel NSABIMANA par le président
Monsieur NSABIMANA est un Tutsi qui se cachait à l’Arboretum, une forêt aux abords de l’Université de Butare, où il a échappé aux massacres commis à coups de hache. Il réussit à s’enfuir jusqu’à Tumba où il est pris avec son père et ligoté. Parvenant à se défaire de ses liens, il se cache de nouveau, dans des champs pendant 2 semaines avant que des miliciens ne le trouvent et ne l’emmènent chez SENKWARE où ils devaient être tués. MUNYEMANA les y sauve tous deux en disant qu’ils n’étaient pas les bons Inyenzi[4] qui devaient être recherchés. Le témoin explique que le plan était alors de s’en prendre d’abord aux Tutsi riches ou intellectuels.
Depuis sa cachette dans les champs de sorgho, monsieur NSABIMANA affirme avoir vu l’accusé ouvrir le bureau de secteur à 4 Tutsi de RAMBO, puis de l’avoir rouvert aux miliciens qui les ont conduits à la préfecture.
Monsieur SENKWARE et monsieur NSABIMANA ont été confrontés à plusieurs reprises. Malgré certaines discordances, ils s’accordent pour dire que l’accusé n’a jamais été inquiété par personne pour avoir protégé KIRUSHYIA.
Déclarations de monsieur Sosthène MUNYEMANA
L’accusé revient sur le jour du sauvetage de KIRUSHYA.
C’était en mai et il a entendu du bruit devant chez lui. KIRUSHYA, qu’il connaissait bien, avait sauté sa clôture en criant « au secours » et il est sorti alors qu’une partie des assaillants avaient déjà franchi son portail. Ils étaient très agressifs et il aurait commencé à parlementer avec MAMBO qui était le plus proche de lui. Il explique que c’est la présence de ses locataires gendarmes qui sont sortis qui l’a sauvé et que cela n’a rien à voir avec son pouvoir.
Concernant l’aide financière qu’il aurait accordée à SENKWARE, il affirme avoir donné une première somme à la femme de celui-ci comme coutume de condoléance pour un de ses proches. La seconde fois l’accusé aurait donné 1000 Francs rwandais après qu’il lui ait demandé de l’aide. Cet argent provient selon ses dires de ce que lui avait envoyé sa femme Fébronie, en même temps que les billets d’avion Kinshasa-Bordeaux, pour fuir le pays.
Monsieur MUNYEMANA dément les déclarations de SENKWARE selon lesquelles il aurait eu connaissance des noms des personnes sur les listes de Tutsi à tuer. Il met en cause les pressions qui pèsent sur les témoins qui ont peur d’être retirés des listes de ceux qui bénéficient d’une aide en tant que rescapé du génocide.
L’accusé nie également que KAMBANDA soit venu lui rendre visite à un autre moment que le 19 juin et avance qu’il doit y avoir une confusion avec la fois où la femme du Premier Ministre est venue avec la femme de l’ambassadeur du Burundi.

Audition de monsieur Patrice NZEYIMANA, témoin cité par l’accusation, détenu à la prison de Mpanga, en visioconférence de Kigali.
Le témoin, voisin de l’accusé, avait 31 ans quand le génocide a commencé. Quand l’avion du président HABYARIMANA a été abattu, les jeunes gens de la commune de Ngoma, formés au maniement des armes, ont érigé des barrières. C’est le groupe de Sosthène MUNYEMANA qui les dirigeait.: BWANAKEYE François, Simon REMERA, Vincent MUREKEZI, KABILIGI, Boniface CYAMIRA. RUGANZU, NZINABIRA et Faustin GASHUGI parmi les plus connus.. Ces gens appartenaient à différents partis politiques dont la CDR[5], les Interahamwe du MRND[6], le PSD[7] et le MDR[2]. C’est ce groupe qui a donné les instructions quand le génocide a commencé: comment monter les barrières, comment organiser les pillages pour éviter que les assaillants ne se disputent, comment tuer.
Au mois de juin, on leur a communiqué un ordre du ministère de la défense qui interdisait de continuer les massacres. A partir de ce jour, les massacres ont cessé et les Tutsi sont sortis de leurs cachettes. Ils ont commencé à appeler les Tutsi qui sortaient de leur cachette.
Un peu plus tard, ce groupe leur a dit d’arrêter les Tutsi et de les conduire au bureau de secteur. Enfermés dans ce local, ils étaient ensuite embarqués pour être tués en ville, à Butare ou au laboratoire de l’université. Ils ont continué à les pourchasser. Le témoin affirme avoir fait partie d’un groupe qui a arrêté 8 personnes dans une église et les avoir conduites au bureau de secteur. Ils ont été ensuite chargés dans un véhicule et emmenés.. Le groupe de dirigeants continuait à les inciter à poursuivre leurs recherches. Celui qui s’y opposait était puni.
Ce même groupe leur disait de se partager les maisons des Tutsi. Celui qui occasionnait des problèmes était enfermé au bureau de secteur. Pareil pour celui qui ne participait pas aux barrières écopait d’une amende. La chasse aux Tutsi a continué jusqu’en juin/juillet, quand les Inkotanyi[1] ont conquis le pays. Ces derniers ont commencé à tuer: les Interahamwe ont fui en débandade au Congo. Certains des dirigeants sont dans les forêts du Congo, dont sont partis à l’étranger.
Sur questions de monsieur le président, le témoin, habillé en rose, explique qu’il n’y a pas de différence avec ceux habillés en orange. Il reconnaît qu’il a d’abord été condamné à 30 ans de prison ramenés à 19, puis à perpétuité pour avoir été accusé de viol. Ce qu’il conteste. Il avait reconnu un certain nombre de faits.
Monsieur le président lui rappelle les propos qu’il a tenu en présence des juges français et souligne des contradictions avec ce qu’il vient de dire devant la cour. Il avait dit qu’en juin 1993 les membres des partis d’opposition avaient commencé à s’agiter, en particulier lorsque le contingent du FPR[8] avait été installé au CND[9] à Kigali. Des Hutu se sont réunis pour envisager une stratégie. Les personnalités de Tumba dont on a déjà parlé se réunissaient au bar de RUGANZU. C’est Faustin, des Abakombozi[10], qui lui faisait un rapport de ce qui se disait dans ces réunions.
Le président. « KUBWIMANA vous faisait des comptes-rendus? »
Le témoin. « Son fils était le chef des Abakombozi et nous rapportait ce qui était dit. On élaborait les listes des Tutsi importants qui devaient servir d’exemples dans les massacres. » Ce qui est contraire à ce qu’il avait dit précédemment.
Maître Simon FOREMAN revient sur l’épisode de l’arrestation des 8 personnes arrêtées à Kagarama. ce qui donne au témoin l’occasion de donner plus de précisions sur cet événement. L’avocat demande si le témoin confirme que la pacification était un piège et si les dirigeants ont arrêté leur réunion pour statuer sur le sort des Tutsi. Sosthène MUNYEMANA était bien présent mais n’a pas pris la parole à cause de la présence de deux majors?
Le témoin confirme. Et de souligner la responsabilité du groupe qui primait sur les responsabilités individuelles. Les décisions étaient prises d’un commun accord.
Le témoin va perdre ensuite le jury et le public en rapportant des propos qu’il n’avait jamais tenus et sans rapport avec ce dont on discute. Monsieur le président demande qu’on revienne à MUNYEMANA et aux barrières. Une nouvelle fois le témoin est hors sujet et le président souhaite que l’on change de thème.
Maître Mathilde AUBLE voudrait savoir si le témoin se souvient du nom des 8 personnes qu’ils ont remis au bureau de secteur. Il ne se souvient que d’un vieux nommé KANAMUGIRE.
Monsieur l’avocat général demande où se trouvait exactement la barrière installée tout près de chez l’accusé. Le témoin répond que cette barrière se trouvait à la hauteur du domicile de Sosthène MUNYEMANA, à côté de chez MUREKEZI. On l’interroge ensuite sur la formation au maniement des armes qu’il a suivie à Butare. Il ne se souvient pas des noms de ceux qui ont suivi cette formation avec lui: « Tous les jeunes de Tumba ont reçu cette formation, mais c’était après les massacres, pour s’opposer aux Inyenzi. » Et de reconnaître, toujours sur question de monsieur PERON, que GASASIRA, alias PANCARTE, avait bien suivi la formation, avec GASHUGI chargé de la sécurité à Kagarama.
En réponse à la question de madame Sophie HAVARD, le témoin confirme qu’il a bien vu le major HABYARABATUMA à la réunion du 14/06 (pas plutôt en mai lui fait-on remarquer?). Il confirme l’avoir vu à la mi-juin.
Maître DUPEUX: « En 2010, entendu par les juges, vous avez dit que tous les adultes hutu, qu’ils aient ou non tué, étaient considérés au Rwanda comme des génocidaires. Vous confirmez? » Le témoin confirme.

Audition de madame Marie-Josée MUKANKURANGA, témoin cité par l’accusation, en visioconférence de Kigali. Partie civile IBUKA.
La témoin, dit avoir quitté Tumba dès le 20 avril pour se rendre chez son amie Laetitia en ville de Butare car elle avait peur. Beaucoup de Tutsi venus d’autres préfectures affluaient déjà dans la préfecture du sud C’est cette nuit-là que les soldats de la MINUAR[11] avaient quitté le pays par l’aéroport de la ville. Le discours du président SINDIKUBWABO mettra le feu le lendemain[12]. Elle décide de retourner à Tumba et rencontre un certain Mathias qu’elle connaît: il la prend dans sa camionnette, passe plusieurs barrages. Arrivée à hauteur de l’Hôtel Faucon, elle voit les corps de Tutsi tués dès le départ de la MINUAR.
Arrivée chez elle, elle se rend compte que la population avait très peur, on entendait des balles siffler: c’était le 21 avril vers 9 heures. François KARANGANWA venait d’être tué, signal pour commencer les massacres et les pillages. Les soldats leur confisquaient leur cartes d’identité: ils savaient que les Tutsi allaient mourir. Avec sa maman, sa petite sœur et une domestique, la témoin se réfugie dans une maison où elle retrouve beaucoup de Tutsi. Le frère de sa filleule était sorti et il a croisé un certain Pascal, le fils du commerçant NGOGA qui les rejoint sur le lieu de leur cachette. Il va les cacher dans une chambre, chez lui.
A ce stade du récit, monsieur le président précise pour les jurés que souvent les Tutsi se sont cachés dans le faux plafond des maisons d’où ils sortaient la nuit pour se ravitailler.
Un soir, Pascal dit s’être rendu au bureau de secteur où il a croisé Sosthène MUNYEMANA armé d’une lance. Madame MUKANKURANGA dit ensuite avoir aperçu, par la fenêtre de la chambre où elle se cachait, un groupe d’assaillants: l’accusé était parmi eux habillé d’un grand manteau et porteur d’une torche. C’est lui qui dirigeait l’attaque. Un gendarme la frappera sur la tête avec son arme. Invitée à suivre les gendarmes pour être tuée, le frère de Pascal leur remet de l’argent qui la laisseront sans lui faire de mal. Avec son amie, elle s’est cachée dans la charpente de l’étable où elle restera plus d’un mois.
Sur question de monsieur le président, la témoin dit avoir perdu sa mère, tuée chez RUBAYIZA, un demi-frère et deux demi-sœurs. Un autre de ses frères est mort au combat. Elle précise qu’elle a enseigné aux enfants de MUNYEMANA. Un jour, en 1993, l’épouse de l’accusé, Fébronie, aurait prononcé « ironiquement » une phrase un peu mystérieuse: « Nous allons montrer aux Tutsi que nous ne les haïssons pas. » (NDR. Qu’avait-elle voulu dire exactement? Problème du double langage dont il a déjà été question.) Au président qui lui demande si elle voulait dire le contraire, la témoin répond que c’est ce qu’elle pense.
Monsieur le président lui rappelle qu’elle avait dit que le soir où elle avait vu l’accusé avec un long manteau, il était accompagné d’un de ses fils de 12 ans environ. Déclaration qui provoquera une vive réaction de Sosthène MUNYEMANA lorsqu’il sera invité à réagir. Monsieur le président rapporte alors des propos d’Alison DES FORGES qui signalait la présence d’enfants dans les rondes[13].
Monsieur le président lui rappelle aussi qu’elle avait déclaré que Pascal (c’était un adolescent) lui donnait des informations: c’est Sosthène MUNYEMANA qui avait donné le signal du génocide. Il lui avait annoncé aussi la mort de sa mère et que les enfants d’un certain Pierre étaient enfermés au bureau de secteur. Ce jeune homme participait aux réunions pour s’informer. Toujours sur questions du président, la témoin dit qu’a Tumba on écoutait Radio Rwanda et la RTLM[14] qui appelait aux meurtres.
Maitre LINDON demande au témoin si elle a été payée pour témoigner. Elle répond par la négative et ajoute qu’elle ne demande que la justice pour les siens. Elle ajoute que si Pascal NIYONZIMA a dit n’avoir jamais vu MUNYEMANA pendant le génocide (tout le contraire de ce qu’elle vient de dire), c’est parce qu’il a eu peur qu’on continue à le questionner. Maître LINDON signale que ce dernier a été condamné à perpétuité et qu’il est toujours en prison. Mais qu’au moment des déclarations du témoin, il n’avait pas encore été condamné.
Maître BOURG prend la parole: « Vous avez beaucoup témoigné, vous avez beaucoup cité Pascal qui ne confirme pas ce que vous avez dit. Sosthène MUNYEMANA ne reconnaît rien non plus. Vous avez dit ne pas avoir reconnu les propos qu’on vous prête dans le document d’African Rights, que KANYABASHI n’était pas favorable aux tueries car il avait une femme tutsi... »
La témoin: « Je confirme. J’ai dit ce que j’ai vu à Butare. S’il n’y avait pas eu le discours de SINDIKUBWABO, il n’y aurait pas eu de génocide. » Elle confirme aussi avoir vu Sosthène MUNYEMANA en compagnie de son fils Gustave. L’avocate de la défense lui fait remarquer qu’elle est bien la seule à le dire.
Sosthène MUNYEMANA se dit choqué en entendant de tels propos.

Après cette audition, monsieur le président choisit de faire la lecture du jugement en appel de Joseph KANYABASHI au TPIR. Il s’agissait du procès dit « Butare »[15]. Le bourgmestre était jugé avec Pauline NYIRAMASUHUKO, ministre de la famille dans le gouvernement génocidaire, son fils SHALOM, le préfet Sylvain NSABIMANA et son successeur.
La culpabilité du bourgmestre de Ngoma a été reconnue en appel mais a été acquitté pour les massacres de Kabakobwa. Il sera condamné à 20 ans de prison. Quant à Pauline NYIRAMASUHUKO, elle écopera d’une peine de 47 ans de prison[16].
Entendu lors de ce procès, Filip REYTJENS évoquera « les dénonciations comme phénomène général au Rwanda« , dénonciations tant au niveau national que local. Les témoins à charge et les témoins à décharge seraient de faux témoins (NDR. Il n’y aurait donc eu que lui pour dire la vérité?) Quant aux témoins détenus, ils auraient été soumis à encore plus de pression. Un témoin accusera Monique AHEZANAHO d’avoir préparé de faux témoins contre KANYABASHI.
Monsieur le président fera toutefois remarquer qu’il est improbable que tous les témoins aient été de faux témoins dans le procès KANYABASHI. Et d’ajouter que la Cour a fait un constat judiciaire: le génocide perpétré contre les Tutsi est incontestable. On ne peut plus le mettre en cause.
L’audience se terminera par l’analyse du double langage. Quant au nom de monsieur MUNYEMANA, il apparaît à quelques reprises dans le jugement KANYABASHI.
Maître BOURG veut faire remarquer qu’en appel monsieur KANYABASHI a été acquitté du chef de génocide. Il a été condamné pour « incitation directe à commettre le génocide. ». Il a été reconnu non coupable de génocide en appel. Et d’ajouter que l’accusé a été acquitté en appel de 8 chefs d’accusation sur 9!


1. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑][↑]
2. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑][↑]
3. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
4. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
5. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
6. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
7. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
8. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
9. CND : Conseil national pour le développement, bâtiment du Parlement.[↑]
10. Abakombozi : « Les libérateurs », milice de jeunesse du parti PSD, cf. glossaire.[↑]
11. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir :
Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
12. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
13. Alison DES FORGES a notamment rédigé Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, Éditions Karthala, 1999[↑]
14. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
15. Le jugement en appel du procès dit « Butare » est archivé sur le site du TPIR.[↑]
16. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]

Procès MUNYEMANA, mercredi 29 novembre 2023. J12
30/11/2023
• Audition de Vestine NYIRAMINANI, partie civile.
• Audition de Celse GASANA, partie civile.
• Audition de Vincent HABYARIMANA, partie civile.
• Audition de Providence MUKANDORI, partie civile.
________________________________________
Audition de madame Vestine NYIRAMINANI, témoin cité à la demande de l’association IBUKA, partie civile.
Madame NYIRAMINANI avait 31 ans lors du génocide, durant lequel elle a notamment perdu sa mère, ses frères et sœurs et leurs enfants. En tout, 13 membres de sa famille seront tués lors des tueries.
Elle raconte que dès le 20 avril, des coups de feu se sont fait entendre en provenance de Butare. Ces coups de feu se sont étendus à son quartier le 21 vers 10-11h du matin. Voyant la population fuir, sa famille et elle ont fait de même, avant de rentrer chez eux quand ils ont constaté que seuls les riches Tutsi étaient visés.
Pendant toute la nuit, les tueries ont continué, les gens scandaient « power, power » rapporte la témoin en disant qu’ils avaient très peur. Leurs voisins sont venus les informer que les Tutsi étaient en train d’être tués, alors sa famille et elle se sont cachés.
Ils sont rentrés chez eux lorsque la pacification a été annoncée, c’était un dimanche, fin avril ou début mai, mais la témoin n’est pas sûre de la date. Une réunion était organisée au bureau de secteur, mais sa mère l’a empêchée d’y aller en remarquant que des gens venaient les compter et que c’était un piège pour mieux les tuer.
Elle avait raison et la nuit même, la situation s’est dégradée et ils se sont cachés à nouveau.
Mme NYIRAMINANI et sa famille ont été découverts début mai.
Au fond, le bureau de secteur. Photo prise à partir de la maison de Sosthène MUNYEMANA.
Dans un premier temps, les Interahamwe[1] ont séparé les femmes des hommes et ont emmené ces derniers, ainsi que la témoin dont la carte d’identité présentait des irrégularités selon eux. Ils les ont conduits à une barrière située devant chez monsieur MUNUEMANA et qui se trouvait sur la route menant au bureau de secteur, dans le but de les mener à ce bureau dont l’accusé avait les clés. La témoin indique que celui-ci se trouvait sur cette barrière et aurait dit que ce n’était pas encore le moment de tuer les femmes, avant d’accompagner les tueurs pour ouvrir le bureau de secteur aux hommes.
Le reste des assaillants ont amené les femmes Tutsi qui avaient été rassemblées à la barrière dans une bananeraie pour les violer. Parmi elles, deux petites filles seraient mortes après ces viols.
Mme NYIRAMINANI a été violée par 3 hommes: MUSONI, SINGIRANKABO et NDAYISABA Émile. Ce dernier l’a emmené chez lui ce soir-là où elle restera pendant 2 mois jusqu’à ce que ses violeurs prennent la fuite face à l’arrivée imminente des Inkotanyi[2]. Au cours de cette période, elle sera abusée sexuellement, violée quotidiennement. Elle confie qu’elle avait le sentiment d’être un objet.
La témoin retrouvera ses deux fils un an après le génocide. Ses garçons de 7 et 3 ans avaient été confiés par la mère de Mme NYIRAMINANI à des voisins Hutu lorsqu’elle a vu sa fille emmenée par des Interahamwe. Ceux-ci avaient fui à l’arrivée des Inkotanyi et ne sont revenus qu’un an après.
Pour prévenir les allégations de faux témoignage avancées par la défense à chaque audition de témoin, un avocat des parties civiles lui demande des précisions sur l’origine de sa participation à la procédure pénale contre monsieur MUNYEMANA. Elle explique avoir appris que l’accusé se trouvait en France par le biais de familles qui venaient à Tumba chercher des informations sur leurs proches disparus. En particulier, Mme Espérance PATUREAU-GAHONGAYIRE est venue à Tumba, principalement dans le but d’obtenir des renseignements sur la mort de son frère Laurent NSANZUMUHIRE, qui a été tué en même temps que les frères de madame NYIRAMINANI, et qui n’a pas fait le voyage seulement pour recueillir des accusations à l’encontre de monsieur MUNYEMANA.
L’accusé, réagissant à cette audition, rejette toutes les accusations de madame NYIRAMINANI et affirme qu’elle ment sur tout ce qu’elle raconte le concernant.

Audition de monsieur Celse GASANA, témoin cité par l’accusation, partie civile IBUKA.
Monsieur GASANA avait 25 ans en 1994. Il participait à des rondes qui avaient déjà lieu début avril. Au cours de celles-ci, il a vu sur les collines voisines des maisons brûler et les paysans ont commencés à fuir. À partir de ce moment-là, le témoin rapporte qu’il a été dit qu’il fallait mieux assurer la sécurité à Tumba pour ne pas que ces troubles se propagent à cette localité.
C’est ainsi que la réunion du 17 avril fût convoquée par le conseillé de secteur BWANAKEYE. Cette réunion avait pour objet la sécurité de tout le monde. Au cours de celle-ci, monsieur GASANA affirme que Sosthène MUNYEMANA s’est levé et aurait dit d’un ton menaçant qu’il n’était pas d’accord avec BWANAKEYE car l’ennemi était parmi eux et que cet ennemi était Tutsi. Il aurait encore proclamé que le bureau de secteur n’était pas bien utilisé et qu’il devrait servir à accueillir des réfugiés; il en a demandé la clé. Après cela, les tensions sont apparues à Tumba.
Le 20 avril, le témoin précise ultérieurement au cours de son audition que les rondes n’étaient plus mixtes à ce moment mais que ce soir-là on était venu le chercher pour qu’il y participe. Il raconte que le fils d’un dénommé Barthélémy aurait traversé la ronde à laquelle il participait et qu’il avait un sac rempli de grenades et disait sortir de chez REMERA où MUNYEMANA et d’autres distribuait des armes. Il a alors su que le moment était venu de se cacher.
Le lendemain, le 21, des coups de feu retentissaient et les gens couraient ensanglantés en criant « Fuyez, fuyez », alors que d’autres avaient des machettes ou des gourdins. Monsieur GASANA a réussi à se cacher dans la brousse jusqu’au 15 juin. Entre 0h et 3h du matin, il se rapprochait des rondes pour chercher à manger et entendait les informations.
Depuis sa cachette dans les champs de sorgho, il a également était témoin de plusieurs choses. Il évoque le fait que ceux qui étaient attrapés par des tueurs et qui résistaient étaient tués sur place, et qu’il entendait que les autres étaient conduits au bureau de secteur. Notamment il a assisté au meurtre d’un professeur d’université dénommé Jean, un voisin de l’accusé, que les miliciens avaient traqués sur les ordres de Sosthène MUNYEMANA. C’est en tout cas ce que ces miliciens ont dit à cet homme avant de le tuer parce qu’il refusait de les suivre au bureau de secteur, et que monsieur GASANA a vu depuis sa cachette.
Il a aussi entendu des tueurs dire qu’il fallait amener les Tutsi au bureau de secteur où se trouvait le groupe des responsables, qu’il identifie comme étant REMERA, RUGANZU et MUNYEMANA (NDR. Comme le remarque plusieurs personnes dans l’assemblée, dont le Président, ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent). Dans ces auditions précédentes, le témoin désigne le bureau de secteur comme « le cachot ». Tous les membres de sa famille qui sont passés par ce lieu sont morts. Interrogé sur la possibilité que ce bureau soit un lieu de refuge, monsieur GASANA répond: « on ne peut pas protéger les gens en les emprisonnant ».
Monsieur GASANA explique avoir fait ses propres recherches avant de se constituer partie civile dans cette affaire. Il effectue cette démarche pour rendre justice et hommage aux siens. Il se défend vivement d’avoir un quelconque intérêt autre que celui de la justice lorsqu’on le lui suggère et condamne l’idée de ceux qui diraient qu’il serait là pour l’argent.

Audition de monsieur Vincent HABYARIMANA, témoin cité par l’accusation, partie civile de l’association SURVIE.
Le 20 avril 1994, le témoin entend des coups de feu et apprend que ce sont des Tutsi qui se font tuer. Monsieur le président l’invite à situer sa maison sur un plan qu’il lui présente. Il habite en contre-haut de la gendarmerie.
« Le 21 à 10 heures, nous étions sur la route: des membres de la Garde présidentielle sont arrivés du côté où se trouve une petite « chapelle » dédiée à la Vierge Marie. J’étais avec un jeune homme lorsqu’un certain Boniface nous a demandé de le suivre. Il nous a conduits dans une boutique où il nous a enfermés. Je comprendrai plus tard que c’était pour nous protéger.
Les GP sont descendus dans le quartier de Gashora et ont cherché MAMBO, le responsable du comité de cellule car il savait ce qui allait se passer. Boniface leur dit qu’on allait tuer les Tutsi. Les GP sont allés voir les jeunes gens, sont montés ensemble au bureau de secteur. Ils ont commencé à tuer des Tutsi, dont un certain Népomucène. C’est ainsi qu’ont commencé les tueries à Tumba. »
Le témoin dit s’être caché des assaillants et signale que des réunions étaient organisées, au cours desquelles on demandait le nom des Tutsi qui n’avaient pas encore été tués. Ces rencontres se tenaient chez RUGANZU. Parmi le participants, on retrouve entre autres Simon REMERA, RUGANZU, KABILIGI, Sosthène MUNYEMANA et autres tueurs.
Sur question du président, le témoin dit qu’il avait eu connaissance de ces réunions alors qu’il se cachait chez Marie NYANDWI, et il a vu des gens qui sortaient de chez un certain Christophe. Il avait vu MUNYEMANA, GATABAZI Martin et d’autres. Monsieur HABYARIMANA a oublié de signaler que des gens venus de Musange et Runyinya croyaient qu’ils allaient survivre aux tueries: ce qui ne fut pas le cas. Les Tutsi seront tués et jetés dans la fosse de KARANGANWA.
Le soir, il est parti avec un homme qui avait apporté de la bouillie à une femme, Vestine, devant le bureau de secteur. Les assaillants ont continué à les pourchasser équipés d’armes traditionnelles. Un certain KAGAMBAGE l’a arrêté. Il était avec NGENZI. Avec ceux qui l’accompagnaient, il a pris la route qui mène chez MUNYEMANA dont il était voisin. Il y avait une barrière en contre-bas de chez l’accusé et une autre tout près de la statue de la Vierge. Arrivés à cette barrière, ils ont vu Sosthène MUNYEMANA et d’autres personnes qui conduisaient des gens en provenance du bureau de Tumba. Ces gens seront tués et leur corps jeté dans la fosse de Damascène.
Sosthène MUNYEMANA détenait les clés du bureau et en ouvrait les portes. Arrivés chez Damascène, ils les ont fait coucher par terre et ont commencé à tuer. Le témoin s’est mis à courir et leur a échappé. Tous les autres ont été tués. Traumatisé, il est rentré chez lui. C’est alors qu’il a vu son père et son grand frère se faire arrêter. Il part alors chez son autre frère pour lui recommander de fuir. Voyant des assaillants accourir, il a sauté la clôture et s’est réfugié chez son oncle Charles TABARO. Quant à son grand frère, Innocent HATEGEKIMANA, il a sauté la clôture de chez Sosthène MUNYEMANA.
Ils ont arrêté Evariste SENKWARE et d’autres personnes qu’ils ont attachées avec leur vêtements. Le lendemain, quand son frère a appris la mort de leur père, il a décidé de se suicider. Arrivé à temps, le témoin a décroché la corde.
Sur questions de monsieur le président, le témoin définit les barrières comme un moyen de contrôler les cartes d’identité. De sa maison, avec Alice, il a pu voir, à travers la barrière en cyprès, Sosthène MUNYEMANA ouvrir les portes du bureau de secteur et livrer des Tutsi aux assaillants.
Monsieur le président fait remarquer au témoin qu’il dit aujourd’hui des choses qu’il n’avait jamais dites auparavant. Et d’énumérer les contradictions qui sont apparues.
Pour laisser place à la visioconférence de madame Providence MUKANDOLI en provenance des USA, monsieur le président interrompt l’audience du témoin. Elle reprendra finalement le lendemain, vers 11 heures.
Suite de l’audition du témoin.
C’est au tour des questions des parties. Maître BERNARDINI évoque les conditions dans lesquelles le témoin a été interrogé par les juges, notamment la façon dont les questions étaient posées. Il souhaite que le témoin puisse donner des indications plus précises sur les lieux dont il a parlé.
Maître Jean SIMON veut savoir si, de la maison d’Alice où il se trouvait, il avait une vue sur le bureau de secteur. Les deux bâtiments n’étaient séparés que d’une vingtaine de mètres, précise monsieur HABYARIMANA. Alice habitait chez ses parents, elle était dans la même classe que le témoin, à l’école. C’est lors des Gacaca[3] qu’il a rencontré des Tutsi qui avaient échappé aux massacres: ils venaient témoigner sur la mort des leurs. Si les corps des victimes ont été transportés à la fosse de Damascène, c’est parce que celle de KARANGANWA était pleine. Plus de 200 corps seront retirés de cette dernière fosse.
L’avocate générale: « Vous avez évoqué la présence de plusieurs barrières dont une située un peu plus bas que chez l’accusé, au carrefour de la route qui mène à ATRACOM »? Le témoin confirme. La barrière dite « de chez François » était bien la même que celle qui se trouvait près de chez MUNYEMANA. Ils étaient voisins.
Monsieur le président fait remarquer que les enquêteurs ont omis d’établir un plan précis des barrières de Tumba. Il demande à l’avocate générale si elle pourrait travailler sur un plan plus précis.
Pour monsieur MUNYEMANA, la seule barrière dans le quartier était celle qui allait du bureau du secteur à la route principale qui mène à Rango. Il conteste totalement la présence de barrières à proximité de son domicile.
Maître DUPEUX souligne les contradictions du témoin lorsqu’il a parlé des témoignages qu’il aurait porté contre MUNYEMANA. Monsieur HABYARIMANA répond que lorsque plusieurs personnes avaient déjà donné leur témoignage contre un accusé, il n’était pas nécessaire d’ajouter le sien. D’où son silence et les contradictions apparentes que soulève l’avocat de la défense. Ce dernier veut savoir si le bureau du secteur était gardé ou non car le témoin a fait, là aussi, des déclarations contradictoires.. Le témoin répond que, à ce moment-là, il y avait beaucoup de Tutsi au bureau de secteur et que de nombreux Interahamwe[1] rôdaient tout autour. Il précise que des jeunes gens avaient été formés au maniement des armes et restaient là.
Réaction de monsieur MUNYEMANA. « Quand le témoin a été confronté à GASHONGORE, ce dernier a dit qu’HABYARIMANA mentait. Il a parlé des propos que j’aurais tenus quand son frère était chez moi. Lui était chez TABARO, son oncle. Il ne pouvait pas entendre ce que je disais. En plus, au dehors, il y avait un grand brouhaha. Ce sont les gendarmes qui sont intervenus ». On s’en tiendra là.

Audition de madame Providence MUKANDORI, citée par l’accusation, partie civile CPCR, en visioconférence des USA.
Madame MUKANDOLI témoigne des Etats-Unis où elle a rendu visite à son fils. Elle est seule dans une immense salle: personne à ses côtés, par d’interprète… Elle va se lancer dans le récit d’une histoire qu’elle n’a que trop racontée (NDR. Monsieur le président, lorsqu’il reprendra la parole, fera remarquer qu’elle a été entendue sept fois! Elle parle vite sans que monsieur l’interprète ne lui demande de lui laisser le temps de traduire, d’où des imprécisions dans la traduction qu’il donne, voire des erreurs. Monsieur le président l’a toutefois fait remarquer à plusieurs reprises)
Après avoir entendu des coups de feu le 21 avril 1994, alors qu’elle se trouve en famille, madame MUKANDOLI, avec son père, le bébé qu’elle porte au dos et de nombreux autres habitants de Tumba, se rend à KABAKOBWA où, dit-elle, les réfugiés seront bien accueillis. Au troisième jour, des militaires sont arrivés mais les assaillants, trop peu nombreux sont repartis. Ordre est donné aux rescapés de se disperser.
Alors que son père part de son côté, le témoin décide de se rendre au bureau du secteur de Tumba. Les paysans qu’elle croise dans les champs le lui conseillent. Arrivée là, elle retrouve son père qui la fait entrer. Dans ce local, de nombreux Tutsi s’entassent: du sang partout, des conditions d’hygiène inhumaines. Elle passera une journée dans le bureau, en compagnie de son père.
A un moment, Sosthène MUNYEMANA étant présent, monsieur BITIRA, le père du témoin, tente de s’approcher de lui pour lui demander s’il pouvait secourir sa fille et son bébé. Les deux hommes se connaissent, l’un travaillant au laboratoire, l’autre à l’hôpital. Mais le gynécologue refusera d’apporter le moindre secours au témoin, allant jusqu’à prétendre qu’il ne connaît pas monsieur BITIRA: « Qu’est-ce qu’il y a? Je n’ai rien à échanger avec toi, lui aurait-il répondu. Ote-toi de devant moi, BITIRA. » Le père du témoin insiste, mais pour toute réponse il entendre l’accusé couper court: « Ne sois pas naïf, les choses ont changé. C’est la mort des Tutsi » aurait-il répondu.
Madame MUKANDOLI finira par repartir, remise entre les mains de jeunes gens qui sont chargés de la raccompagner chez elle. Il sera toujours temps de revenir au bureau du secteur.
Le récit du témoin devient un peu confus. Elle répète plusieurs fois la même chose, revient en arrière si bien que jury, parties et public ont du mal à suivre.
Le soir du 6 mai, alors que les Tutsi ont été rassemblés au bord d’une fosse commune pour y être exécutés, le témoin se laisse lentement glisser vers les derniers membres du groupe et va réussir à se cacher dans un caniveau. « Tout le monde est mort, sauf mon bébé et moi » confie-t-elle.
Une vielle femme hutu accepte de l’accueillir chez elle et s’occupe de son bébé. Jeanne, c’est son nom, est responsable de cellule et a un mari Tutsi. raison pour laquelle elle accepte de l’aider, pense-t-elle.
Monsieur le président juge alors utile de faire le point sur les déclarations du témoin (NDR. Elle parle depuis près de deux heures). Il reprend une à une les différentes auditions auxquelles le témoin a été confrontée pour tenter d’éclairer les jurés. Il demande au témoin si elle confirme les propos qu’elle a tenus devant ses différents interlocuteurs. Des contradictions avec ce qu’elle dit aujourd’hui? Certes, mais à plusieurs reprises elle confirme les propos que lui rapporte le président, même si ce dernier ajoute à un moment: « Entendue sept fois, septième version! » Ce qui n’est pas tout à fait le cas!
Maître Simon FOREMAN, l’avocat du témoin, voudrait savoir si le bureau de secteur a été, selon elle, un lieu de refuge ou de détention. C’est toute la question à laquelle le témoin a du mal à répondre. A t-elle d’ailleurs bien compris la question? En tout cas, elle précise bien qu’une fois entrée dans le bureau on ne pouvait en sortir que si on avait une autorisation.
A ce stade, sont projetées les photos de son père et de son frère: « Papa qui a cru qu’il pouvait compter sur Sosthène MUNYEMANA pour le sauver« , murmure-t-elle.
Madame l’avocate générale demande au témoin si elle se souvient des personnes blessées, dont une jeune femme qui saignait au niveau du sein qu’on lui aurait coupé et un homme blessé à la tête sans que personne ne vienne le soigner. Bien sûr que le témoin s’en souvient.
Maître BOURG, pour la défense, ne désire pas poser de questions « vu le nombre de versions différentes données par le témoin. »
Monsieur MUNYEMANA ajoute à la confusion lorsque qu’il dit que, lors des Gacaca[3], un certain GASHIRABAKE, dont il a été plusieurs fois question dans le récit du témoin, aurait dit que cette dernière aurait été hébergée chez sa propre mère. (NDR. Monsieur le président demande à l’accusé d’être plus clair car on a cru un instant qu’il rapportait les propos de madame MUKANDOLI.)
Madame MUKANDOLI demande à reprendre la parole. Elle ne comprend pas pourquoi l’accusé conteste ce qu’elle vient de dire. Elle a tenté de résumer le trajet qu’elle a fait de KABAKOBWA au bureau du secteur. Contrairement à ce qui à pu être dit, ce n’est pas grâce à Sosthène MUNYEMANA si elle a pu sortir du « cachot » et être aujourd’hui en vie. C’était à la demande de son père. D’ailleurs, tous les autres Tutsi enfermés au bureau ont été tués. Le témoin ne comprend pas que l’accusé puisse dire qu’il ne connaissait pas son père.
Monsieur MUNYEMANA, appelé à réagir aux propos de monsieur Celse GASANA enfin de matinée, conteste tout ce que ce dernier a pu dire. Il n’y a pas eu de rondes avant le 17 avril puisque ces dernières ont été décidées lors de la réunion de ce jour. « Je conteste la totalité de ses propos » finira-t-il par dire. (NDR. Cette posture n’est pas étonnante puisqu’il en fait le fondement de sa défense. En fait, il serait le seul à dire la vérité).
Quant à l’histoire des seringues retrouvées fichées dans le corps de certaines victimes, il réfute le fait d’avoir une quelconque responsabilité. Il n’est pas besoin d’être médecin pour tuer avec des seringues! (NDR. Malgré les demandes qui ont pu être faites, aucune investigation n’a été réalisée, tant sur l’origine de ces seringues que sur le produit qui aurait été injecté. Il est à craindre que ce mystère ne soit jamais élucidé.)
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, pour les notes et la présentation


1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
2. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
3. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑][↑]

Procès MUNYEMANA, jeudi 30 novembre 2023. J13
01/12/2023
• Audition de Gustave NGABO, fils de Sosthène MUNYEMANA.
• Audition de Christine BARTOU.
• Audition de David CHAURY.
• Audition de Marie GAFARAZI.
• Audition de Venant GASHONGORE.
________________________________________
Audition de monsieur Gustave NGABO, fils de monsieur MUNYEMANA, témoin de la défense.
Monsieur NGABO est le fils de l’accusé. Il vient témoigner dans l’espoir de rétablir la vérité.
Il avait 11 ans lors du génocide et à cette période, sa sœur, son frère et lui étaient restés à Tumba avec leur père. Ils ont passé ce temps enfermés chez eux, comme dans une sorte de confinement.
Il se souvient vaguement que monsieur MUNYEMANA était avec eux, tout en reconnaissant qu’il ne passait pas tout son temps à côté d’eux et qu’il arrivait qu’il sorte à proximité de leur maison. Il explique aussi qu’à une période il avait repris son activité de médecin et allait à l’hôpital tous les jours.
Monsieur NGABO parle des valeurs que ses parents lui ont inculquées: le respect des autres, l’importance donnée à la vie, la capacité à assumer ses convictions tout en écoutant l’autre. Jamais il n’a vu son père s’attaquer à quelqu’un, que ce soit physiquement ou verbalement. D’autre part, ils ne parlaient pas d’ethnie chez eux. Les enfants de l’accusé n’avaient ni la compréhension ni un sentiment d’appartenance au groupe Hutu ou au groupe Tutsi. Monsieur NGABO n’a appris qu’il était Hutu qu’après que sa famille se soit réinstallée au Rwanda et que la guerre ait éclatée.
Pour son fils, il est inimaginable que monsieur MUNYEMANA ai commis les crimes qui lui sont reprochés. Ça ne lui correspond pas, Au contraire, il dit l’avoir vu sauver des personnes, au risque de mettre sa propre vie et celle de ses enfants en danger.
Il raconte qu’un jour, son père a réussi à apaiser des assaillants poursuivant une personne qui s’était réfugiée chez eux et s’était cachée sous le lit de la chambre d’enfant. Il décrit monsieur MUNYEMANA comme le seul rempart face à des gens agressifs et armés qui menaçaient de tuer cette personne. Il ne se souvient pas de l’intervention de gendarmes, des locataires de l’accusé, comme celui-ci le rapporte.
Il revient sur le fait que la procédure contre son père est lancée depuis presque trente ans et rappelle que cela représente autant d’années passées par son père à se défendre contre des mensonges, avérés selon lui. Cela a affecté son père mais aussi leur famille, car en plus de l’obligation de pointer chaque semaine à la gendarmerie et l’interdiction de quitter le territoire, des photos de monsieur MUNYEMANA et de ses enfants sont parues dans les journaux. Son petit frère en particulier a eu une période compliquée, psychologiquement parlant. Au cours de son audition, il citera Einstein: « Il est plus facile de briser un atome qu’un préjugé ».
Question de la convocation d’un nouveau témoin
Me FOREMAN, l’avocat du CPCR, apporte la lettre d’un nouveau témoin potentiel à monsieur le président. Ce ressortissant suisse qui vivait à Tumba au début du génocide l’a contacté l’avant-veille en expliquant avoir eu connaissance du procès en cours en découvrant le témoignage de Dafroza et Alain GAUTHIER sur ARTE et avoir exprimé avec une grande émotion son désir de témoigner au cours des débats.
Après lecture d’extraits de cette lettre, les avocats des parties civiles et les avocats généraux souhaitent entendre cette personne, avançant que du fait de sa manifestation tardive et spontanée il ne pourra pas être accusé de tenir des propos influencés par Kigali ou par les parties civiles. Quant à elle, la défense s’oppose totalement à l’audition de ce nouveau témoin car la lettre envoyée au président ne fait état que de propos rapportés, trop imprécis. Le président tranche en refusant de convoquer cette personne en l’état actuel, considérant que ces propos paraissent vagues et qu’il doit tenir compte des contraintes du planning. La défense avait exprimé, de manière véhémente, son « opposition totale » à cette nouvelle demande.

Audition de madame Christine BARTOU, témoin de la défense.
Le docteur BARTOU est une ancienne collègue de l’accusé, avec qui elle a travaillé pendant 17 ans et a été sa cheffe de service dans un centre de santé du Lot au service des urgences.
Elle le décrit comme quelqu’un de disponible et disposé à aider, ne comptant pas ses heures, extrêmement humble, désireux de bien faire. C’est une personne dotée d’une écoute bienveillante, d’une empathie irréprochable, alors même que le milieu des urgences dans lequel il évoluait n’est pas toujours facile, il ne se mettait jamais en colère.
Selon elle, le Dr MUNYEMANA suscitait la confiance de tous. Ses qualités et ses compétences étaient reconnues et il s’est vu confier des responsabilités dans divers services au cours de sa carrière.
Elle s’estime extrêmement chanceuse de l’avoir côtoyé aussi longtemps.
Pour Mme BARTOU, les accusations portées à l’encontre du Dr MUNYEMANA ne paraissent pas compatibles avec sa personnalité et ses qualités.

Audition de monsieur David CHAURY, témoin de personnalité de la défense
Après avoir travaillé aux urgences avec le Dr BARTOU, monsieur MUNYEMANA s’est spécialisé dans le service de gériatrie sous la direction du Dr CHAURY.
Ne connaissant l’accusé que sur un plan professionnel, ce témoin s’est concentré sur une description de ses qualités de médecin: une personne désireuse de se former et de s’améliorer et de faire progresser sa spécialité et le milieu médical. En équipe, c’était quelqu’un de pondéré, un médiateur qui cherchait toujours le dialogue même dans des situations critiques.
À la liste d’adjectifs relevés par le président dans des attestations de collègues pour décrire monsieur MUNYEMENA tels que juste, modéré, travailleur, perle rare, respectueux, compatissant, incapable de commettre les faits qu’on lui reproche, etc, le témoin affirme que cela lui correspond. De plus, il dit ne l’avoir jamais vu faire aucune distinction entre ses patients selon leur ethnie, leur couleur, leurs opinions politiques, leur religion, mais Me GISAGARA, un avocat des parties civiles lui fera admettre que lui-même ne connait pas de Hutu et de Tutsi.
Quand les poursuites judiciaires à l’encontre du Dr MUNYEMANA ont été connues, le témoin dit que cela ne correspondait pas à l’image que les gens se faisaient de leur collègue et qu’ils s’en sont tenus à la présomption d’innocence.

Audition de madame Marie GAFARAZI, témoin de l’accusation.
« Je connaissais Sosthène MUNYEMANA qui était médecin à l’hôpital universitaire de Butare. J’étais personnellement responsable de la buanderie au même hôpital. Ce que je souhaite, c’est que la cour rende justice. J’ai témoigné il y a longtemps. Je préfère que vous me posiez des questions. »
Monsieur le président commence par évoquer une attestation versée en 2001 par le CPCR. Il s’adresse au témoin en lui rappelant ce qu’elle a elle-même déclaré. A Cyarwa Sumo, une bande de tueurs est venue vous chercher un matin. Ils ont désigné un jeune homme pour vous tuer. Ce dernier a refusé car il n’avait pas la bonne hache pour le faire. En réalité, il lui revenait la sale besogne pendant que les autres allaient piller. Un certain Paul a dit qu’on ne pouvait vous tuer car vous n’aviez jamais eu d’enfant. Mieux valait vous conduire aux militaires. On vous conduisit alors devant la maison de SINDIKUBWABO: les militaires étaient assoupis. Un gendarme a dit qu’il fallait conduire les Inyenzi[1] au secteur ou à la gendarmerie: BWANAKEYE ou Sosthène MUNYEMANA ont la clé, il suffit de les trouver. Un gendarme de préciser: « Il ne faut pas continuer à tuer les Tutsi n’importe où, ça pue. »
Au bureau de secteur, Sosthène MUNYEMANA l’enferme jusqu’au soir en attendant de la conduire au lieu d’exécution.. Le groupe des assaillants l’emmène alors avec eux et ils passent devant la maison du docteur Straton. Il fallait la conduire au secteur et voir avec MUNYEMANA qui gère le bureau de secteur. Le témoin confirme ses propos.
Les assaillants qui l’accompagnaient abandonnent le témoin pour aller piller. Sur la route, elle retrouve une femme qu’elle avait aidée. Elle lui conseille d’aller au bureau de secteur. Elle lui a donné un pagne et a continué la route avec elle. Après avoir traversé une école, elle rencontre un militaire qui montait la garde. « Il m’a donné un coup sur la tête et la dame est partie, poursuit-elle. Quand j’ai repris connaissance, je me suis rendue vers le bureau de secteur pour y être tuée. Madame GAFARAZI précise que c’est NGAMIJE qui lui propose de venir chez lui car il a une femme tutsi. Il était étonné de me voir car il me croyait morte. Arrivée chez lui, sa femme m’a aidée à me cacher dans le faux plafond. Je ne voulais pas trop manger pour éviter d’aller trop souvent aux toilettes. »
Le témoin va rester dans le faux plafond du 21 avril au 3 juillet et ne quittera la maison que le 15. « Ma peau était devenue jaune, confie-t-elle, et beaucoup de poils avaient poussé sur ma peau. »
Un jour, elle apprend que la maison serait fouillée. Elle est sortie se cacher dans le jardin, au milieu des plantes et il a beaucoup plu.. Elle est retournée alors dans sa cachette. La maison de NGAMIJE se trouvait en contre-bas du bureau de secteur, près de celle du docteur Chrysostome NDINDABAHIZI et sa femme Jeanne. (NDR. A la fin du génocide, le couple s’est installé au Gabon où il va bénéficier de la protection du président BONGO. Le médecin sera plus tard arrêté mais il mourra avant que les poursuites judiciaires ne se mettent en place.)
Dr NDINDABAHIZI
Un jour, le témoin a entendu venir un groupe: les participants venaient à une réunion chez le docteur NDINDABAHIZI. Sosthène MUNYEMANA était l’un d’entre eux. De sa cachette, elle entendait ce qui se disait (NDR. Les photos que l’avocate générale proposera de visionner montreront que ce que dit le témoin est tout à fait plausible bien que la défense prétende le contraire.) Madame GAFARAZI dit avoir entendu Jeanne, l’épouse du docteur NDINDABAHIZI, dire aux attaquants: » Vous m’amenez la tête de Chantal, je vous donnerai 100 000 francs. » (NDR. Le cas de Jeanne est assez longuement évoqué dans l’ouvrage intitulé « Rwanda, moins innocentes qu’il n’y parait: quand les femmes deviennent des meurtrières. »[2])
Le témoin affirme enfin que lors de la visite du cardinal ETCHEGARAY, fin juin, Sosthène MUNYEMANA était présent affublé de feuilles de bananier et armé d’une lance. C’est à travers les claustras de la maison qu’elle le verra. (NDR. L’accusé a toujours affirmé qu’à cette date il avait déjà fui. C’est ce que maître DUPEUX tentera de redire mais monsieur le président lui fait savoir que c’est un point qui sera soumis à la discussion.)
Dans le second document, émanant du Parquet de Butare qui a entendu deux fois le témoin, en 2002 et 2003. Devant la maison de SINDIKUBWABO, les gendarmes lui ont dit que la clé du bureau de secteur était entre les mains de Sosthène MUNYEMANA et qu’il ne fallait pas tuer les Tutsi à cause des mauvaises odeurs. NGAMIJE aurait rapporté les mêmes propos. Il fallait aller au bureau de secteur dont MUNYEMANA détenait la clé. Le témoin reconnaît ses déclarations.
Dans le troisième document, ce sont les juges français qui ont entendu le témoin. C’est là qu’on apprend que madame GAFARAZI était religieuse au moment du génocide et qu’elle a perdu sa famille. Elle adoptera un enfant. A la buanderie de l’hôpital, elle était responsable d’une cinquantaine de personnes, dont beaucoup de Tutsi qui seront tués. Dans la forêt où elle s’est cachée, elle sera violée par des militaires. Le 21 avril, des militaires viennent chez elle: « Celle-là, il faudra la faire sortir demain matin pour la tuer » disent-ils. Ils pillent sa maison avant de partir. C’est ensuite qu’elle ira se cacher dans le faux plafond de la maison de son propriétaire (NDR. Voir ce qui est dit ci-dessus). Elle avoue être restée là seule, sans personne à qui se confier, sans hygiène.
Quand NGAMIJE rentrait le soir, il frappait trois coups de bâton à la porte pour avertir sa femme que c’est bien lui qui rentrait. » Si NGAMAJE allait sur les barrières, dira-t-elle, c’est peut-être pour donner le change et éviter qu’on vienne fouiller sa maison. » Elle confirme une nouvelle fois que Sosthène MUNYEMANA et BWANAKEYE possédaient bien la clé du secteur. Elle confirme aussi que c’est MUNYEMANA qui gérait les gens enfermés au bureau de secteur et qu’on avait arrêté les tueries à cause des odeurs. Avant le génocide, Sosthène MUNYEMANA était quelqu’un de bien. Elle est étonnée qu’il soit devenu ainsi. Et de conclure son audition : » Sosthène MUNYEMANA est un co-auteur du génocide. Docteur, il n’a protégé personne. »
Ensuite, place aux questions. Des gens auraient trouvé refuge chez MUNYEMANA? « Vous vous souvenez l’avoir vu depuis votre cachette » interroge le président? Le témoin confirme.
Maître MARTIN voudrait connaître les conséquences psychologiques et physiques de tous ces événements. Madame GAFARAZI évoque ses problèmes de santé: diabète, hypertension, appauvrissement économique. Elle se déplace avec des béquilles.
Madame l’avocate générale présente des photos des lieux et apporte le témoignage du docteur Godefroid BUGINGO qui évoque aussi la présence de MUNYEMANA lors de la visite de monseigneur ETCHEGARAY.
Maître DUPEUX soumet ensuite le témoin à une série de questions. Il veut s’assurer que de sa cachette madame GAFARAZI pouvait bien voir et entendre l’accusé. L’avocat n’est pas convaincu par les réponses du témoin.
Les derniers mots reviennent à monsieur MUNYEMANA. Comme chaque fois qu’il prend la parole, il affirme n’avoir jamais participé à une réunion chez le docteur NDINDABAHIZI, il n’est même jamais allé chez lui.

Audition de monsieur Venant GASHONGORE, témoin de l’accusation.
Le témoin connaît MUNYEMANA: il habitait à Tumba sur la route du secteur. à une centaine de mètres de chez lui. Il déclare l’avoir vu aller chez MAMBO (SIMUHUGA Gérard), son grand frère. Les deux frères habitaient des maisons voisines, on pouvait passer d’un maison à l’autre sans difficulté.
Sosthène MUNYEMANA est venu demander la clé du bureau de secteur chez MAMBO, responsable de cellule. Ce dernier lui a demandé d’aller la réclamer à BWANAKEYE car lui n’en avait pas. C’est ainsi que l’accusé a pu obtenir une clé.
Monsieur le président rappelle à la cour que le témoin a été entendu trois fois et qu’il a été confronté à l’accusé. Hutu, il avait épousé une Tutsi. Après le génocide, il a adhéré au FPR[3]. Sa femme a perdu beaucoup de membres de sa sa famille. Après le génocide, son frère MAMBO, responsable de la cellule GITWA, a pris la fuite, est revenu et a été incarcéré. Il est mort en prison avant d’avoir été jugé. Sur les trois garçons de la famille, le témoin a été le seul à ne pas avoir trempé dans le génocide.. Il a lui-même dit que ses frères étaient des criminels. On a bien essayer de l’attirer dans le génocide mais il a refusé, il avait fait « ses choix« .
Son frère MAMBO qui n’avait pas fait d’études, avait été embauché à l’usine d’allumettes SORWAL, qui a donné du travail a beaucoup de jeunes pour les plonger dans le génocide. (NDR. Le directeur de l’usine, Alphonse HIGANIRO, a été jugé en Belgique au printemps 2001 et condamné aux côtés de Vincent NTEZIMANA, un universitaire et de deux religieuses, soeurs Gertrude et soeur Kizito, du couvent des bénédictines de Sovu).
Le témoin reconnaît n’avoir vu MUNYEMANA venir chez MAMBO une seule fois. Ce n’est pas ce qu’il avait toujours dit. Il ne confirme pas non plus la présence de REMERA et GATABAZI ce jour-là: nouvelle contradiction. MAMBO et l’accusé n’avaient rien en commun: c’est le génocide qui les a rapprochés.
Le témoin perd quelque peu pied au fur et à mesure que ses déclarations antérieures sont révélées. Monsieur le président lui demande de se détendre: « Nous n’avons rien à vous reprocher. »
Des avocats des parties civiles, devant l’embarras du témoin, demandent à ce que ce dernier soit éloigné de l’accusé. A maître DUPEUX qui veut intervenir, le président, énervé, lui rétorque: » Si vous voulez ma place, prenez-la. »
Monsieur le président explique au témoin les raisons de son impatience: « Vous dites des choses et après son contraire. Si vous ne savez pas, dites-le. Ne vous laissez pas impressionner par le cadre! » Facile à dire!
Le président évoque ensuite le jour où le témoin a porté de la bouillie à des membres de sa belle-famille au bureau du secteur. Là encore, des contradictions sur le fait de savoir si les gens sont gardés ou non.
Le témoin va alors expliquer que, depuis le génocide, vu ce qu’il a vécu, il a mal à la tête, il ne se sent pas bien. Vu le temps qui s’est écoulé, il a des problèmes de mémoire. Il a vu des membres de la famille de son épouse se faire tuer sous ses yeux. Monsieur le président exprime sa compréhension mais il doit continuer à l’interroger pour éclairer les jurés qui ne connaissent pas le dossier.
Le témoin finit par dire que MUNYEMANA n’a pas obtenu les clés du bureau de secteur: il les récupèrera chez BWANAKEYE. Au bureau de secteur, il y avait des « réfugiés et des prisonniers? C’est ce qu’il avait dit.
Sur question d’un juré, le témoin précise que lorsqu’il porte de la bouillie au secteur, ce n’est pas à sa femme qui ne bougeait pas de chez elle mais à des membres de sa belle-famille. C’est par des carreaux cassés qu’il ravitaille les gens. Contrairement à ses frères, pendant le génocide le témoin dit être resté « neutre », ce qui lui a valu l’animosité des siens. Par contre, il n’avait pas de radio et ne pouvait écouter la RTLM[4].
Sur question de maître DUPEUX, le témoin répète qu’il n’a vu MUNYEMANA chez son frère qu’une seule fois: il n’a pas toujours dit ça!
Monsieur le président intervient de nouveau pour rassurer le témoin: « Vous n’êtes pas le seul à vous contredire. Pourquoi changer de version? Vous êtes soumis à des pressions? » Et le témoin d’avouer qu’il a un traumatisme crânien. Ce que le président comprend très bien.
Monsieur MUNYEMANA reconnaît être allé chez MAMBO le 21 avril. Il tente ensuite de s’expliquer. Comme il y avait beaucoup de gens autour du bureau de secteur, ayant appris que des femmes se faisaient violer, des gens se faire tuer, il dit avoir appelé BWANAKEYE pour l’informer. Ce dernier lui fait savoir qu’il ne peut pas se déplacer car sa maison est cernée par des Interahamwe[5]. S’il trouve quelqu’un de confiance, il acceptera de lui donner la clé. KUBWIMANA lui dit que MAMBO a peut-être la clé. C’est dans ces conditions qu’il se rendra chez MAMBO. ave KUBWIMANA sans récupérer de clé. Ce n’est que le 23 que BWANAKEYE lui donnera une clé. Ce qui lui a permis d’aller ouvrir le bureau. Quant à BWANAKEYE, il ne se déplacera que le 24. Mais jamais il n’a participé à une réunion chez MAMBO.
Après l’audition du témoin, monsieur le président va lire les dépositions de trois témoins qui ne témoignent pas pendant le procès: Innocent HABYAREMYE, Alexis KANAMUGIRE et Maria NYIRAROMBA.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, responsable de la présentation et des notes
1. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
2. Rwanda, moins innocentes qu’il n’y parait: quand les femmes deviennent des meurtrières, African Rights, 1995[↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
4. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
5. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]

Procès MUNYEMANA, vendredi 1 décembre 2023. J14
03/12/2023
• Audition de Gaudiose NTAKIRUTIMANA, partie civile.
• Audition de madame NYIRANGIRUWONSANGA.
• Audition d’Evariste NTIRENGANYA.
• Lecture des auditions de Consolata NYIRACEKERI et Laurence KANAYIRE, parties civiles
• Audition d’Alain GAUTHIER, président du CPCR.
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Audition de madame Gaudiose NTAKIRUTIMANA, citée par l’accusation, partie civile du CPCR.
Gaudiose NTAKIRUTIMANA
Mme NTAKIRUTIMANA habitait dans le village de Rango en 1994, à 15 minutes à pied du bureau de secteur de Tumba. Le 21 avril, un voisin est venu prévenir sa famille que la guerre contre les Tutsi avait commencé. À partir de ce jour, son mari et elle ne sont plus sortis de chez eux. Lui se cachait dans le faux-plafond pour ne pas être découvert, elle était violée par des hommes qui pillaient leur maison et qui lui transmettront le SIDA.
Ne supportant plus de l’entendre crier, son mari, Innocent RUTAYISIRE, est sorti de sa cachette. Il a été arrêté, ainsi que d’autres hommes Tutsi, et ont été emmenés d’abord dans la « maison 60 », puis le lendemain au bureau de secteur de Tumba. RURANGWA, un Interahamwe[1] à qui elle avait donné ses derniers biens qu’elle avait cachés en échange de la promesse de ne pas tuer ses deux fils de 3 ans et 9 mois, aurait dit à la témoin que c’est Sosthène MUNYEMANA qui leur a ouvert car il avait la clé. Il lui a aussi appris que lors d’une réunion chez Siméon REMERA, c’est MUNYEMANA qui avait donné pour instruction de prendre les biens des Tutsi pour se les partager.
« Maison 60 » où étaient enfermés les Tutsi avant d’être conduits au bureau de secteur.
Après leur passage par Tumba, le groupe d’hommes dont son mari faisait partie a été emmené en camionnette à la brigade de Butare, car les fosses de Tumba étaient pleines. Un ami de la témoin travaillant à la préfecture en face de cette brigade lui a conseillé de trouver une carte d’identité pour aller voir son mari avant qu’il ne soit conduit à Kinihira. La sienne ayant été volée dans les pillages, elle est parvenue à s’en procurer une fausse auprès d’Émile, le responsable du comité de cellule, et d’un certain Cassien.
Lorsqu’elle s’est rendue à la brigade, Mme NTAKIRUTIMANA se rend compte que les personnes détenues étaient très nombreuses et qu’elles avaient été frappées et étaient très affaiblies. Son mari avait lui-même reçu des coups de couteau à la tempe et au bras. Trois ou quatre jours après leur transfert à la brigade, le groupe des hommes arrêtés à Rango disparaît. Leurs proches ne savent toujours pas où ils ont été tués et la témoin déplore de ne pas pouvoir inhumer son mari dans la dignité. Le président cite ses auditions précédentes lors de laquelle elle concluait que « si MUNYEMANA n’avait pas donné les clés du bureau pour qu’on les y enferme, peut être qu’ils auraient eu les moyens de fuir ».

Audition de Madame NYIRANGIRUWONSANGA, citée par l’accusation, partie civile de la CRF.
Mme NYIRANGIRUWONSANGA était la voisine directe de Sosthène MUNYEMANA à Tumba durant le génocide et elle habitait à proximité du bureau de secteur qu’elle voyait depuis chez elle.
Elle évoque une réunion au bureau de secteur convoquée par BWANAKEYE au cours de laquelle il a donné les clés à MUNYEMANA. La témoin se remémore les Tutsi passant sur la route devant chez elle lorsqu’ils étaient conduits au bureau de secteur. Elle observe, lors de son audition, que la possession des clés du lieu où ces personnes étaient enfermées avant d’être tuées la nuit dans la fosse de KARANGANGWA par l’accusé signifie bien qu’il était le détenteur des prisonniers. Elle affirme avoir vu les grands tueurs de Tumba, MAMBO, NGENZI, KABIRIGI, etc, aller chez MUNYEMANA pour récupérer cette clé.
Après cette réunion, les génocidaires ont passé la nuit à tuer. Mme NYIRANGIRUWONSANGA explique s’être cachée mais que certains hommes ont été attrapés et conduits chez Sosthène MUNYEMANA. Celui-ci aurait dit « laissez-les, ce n’est pas encore leur tour » et les aurait laissé partir mais d’autres auraient été amenés cette nuit là.
Elle raconte encore que son mari n’avait pas été attrapé cette nuit-là car ils avaient creusé un trou à l’arrière de chez eux où il se cachait. Les Interahamwe et les miliciens qui se réunissaient chez MUNYEMANA passaient la journée à circuler partout et l’ont vu. Ils ont sauté la clôture en criant « power » et l’ont arrêté pour le conduire à la fosse de chez Damascène pour le tuer. Ils sont ensuite retournés chez Sosthène pour donner le nom de ceux qu’ils avaient assassinés. Mme NYIRANGIRUWONSANGA rapporte qu’elle les entendait parler de ceux qu’ils n’avaient pas encore tués, parmi lesquels les deux fils de SENKWARE dont les corps ne seront ensuite jamais retrouvés.
Elle a aussi remarqué des visites particulières de KAMBANDA[2] et de BWANAKEYE chez l’accusé durant le génocide.

Audition de monsieur Evariste NTIRENGANYA, détenu, cité par l’accusation, en visioconférence de Kigali.
Une audition qui va passablement énerver monsieur le président, et on le comprend, à cause des mauvaises qualités de la transmission en visioconférence (NDR. Cette situation n’est pas une exception car nous connaissons les mêmes problèmes dans la salle. Il faut trop souvent tendre l’oreille, dans le public en tout cas, pour saisir tout ce que disent les témoins. La sonorisation est mauvaise ce qui rend parfois difficile la prise de notes.
Le témoin, détenu, commence par évoquer le souvenir qu’il garde du début du génocide à Butare. Mais il perd très vite le jury et le public avec des considérations qui n’éclairent pas beaucoup ceux qui tentent de le suivre. Si bien que le président intervient pour lui demander ce qu’il a à dire sur Sosthène MUNYEMANA. Très vite, il va décider de reprendre la main et se reporter aux auditions auxquelles le témoin a été convoqué.
« Sosthène MUNYEMANA détestait les Tutsi » a-t-il affirmé. Comment le sait-il? « Il ne faisait rien pour sauver les Tutsi » répond monsieur NTIRENGANYA. Un peu court comme justification. Les barrières? Il y en avait une devant le bar Rwigiro et une autre chez maman SALUMU (NDR. Souvent, au Rwanda, la maman ou le papa sont désignés de cette façon: la maman en question a un fils qui s’appelle SALUMU.) Une barrière devant la statue de la Vierge? Il ne sait pas. Par contre, à Tumba, on pouvait capter la RTLM[3].
Maître FOREMAN tentera bien d’obtenir des explications sur la mort d’un professeur pour lequel Sosthène MUNYEMANA n’aurait pas intercédé. Mais les explications du témoin sont confuses et l’avocat renonce à poursuivre.
Une audition qui se révèle peu utile pour éclairer le rôle de monsieur MUNYEMANA lors du génocide des Tutsi sur la colline de Tumba.
Lecture des auditions de madame Consolata NYIRACEKERI, partie civile qui devait être entendue mais pour laquelle il a été « passé outre ». Puis seront lues les auditions de madame Laurence KANAYIRE, partie civile du CPCR.
Mme KANAYIRE accuse Mr MUNYEMANA d’avoir tué plusieurs personnes, de détenir les listes de Tutsi à tuer qui avaient été élaborées avant le génocide et d’ouvrir le bureau de secteur pour y enfermer ceux qui seront tués.
Elle fait partie des nombreux témoins de la réunion tenue le 17 avril 1994 au bureau de secteur. Le conseiller BWANAKEYE avait convoqué toute la population et a appelé à la vigilance contre les Inyenzi[4]. Un major également présent aurait appelé la population à assurer sa propre sécurité du fait que les militaires étaient au front. Mme KANAYIRE rapporte que Sosthène MUNYEMANA aurait pris la parole en disant qu’il fallait lutter contre les Tutsi car ils étaient des complices du FPR[5]. Il a également invité ceux qui n’avaient pas d’armes à venir en chercher chez lui.
Elle évoque d’autres réunions qui lui ont été rapportées par son agresseur John NSENGIYUBE, notamment une chez l’accusé destinée à compter les Tutsi morts.
La défense revient sur une des auditions de Mme KANAYIRE menée par la juge d’instruction qui portait sur la question de l’intégrité et de la neutralité des interprètes au cours de la procédure contre Mr MUNYEMANA. L’avocat du CPCR intervient pour justifier que la fourniture d’une liste d’interprètes potentiels par le président du CPCR, monsieur GAUTHIER, à l’ambassadeur de France au Rwanda a été faite après qu’une témoin ait reconnu une personne impliquée dans le génocide parmi celles accompagnant les enquêteurs français. Le président demande à entendre monsieur GAUTHIER cet après-midi pour clarifier les choses: l’avocat de la défense reproche la proximité des associations de parties civiles avec les témoins.
Suite à cette lecture, monsieur le président confirme qu’il souhaite entendre , les représentants du CPCR, mis en cause pour les relations privilégiées que ces personnes entretiendraient avec le témoin. Madame Dafroza GAUTHIER devant s’absenter, elle devrait être entendue vendredi prochain.
Audition de monsieur Alain GAUTHIER, président du CPCR (Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda).
Alain GAUTHIER: Je reconnais que je n’interviens pas dans les meilleures conditions, j’avais l’intention de préparer mon intervention ce week-end mais vous me demandez d’intervenir aujourd’hui . C’est la huitième fois que je témoigne devant la Cour d’Assises. Avec mon épouse nous avons participé à tous les procès de génocide en France.
Le CPCR est une association que nous avons créée en 2001 après le procès à Bruxelles des « Quatre de Butare » : seront condamnés Alphonse HIGANIRO, le directeur de l’usine d’allumettes SORWAL, Vincent NTEZIMANA, un professeur d’université et deux religieuses bénédictines de SOVU, sœur GERTRUDE et sœur KIZITO. Mon épouse étant originaire de BUTARE, nous participerons le plus souvent possible au procès.
Mon histoire avec le Rwanda commence en 1970, cela fait 53 ans que je fréquente ce pays. Je terminais deux ans d’études de théologie à l’université de Strasbourg et est venu le temps de mon service militaire. Je voulais le faire dans le cadre de la coopération. L’évêque de Butare, monseigneur Jean-Baptiste GAHAMANYI, avait fait une demande pour avoir des professeurs dans son diocèse. Je me porte volontaire et je pars là-bas début septembre 1970 avec deux autres collègues. Je suis nommé à SAVE sur une colline à 10 km au nord de Butare, dans un petit séminaire comme professeur de français pendant deux ans. L’équipe des enseignants est divisée en deux groupes, le groupe des Rwandais et le groupe d’une congrégation de frères flamands, les Vandales (c’est leur vrai nom), qui ne s’entendent pas du tout. J’ai appris plus tard que l’évêque m’avais nommé dans l’espoir de faire le pont être les deux communautés, mais dès mon arrivée le groupe flamand ne m’a pas accepté. J’ai eu la chance d’avoir parmi mes collègues un vieux professeur rwandais, Xaveri NAYIGIZIKI, Hutu royaliste qui m’a appris le Rwanda (NDR. L’expression « Hutu royaliste » surprend monsieur le président), C’était un homme très connu au Rwanda pour sa culture et son franc parler. Il avait une fille d’une douzaine d’années qui s’appelait Gemma qui venait souvent le voir. Elle venait me saluer à chacune de ses visites pour le plaisir de parler français. J’apprendrai en 1994 qu’elle était devenue l’épouse de Siméon REMERA
En juillet 1972, je quitte le Rwanda et je décide de changer d’orientation : je m’inscris en fac de Lettres de Nice, puis de Grenoble. En 1974, le curé de la paroisse de SAVE, le père Henri Blanchard avec qui j’avais passé deux ans est en congé dans la Loire. Il me propose de venir le voir en disant qu’il y a une jeune fille, Dafroza, qui vient lui rendre visite. Elle avait été chassée du Rwanda en 1973 et est réfugiée politique en Belgique. Dafroza est celle qui en 1977 est devenue mon épouse, elle avait été mon élève au Rwanda. Pendant de nombreuses années, nous avons une vie classique de famille, nous avons trois enfants et nous partons régulièrement au Rwanda quand le budget familial nous le permet.
L’été 1989 coïncidera avec notre dernier séjour Nous ne retournons plus au Rwanda à cause de la guerre. En 1994, le 7 avril au matin j’entends à la radio l’annonce de la mort du président HABYARIMANA et commence pour nous une grande inquiétude. Dafroza s’était rendue au Rwanda fin février 1994 pour rendre visite à sa mère et Kigali était déjà à feu et à sang, les gens lançaient des cailloux et des grenades sur la maison de sa mère qui lui dit : « Rentre en France, tu as un mari, tu as des enfants, nous ne nous reverrons plus ». Le 8 avril au matin, de mon bureau, je téléphone à la paroisse du père Blanchard. Je tombe sur un prêtre allemand qui me dit que Henri n’est pas disponible et de rappeler plus tard. Je rappelle vers 16h et Henri m’annonce que la mère de mon épouse a été tuée le matin dans l’église des Martyrs de l’Ouganda, la paroisse du quartier Nyamirambo à Kigali. Me revient alors la dure tâche d’apprendre la nouvelle à mon épouse et à nos trois enfants. Notre fils qui avait 11 ans a eu une réaction que je n’oublierai jamais, il a dit « Maman je te vengerai ».
Nous avons vécu ces trois mois du génocide comme des fantômes, nous allons au travail, nous avons des contacts fréquents avec le Rwanda et tous les jours nous apprenons la mort de nos amis, de membres de notre famille. À la fin du génocide nous récupérons deux enfants d’un cousin de mon épouse retrouvés par une amie, la femme de Déo (NDR. Son nom a été évoqué dans l’attaque de KABAKOGBA). Elle avait réussi à partir au Burundi. Son mari qui l’avait accompagnée avait décidé de rentrer en pensant qu’à Butare rien ne se produirait. Nous nous adressons au ministère des Affaires Etrangères qui nous permet de récupérer ces deux enfants à l’aéroport de Roissy le 14 août. À partir de ce jour nous avons cinq enfants. Heureusement ils retrouveront leur pères un an plus tard. Il avait survécu caché par son voisin hutu.
Nous ne retournons au Rwanda qu’en 1996. A quelques exceptions près, tous les membres de la famille de mon épouse ont été exterminés, que ce soit à Kigali ou à Butare dont elle est originaire. Ma femme a passé son enfance dans la région du NYARUGURU : lors du procès de Laurent BUCYIBARUTA, il a été souvent question de la paroisse de de KIBEHO ou près de 50 000 Tutsi ont été exterminés.. Les seuls membres de la famille que nous retrouvons, nous ne les connaissions pas, ce sont des exilés qui étaient rentrés du Congo où ils étaient pourchassés. On va se créer une nouvelle famille. À cette date, on rencontre une cousine de mon épouse qui était rescapée de l’Église de la Sainte Famille où officiait l’abbé Wenceslas MUNYESHYAKA qui était visé en France par une plainte. Elle nous fait rencontrer d’autres rescapés qui nous confient leurs témoignages, que nous consignons et que nous remettons à maître William BOURDON, en charge du dossier.
En 2001, nous créons le CPCR à la suite de notre participation au procès de Bruxelles. On est parti à Bruxelles et à la fin du procès nos amis nous ont dit : « Et vous que faites-vous en France ? ». Donc on a décidé de créer ce collectif. Dans un premier temps, nous allons nous constituer parties civiles dans six plaintes déposées entre 1995 et 2000. Ces plaintes concernaient Wenceslas MUNYESHYAKA, Sosthène MUNYEMANA, le colonel Laurent SERUBUGA, toujours poursuivi en France, Laurent BUCYIBARUTA jugé et condamné à 20 ans de prison, un militaire rwandais chargé de l’achat des armes à l’ambassade du Rwanda à Paris, Cyprien KAYUMBA et Fabien NERETSE visé par une plainte antérieure en Belgique et que nous avons retrouvé à Angoulême sous le nom de son père, Fabien NSABIMANA. La France l’a extradé vers la Belgique où il a été condamné à 25 ans de prison.
Nous commençons par nous intéresser au dossier de Sosthène MUNYEMANA à ce moment-là. Toutes les plaintes déposées avant la création du CPCR étaient ce que j’appelle « des plaintes dormantes » : les choses n’avançaient pas, parce que il y avait un manque total de volonté politique en France de juger les génocidaires.
Président : Mais il y a aussi une volonté judiciaire.
Alain GAUTHIER : Je pense que la France n’a pas mis les moyens suffisants financiers et en personnel. Aucune commission rogatoire n’avait été organisée sur les lieux, comme ça se fait. Les dossiers n’avançaient pas et nous avons voulu réveiller ces plaintes : alors on est parti au Rwanda. Vous avez souvent évoqué tel PV du Parquet de Butare transmis par le CPCR. On enrichit le dossier de Sosthène MUNYEMANA notamment.
Président : Quand vous récupérez les plaintes, dans ce dossier, beaucoup des auditions sont transmises par le CPCR. En principe ça passe par une commission rogatoire internationale du juge d’instruction français qui est transférée par voie diplomatique. Parfois des commissions rogatoires peuvent être bloquées sur le bureau d’un ministre pendant longtemps. Les procès-verbaux que vous adressez, certains ont été demandés par des juges français mais elles arrivent par vous. Pourquoi ?
Alain GAUTHIER : Ce n’est pas moi qui peux répondre à cette question. Nous connaissions très bien le ministre de la Justice, Jean de Dieu MUCYO, qui nous a permis d’aller dans les différents parquets et les procureurs nous ont adressé spontanément ces documents. À chaque procès on nous pose la question. Je n’ai pas d’explication de comment ça se fait que ces documents nous aient été transmis, mais on nous les remettait et à notre tour on les donnait à notre avocat qui adressait au juge d’instruction. Je ne sais pas mais ça s’est fait comme ça.
Président : Je vais peut-être donner une explication issue de ma pratique professionnelle, j’ai été moi-même juge d’instruction et il ne se passait rien si je ne faisais rien. Pour qu’il se passe quelque chose il faut se déplacer sur place. Moi c’était le seul moyen d’arriver à faire avancer un dossier. Mais on avait 130 dossiers par cabinet d’instruction et un déplacement, c’était des semaines de préparation pour une semaine sur place.
Alain GAUTHIER : C’est exactement pour cette raison que nous avons pris l’initiative de faire ces démarches pour les juges d’instruction. Si nous ne l’avions pas fait, aucun dossier n’aurait actuellement été jugé, aucun procès pour génocide n’aurait eu lieu en France. Le premier a eu lieu en 2014. Si le CPCR n’avait pas fait ça, on en serait au stade zéro de la justice en France.
Président : Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit, je ne pense pas que vous ayez forcé la main de Mme POUS.
Alain GAUTHIER : J’ai été entendu plusieurs fois par Mme POUS. On a attendu 28 ans pour que Sosthène MUNYEMANA soit jugé. Vous m’avez demandé mon explication, je tente de vous la donner.
Président : Quel est le but de votre association ?
Alain GAUTHIER : Notre but, c’est d’aider à poursuivre des personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide des Tutsi se trouvant sur le sol français et le second volet, c’est d’aider financièrement les rescapés.
Président : Quel est le nombre de personnes dans votre association?
Alain GAUTHIER : Ça a beaucoup varié, à une époque nous étions 300, aujourd’hui environ 150.
Président : Et combien il y a de membres actifs?
Alain GAUTHIER : Mon épouse et moi-même, les membres du bureau et du conseil d’administration comme dans beaucoup d’associations. Mais comme je le disais, pour se rendre au Rwanda il faut parler kinyarwanda et mon épouse est la seule à le parler.
Président : Une personne n’a pas voulu venir témoigner parce qu’elle se dit victime de pressions d’agents de Kigali et elle désigne le CPCR. C’est quoi les liens entre le CPCR et le gouvernement rwandais ?
Alain GAUTHIER : C’est ce qui nous est toujours reproché, À chaque procès, la défense nous questionne là-dessus. On interroge sur nos liens avec l’ancien ministre de la Défense, James KABAREBE, un très proche du président KAGAME : effectivement, il a épousé une cousine de mon épouse. Cela ferait de nous des émissaires du gouvernement rwandais ? Moi, ça fait 53 ans que je fréquente le Rwanda, ce n’est donc pas anormal de connaitre un certain nombre de personnes, mais nous n’avons pas de liens étroits. Je sais qu’ont été versées au dossier deux photos nous montrant décorés par KAGAME. En reconnaissance de notre travail pour la justice et les rescapés, on nous a en effet octroyé une décoration.
Président : Toute personne décorée par un gouvernement y est-elle affiliée ?
Alain GAUTHIER : C’est ce que la défense nous reproche. Je vais vous informer : des amis voulaient demander pour nous la Légion d’Honneur. Qu’aurait dit la défense si nous avions accepté ? Serait-t-elle allée jusqu’à prétendre qu’on est de mèche avec le gouvernement français ? J’en doute.
Président : Quels sont vos liens avec le Collectif girondin ?
Alain GAUTHIER : Aucun, nous n’avons aucun lien avec le Collectif girondin. Nous avons suivi ce qui s’est passé mais les faux-documents ne nous concernent en aucun cas.
Président : Quelles sont vos méthodes de travail ? Vous n’êtes pas des enquêteurs ?
Alain GAUTHIER : Du tout, nous n’avons jamais ouvert un livre de droit. Quand nous apprenons la présence d’une personne soupçonnée d’avoir participé au génocide, ça peut être par un signalement en France ou au Rwanda. On part sur les lieux des crimes au Rwanda et on cherche à retrouver des rescapés, familles de victimes ; à récolter les témoignages, ceux des tueurs qui ont purgé leur peine ou ceux qui sont en détention, donc oui on va les rencontrer en prison. On demande l’autorisation au directeur des prisons à Kigali et le parquet sur place est informé. Certains acceptent de nous parler, d’autres pas.
Président : En France, il suffit de faire une demande au directeur de la prison sauf quand c’est dans le cadre d’une instruction et là c’est le juge d’instruction qui doit autoriser.
Alain GAUTHIER : Au Rwanda ce n’est pas le directeur d’une prison qui nous autorise à rentrer. Certains détenus me disent : « On n’a rien à vous dire ».
Président : Vu l’objet de votre association, on peut penser que vous ne posez des questions qu’à charge, donc on pourrait vous reprocher de ne chercher que des éléments à charge.
Alain GAUTHIER : C’est le cas. Nous ne sommes pas des juges d’instruction. Si nous n’allumons pas la mèche pour faire démarrer la procédure judiciaire, pratiquement aucune personne soupçonnée ne serait poursuivie. Toutes nos plaintes ont été suivies par l’ouverture d’une information judiciaire et là ce n’est plus notre travail d’instruire à charge ou à décharge.
Président : Nous on regarde s’il y a suffisamment d’éléments.
Alain GAUTHIER : Toutes nos plaintes ont été suivies de l’ouverture d’une instruction en France même si il y a eu quatre ou cinq non-lieux dans les dossiers dans lesquels on s’est investi.
Président : Qui sont vos adversaires, la défense ?
Alain GAUTHIER : En France, il y a beaucoup de personnes qui auraient participé au génocide et qui n’ont jamais été trouvées. Vous avez entendu entre autres l’ancien ambassadeur du Rwanda en France, il ne nous ménage pas. Depuis 28 ans, ces personnes en France ont créé des réseaux et on le voit bien dans les affaires quand il y a des écoutes téléphoniques, on découvre qu’il y a des échanges dans plusieurs dossiers : « C’est le diable Gauthier qui est à l’origine de tout ça ». Ils se connaissent et ils communiquent entre eux. Et puis il y a tous ceux qui nient le génocide encore aujourd’hui. Oui, on a des adversaires mais qu’on ne redoute pas.
Président : Pouvez-vous expliquer les différentes formes de négationnisme concernant ce génocide ?
Alain GAUTHIER : La première manifestation et la plus répandue en France, c’est la théorie du double-génocide, même parmi des hauts-responsables politique comme Dominique De VILLEPIN et beaucoup d’autres dont je tairai le nom dans cette enceinte. Après, c’est aussi contester systématiquement tous les témoins et ce qu’ils ont vécu. Je ne dis pas que les accusés nient le génocide des Tutsi, la plupart le reconnaissent. C’est aussi ceux qui amoindrissent drastiquement le nombre de Tutsi tués alors que chaque année on découvre des fosses communes. Beaucoup de rescapés encore ne savent pas où sont les leurs.
Président : MUNYEMANA conteste fermement depuis le début toute implication dans les faits qui lui sont reprochés. Si je devais résumer sa défense c’est : 1) « la plupart des témoins mentent » et 2) « certains de mes actes n’ont pas été analysés à leur juste valeur, bien analysés et ça se retourne contre moi. » Il dit aussi que le gouvernement rwandais mène une traque contre ses opposants et ça peut être par recours à des procédures judiciaires.
Alain GAUTHIER : On connait l’argument depuis 28 ans alors je poserai une question : si tous les témoins mentent, pourquoi MUNYEMANA serait-il le seul à ne pas mentir ? Qu’il y ait eu des crimes de guerre par le FPR, je ne le conteste en aucune façon. Mais aujourd’hui ce n’est pas le procès du gouvernement rwandais ou du président KAGAME. C’est bien le procès d’un homme, de Mr Sosthène MUNYEMANA, contre lequel je n’ai aucune animosité. Mais nous, au CPCR, on nous présente comme le bras armé du Rwanda. Que voulez-vous que je dise, nous nous sommes engagés pour la justice et les rescapés, nous ne sommes pas des détracteurs ou des pourchasseurs d’intellectuels Hutu. Nous nous agissons sans haine ni vengeance.
Président : Vous auriez des liens privilégiés avec Laurence KANAYIRE ?
Alain GAUTHIER : C’est ce que j’ai entendu tout à l’heure mais je n’ai pas de réponse à ça. Nous avons des contacts avec des rescapés dans tous les coins du Rwanda, nous avons déposé à peu près 35 plaintes donc nous avons des contacts dans toutes ces affaires. Quand on rencontre un témoin, à chaque fois on nous dit : « Tu ferais bien d’aller aussi voir untel et untel et untel ». On fait notre travail et nous notre seul objectif est que les rescapés retrouvent un peu de leur humanité à travers la justice qu’ils demandent. Laurence pas plus qu’une autre.
Président : Quel est l’effet, vous vous avez l’habitude de côtoyer des rescapés, ils viennent témoigner devant la justice française et on leur dit : « Vous mentez » ?
Alain GAUTHIER : C’est une épreuve de venir en ces lieux, ce n’est drôle pour personne, même moi, je ne viens pas témoigner pour la huitième fois avec le sourire aux lèvres. Quel sentiment peuvent éprouver des témoins qui arrivent de leur campagne, qui parfois ne sont jamais allés à la capitale, qui du jour au lendemain sont transportés dans un pays qu’ils ne connaissent pas, l’hiver, devant une Cour d’assisses, ce qui est impressionnant, alors entendre dire par l’accusé « ils mentent » oui ça rajoute des blessures à leurs blessures.
Dans le dernier procès, une dame rescapée d’un groupe qui avait été attaqué est venue témoigner. Ces personnes s’étaient réfugiées sur leur colline. Le chef du groupe a dit : « Celui parmi nous qui survivra, qu’il soit notre porte-parole à tous devant la justice ». Cette dame qui a été blessée, qui a perdu toute sa famille, qui a été violée, est venue raconter tout ce qu’elle a vécu, et ça a presque été le plus beau jour de sa vie d’accomplir ce devoir envers son groupe. Donc, c’est une épreuve mais c’est un réconfort à la fois car la seule chose qu’ils demandent, c’est la justice.
Président : On reproche l’interventionnisme du CPCR à charge.
Alain GAUTHIER : Nous ne sommes pas juge d’instruction. Effectivement nous ne recueillons que des témoignages à charge parce que c’est notre vocation. C’est notre mission car sans cela, aucun procès n’aurait eu lieu. Ce n’est pas pour nous vanter, parce que depuis trente ans on préférerait faire autre chose de notre retraite mais depuis 28 ans on n’a pas passé un seul jour sans parler du génocide, et nos enfants nous le disent : « Vous ne voulez pas lever le pied un peu ? ». Pour nous aussi c’est une épreuve, nous avons dédié une bonne partie de notre vie à ce combat.
Président : Dernière question, sur le rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies et l’article d’Africain Rights avec des personnes qui sont revenues sur les propos qu’on leur prête, est-ce que c’est le CPCR qui en est à l’origine ?
Alain GAUTHIER : Pas du tout, c’est le Collectif girondin. J’ai en tête la réaction d’Éric EMERAUX, l’ancien directeur de l’OCLCH qui était au débat à la suite d’un documentaire et qui n’a pas arrêté d’encenser le travail du CPCR[6].
Président : L’instruction a écarté certains témoignages en disant qu’ils n’avaient pas pu être corroborés, comment expliquer qu’ils n’aient pas paru suffisamment fiables à l’instruction ?
Alain GAUTHIER : Bien sûr, certains donnent des informations qu’ils ont entendues. Dans tout procès, encore plus dans des crimes de masse, il y a des témoins qui ont tendance à en rajouter. Et tant mieux si l’accusation, c’est normal, écarte des témoignages. Cela ne nous fait pas toujours plaisir, mais nous n’avons aucun contact, aucun lien avec le parquet. Les juges d’instructions parfois ne vont pas assez loin.
Président : Parfois on écarte des déclarations parce que ce n’est pas vérifiable.
Juge assesseur : Est-ce que la population aurait pu participer aussi au génocide ?
Alain GAUTHIER : dans toutes les grandes dates du Rwanda, la population locale a participé aux crimes de masse depuis 1959 :pour moi, le génocide était en gestation depuis 1959. Sinon comment expliquer qu’à la Noël 1963 il y a eu 15 000 Tutsi exécutés en quelques jours. Au début des années 90, il y aura une tentative d’éliminer les Bagogwe, sorte de galop d’essai. Puis le massacre de Tutsi au Bugesera. C’est quelque chose d’organisé depuis longtemps. C’est une population habituée à obéir aux ordres: des maris hutu qui ont tué leur femme Tutsi, d’autres leurs enfants, leurs neveux d’enfants etc. Ce mal qui est dans l’Homme, on le retrouve dans la population de la terre entière. Mais au Rwanda il y a culturellement une propension à obéir aux ordres et donc les grands responsables c’est quand même les donneurs d’ordre, ce qui n’enlève pas la liberté individuelle évidemment.
Magistrate : Qu’est-ce qui serait chez des rescapés le pendant de ce que vous venez de décrire, une population qui a une forte tendance à obéir aux ordres ?
Alain GAUTHIER : Les rescapés ne sont pas une population à part. Il ne faut pas faire des rescapés un groupe de saints. Il y a des Tutsi qui ont participé au génocide: Robert KAJUGA, le président des Interahamwe, était Tutsi!
Magistrate : Je voulais plutôt appuyer sur le côté liberté de parole : comment se distinguer d’un groupe qui a la propension à obéir aux ordres ? Est-ce que ça se retrouve chez les victimes une logique de témoignage qui est celle de son groupe en l’occurrence « MUNYEMANA a fait ceci, cela », est-ce que c’est aussi difficile pour les auteurs de dire : « Je ne suis pas d’accord avec l’ordre? Et est-ce que ça vous fait écarter des témoignages ?
Alain GAUTHIER : Depuis le génocide, les rescapés ont été enfermés dans leur groupe de rescapés. Depuis 1994 la politique a toujours été une politique de réconciliation et les autorités ont toujours demandé aux rescapés de faire la plus grosse part de l’effort. Mais ce n’est pas en demandant aux gens de se réconcilier que ça va se faire comme ça. Nos amis rescapés nous disent : « Officiellement, on est réconciliés mais quand on rentre chez nous, le soir, on se retrouve avec nos démons. » Tous les jours, dans les campagnes, la première personne qu’une veuve croise, c’est le tueur de ses enfants ou de son mari. Comment vivre comme cela ? Imaginez dans quelle situation se trouvent ces gens. Et en plus beaucoup sont extrêmement pauvres.
Magistrate : J’ai mal formulé ma question. Quand on a accusé une fois, deux fois, trois fois et qu’on est dix à avoir vécu ça, est-ce qu’on est capable de mettre une nuance en disant :« C’est pas tout à fait ça »?
Alain GAUTHIER : Oui je pense, il y en a qui peuvent se dire : « Peut-être on a exagéré. »
Magistrate : Vous n’avez jamais écarté un témoignage parce que vous avez vu des choses qui se confortent les unes les autres ? Est-ce que c’est quelque chose que vous avez observé, que vous craignez ? Y a-t-il des précautions prises quand vous transmettez des témoignages ?
Alain GAUTHIER : Je ne peux pas dire qu’on l’ait rencontré souvent. Si ça nous est arrivé d’écarter des témoins c’est généralement parce qu’un témoin ne décrit que des choses qu’il a entendu dire. C’est au juge d’instruction de faire ce travail, de faire le tri dans ces témoignages, ce n’est pas le nôtre. On se trouve aujourd’hui en présence de rescapés qui refusent de témoigner parce qu’ils se sont réconciliés, parce qu’ils ont pardonné. On leur dit qu’on accepte mais pour nous le pardon ça n’empêche pas la justice et pour nous c’est le seul chemin vers la reconstruction des individus et du pays.
Juré N°6: Êtes-vous optimistes pour l’histoire du Rwanda?
Alain GAUTHIER : J’ai tendance à avoir une réponse de Normand, mais bien sûr qu’il faut être optimiste, c’est rare qu’un génocide se produise deux fois au même endroit, mais l’idéologie génocidaire n’a pas disparu au Rwanda. Au nom de la réconciliation des grandes autorités génocidaires ont été intégrées dans différents gouvernements alors qu’on savait qu’ils avaient participé au génocide. Au Rwanda il faut faire avec. Les rescapés, eux, sont inquiets, d’abord parce que la trentième commémoration arrive et on évoque la libération d’un certain nombre de prisonniers.
Juré N°3: Est-ce que, en tant qu’association, vous faites relire la retranscription d’un entretien à la personne?
Alain GAUTHIER : Bien sûr, parce qu’elle signe à la fin et on demande leur carte d’identité. Si elle ne sait pas lire on lui relit.
Président : Vous le retranscrivez brut ou vous arrangez ?
Alain GAUTHIER : Non brut, jamais deux témoins en même temps et on essaie de ne pas les rencontrer sur leur lieu d’habitation à cause de la proximité des voisins.
Me DUPEUX (défense) : Vous avez répondu à pas mal de questions que j’envisageais de vous poser. Quelque chose me frappe quand vous dites : « Nous ne recueillons que des témoignages à charge ». Ceci me parait totalement contraire aux principes de la justice démocratique, ça oriente un débat dans des conditions qui me paraissent très délicates parce que le débat d’instruction est fourni par le CPCR sur des éléments qui ne sont pas recueillis dans des conditions qui sont propres au développement d’une vraie justice démocratique. Ça me fait penser à ceux qui veulent rendre la justice eux-mêmes. Que pensez-vous d’une justice privée comme la vôtre qui ne recueillerait que les témoignages à charge ?
Alain GAUTHIER : Cette réflexion de la part d’un avocat chevronné comme vous m’étonne, vu votre expérience. Demander à des citoyens français d’être des juges d’instruction, ça m’étonne. Nous ne sommes pas la justice et ça me libère beaucoup. La justice va être rendue par des magistrats professionnels et un jury. Nous respecterons cette décision de la justice. Nous n’avons pas à faire le travail des juges, nous nous n’avons été qu’au début de l’affaire.
Me DUPEUX : Est-ce qu’on ne peut pas craindre que quand vous allez voir des témoins qui vont devenir des parties civiles, des détenus, des membres du parquet au Rwanda, vous risquez de provoquer des faux-témoignages ou des témoignages biaisés ou d’insuffisance de la vérité. Vous violez le principe du secret de l’instruction et de la présomption d’innocence. Je suis inquiet par ces risques que vous pouvez provoquer.
Alain GAUTHIER : Je ne comprends toujours pas. Nous nous sommes à l’origine de la plupart des procès qui ont eu lieu et qui auront lieu. Je ne comprends pas ce que vous nous reprochez. La justice, ce n’est pas nous qui la rendons et j’évalue la responsabilité du jury qui se trouve devant nous. Si le Rwanda accepte de nous donner ces documents, c’est parce qu’ils savaient que jamais ces gens qu’on poursuit ne seraient renvoyés dans leur pays. Si on avait attendu les premières enquêtes des juges d’instruction en 2011- 2012, imaginez où nous en serions aujourd’hui.
Me DUPEUX : Laurence KANAYIRE, la proximité que vous avez avec elle, c’est troublant.
Alain GAUTHIER : Il n’y a pas plus de proximité avec Laurence qu’avec les autres témoins. Laurence est une rescapée comme une autre.
Nous avons appris que la défense avait versé au dossier des photos de la décoration que nous avons reçue au Rwanda.
Me DUPEUX : Je ne pensais pas vous convaincre. Je m’attendais à ce que ce soit évoqué. Vous ne faites pas une différence entre recevoir une décoration de la part d’une dictature et d’une république démocratique.
Alain GAUTHIER : C’est de la délation. Je ne porte pas la décoration, vous oui. Je ne considère pas le Rwanda comme une dictature, sinon « je suis citoyen de cette dictature-là ».
Me DUPEUX: Vous savez qu’il est interdit de porter en France la décoration d’un pays étranger? (NDR. Monsieur le président ne semble pas aussi convaincu que l’avocat. A propos de Légion d’Honneur, j’aurais souhaité porter à la connaissance de maître DUPEUX que le chef d’Etat major de la gendarmerie au Rwanda dans les années 90-94, Pierre-Célestin RWAGAFILITIA, celui qui avait demandé des « armes lourdes » au général VARRET en 1994 pour exterminer les Tutsi, avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France avant le génocide: « Je vous demande ces armes, car je vais participer avec l’armée à la liquidation du problème. Le problème, il est très simple : les Tutsi ne sont pas très nombreux, on va les liquider » Ce gendarme, même mis à la retraite comme BAGOSORA et SERUBUGA, a été très actif dans le génocide en 1994. C’était l’homme fort dans la préfecture de KIBUNGO, à l’est du pays.)
Me BOURG (défense) : Vous avez parlé de l’immobilisme de la justice française. Dans ce dossier, un juge d’instruction bordelais était saisi, il a beaucoup travaillé et a fait beaucoup d’interrogatoires. Ensuite vous avez évoqué Mme POUS qui n’aurait apparemment rien fait. Madame POUS, tous les interrogatoires que nous avons entendus ont été fait par Madame POUS, les juges ont pris un nombre considérable d’actes en 2011. Toute la préparation du procès depuis 2010 provient d’un travail conséquent. On a eu un directeur de recherche Mr GEROLD qui a fait un travail considérable pendant tout ce dossier.
Alain GAUTHIER : Je n’ai jamais dénigré le travail des juges d’instruction, c’est grâce à eux que ces procès ont lieu mais c’est notre rôle de citoyen de dénoncer les lenteurs de la justice.
Me BOURG : La justice française n’a pas attendu le CPCR. Je suis intéressée par vos méthodes d’enquête. Ce n’est pas banal. M’est venue une remarque/ quand vous interrogez vos témoins, dans leurs déclarations il y a toujours des éléments à charge et souvent aussi des éléments à décharge. Comment vous faites, vous les retranscrivez ces éléments ?
Alain GAUTHIER : J’ai été très clair, nous n’entendons que des témoins à charge. On souhaite que la justice française rende justice.
Président : La question c’est : que faites-vous des éléments à décharge dans les témoignages à charge, vous les transmettez ?
Alain GAUTHIER : Non ce n’est pas mon rôle. Même lorsque les témoins à décharge cités par la défense viennent devant les juges, souvent ce sont eux qui marquent les buts contre leur camp.
Me BOURG : Toujours sur vos méthodes d’enquêtes, vous avez des pouvoirs d’enquête, tout de même ce n’est pas banal. Dans le dossier, on apprend la chose suivante :
« Le parquet général de KIGALI met à notre disposition des officiers de police judiciaire pour nous assister et aider pour la traduction, et parfois même nous partons ensemble pour recueillir des témoignages dont nous avons besoin ». Êtes-vous des collaborateurs du parquet de BUTARE, de KIGALI ? C’était en 2011.
Alain GAUTHIER : Quand j’ai dit ça, je pensais essentiellement à un dossier, celui des bourgmestres de Kabarondo, Octavien NGENZI et Tito BARAHIRA. J’étais parti seul au Rwanda et quand je suis allé voir le parquet, le procureur n’a pas voulu me laisser partir seul pour des raisons de sécurité.
Me BOURG : Je voudrais parler de quelqu’un que vous avez l’air de bien connaître, c’est le Substitut du parquet, c’est Martin KAGIRANEZA. Quelles sont vos relations, vos travaillez ensemble ?
Alain GAUTHIER : On a été mis en contact dans un dossier mais nous ne l’avons plus jamais revu. Ce n’est pas du tout une de nos connaissances.
Me BOURG : En côte D 937, il a dit : « Précisons que nous, Martin KAGIRANEZA, avons été contacté par Alain GAUTHIER, une partie civile française, qui cherchait des éléments sur Joseph HABYARIMANA. En janvier 2010, nous avons mis Alain GAUTHIER en relation avec le témoin qui lui a fait des déclarations sur les agissements de Joseph HABYARIMANA en notre présence. Le témoin ayant dît qu’il savait également des choses sur RWAMUCYO et MUNYEMANA, il lui a demandé s’il pouvait faire une déclaration écrite sur les agissements des trois hommes. Aucun document de justice n’a été établi, il s’agit d’un écrit sans forme de droit. Mais le jour de la rencontre, je précise que le témoin avait déjà remis un écrit à Monsieur GAUTHIER sur les seuls agissements de Joseph HABYARIMANA. Je précise également que j’ai mis Alain GAUTHIER en relation avec une douzaine de témoins en tout, concernant le cas de Joseph HABYARIMANA seulement ». Il ment ?
Alain GAUTHIER : S’il l’a dit, c’est que c’est vrai. Mais nous ne sommes pas des relations.
Me BOURG : Pourtant, vous transmettez beaucoup de déclarations faites par Martin qui sont en général traduites par votre épouse. Il y en a eu bien après 2011. C’est difficile à croire quand même.
Alain GAUTHIER : Vous pouvez ne pas me croire, c’est ma parole contre la vôtre. Mais je ne vois pas pourquoi je mentirais devant Cour d’assises, ça fait plus de 10 ans que j’y passe mes journées
Me BOURG : Donc il ment ?
Me FOREMAN intervient : Il a confirmé.
Alain GAUTHIER : Il ne ment pas, mais ce n’est pas une personne avec laquelle j’ai des relations, je ne l’ai plus revu depuis 2011. Si je le rencontre dans la rue je ne le reconnaîtrai pas.
Me BOURG : Vous avez dit que vous ne vous rendez jamais dans la maison des personnes que vous interrogez ?
Alain GAUTHIER : Non je n’ai pas dit « jamais », j’ai dit de plus en plus rarement. Nous avons parlé à des témoins au Rwanda dans une autre affaire et ils ont demandé qu’on s’éloigne pour parler plus librement. Ce sont les témoins qui demandent de quitter leur commune parce qu’ils craignent toujours leurs voisins, ils demandent un peu de discrétion.
Me BOURG : Je voudrais reparler de Marie NYIRAROMBA. Vous la connaissez bien ?
Alain GAUTHIER : Bien sûr, c’est une vieille femme, c’était une voisine de ma belle-mère, ma belle-mère avait un champ à 50 mètres de chez elle. C’est une dame qu’on connait depuis très longtemps bien avant le dossier de MUNYEMANA. Et chaque fois que nous allons à Butare nous lui rendons visite.
Me BOURG : Donc vous ne l’avez pas interrogée sur le dossier ?
Alain GAUTHIER : Si, bien sûr.
Me BOURG : On voit dans le dossier qu’après son audition, vous êtes retourné la voir parce que vous estimiez qu’il y avait des différences notoires entre ce qu’elle vous avait dit et son audition.
Alain GAUTHIER : C’est ce que Maître FOREMAN vous a expliqué plus tôt. Lors de la rencontre avec l’équipe de monsieur GEROLD, le gendarme enquêteur, elle a reconnu en la personne de l’interprète quelqu’un de la famille d’un génocidaire. Les propos qu’elle a tenus devant eux ont été influencés par cette présence. Décontenancée, elle n’a pas dit tout ce qu’elle nous avait dit.
Me BOURG : C’est la lettre que vous avez écrite à l’ambassadeur ?
Alain GAUTHIER : Oui, à sa demande.
Me BOURG : Vous avez parlé de la réconciliation, est-ce que pour favoriser cette réconciliation, est-ce qu’il est audible d’écouter la souffrance, les massacres de Hutu qui eux également ont fait l’objet de tueries, je ne parle pas de génocide. Est-ce qu’on peut l’évoquer librement au Rwanda ?
Alain GAUTHIER : Je ne sais pas si on peut l’évoquer facilement, mais nous sommes sensibles à la notion de traumatisme tant chez les rescapés que chez les enfants de tueurs. Il y a des soins à apporter à la fois aux rescapés et aux enfants de génocidaires.
Me BOURG : Vous avez été au courant des poursuites faites contre le chanteur KIZITO pour avoir chanté la réconciliation ?
Alain GAUTHIER : C’était un de nos amis qu’on a beaucoup côtoyé à Paris quand il est venu faire ses études de musicologie. Dans un souci de réconciliation facile, il a fréquenté les milieux génocidaires de Bruxelles mais il s’est aussi impliqué dans le soutien à des auteurs de crimes à KIGALI. Il a été emprisonné et libéré, et quelques mois plus tard il a été surpris en train de fuir. Il a été de nouveau emprisonné. Et quelques mois plus tard, il a été retrouvé pendu dans sa cellule.
Me BOURG : Un avocat américain, a été arrêté au Rwanda … (interrompue).
Alain Gauthier : Oui, c’est maître Peter ERLINDER?
Me BOURG : Il a été arrêté, on lui a fait un procès pour négation du génocide ?
Alain GAUTHIER : Mais combien d’avocats ont été arrêtés ? C’est le seul. Je crois avoir appris qu’en justice un seul témoignage ne peut suffire.
Me BOURG : Vous êtes extrêmement médiatiques avec votre épouse : récemment, un documentaire et une BD sont sortis, vous êtes régulièrement invités dans les médias. Vous êtes présentés comme les KLARSFELD du Rwanda. Vous vous considérez comme tels ?
Alain GAUTHIER : Alors, ça date d’un article d’un journaliste dans un journal satirique.
Me BOURG : Non c’était très récent. Dans le quotidien Libération.
Alain GAUTHIER : Pas du tout, mais cette expression est régulièrement reprise par les journalistes. Elle ne vient pas de nous On ne se compare pas nous-mêmes. Ça ne nous a pas fait spécialement plaisir et je ne pense pas que ça leur fasse plaisir non plus.


1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
2. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
3. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
4. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
5. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
6. Rwanda : la traque des génocidaires | Les débats de Débatdoc, débat diffusé le 16/10/23 sur LCP Assemblée nationale à la suite du documentaire « Rwanda, à la poursuite des génocidaires« .[↑]

Procès MUNYEMANA, lundi 4 décembre 2023. J15
05/12/2023
• Audition de Rose NIKUZE, partie civile.
• Audition de Bosco HABINEZA, détenu.
• Audition de Josépha MUJAWAYEZU.
• Audition d’Emmanuel NDAGIJIMANA, partie civile.
________________________________________
Audition de madame Rose NIKUZE, citée par l’accusation, partie civile du CPCR, en visioconférence de Kigali.
Mme NIKUZE est une rwandaise Hutu habitante de Rango dont le mari Vénuste GASIRABO a été tué durant le génocide probablement le 23 mai, parce qu’il était Tutsi. Elle a néanmoins réussi à sauver ses 8 enfants, malgré les menaces, en les cachant dans un orphelinat et chez des voisins Hutu.
En ce qui concerne ce qui est arrivé à son mari, il est parvenu à se cacher dans la brousse pendant une partie du génocide mais il rentrait parfois chez eux pour reprendre des forces. C’est ainsi qu’il a été capturé par le « Japonais », Athanase et d’autres puis amené à la « maison 60 », où d’autres Tutsi avaient déjà été enfermés durant la nuit. Ces arrestations auraient été décidées la veille lors d’une réunion au bureau de secteur dont Mme NIKUZE a entendu parler par un certain Abdou aussi surnommé Toto.
« Maison 60 » où étaient enfermés les Tutsi avant d’être conduits au bureau de secteur.
Ce groupe de prisonniers de six hommes, dont un jeune, a ensuite été conduit au bureau de secteur que Sosthène MUNYEMANA aurait ouvert. Elle apprend que l’accusé en avait les clés par RURANGWA lors du son procès devant les gacaca[1]. Selon la témoin, il aurait également été présent lors du transfert de ce groupe à la brigade de gendarmerie de Butare. Ce serait même l’accusé qui aurait fait venir le véhicule communal pour les transporter. Cela lui a été rapporté par Mme MUTETERI qu’elle a croisée en se rendant au bureau de secteur ce jour-là pour apporter de la nourriture.
Mme NIKUZE s’est rendue à la brigade pour apporter à manger à son mari. Les détenus étaient fatigués et avaient été frappés. Son époux avait des côtes cassées et lui a dit qu’il se préparait à mourir. Lors de sa seconde visite, on lui a dit qu’ils avaient été évacués la veille. Elle n’a jamais revu son mari et n’a pas pu l’enterrer car son corps n’a jamais été retrouvé.

Audition de monsieur Bosco HABINEZA, détenu, cité par l’accusation, en visioconférence de Kigali.
Monsieur HABINEZA est un Tutsi qui s’est enfui de Tumba dès le 23 avril 1994. Au début de son audition, il affirme avoir vu lui-même ce jour-là Sosthène MUNYEMANA charger des personnes, dont son père et un de ses frères, à bord d’un véhicule qui est parti du bureau de secteur pour les tuer.
Le président remarque que c’est quelque chose dont le témoin n’avait jamais parlé auparavant et celui-ci dit l’avoir déjà évoqué devant le juge d’instruction. Il se contredit ensuite en expliquant que son père et son frère n’ont été capturés que lorsqu’ils sont sortis de leur cachette en entendant les messages de pacification. Le président l’interrogeant sur cette divergence, monsieur HABINEZA répond qu’il faut tenir compte de son précédent témoignage.
Autre point de discordance, il dit aujourd’hui connaitre monsieur MUNYEMANA car ils habitaient tous deux à Tumba, alors que dans ses précédentes auditions il déclarait ne pas le connaitre.
Concernant ces contradictions, la défense met en évidence le fait que le témoin est actuellement en détention depuis 2019 pour des faits étrangers au génocide, alors qu’il déposait libre en 2011 lors de son audition devant la juge d’instruction française.

Déclarations de monsieur Sosthène MUNYEMANA
Monsieur MUNYEMANA reproche, notamment au président du CPCR, monsieur GAUTHIER, l’acharnement des associations de parties civiles contre lui. Il évoque des manifestations organisées à son travail à son encontre. Le président note que le CPCR n’existait pourtant pas encore à ces dates. Maître DUPEUX élève la voix et interpelle son client: » Monsieur MUNYEMANA, je vous demande une réponse par OUI ou par NON: » Est-il normal que monsieur GAUTHIER ne rapporte que des témoins à charge« ? Comme un enfant devant son maître, l’accusé répond par la négative. Me FOREMAN, l’avocat du CPCR, se lève alors et apostrophe l’accusé: » Vous, monsieur MUNYEMANA, combien de témoignages à charge avez-vous produits? N’avez-vous pas apporté que des attestations à décharge« ? Attirant ainsi l’attention sur la mauvaise foi de l’accusé dans les reproches qu’il adresse à monsieur GAUTHIER. Peu avant, maître BOURG était sortie de ses gonds en frappant des poings sur la table et en demandant à son client de répondre clairement à une question.
Concernant les déclarations d’Evariste NTIRENGANYA, monsieur MUNYEMANA constate qu’il n’a jamais cité son nom parmi la liste des participants aux attaques qu’il a dressée. Il relève aussi des contradictions dans ses auditions. L’avocate générale observe que s’il n’apparait pas dans la liste des attaquants dressée par monsieur NTIRENGANYA, il est cité parmi les organisateurs du génocide à Tumba. Les discussions sur le thème étant prévues ultérieurement, le président interrompt les explications de l’accusé sur le fait que les personnes désignées comme telles sont seulement les membres du comité de crise, dont d’ailleurs il n’était pas membre à part entière.
Monsieur MUNYEMANA se serait procuré les clés du bureau de secteur après avoir appris que des gens avaient été tués le 22 avril alors qu’ils cherchaient refuge dans ce lieu. C’est lui qui a pris contact avec BWANAKEYE, rapporte l’accusé, contredisant la déclaration de Mme MUJAWAYEZU. Cependant il est globalement d’accord avec les propos de cette dame, notamment sur le fait que son mari RUGANZU est accusé à tort tout comme lui. Le président observe qu’en résumé, l’accusé demande à la Cour de croire tout ce qui va dans son sens et de tenir le reste pour faux.
Monsieur MUNYEMANA dit qu’il ne connaissait pas les personnes à qui il ouvrait le bureau de secteur pour les protéger mais qu’il n’a pas pu ouvrir au groupe de Rango comme le dit Mme NIKUZE car il aurait rendu les clés le 15 mai. Il reprenait le travail et l’arrestation de ces hommes serait postérieure à cette date. Selon lui, le groupe de KAGERUKA est le dernier à qui il a ouvert.
Quoi qu’il en soit, il nie catégoriquement avoir ouvert le bureau de secteur pour la sortie des personnes qui y auraient trouvé refuge. L’accusé n’aurait été chargé que de leur ouvrir pour qu’ils entrent et c’est BWANAKEYE qui était chargé de les faire sortir et d’organiser leur transfert vers un endroit sûr avec KANYABASHI. Néanmoins, il reconnait au terme de l’audition avoir été présent lorsque BWANAKEYE a fait sortir le groupe de Vincent KAGERUKA.
Monsieur MUNYEMANA explique encore avoir été très vigilant lorsqu’il ouvrait le bureau de secteur et déclare n’avoir jamais remarqué une utilisation du bureau de secteur à d’autres fins que de protéger les Tutsi entre le 25 avril et le 15 mai 1994.
Il explique qu’une confusion est faite entre le bureau de secteur et la zone du secteur car au Rwanda on désigne souvent les lieux en se référant à des bâtiments connus. Ce n’est pas parce que les témoins disent avoir entendu que des gens étaient conduits au bureau de secteur que c’était le cas. Les tueurs ne passaient pas par le bureau de secteur mais se rendaient aux nombreuses fosses situées dans le secteur.
Monsieur MUNYEMANA affirme que si tout le monde avait fait sa petite part pour sauver des Tutsi comme lui, il n’y aurait pas eu de génocide.

Audition de madame Josépha MUJAWAYEZU, citée par la défense, selon le pouvoir discrétionnaire du président.
Madame MUJAWAYEZU, commence par déclarer qu’elle connaît bien monsieur MUNYEMANA et qu’en tant qu’amie de la famille, ce dernier ne peut qu’être innocent. « Il a fait des choses que peu de gens ont faites. Il a porté secours à des personnes qu’il ne connaissait pas et qui étaient chez moi. » Pour elle, l’accusé est un héros.
À la question de savoir si les témoins mentent, la témoin répond que, au Rwanda, tout le monde est coupable: « Si tu étais un intellectuel hutu, tu étais coupable. » Pour elle, les gens ont peur de contredire l’idéologie officielle: « Si tu n’étais pas pro-FPR, tu étais génocidaire. Quelqu’un comme MUNYEMANA était naturellement bon, tu ne peux pas en faire une marionnette. C’est pour cela qu’il s’est opposé aux miliciens. Le pouvoir actuel en veut à Sosthène MUNYEMANA qui ne partage pas ses idées.
La témoin habitait Tumba, pas très loin de chez l’accusé. Elle quittera le Rwanda en juillet (NDR. Elle ne parle pas de sa fuite mais comme elle évoque plus loin la présence de Tutsi dans les camps, on peut supposer qu’elle a fui par le Congo.) Pendant le génocide, elle était en contact régulier avec MUNYEMANA. Des gens étaient cachés chez elle et l’accusé le savait: c’était la belle-mère du cousin de son mari, gravement blessée et sortie des cadavres de Rango. Les tueurs l’avaient ramenée chez elle car elle leur avait promis de l’argent. Elle a fait appel à Sosthène MUNYEMANA pour qu’il l’aide à trouver la somme exigée (20 000 francs). Le médecin venait souvent voir la blessée. « Je ne peux pas le considérer comme un génocidaire » ajoutera-t-elle.
Sur questions de monsieur le président, la témoin confirme qu’elle a participé à la réunion du 17 avril au cours de laquelle a été organisé le système de rondes. Hutu et Tutsi y participaient au début. Par contre, il n’a pas été question d’installer des barrières. Elle ne sait pas si Sosthène MUNYEMANA était là car il y avait beaucoup de monde. Par contre, il n’y avait pas de barrières à proximité immédiate de chez le docteur. Ni avant, ni après le génocide, le témoin n’a entendu un mot de travers contre les Tutsi de la part de l’accusé. Pour elle, il y avait deux situations concernant la population: il y avait ceux qui fuyaient les miliciens et ceux qui fuyaient le FPR[2]. Même des Tutsi fuyaient le FPR.
Le bureau de secteur? « Il y avait beaucoup de gens autour. A un moment donné, le bureau a été ouvert et la nuit des miliciens sont venus chercher de jeunes personnes pour les tuer. Ceux qui étaient enfermés étaient là pour être protégés. » Monsieur le président fait remarquer au témoin que ce n’est pas l’avis de Vincent KAGERUKA: les gens qui étaient enfermés attendaient leur exécution. Le témoin ne partage pas du tout cet avis. Pour elle, on n’a pas forcé les Tutsi à entrer dans le bureau. « Je sais que Sosthène MUNYEMANA avait la clé. Les gens lui faisaient confiance » ajoute-t-elle.
Les idées politiques de l’accusé? Il voulait un changement démocratique mais il n’appartenait pas au MDR Power[3].
Quant à elle, elle a bien apporté à manger à deux jeunes filles au bureau de secteur. Elle leur donnait la nourriture par la fenêtre. Elle écoutait Radio Rwanda, mais pas la RTLM[4].
Alors que Sosthène MUNYEMANA s’était rendu chez un homme qui voulait se suicider, des miliciens lui auraient dit: « Nous sommes en train de tuer les gens du FPR et vous vous les soignez? »
Le témoin affirme qu’on devrait décerner une médaille à Sosthène MUNYEMANA pour tous les actes de bravoure qu’il a accomplis. Pendant deux ans, après le génocide, MUNYEMANA était considéré comme un héros. Des instructions auraient alors été données par des gens qui n’étaient pas de Tumba pour le diaboliser: » Si tout le monde avait fait comme lui, il n’y aurait pas eu de génocide. »
A la question de maître TAPI qui demande quel intérêt les Tutsi auraient eu de s’opposer au FPR, le témoin répond que dans les camps il y avait des Tutsi (NDR. Le témoin semble ignorer que les militaires et les miliciens qui ont fui au Congo ou ailleurs ont entraîné avec eux une forte population, Hutu comme Tutsi, comme bouclier humain.) Pour elle, le Tutsi n’était pas l’ennemi du pays, c’était le FPR! A MURAMBI, les Tutsi ont été rassemblés pour y être exécutés, lui rappelle l’avocat. Elle n’a jamais entendu parler de Murambi!
Sur questions de l’avocate générale, le témoin précise que la dénommée Rose s’est réfugiée chez elle car elle était l’épouse du cousin de son mari qui était lui-même menacé pour des raisons politiques. Pour elle, les rondes ont cessé après le 21 avril, ce que démentent beaucoup de témoins, l’accusé lui-même.
Madame Sophie HAVARD lui fait remarquer que le témoignage qu’elle adonné en faveur de MUNYEMANA devant la CNDA[5] était en contradiction avec celui du docteur, ce qui lui ôte toute crédibilité.
Sur questions de maître BOURG, le témoin déclare que si SEKWARE a fait des déclarations à charge alors que l’accusé lui était venu en aide plusieurs fois, c’est qu’on lui a dit de le faire. Quant à Vincent KAGERUKA, il n’est ni plus ni moins qu’un menteur et un escroc.
Maître DUPEUX en rajoute une couche: » Spéciose était Tutsi et MUNYEMANA est venu la soigner. Si les miliciens l’avaient appris, quelles en auraient été les conséquences? « C’était très dangereux » réplique le témoin. L’avocat a obtenu la réponse qu’il voulait. (NDR. MUNYEMANA est bien un héros!)

Audition de monsieur Emmanuel NDAGIJIMANA, témoin cité à la demande de SURVIE, partie civile.
Le témoin, qui n’a jamais été entendu au cours de la procédure, commence par évoquer des faits qui se sont déroulés à l’hôpital. Monsieur le président lui fera remarquer que l’accusé a obtenu un non-lieu pour ces faits. Evoquant la réunion du 17 avril, il ajoute que c’est son grand frère qui y était et qui lui a rapporté les propos de MUNYEMANA: il fallait tuer les Tutsi.
Monsieur NDAGIJIMANA raconte ensuite qu’un groupe de six personnes est venu chez eux en menaçant de détruire la maison s’ils n’ouvraient pas. C’était en fait chez son frère NDAMAGE Tharcisse. C’est MUNYEMANA qui était le chef de l’équipe.
Dernier événement: deux de ses frères ont été emmenés au bureau du secteur pour y être protégés. Personne ne les reverra. De son côté, il est allé se refugier dans une famille de Cyarwa, le secteur tout près de Tumba. Sosthène MUNYEMANA serait venu à la tête d’un groupe de tueurs. Avec de deux miliciens qu’il avait payé, il a pu fuir au Burundi.
Monsieur le président fait remarquer au témoin qu’il est le seul à évoquer la tenue d’une réunion le 19 avril.. Il s’étonne aussi qu’il se soit décider si tard à témoigner. Monsieur NDAGIJIMANA dira qu’il était à Kigali et qu’il n’a pas suivi ce qui se disait à Tumba. Et puis, comme il avait perdu six frères et soeurs, c’était difficile pour lui de témoigner. Un témoignage que MUNYEMANA contestera en bloc, bien sûr.

Lecture d’un certain nombre de documents.
À la demande de l’accusation, le président accepte que soient lus des extraits de Jean KAMBANDA[6] à l’Université Nationale du Rwanda le 14 mai 1994, discours dans lequel il demande aux intellectuels de s’engager davantage dans le génocide et dans la formation au maniement des armes, regrettant qu’il y ait si peu de barrières à Butare.
Suivra l’intervention du docteur Eugène RWAMUCYO, après celle du recteur NTAHOBARI dans lequel il déclare que l’université soutient le gouvernement. RWAMUCYO est le responsable du Cercle des Républicains de Butare. (NDR. Eugène RWAMUCYO est déféré devant la cour d’assises pour génocide mais son procès n’est pas encore fixé au calendrier de cette instance judiciaire. Il est poursuivi en justice depuis une plainte déposée par le CPCR[7]). Dans l’Agenda de Jean KAMBANDA, qui sera évoqué un peu plus loin, il est indiqué que RWAMUCYO s’exprimait au nom de quatre partis politiques: le MRND[8], le MDR[9], la CDR[10] et le PSD[11].
Alphonse KAREMERA prononcera à son tour une allocution dans laquelle il se déclare d’accord avec les autres.
Seront lus ensuite des extraits de l’audition de Vincent NTEZIMANA, professeur jugé en Belgique au printemps 2001 et condamné à 15 ans de prison. Il reproche à RWAMUCYO d’avoir voulu parler au nom de l’APARU dont il est président.
Une autre lecture sera consacrée aux déclarations de MUNYEMANA devant l’OFPRA[12] le 20 septembre 2006. La série des lectures se terminera par celle des déclarations de Alphonse KAREMERA.
Monsieur MUNYEMANA est alors invité à réagir à ces différents documents dont il vient d’être question. Il déclare n’avoir pas du tout adhéré au discours de Jean KAMBANDA. Il s’est abstenu d’intervenir. C’est là qu’il a commencé à prendre conscience de la « dérive » du Premier Ministre. Il ajoute que KAREMERA, d’accord avec RWAMUCYO, n’était pas le porte-parole du MDR au sein du Cercle des Intellectuels. L’accusé affirme de nouveau que tous ces intellectuels étaient des gens de Huye alors que lui résidait à Tumba. Il faisait d’ailleurs l’objet de menaces.
Sur question de maître FOREMAN, l’accusé confirme que que le Cercle des Intellectuels n’était pas à l’origine de cette rencontre. Il n’a eu connaissance de cette réunion que par voie d’affichage. KAMBANDA ne l’a pas du tout informé de son intervention. Il se dit en contradiction totale avec RWAMUCYO. « Le discours de KAREMERA était une copie conforme de ceux de KAMBANDA et RWAMUCYO, et il ne vous dit rien, insiste l’avocat? Et c’est lui que vous allez chercher comme témoin de moralité? »
Puis, en fin de journée, seront évoqués les propos d’un autre médecin de Butare, monsieur BUGINGO, à la demande de maître DUPEUX. Ce médecin tutsi ne tarit pas d’éloge à l’égard de l’accusé: « Après le multipartisme, Sosthène MYNYEMANA avait adhéré au MDR. Ce n’était pas un extrémiste. Il était apprécié de ses étudiants. » Il ne dira pas la même chose de RWAMUCYO.
La série des lectures se terminera par le témoignage de Rony ZACHARIAS, de l’association Médecins Sans Frontière. qui raconte comment des malades de l’hôpital ont été évacués et tués. Il évoque aussi les difficultés qu’il a eues pour rejoindre la frontière du Burundi où il traverse plus d’une vingtaine de barrières auprès desquelles gisent des cadavres. (NDR. Le docteur ZACHARIAS avait longuement témoigné au procès des « Quatre de Butare » au printemps 2001 à Bruxelles, procès auquel mon épouse et moi-même avons assisté pendant plusieurs jours.)
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, présentation et notes
1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnels à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
2. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
3. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
4. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
5. CNDA : Cour Nationale du Droit d’Asile[↑]
6. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
7. Lire notre article du 10/1/2023 : Le docteur Eugène RWAMUCYO renvoyé à son tour devant la cour d’assises[↑]
8. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
9. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
10. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
11. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
12. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]

Procès MUNYEMANA, mardi 5 décembre 2023. J16
06/12/2023
• Audition de Marie DUSABE, partie civile.
• Lecture des témoignages de Séraphine NIBAKURE.
• Lecture des témoignages de Générose MUKAMULISA.
• Audition de Laetitia HUSSON.
• Audition d’Anne-Marie KAMANZI, partie civile.
• Audition de Laurien NTEZIMANA.
________________________________________
Audition de madame Marie DUSABE, citée par l’accusation, partie civile du CPCR, en visioconférence de Kigali.
Mme DUSABE est une rescapée Tutsi du génocide durant lequel une cinquantaine de membres de sa famille ont été assassinés, parmi lesquels son mari, ses enfants, sa mère et ses frères. Elle a réussi à survivre en se cachant et n’est donc pas témoin direct des faits qu’elle rapporte.
Après l’attentat du 6 avril, elle raconte que les ethnies se sont retournées les unes contre les autres. Elle évoque aussi une campagne de désinformation selon laquelle les Tutsi voulaient tuer les Hutu comme ils avaient tué le président. Les massacres ont ensuite commencé à Rango le 21 avril.
Son mari, Claude NKUBITO, fait parti du groupe d’hommes capturés dans cette localité. Il a été conduit dans un premier temps à la « maison 60 » où ils ont passé la nuit avant d’être amené au bureau de secteur de Tumba.
« Maison 60 » où étaient enfermés les Tutsi avant d’être conduits au bureau de secteur.
Selon la témoin, ces arrestations et ce transfert ont été décidés par le comité de village de Rango dirigé par Émile. Sosthène MUNYEMANA, qui détenait les clés du bureau de Tumba, leur a ouvert. Il les aurait aussi fait sortir du bureau pour les faire monter dans le véhicule communal. De là, ces hommes ont été emmenés au parquet de Butare puis à la préfecture. Elle a appris des témoignages de RURANGWA et de KAYIJAMAHE lors des gacaca[1] que l’accusé aurait accompagné le convoi.
Après avoir passé quelques jours à la préfecture de Butare, les femmes qui leur apportaient à manger sont revenues un jour en disant que leurs maris n’y étaient plus. Elles n’ont jamais su les circonstances de leur mort ni où ils avaient été enterrés. Aujourd’hui, Mme DUSABE ne souhaite que retrouver le corps de son mari.

Lecture des témoignages de Mme Séraphine NIBAKURE
Mme NIBAKURE hébergeait chez elle des réfugiés de Kigali fuyant les massacres de Tutsi. Ils ont été découverts et conduits au bureau de secteur. Lorsqu’elle s’y est rendue pour leur donner à manger, elle y a reconnu Innocent NTINDENDEREZA, Innocent RUTAYISIRE, Ramadan GASENGAYIRE, Jean Bosco KABEYI et Claude NKUBITO. Ils étaient une dizaine. Ces prisonniers étaient inquiets mais allaient bien, sauf Vénuste GASIRABO qui avait une blessure à l’avant-bras. Les femmes de ces détenus apportaient elles aussi de la nourriture, d’abord au bureau de secteur, puis à la brigade de gendarmerie. Tous ces hommes ont disparu 3 jours après leur transfert.

Lecture des témoignages de Mme Générose MUKAMULISA
Mme MUKAMULISA était Hutu et pouvait donc circuler pendant le génocide. Elle a perdu son mari Innocent NTINDENDEREZA et sa fille aînée durant cette période. Elle avait déclaré dans son audition aux gendarmes ne pas connaitre Mr MUNYEMANA.
Son mari a été pris dans la nuit du 17 mai et conduit dans la « maison 60 ». Le matin du 18 mai, alors qu’elle lui apporte du lait, son mari lui demande de lui amener ses plus beaux habites car il savait qu’il arrivait au bout de ses jours.
La témoin raconte qu’il est ensuite transféré avec les autres hommes avec qui il été détenu au bureau de secteur de Tumba où elle déclare aussi avoir vu le petit frère de son mari, Vincent KAGERUKA.
Ils ont dormi du 18 au 19 mai au bureau de secteur, avant d’être transportés au parquet où le procureur BUSHISHI avait donné l’ordre de les emmener à la gendarmerie à côté de la préfecture.
Ils y sont restés jusqu’au 23 et été battus chaque matin jusqu’à ne même plus avoir assez de force pour pouvoir manger. C’est à cette date que Mme MUKAMULISA a vu son mari pour la dernière fois.
Déclaration de Mr Sosthène MUNYEMANA
Sosthène MUNYEMANA exprime sa compassion envers les femmes du groupe de Rango qui ont perdu leurs maris et à leurs familles. Il n’a rien à ajouter.

Audition de madame Laetitia HUSSON, citée par l’accusation.
Mme Husson a travaillé au TPIR[2] pendant 11 ans, entre 2004 et 2015, en tant que juriste coordinatrice de jugement. Ses fonctions consistaient à assister les juges et à les conseiller sur des questions de droit international, sur la prise de décisions et sur l’organisation des décisions et des jugements.
Sur la création du TPIR. Après beaucoup d’hésitations, le Conseil de Sécurité des Nations Unies décide sa création en novembre 1994, sur le modèle du TPIY[3]. Alors que le Rwanda avait appelé cette création de ses vœux, ce pays votera contre la résolution qui en est à l’origine à cause de la limitation dans sa compétence et de l’absence de la peine de mort devant cette juridiction. En votant contre, le Rwanda rappellera son attachement à une justice internationale pour le génocide. L’objectif est de contribuer au rétablissement et au maintien de la paix dans la région. Le Conseil de Sécurité va établir ce TPIR en Tanzanie, à Arusha. Depuis sa fermeture, il a été remplacé par le Mécanisme résiduel de suivi, celui qui, ces dernières années, a tenté de juger Félicien KABUGA à LA HAYE, aux Pays-Bas. (NDR. Reconnu sénile par un groupe d’experts, il ne sera en réalité jamais jugé.)
La compétence du TPIR est déterminée par son statut. Le TPIR juge des crimes de génocide, des crimes contre l’Humanité et des crimes de guerre. Il pouvait juger toute personne responsable de crimes commis au Rwanda pendant l’année 1994. Ce tribunal aura jugé 93 personnes et en a condamné 61. Cependant il ne s’intéressera qu’aux plus hauts responsables, ceux portant les responsabilités les plus lourdes, et doit renvoyer certaines affaires devant des juridictions nationales.
Au Rwanda est créé un système de tribunaux communautaires, les gacaca, qui vont se tenir localement. Le TPIR et le Rwanda vont être secondés par d’autres justices nationales. Ces procès concernent les Rwandais qui se sont réfugiés sur les territoires de ces pays. La loi de compétence universelle, fondée sur l’idée que les crimes de génocide sont d’une gravité telle qu’ils réclament des conditions exceptionnelles, permet de juger en France des crimes commis à l’étranger, sur des étrangers, par des étrangers, à condition que la personne réside sur le sol français lors de la plainte.
Au TPIR, les juges bénéficiaient d’une totale indépendance. Le tribunal étaient divisé en trois chambres de 1ère instance et une chambre d’appel. Il y avait une section d’appui et de protection pour les témoins et les victimes. Il y avait 3 juges qui prenaient leur décision à la majorité. Les victimes n’étaient pas représentées devant le TPIR. Le TPIR fonctionnait sur le mode du droit anglo-saxon et son système accusatoire.
L’initiation d’une enquête était de la seule discrétion du procureur, les victimes ne pouvaient pas demander d’enquête ou porter plainte. Le procureur menait son enquête sans contrôle d’un juge, il n’y avait pas de juge d’instruction. C’était à l’accusation de prouver la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable. L’enquête à décharge était donc du ressort des avocats de la défense. Le procureur résumait sommairement les faits et les crimes reprochés au suspect.
Une fois informé des charges, le suspect devenu accusé était officiellement mis en accusation et jugé. Un accusé pouvait reconnaître sa culpabilité en échange d’une réduction de la peine. S’il se mettait d’accord avec le procureur, alors le juge vérifiait que l’accord s’était fait en connaissance de cause et vérifiait les faits. Il n’était pas tenu par l’accord et pouvait le rejeter. Il décidait de la peine. Si la reconnaissance de culpabilité était signée, alors les débats ne portaient que sur la peine. Sinon, on commençait la phase préparatoire qui pouvait durer plusieurs années, avant l’ouverture d’un procès. Les procédures duraient plusieurs années de par la complexité de la procédure.
Les juges de la chambre d’appel ont conclu que l’existence d’un génocide ne pouvait pas faire l’objet de mise en doute. C’est un fait qui s’inscrit dans l’histoire du monde. C’est une technique juridique qui n’existe pas en droit français mais ils ont pris constat judiciaire de l’existence du génocide comme fait de notoriété publique, et les procureurs n’avaient pas à prouver son existence. Ils ont pris aussi constat judiciaire d’exactions contre les Tutsi d’avril à juillet 1994: nul ne peut valablement contester qu’il y a eu une campagne de massacres touchant les Tutsi. Cette prise de constat judiciaire ne dispensait pas le procureur de prouver la culpabilité de l’accusé.
La jurisprudence a aussi contribué à révéler le caractère organisé, coordonné et systématique du génocide. Le crime d’entente est un crime à part des autres crimes. Pour celui-ci il faut apporter la preuve factuelle d’une entente de l’accusé avec des personnes nommément citées dans l’acte d’accusation. Les juges diront bien que leur tâche n’était pas de noter l’existence ou non d’un plan ou d’une entente, mais de se prononcer sur les faits présentés dans un dossier précis. Dans les jugements, les juges détaillaient leur conclusion sur chaque fait allégué par le procureur.
Concernant les témoignages, leur fiabilité était évaluée au cas par cas par les juges. La règle était de les évaluer dans leur globalité. Les incohérences ou les difficultés des témoins à se souvenir des faits ne suffisaient pas devant le TPIR à écarter leur déposition dans son entièreté. Parfois, les éléments corroborés par d’autres récits et apparaissant fiables étaient conservés et les autres éléments étaient écartés.
Près de 84% des témoins sur 21 ans ont bénéficié de mesures de protection. Ces mesures pouvaient se traduire dans des sessions à huit clos par exemple. Malgré les allégations récurrentes des équipes de la défense sur des pressions des autorités du Rwanda sur des témoins, il y a eu très peu de cas dans lesquels les juges du TPIR concluront qu’elles sont avérées. Il n’y a d’ailleurs eu qu’une seule condamnation pour faux-témoignage par ce tribunal et elle portait sur un témoin ayant porté des accusations en première instance aboutissant à la condamnation de l’accusé, puis retirant son témoignage durant l’appel en disant avoir menti. Il reviendra finalement à nouveau sur ses déclarations affirmant avoir été payé pour dire qu’il avait menti dans ses accusations, et sera donc condamné pour cela et non pour son témoignage initial. En ce qui concerne l’affaire dite du » Jugement de Butare » qui se rapproche de la présente affaire, des centaines de témoins ont été entendus dans ce cadre et seuls trois ont été écartés. Quoi qu’il en soit, Mme HUSSON conclut que les accusations de mensonges endémiques en raison de pressions du gouvernement rwandais ou d’associations de rescapés n’ont jamais été établies.
Les juges devaient prendre en compte tous les facteurs culturels dans l’appréciation des témoignages. Il y avait des dangers de transplantation culturelle. Les juges devaient faire face à la perte de mémoire de beaucoup de témoins à cause du passage du temps et du traumatisme. Beaucoup de témoins étaient aussi des auteurs et ne pouvaient pas tout dire pour ne pas s’incriminer. Enfin, il y avait un défi lié à la traduction qui pouvait influer sur la substance même des audiences.
Dans le procès contre l’ancien Premier Ministre du gouvernement intérimaire Jean KAMBANDA, celui-ci a été condamné en première instance après avoir plaidé coupable pour avoir incité aux tueries, avoir préparé le génocide avec son gouvernement, avoir participé à l’instruction militaire des Interahamwe[4] en vue de les utiliser pour commettre les massacres, entres autres. Il a fait appel en disant que ses droits relatifs à sa reconnaissance de culpabilité n’avaient pas été respectés. La chambre d’appel confirmera pourtant le jugement en raison du fait qu’il avait l’habitude de prendre des décisions importantes et qu’en l’espèce il lui a été demandé à plusieurs reprises la confirmation de sa culpabilité. Comme raison de son appel, est évoquée sa déception d’être condamné à la peine la plus lourde alors qu’il avait plaidé coupable. Un des avocats des parties civiles relèvera que Mr MUNYEMANA a déclaré en 2001, lors d’une audition, que KAMBANDA a plaidé coupable pour génocide devant le TPIR pour assumer la responsabilité politique de son gouvernement et non parce qu’il était personnellement favorable aux tueries. Mme HUSSON confirmera que dans le jugement du TPIR dans l’affaire KAMBANDA, celui-ci reconnait avoir personnellement contribué au génocide.

Audition de madame Anne-Marie KAMANZI, citée par l’accusation, partie civile IBUKA.
« Je suis devant cette cour pour représenter ma famille décimée en 1994, ainsi que tous mes frères. J’habitais à Rango B, chez mes parents et je n’étais pas encore mariée. J’avais un enfant de 16 mois. Je suis Hutu, comme mes parents. Mon père s’appelait Joseph BANDORAYINGWE, J’avais cinq frères, une petite soeur et mon fils Cassien. » C’est ainsi que madame KAMANZI commence son récit.
Monsieur le président décide assez vite de lire la déposition que la témoin a faite devant la juge française. Il s’agit d’une longue déposition dont je vais essayer de transcrire ce que monsieur SOMMERER a lu:
« Mon père a été tué le premier le 23 avril 1994 (NDR. La témoin sera amenée à rectifier la date. Il s’agit en fait du 22.) À part deux de mes frères et ma mère, nous nous cachons chez un voisin, RUJYARUGAMBA Alexandre. Vers 10 heures du matin, des assaillants sont venus. Ils nous ont découvert dans la maison et ils nous ont fait sortir à l’extérieur. Ils ont demandé à mon père où se trouvaient les autres membres de notre famille. Il a répondu qu’il ne savait pas. Alors ils lui ont dit: « On va t’emmener chez les Pères Salésiens où tu retrouveras les autres membres de ta famille ». Mon père est parti seul avec les assaillants mais aussi avec une autre fille originaire de Gikongoro qui se cachait avec nous. Mais quelques mètres plus loin, les assaillants ont tué mon père car on a entendu ses cris. Puis les assaillants sont revenus nous voir en nous demandant de partir à notre domicile, notre maison n’ayant pas été détruite. C’est ce que nous avons fait. Mais arrivés chez nous, on nous a demandé de rebrousser chemin. De retour, on s’est retrouvés en présence d’autres réfugiés et à un moment on est passé à côté du corps de mon père qui gisait sur le sol. Il présentait des blessures à la tête et il avait certainement été tué à coups de machette. J’ai appris par la suite que c’était les assaillants Juvénal, MUNYENTWARI Bonaventure, BAVAKURE Thomas, MAYAMBERE, NGIRIMPATSE Vénuste et Athanase qui avaient tué mon père. Deux sont en exil et quatre en prison.
Le même jour, soit le 22 avril, mon frère NZABANDORA, ma sœur AMINA ont été également tués suite à une nouvelle attaque. Mon fils CASSIEN sera tué le 24. On avait été emmenés par un groupe d’assaillants à un endroit qui s’appelle « Sortie », entre Tumba et Rango. C’est un lieu de massacres connu. Il était 14 heures. Nous étions entre 15 et 20 personnes réunies. Les tueurs étaient au nombre de 6. On nous a contraints de nous coucher par terre. Et là, à tour de rôle, nous avons été frappés de coups de machette et de gourdin. C’est comme cela que sont morts un de mes frères et ma sœur. J’ai moi-même reçu des coups de machette à la tête et dans le dos de la part de Isaïe MUNYENTWARI et de GIHARIRA. J’ai perdu conscience et ne me suis réveillée que le lendemain matin. Les assaillants étaient revenus avec d’autres futures victimes. À cette occasion, ils ont achevé mon bébé mourant qui était dans mon dos. Moi, je faisais semblant d’être morte.. Après avoir tué les gens, les assaillants ont commencé par enterrer les corps en les jetant dans une tranchée anti-érosion. Quand ils ont soulevé mon corps, ils ont remarqué que je n’étais pas morte. L’un des tueurs, François LIBANJE, a eu pitié et a dit qu’il fallait me laisser. Ils m’ont dit d’aller au bureau de secteur de Tumba où j’ai été emmenée par celui qui avait eu pitié de moi. J’y ai retrouvé deux autres de mes frères qui étaient blessés et qui avaient survécu. Il semblait qu’à cet endroit il y avait plus de sécurité.. D’ailleurs, de nombreux réfugiés s’étaient regroupés à cet endroit. On y a passé deux jours sans recevoir de soins. Puis, avec mes deux frères, on est partis se cacher chez un ami de la famille, HOTO, à Tumba. On est restés chez lui cinq jours avant de retourner chez nous.. Mais quelques jours plus tard, les assaillants sont revenus et ont pris mon frère DJUMAPILI Ibrahim pour le tuer quelque part. Plus tard, d’autres attaquants sont revenus chez moi et l’un deux, KAMANZI, m’a caché chez lui. (NDR. La témoin révèlera plus tard qu’en réalité elle sera violée jusqu’à la fin du génocide par ce KAMANZI qui l’avait hébergée.) Plus tard, alors que j’étais cachée chez KAMANZI, j’apprendrai que mes trois autres frères avaient été tués. »
Interrogée par la juge, la témoin répètera plusieurs fois qu’elle ne connaissait pas MUNYEMANA, qu’elle ne l’avait jamais vu. En réalité, et c’est ce qu’elle expliquera au président, si elle a dit cela, c’est qu’elle avait peur de parler du médecin. En effet, elle avait été menacée par une personne de la famille de MUNYEMANA, celle qui gérait ses biens à Tumba. Depuis, elle n’avait jamais osé dire la vérité. Ce n’est que devant la cour qu’elle a eu le courage de dénoncer ses pressions. Il en est de même pour ces fameuses seringues qui avaient été plantées dans le sexe des jeunes gens qui se débattaient pour ne pas mourir. Cet épisode n’a pas été retenu par les juges d’instruction.
Après ce long récit lu par le président, on va passer à la seconde audition devant le parquet général de Butare. Il s’agit en fait du témoignage que madame KAMANZI a donné concernant un certain MUREKEZI Vincent. Elle évoque le souvenir d’une jeune fille qui portait au dos un enfant de KARANGANWA. Un Burundais, MELCHIOR, a donné un ordre à cette jeune fille: « Mets cette merde par terre. (sic) Dans quel but portes-tu ce serpent sur ton dos. » MUREKEZI a appelé le fils de SEKIMONYO qui a pris l’enfant par les jambes et la tête en bas. Il l’a fait tourner. MUREKEZI l’a encouragé: « Tourne le plus fort afin que l’on puisse voir s’il vomit le lait dont il a été gavé, cet enfant tutsi. »
La témoin rapporte d’autres faits tous plus terribles les uns que les autres.
Monsieur le président revient sur le fait que madame KAMANZI avait dit ne pas connaître MUNYEMANA parce qu’elle avait peur. Maitre LINDON intervient et s’adresse à sa cliente: « Nous avons parlé ce matin. Vous nous aviez dit que vous n’aviez jamais vu Sosthène MUNYEMANA. Vous confirmez que vous aviez envie de dire tout ce que vous avez dit enfin aujourd’hui? Je vous ai avertie que si vous disiez cela, ça risquait de faire perdre votre crédibilité. A Tumba, il y a toujours des membres des familles des tueurs? » Madame KAMANZI confirme les propos de son avocate.
La défense est prise de court. Maître DUPEUX tentera bien de revenir sur le sujet pour déstabiliser le témoin. C’est maître Mathilde AUBLE qui intervient à son tour: « Ce que dit madame KAMANZI, monsieur SENKWARE, la personne que monsieur MUNYEMANA a sauvée plusieurs fois, aurait dès 2004 demandé au témoin de dire ce qu’elle savait sur l’accusé. Cette personne n’avait aucune raison de vous menacer: on vous interroge en 2010 et la maison a été vendue en 2009. »
« J’ai eu peur, continue la témoin. J’ai préféré me taire. Mais aujourd’hui, je ne vois plus cette femme. »
Maître BOURG tentera à son tour un dernier assaut: « J’essaie de comprendre. Ce matin, madame s’apprête à dire qu’elle ne connaît pas Sosthène MUNYEMANA… » Maître LINDON l’interrompt aussitôt: « Ce matin, elle m’a dit: Je l’ai vu.»
Maître BOURG bat en retraite: « Je retire ma question. »

Audition de monsieur Laurien NTEZIMANA, témoin cité par la défense, en visioconférence de Kigali.
Monsieur Laurien NTEZIMANA se présente comme un théologien qui, avec deux amis, avant le génocide, avait mis en place « La voix de la paix », séries de conférences en présence des autorités du pays: conseillers de secteurs, bourgmestres, préfets, sous-préfets… Ils apprenaient aux gens à gérer leurs émotions, à transformer les émotions négatives en forces vives: la paix vient de l’intérieur. Il était même allé jusqu’à Mulindi, le quartier général du FPR[5], pour faire passer la bonne nouvelle mais l’assassinat du président NDADAYE au Burundi avait fait annuler la rencontre.
Il va ensuite expliquer longuement comment il a vécu la période du génocide à Ngoma. Ayant recueilli de nombreux enfants, il passait le plus clair de son temps à chercher à se procurer de la nourriture. Le directeur de la Caritas ayant fui au Burundi, c’est lui-même qui avait pris la direction de cet établissement catholique.
Il explique ensuite comment il est venu en aide au curé de Ngoma, l’abbé Jérôme MASINZO, comment il s’est rendu à Nyarushishi, entre Kibuye et Cyangugu, pour secourir les Tutsi qui étaient enfermés dans ce camp. Il en profitera pour aller rendre visite à sa femme qui avait fui au Zaïre, mais ayant laissé de nombreux réfugiés Tutsi à Butare, il prendra la décision de revenir pour les secourir. Il avait alerté les soldats de l’Opération Turquoise[6] qui sont bien venus pour sauver les Tutsi encore cachés en plusieurs lieux. Mais ils avaient sous-estimé le nombre de personnes à secourir et un certain nombre mourra.
Il expliquera longuement comment fonctionnait le comité de sécurité à Ngoma. Il s’était fait élire pour pouvoir contrecarrer les décisions de trois grands tueurs. Il les accompagnait pour pouvoir repérer les maisons où se cachaient des Tutsi pour pouvoir les avertir ensuite. Il arrivait parfois à infléchir la décision des tueurs pour éviter que des réfugiés ne soient exécutés. Il a sauvé ainsi un nombre important de Tutsi, ce qui lui a valu d’être reconnu comme « Juste ». Sa devise: « Pour protéger ta peau, protège celle des autres. » Grâce à son courage et à son intelligence, il aura été apprécié à sa juste valeur même si, de 1995 à 1999, il va être poursuivi pour avoir voulu publier un document au titre évocateur: « De Charybde en Scylla » . Son innocence sera finalement reconnue. Il faut dire qu’à cette époque il était dangereux de travailler avec ces gens-là comme il a osé le faire. Lorsque le FPR arrivera à Ngoma le 4 juillet, il en accueillera les soldats sans crainte, confiant dans le rôle qu’il avait tenu dans sa commune.
Joseph KANYABASHI? C’était son cousin. On l’appelait KANYABATUTSI, d’une part parce que sa femme était Tutsi et d’autre part car il avait beaucoup d’amis Tutsi. Il avait bon cœur, mais il n’a pas osé s’opposer de manière frontale. « Si on n’est pas contre, c’est qu’on est pour » ajoute-t-il. En privé, il se confiait à lui sur ses contradictions. C’est KANYABASHI qui lui avait remis les 50 000 francs dont il avait besoin pour soudoyer les tueurs. Mais officiellement, il soutenait le gouvernement génocidaire.
De nombreuses questions seront posées au témoin qui mettront toutes en valeur le comportement irréprochable d’un homme considéré comme un héros et qui lui permettront de préciser la façon dont fonctionnait le comité de sécurité auquel il avait participé. (NDR. À entendre ce témoignage, on a le sentiment, à côté, que Sosthène MUNYEMANA serait un anti-héros.)
Maître DUPEUX, qui ne s’attendait peut-être pas à un tel témoignage (NDR. Sur question d’un avocat des parties civiles, le témoin qui est entendu du Rwanda où il se trouve actuellement, déclare qu’il se sent totalement libre. Il ne serait pas là s’il avait eu le sentiment contraire.) Il va tenter de tire les marrons du feu en posant une dernière question au témoin. En pensant à Sosthène MUNYEMANA, il demande si les Hutu « modérés » étaient en danger. (NDR. Il sait que cette expression n’est plus de mise et qu’on parle de « Hutu d’opposition »!) Il s’attire une réponse limpide de monsieur NTEZIMANA: « Les Hutu qui étaient contre le génocide étaient en danger. »
Réactions de monsieur MUNYEMANA aux témoignages de madame Anne-Marie KAMANZI et de monsieur Laurien NTEZIMANA.
Avant, madame KAMANZI ne me connaissait pas. Je la considérait comme un témoin modéré. Elle a prétendu avoir peur: son histoire est « complètement inventée » (NDR. On ne s’attendait pas à une autre réaction!) « Ma belle-sœur n’était plus là. Quand elle venait, elle logeait chez Maria NYIRAROMBA. »
Sur le témoignage de Laurien NTEZIMANA. « J’ai beaucoup aimé ce qu’il a dit sur les comités de sécurité. À Ngoma, ils en ont élu les membres, pas à Tumba. Chez nous, on a demandé à des personnes intègres de faire partie de ce comité. On a donné mon nom. Je n’étais pas membre du comité. Je devais donner mon avis mais je n’ai jamais été sollicité. Au comité de secteur, il y avait les responsables des cellules, mais je ne les connaissais pas tous. Il y avait aussi les responsables des partis politiques. REMERA représentait la CDR[7]. Je ne me suis jamais senti membre de ce comité. » Dont acte.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, responsable des notes et de la présentation
1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnels à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
2. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
3. TPIY : Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie[↑]
4. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
5. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
6. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]
7. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]

Procès MUNYEMANA, mercredi 6 décembre 2023. J17
07/12/2023
• Audition d’Onesphore KAMANZI.
• Lectures de témoignages.
• Audition de Jean-Marie NKEZABERA.
• Audition de Stephen SMITH, journaliste.
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Audition de monsieur Onesphore KAMANZI, cité par la défense, en visioconférence de Kigali.
Mr KAMANZI était magistrat à KIGEMBE avant le génocide. Sa femme et ses 7 enfants ont été massacrés chez eux durant le génocide les 17/18 avril 1994. Lui, malgré le fait qu’il était Hutu, était persécuté. Il impute cela au fait qu’il n’ait jamais favorisé les Hutu sur les Tutsi durant sa carrière.
Il se réfugie alors chez Mr MUNYEMANA qu’il connaissait déjà avant 1994 par le biais du grand frère de celui-ci et de l’hôpital. Il y est conduit pas Mr Bonaventure NKUNDABAKURA[1] qui emmène également sa femme et d’autres personnes, avant de repartir seul pour participer aux massacres. Le témoin y restera un mois, tandis que la femme de Bonaventure, Marie Goreti[1], repartira plus tôt, alors que d’autres réfugiés arrivaient. Selon lui, l’accusé ne pouvait se méprendre sur la raison qui le poussait à se cacher, à savoir qu’il fuyait les extrémistes Hutu.
Durant son séjour chez MUNYEMANA, il déclare être toujours resté dans la maison. Il rapporte avoir senti l’odeur des cadavres depuis l’extérieur, alors que Marie Goretti, ne dit les avoir senti que lorsqu’elle est sortie de la maison pour en partir. Mr KAMANZI affirme aussi que Mr MUNYEMANA n’était pas à la maison et qu’il pensait qu’il travaillait. Cependant, même sur le fonctionnement interne de la maison, il n’a que peu d’observations à faire, car il était caché tout du long et ne pouvait constater grand-chose, y compris s’il y avait ou non des réunions qui se tenaient chez l’accusé, ou même si il y a eu des fouilles comme Marie Goretti l’allègue. Il peut seulement attester que l’accusé recevait des visites, sans autre précision.
Deux des enfants de Mr KAMANZI ont survécu au génocide, dont son fils SHANGWE, dont il affirme n’avoir eu aucune nouvelle lorsqu’il était réfugié chez Mr MUNYEMANA. Il dit ainsi que les ceux qui disent le contraire sont des menteurs, en parlant des attestations de moralité versées par la défense de François Ferdinand KABANISA et de Mr Justin MUSEKERA. (NDR. Peut-on penser qu’il s’agit plus d’attestations de complaisance que l’accusé à sollicitées?)
Une dernière question de maître DUPEUX énerve le témoin. Il se peut toutefois que monsieur KAMANZI n’ait pas compris ce que lui demandait l’avocat de la défense qui finit par renoncer à poursuivre le dialogue. (NDR. Avant que le contact soit coupé à Kigali, monsieur MUNYEMANA esquisse un geste d’adieu au témoin qui ne semble pas l’avoir vu.)
Maître BOURG souhaite manifester sa réprobation concernant une question posée au témoin par madame l’avocate générale. Elle déclare avoir été « très mal à l’aise lorsqu’elle a évoqué l’ethnie des enfants de monsieur KAMANZI. Elle ajoute que ce monsieur a retrouvé les corps de sa enfants en août 1994 sous les gravats de sa maison.
Mr MUNYEMANA atteste la véridicité d’ensemble du témoignage de Mr KAMANZI. Il est cependant convaincu que celui-ci savait où était son fils, lui-même ayant connaissance du fait qu’il était caché chez un de ses collègues médecin à Tumba, Callixte GASANA.
Il explique en effet qu’ils étaient un groupe de trois docteurs avec Mr Callixte GASANA et Mr Justin MUSEKERA qui s’assistaient mutuellement pour cacher des gens.

Lecture des témoignages de Mme Marie Goretti MUKARUSHEMA
Mme MUKARUSHEMA est la femme de Bonaventure NKUNDABAKWA. Lorsque la situation a commencé à être tendue, comme elle était Tutsi, son mari l’a emmenée se cacher chez Sosthène MUNYEMANA dont la femme est de sa famille. C’était loin de chez elle et personne ne la connaissait à Tumba.
L’accusé leur a ouvert sa maison à elle, ses trois enfants, les deux orphelins enfants de sa marraine tuée qu’elle avait recueillis, et Onesphore KAMANZI. Elle déclare qu’il lavait leur linge dans la douche ce que MUNYEMANA contredit en expliquant qu’il avait un domestique. Mme MUKARUSHEMA rapporte encore dans ses auditions que des gens étaient venus fouiller au moins trois fois la maison et que l’accusé les cachait. Là encore, celui-ci est en désaccord avec elle: « Je pense qu’elle en a rajouté parce qu’au moment des fouilles Marie Goretti était partie. KAMANZI était souvent dans sa chambre donc il a entendu des bruits mais il ne pouvait pas savoir ce qui se passait ».
La témoin dit avoir quitté Tumba le 6 mai 1994 avec ses enfants à bord du véhicule de la commune.
Lecture du témoignage de Mr Bonaventure NKUNDABAKURA
Mr NKUNDABAKURA a été condamné à perpétuité par une Gacaca[2] pour avoir fait partie d’une bande de tueurs. Il dénonce ces accusations.
Ce témoin était un commerçant Hutu habitant Kigali au moment du génocide. Plusieurs membres de sa famille ont été tués par la branche armée du FPR[3], l’APR.
Au début du génocide, il a caché sa femme qui était Tutsi et ses enfants chez MUNYEMANA durant une semaine. Celui-ci était lui-même en danger car des membres du MRND[4] savaient qu’il cachait des gens. Il a donc ramené sa famille à Kigali où les massacres étaient terminés au bout d’une semaine tandis
Lecture par le président du témoignage de Mme Hélène UWIMANA
Mme Hélène UWIMANA était la femme de Callixte GASANA, un médecin collègue, voisin et ami de l’accusé.
Elle affirme que Mr MUNYEMANA a caché beaucoup de gens durant le génocide et cite Innocent HATEGEKIMANA, Evariste SENKWARE et Onesphore KAMANZI. Elle ne parle pas du fait que son mari et elle auraient aussi hébergés des gens, comme le dit l’accusé.
À cette période, la témoin ne sortait pas de chez elle. Elle trouve cependant absurde d’accuser Mr MUNYEMANA d’avoir pris part aux violences, et elle critique les témoins à charge en alléguant qu’ils ont reçu l’ordre de l’incriminer.
Lecture des témoignages de Mr Pascal NZABIRINDA, président de Gacaca[2]
Le témoin était président de la Gacaca ayant jugé Mr MUNYEMANA coupable en première instance. Celui-ci a été relaxé en appel.
Après avoir débuté la lecture, le président remarque que ses déclarations ont déjà été exposées à la Cour. La défense insiste pour lire la fin de son audition portant sur l’existence d’une rivalité, en prison, entre les gens ayant reconnu leurs crimes et les autres.
Lecture des témoignages de Mr Thomas BAVAKURE
Mr BAVAKURE a été jugé coupable de meurtres et de viols et condamné pour génocide. Il n’a reconnu que les meurtres et nie toujours les viols.
Il accuse Sosthène MUNYEMANA d’avoir fait partie du groupe ayant organisé et encouragé les tueries à Tumba avec REMERA, KUBWIMANA, SIBOMANA et RUGANZU. Il parle notamment de réunions pour préparer les attaques qui avaient lieu chez RUGANZU.
Il évoque un épisode au cours duquel le 23 avril, l’accusé, REMERA et RUGANZU se sont rendus à une barrière pour demander pourquoi aucun Tutsi n’avait été tué sur le secteur concerné. Ils ont formé deux groupes et le sien s’est rendu chez Innocent SEKARAGO avec MUNYEMANA et KABIRIGI pour le tuer avec ses enfants à coups de machette et de lance.
Il le met aussi en cause dans la rédaction de listes de Tutsi et dans la traque des Tutsi le 6 juin à l’arboretum, la forêt à côté de l’université.
Son témoignage a été écarté par la chambre de l’instruction.
Lecture des témoignages de Mr Emmanuel NIYITEGEKA alias « My love »
Mr NIYITEGEKA a été condamné pour génocide en 1995. Il confirme certaines des accusations portées par Mr BAVAKURE contre l’accusé.
Lecture des témoignages de Mme Consolée KAMUGWERA à la demande de l’accusation.
Le témoin est une cultivatrice hutu dont le mari tutsi et les huit enfants ont été tués. Elle dit ne pas connaître le nom des tueurs. Son mari aurait été capturé à une barrière. Quant à ses enfants, ils ont été tués à des dates différentes: le dernier a été tué en juillet. Elle connaissait l’accusé comme médecin. Elle l’aurait vu une nuit lors d’une ronde et confirme la présence de Sosthène MUNYEMANA chez MANGO qui, selon elle, était « son employé ». Elle conteste les propos qu’on lui prête dans le document d’African Rights, « Le boucher de Tumba »[5]. Quant aux réunions de pacification, elle considère que c’était un piège.
Déclaration de Mr Sosthène MUNYEMANA
« Ce qui est dit sur moi dans chacun de ces trois [derniers] témoignages est complètement faux ».
Mr MUNYEMANA accuse BAVAKURE et NIYITEGEKA d’être des professionnels du mensonge. En ce qui concerne Mme KAMUGWERA, il conteste tout ce qu’elle dit sur sa participation à des massacres.

Audition de monsieur Jean-Marie NKEZABERA, cité par la défense, sur pouvoir discrétionnaire du président. Cette audition devait se dérouler en visioconférence de l’Erythrée. Mais des problèmes techniques n’ont pas permis de la réaliser. Monsieur le président décide de lire l’audition à laquelle le témoin a été soumis en Belgique le 13 mars 2012.
De parents hutu, le témoin est parti à KIGEMBE, localité d’origine de son épouse. Membre du PSD[6], il était un opposant au MRND[4] et au MDR Power[7]: il se sentait donc menacé. Avant le génocide, il travaillait à la Banque Rwandaise de Développement. À la prise de Butare, le 3 juillet 1994, il s’est rendu dans la Zone Turquoise[8] qu’il a quittée en septembre.
À ce moment-là, il a été sollicité, en tant que membre du PSD dont il était le fondateur pour apporter son aide au Ministère des Finances comme directeur de cabinet du ministre, Marc MUGENERA. Il y restera en fonction jusqu’en mai 1995, trois mois avant la victoire du FPR et la dislocation du gouvernement intérimaire[9]. Tout de suite après, il s’est exilé au Kenya avec sa famille, jusqu’en 1997. Son départ du Rwanda, il le motive par le fait qu’il pensait que le gouvernement avait « un agenda caché« . Il s’est senti menacé et est parti lorsque l’occasion s’est présentée. Il n’y avait pas de sécurité dans le pays: des gens disparaissaient, « principalement des Hutu qui étaient revenus se mettre à la disposition du nouveau régime. »
Il participe en suite à la création d’un nouveau parti, le FRD (Force de Résistance pour la Démocratie), aux côtés de Seth SENDASHONGA, ministre de l’Intérieur qui avait lui aussi décidé de s’exiler au Kenya. Chargé de recruter des membres qui feraient partie du leadership, il part pour Bruxelles où il décide de rester. Seth SENDASHONGA devait le rejoindre mais il sera assassiné par le FPR le 16 mai 1998. Le témoin décide de quitter un parti qui s’était divisé. Il demande l’asile politique et obtient la nationalité belge en mai 2003. Au moment de son audition, il est président de l’Institut Seth SENDASHONGA chargé de perpétuer les idéaux démocratiques de ce dernier.
Le témoin déclare avoir témoigné au TPIR[10] en faveur du préfet Sylvain NSABIMANA, celui qui a été nommé en remplacement de Jean-Baptiste HABYARIMANA[11]. Il a aussi témoigné en faveur d’Alphonse HIGANIRO au procès dit des » Quatre de Butare » au printemps 2001. HIGANIRO était le directeur de l’usine d’allumettes, la SORWAL. Il ne retournera plus au Rwanda, ne s’y sentant pas le bienvenu.
Concernant MUNYEMANA, il le connaît: ils étaient sur le même campus universitaire en 1976 et il avait épousé une fille de sa commune, Fébronie. Ils sont restés proche, étant lui-même le parrain du plus jeune enfant du couple MUNYEMANA, Michaël. Lorsque le témoin rencontrait Sosthène MUNYEMANA, ils ne parlaient pas de politique, même s’ils partageaient les mêmes idées de démocratie. Il pense que son ami était membre du MDR. Il croit que Sosthène était un ami de Dismas NSENGIYAREMYE[12]. Il sait qu’il était ami avec Jean KAMBANDA[13] qu’il connaissait bien lui aussi.
Il croit se souvenir que les trois enfants de Sosthène ont séjourné chez lui, à KIGEMBE, mais lui logeait chez ses beaux-parents. Il ne sait plus très bien, mais il croit se souvenir que son ami fuyait la pression de Butare et qu’il avait des problèmes de sécurité. À cette époque, l’insécurité venait aussi bien des Interahamwe[14] que du FPR[3]. « On ne pensait pas que la « guerre » arriverait à Butare. C’est arrivé d’un coup. Je pense que je suis même allé le voir à Butare pour voir comment ça allait avec les enfants, courant avril, début mai 1994 ». Il redit qu’avec MUNYEMANA, qui aimait boire de la bière de temps en temps, il ne parlait pas de politique car ils n’étaient pas du même parti: « on évitait ce genre de discussion ». (NDR. Il avait pourtant dit plus haut qu’ils partageaient les mêmes opinions politiques).
Il ne sait rien du comportement de MUNYEMANA pendant le génocide. Il écrira une lettre à son ami pour dire que la politique du gouvernement à Kigali avait pour objectif de « casser la classe moyenne hutu (..) Avec la création des tribunaux Gacaca, toute l’élite hutu a été décimée. A l’extérieur, on a voulu faire la même chose. On a créé des comités de délation qui se professionnalisent avec des gens formés sur place. Il y a des écoles au Rwanda où on fabrique des témoignages, où l’on forme de faux témoignages ». Et de citer le cas de Victoire INGABIRE, inculpée de négationnisme et de terrorisme. « Autre exemple, si vous êtes en prison, vous demandez pardon au Général KAGAME, il vous libère. Il n’y a pas de justice au Rwanda. »
« Je ne crois pas que Sosthène MUNYEMANA soit capable de faire du mal. Il avait trois enfants dont il s’occupait seul. Je ne vois pas comment il aurait pu avoir le temps de faire autre chose. Je le connaissais, je ne pense pas qu’il puisse tomber dans ce genre de bassesse. Maintenant, nous n’étions pas ensemble. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais les gens comme lui généralement essayaient d’aider les autres et de les protéger. »
Il a communiqué récemment avec MUNYEMANA qui ne sait pas qu’il a été convoqué aujourd’hui. Il le mettra au courant. Il reconnaît avoir écrit une lettre à son ami.
A la question: « Avez-vous autre chose à déclarer? », le témoin: « Selon moi, il s’agit d’un procès politique comme celui de Victoire INGABIRE dont je viens de vous parler. Je veux dire que l’objectif est le même: il s’agit d’écarter, de casser cette élite hutu. Quand on n’y arrive pas via cette justice fabriquée, on a même recours au crime, comme celui de Seth SENDASHONGA. »
Réaction de monsieur MUNYEMANA: « J’adhère totalement à ce que le témoin vient de dire. »

Audition de monsieur Stephen SMITH, ancien journaliste, cité par la défense, sur pouvoir discrétionnaire du président. Aujourd’hui professeur dans une « prestigieuse » université américaine. En visioconférence des USA.
Le témoin ne connaît pas Sosthène MUNYEMANA. Il évoque son parcours professionnel, en particulier ses séjours au Rwanda pendant le génocide en 1994. Le 22 mai 1994, il rentre au Rwanda en provenance de Bujumbura. Sur la route, de nombreuses barrières, des tueurs armés de machettes, des corps partout. À Butare, il passe une nuit à la Procure, en face de la cathédrale, où se cachent encore de nombreux Tutsi. Le lendemain, il repartira pour Kigali, puis Gitarama, siège du gouvernement intérimaire. Il y rencontrera Jean KAMBANDA[13].
Après le génocide, il trouvera aux USA un contexte plus favorable pour parler du Rwanda. Le climat y est plus serein qu’en France où le débat sur le Rwanda tourne autour de la France-Afrique. En France, le débat est politisé. Pour ses étudiants, le génocide, c’est de l’Histoire.
Sur question du président, sans surprise, le témoin parle du Rwanda comme d’un régime à parti unique, malgré l’existence d’autres partis. Mais les opposants y sont éliminés. Avoir 99% de soutien aux élections, « ce n’est pas sérieux« . Et d’ajouter: « Si vous lisez les rapports d’Amnesty International ou de Human Rights Watch, le Rwanda est le régime le plus assassin d’Afrique ». La diaspora rwandaise y tient une place prépondérante. Il s’agit d’une dictature personnelle: « KAGAME justifie sa politique par le fait que la communauté internationale n’a pas empêché le génocide. KAGAME a remplacé une élite francophone par une élite anglophone. Au Rwanda, il s’agit d’une dictature intelligente et efficace. Il y a des assassinats ciblés. C’est un régime autoritaire et meurtrier. » Et de faire allusion aux assassinats d’opposants comme celui de KAREGEYA en Afrique du Sud ou de Seth SENDASHONGA au Kenya, « le démocrate le plus sincère » qu’il ait connu au Rwanda. « Si j’étais opposant au Rwanda, je me ferais du souci. »
Le procès de MUNYEMANA entrerait dans le cadre d’un opposant à qui on ferait un procès politique? (NDR. La plainte contre MUNYEMANA date de 1995. L’accusé n’avait jamais exprimé officiellement des sentiments d’opposant. Comment parler de procès politique le concernant? Il a fait toute sa carrière professionnelle dans des hôpitaux français.)
Il paraît peu utile d’évoquer plus longuement la prestation de monsieur Stephen SMITH. Cité par la défense, cette dernière a obtenu ce qu’elle voulait: le Rwanda est la pire dictature au monde et leur client en est une victime. De MUNYEMANA, il n’en a pas été question. Quel intérêt?
Maître DUPEUX tente une dernière intervention en se référant à l’expérience du témoin lorsqu’il logeait dans les locaux de la Croix Rouge à Gitarama. Témoin de massacres sous ses fenêtres, il n’avait pas pu intervenir. Question: « Humainement, était-il possible d’intervenir? » Façon de justifier l’attitude de son client à Tumba. Menacé, non seulement il n’a pas été un acteur du génocide, mais il n’a pas pu s’opposer aux massacres.
A l’occasion d’un « temps mort » monsieur le président en a profité pour énumérer les thèmes qu’il évoquera la semaine prochaine lors de l’interrogatoire de l’accusé. Il avait auparavant rappelé les faits reprochés à Sosthène MUNYEMANA dans l’OMA (Ordonnance de Mise en Accusation).
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, responsable de la présentation et des notes

S’il a été cité par la défense, c’est pour affirmer que le Rwanda est


1. voir la lecture de son témoignage.[↑][↑]
2. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux Gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑][↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
4. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑][↑]
5. « Sosthène Munyemana – Le boucher de Tumba : en liberté en France », African Rights, avril 1996 – document archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑]
6. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
7. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
8. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]
9. GIR : Gouvernement Intérimaire Rwandais pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
10. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
11. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA) : le préfet de Butare qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné (à na pas confondre avec Juvénal HABYARIMANA).[↑]
12. Voir l’audition du 17/11/2023 de Dismas NSENGIYAREMYE, premier ministre entre le 2 avril 1992 et le 18 juillet 1993, il sera remplacé par Agathe UWULINGIYIMANA, assassinée des le 7 avril au matin.[↑]
13. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑][↑]
14. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]

Procès MUNYEMANA du jeudi 7 décembre 2023. J18
08/12/2023
• Audition d’Yves GASAMAGERA.
• Audition de Claire UWABABYEYI.
• Audition de Marie-Rose UWASE UMUGWANEZA.
• Projection d’une interview de Paul RUSESABAGINA.
• Audition de Marcel KABANDA, président d’IBUKA France, partie civile.
• Audition de Dafroza MUKARUMONGI GAUTHIER, co-fondatrice du CPCR.
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Audition de monsieur Yves GASAMAGERA, cité par la CRF sur pouvoir discrétionnaire du président.
Mr GASAMAGERA est un rescapé du génocide à Tumba.
Il avait 7 ans en 1994 lorsqu’un jour son père sort de chez eux et ne rentrera plus jamais à la maison. Ce soir-là, un voisin ami de ses parents est venu chez eux. Il a aidé sa mère à le cacher avec son petit frère de 5 ans dans une maison en construction dont les ouvertures étaient fermées par des briques adobes. Il en a retiré quelques unes pour les faire rentrer à l’intérieur avant de les remettre en place pour les enfermer. Durant les quelques jours où le témoin est resté là avec son frère, ce voisin et sa femme leur apportaient à manger.
Il les a ensuite déplacés à l’hôpital de KABUTARE où travaillait leur mère comme infirmière. Là-bas une dame les a cachés, avant de les déplacer à nouveau chez un monsieur à NGOMA lorsque les militaires blessés sont arrivés dans l’établissement.
Lorsque cet homme a fui avec sa famille face à l’imminence de l’arrivée du FPR[1] dans la région, les deux enfants et leur mère sont allés se réfugiés dans une localité à proximité où les militaires de l’APR les ont trouvés.
Ils se sont rendus à Tumba après le génocide pour tenter de trouver des survivants de leur famille. Ils ont pu enterrer leurs grands-parents, massacrés chez eux, mais n’ont jamais retrouvé les corps de leur père et de leur oncle.
La mère de Mr GASAMAGERA est décédée quelques temps après le génocide. Désormais orphelins, lui et son petit frère ont grandi difficilement, dans des conditions précaires, leur famille ayant été dépouillée de tous ses biens par les pillages. Pour ce témoin, les difficultés auxquelles ils ont été confrontés en grandissant ne sont dues qu’au fait d’être né Tutsi, ce qu’ils n’ont même pas choisi.

Audition de madame Claire UWABABYEYI, citée par la CRF, sur pouvoir discrétionnaire du président.
Mme UWABABYEYI avait 17 ans lors du génocide.
Elle fait partie des milliers de Tutsi réunis par les autorités sur la colline de Kabakobwa dont la plupart a été massacrée. Une grande partie de sa famille a péri ce jour-là. Les survivants ont été amenés à une fosse pour être achevés. Un Interahamwe[2] la voulant pour femme l’a obligée à venir avec lui et Mme UWABABYEYI a réussi à lui faire accepter d’emmener avec eux son petit frère et son petit cousin de 8 et 6 ans.
Quand au bout de quelques jours cet Interahamwe a voulu tuer ces deux garçons, elle s’est enfuie avec eux et ils sont parvenus à rejoindre leur localité de Sahera où ils se sont réfugiés chez un ami de leurs parents Hutu. Celui-ci réussit à leur faire obtenir des papiers pour qu’ils se rendent à la préfecture de Butare.
Ils sont parvenus à se rendre jusqu’à la barrière de SINDIKUBWABO à Tumba. C’est à cet endroit que son frère et son cousin sont morts. C’est aussi là qu’elle rapporte avoir vu Mr MUNYEMANA. Il parlait aux jeunes Interahamwe qui acquiesçaient à ce qu’il disait. Bien qu’elle n’ait pas entendu ce qu’il disait, la témoin affirme que c’est lui qui semblait donner les ordres. Mme UWABABYEYI ne le connaissait pas mais les Interahamwe l’avaient appelé par son nom et une autre jeune fille avec qui elle a fait une partie de chemin l’a identifié en lui disant qu’il était docteur à l’hôpital universitaire. Aujourd’hui à l’audience, elle atteste au président reconnaitre l’accusé, bien qu’elle précise qu’il a vieilli.
Mr MUNYEMANA affirmera ne s’être absolument jamais rendu à la barrière de SINDIKUBWABO.

Audition de madame Marie-Rose UWASE UMUGWANEZA, citée par la CRF, sur pouvoir discrétionnaire du président.
Le témoin, après avoir dit qu’elle avait perdu son père et trois autres membres de sa famille dans le génocide à Tumba, va tracer « le chemin de (ma) sa vie ». Elle énumère alors tous les défis auxquels sa mère et sa famille ont dû faire face: blessures physiques et morales, emprunt contracté par son père et qu’il faut rembourser, difficultés pour faire des études, querelles familiales.
Monsieur le président se permet alors de rappeler à Marie-Rose UWASE UMUGWANEZA qu’on juge Sosthène MUNYEMANA. Il veut savoir si elle a quelque chose à raconter sur l’accusé. Mais elle reprend l’histoire de sa famille et parle du traumatisme de sa mère.
Sur question du président, elle parle de réconciliation et des problèmes que cela pose. Puis parle du pillage du magasin que sa mère tenait;
Monsieur le président reprend la main: « Je ne sais pas si votre avocat vous l’a dit, mais nous ne sommes pas saisis des faits que vous évoquez ».
Maître GISAGARA tente de donner des explications quant au choix des témoins appelés à venir à la barre: « C’est la CRF (Communauté Rwandaise de France) qui a choisi les témoins qui devaient venir témoigner. Des soi-disant experts viennent témoigner. Nous pensons qu’il vaut mieux faire entendre des jeunes qui connaissent le Rwanda aujourd’hui ».
C’est madame l’assesseur qui reprend la balle au bond: « Puisque votre avocat vous a demandé de témoigner pour faire connaître le Rwanda d’aujourd’hui, comment vivez-vous cet après-génocide, dans la vie courante, dans votre travail… »
Le témoin: « Après le génocide (NDR. Le témoin avait deux ans en 1994) j’ai eu la chance d’aller à l’Université. Ce qui ne fut pas le cas pour mes grandes sœurs ».
Maître GISAGARA reprend la main, souhaite que le témoin parle de l’efficacité des Gacaca[3]. Cette dernière dit que cela ne lui a rien rapporté, réponse que n’attendait pas l’avocat. En l’interrogeant sur l’importance des commémorations, il obtiendra une réponse plus détaillée: événements indispensables, temps de partage avec d’autres rescapés, écoute des témoignages, voie vers l’unité et la réconciliation, temps qui brise la solitude, qui libère.

Projection d’une interview de Paul RUSESABAGINA après son retour aux Etats Unis et son séjour en prison au Rwanda. En lieu et place de l’audition qui avait été prévue en visioconférence des USA où il est réfugié, et à la demande de la défense.
Aucune des autres parties ne souhaitant poser des questions, monsieur le président souhaite que l’on diffuse une interview de Paul RUSESABAGINA, « un héros » du Rwanda, dira maître BOURG, l’avocate de l’accusé. (NDR. À noter que monsieur RUSESABAGINA, appelé à témoigner par la défense, a finalement refusé d’intervenir en visioconférence, après en avoir échangé avec son avocat. C’est en tout cas la version officielle). Mais avant la diffusion, maître BOURG va faire une longue introduction pour présenter ce « héros fabriqué par le cinéma américain ». Elle ne tarit pas d’éloge, dresse une biographie « mythologique » du gérant de l’Hôtel des Mille Collines. Ahurissant quand on connaît la véritable version. (NDR. Les avocats des parties civiles ne se priveront pas de rétablir la vérité).
Sur un ton monocorde, RUSESABAGINA va sortir tous les poncifs concernant son pays d’origine: « Les Rwandais sont prisonniers dans leur propre pays (…) J’ai reçu la Médaille de la liberté présidentielle aux USA. La prison à laquelle j’ai goûté près de trois ans? le pire système carcéral« . Il a été victime d’un kidnapping, ce qui est vrai, a subi l’emprisonnement et la torture. Pour conclure par ces mots: « Le Rwanda, c’est l’enfer. » (NDR. Concernant le kidnapping dont monsieur RUSESABAGINA a été victime. Lorsque, le 11 mai 1960, les Israéliens ont kidnappé le criminel de guerre nazi Adolf EICHMANN en Argentine, le monde entier n’exprimait-il pas son admiration pour le coup d’éclat des services secrets israéliens? Quand il s’agit du Rwanda, on n’hésite pas à dénoncer. Deux poids deux mesures. Et le prisonnier n’a pas été relâché).
Maître FOREMAN ne peut laisser passer de telles inepties: ce monsieur a acquis la notoriété grâce à un film. Il faisait payer les chambres aux réfugiés de l’Hôtel des Mille Collines et chassait ceux qui ne pouvaient régler la note. Il aurait reconnu avoir financé des terroristes… Et puis, à l’adresse des avocats de la défense, il se demande ce que ce film vient faire dans ce procès. Sosthène MUNYEMANA veut faire croire qu’il était torturé? Il est libre depuis près de trente ans et n’a jamais été kidnappé! Ce document n’est rien moins qu’une propagande contre le régime de Paul KAGAME.
Maître GISAGARA souhaite donner plus de détails en lisant des extraits d’un article de Libération daté du 17 septembre 2021 intitulé « La guérilla d’un ancien héros d’Hollywood » dans lequel on déconstruit le mythe RUSESABAGINA[4].
L’avocat de la CRF évoque aussi le témoignage donné en Grande Bretagne dans le cadre d’un procès de quatre ressortissants rwandais dont le Rwanda demandait l’extradition. Ses propos sont édifiants.
Maître DUPEUX tient, comme la loi le lui permet, à prendre la parole en dernier. Il rappelle l’audition de Laurien NTEZIMANA devant la cour, mardi 5 décembre, en visioconférence de Kigali[5]. Ce « Juste du Rwanda », comme le nomme l’avocat, avait été inquiété entre 1995 et 1999 pour avoir écrit un article qui ne plaisait pas à certaines autorités (NDR. L’avocat de la défense oublie de dire que le témoin avait été acquitté.) Et maître DUPEUX d’ajouter que le procès de RUSESABAGINA a été critiqué partout, jusqu’au Parlement Européen: » Nous sommes dans un procès injuste et inéquitable, la marque de fabrique du Pays des Mille Collines. »

Audition de monsieur Marcel KABANDA, président d’IBUKA France, partie civile au procès.
Monsieur KABANDA commence par présenter l’association dont il est président, IBUKA, « Souviens-toi » créée en 2002. Il existe plusieurs sections dans le monde, chacune ayant son propre fonctionnement et son indépendance, mais toutes ayant le même objectif: le soutien aux rescapés du génocide des Tutsi et la mémoire. Des liens existent bien sûr avec IBUKA au Rwanda. Comme le CPCR, et parfois avec lui, IBUKA intervient dans le domaine de l’information et de l’éducation. (NDR. De nombreux établissements, au sein desquels se mobilisent des professeurs engagés, font appel à nos associations).
Après 1994, beaucoup de personnes qui auraient participé au génocide des Tutsi ont profité du chaos pour quitter le pays. Le rescapé, resté au pays, n’a aucune prise sur ces personnes qui ont fui: « Il faut bien que quelqu’un s’en occupe. »
Monsieur KABANDA précise que l’association qu’il préside n’est jamais allée sur le terrain pour enquêter. Sur question de monsieur le président, il dira qu’ils « n’ont pas la capacité de le faire« . Et de remercier le CPCR engagé dans ce travail de recueil des témoignages et à l’origine de toutes les plaintes depuis 2001 (NDR. Le Parquet a pris l’initiative d’initier des poursuites à partir de 2019, avec l’affaire Thomas NTABADAHIGA.)
Enfin, le président d’IBUKA insiste sur un de ses objectifs prioritaire: la préparation des commémorations chaque année, au mois d’avril. Cette année, une stèle sera inaugurée sur les quais de Seine, avec le soutien de la Ville de Paris.

Audition de madame Dafroza MUKARUMONGI GAUTHIER, co-fondatrice du CPCR.

En cours de rédaction

Alain GAUTHIER
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, notes et présentation
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
2. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
3. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
4. Rwanda : la guérilla d’un ancien héros de Hollywood financée depuis l’Europe, Libération, 17/9/2021[↑]
5. voir l’audition de Laurien NTEZIMANA, 5/12/2023[↑]

Procès MUNYEMANA, vendredi 8 décembre 2023. J19
10/12/2023
• Audition d’Éric GILLET, ancien avocat au barreau de Bruxelles.
• Audition de Régine WAINTRATER, psychologue.
• Audition de Laurence DAWIDOWICZ, représentante de SURVIE.
• Audition de Jean-François DUPAQUIER.
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Audition de monsieur Éric GILLET, témoin de l’accusation, ancien avocat au barreau de Bruxelles ayant assisté des parties civiles dans plusieurs procès pour génocide.
Monsieur GILLET est un avocat droit de l’hommiste initialement parti au Rwanda au début des années 1990 pour faire libérer des journalistes emprisonnés en même temps que des Tutsi lors de la vague d’arrestation faite en représailles à l’attaque du FPR[1] du 1er octobre 1990. Il a ensuite travaillé dans ce pays, menant de nombreuses recherches, y compris à Butare. Il a notamment co-présidé avec Alison DES FORGES la commission internationale d’enquête créée en 1992/1993 chargée de récolter des renseignements, dans un premier temps sur des massacres de la communauté Tutsi des BAGOGWE en février 1991, puis de manière générale sur les violations des droits de l’Homme commises au Rwanda. Déjà antérieurement à 1994 et dès les années 1950-1960, il rapporte des menaces de génocide à l’encontre de la communauté Tutsi. La mise en lumière de l’existence de massacres, prouvés par la découverte de fosses communes, apportée par le rapport publié en mars 1993 auprès de la communauté internationale aura un impact assez relatif. Le processus diplomatique d’Arusha était mené, selon le témoin, avec beaucoup de réticence par le gouvernement rwandais, car sa mise en œuvre l’obligerait à partager son pouvoir.
C’est à cette période qu’est élaborée par l’armée rwandaise la définition de l’ennemi. Celle-ci désigne le FPR, auquel est associé l’ensemble de la communauté Tutsi, ainsi que plusieurs groupes Hutu d’opposition. Cette notion d’ennemi mobilisera les Hutu au plus fort du génocide et va supplanter tous les autres rapports sociaux, la lutte contre celui-ci prévalant sur les relations amicales, familiales, etc. La justification donnée était qu’« il est normal dans une guerre de s’en prendre aux ennemis ».
Dès l’indépendance, la révolution sociale avait exclu les Tutsi de la société rwandaise. Mr GILLET explique que la notion même de démocratie instaurée à ce moment au Rwanda rendait compte de l’exclusion de la minorité par la majorité. Ce concept de « démocratie majoritaire » été destiné à écarter la communauté Tutsi de la société, et cela se reflète dans le système éducatif qui limitait le nombre de Tutsi dans les écoles. Ces éléments rendent bien compte du fait que l’idéologie génocidaire était présente bien avant l’attentat contre le Président HABYARIMANA comme l’explique le témoin.
Pendant tout ce temps préalable au déclenchement du génocide, la communauté internationale avait conscience de ce qu’il se passait. Le témoin évoque un certain Jean-Pierre, l’informateur de la MINUAR[2], qui avait prévenu celle-ci de la mise en place d’une machine à tuer dont l’objectif était l’assassinat de 1000 Tutsi par tranche de 20 minutes. Par ailleurs, New York interdira au général Dallaire, le chef de la MINUAR, de saisir des caches d’armes destinées à l’exécution du projet génocidaire si il n’obtient pas l’aval des autorités rwandaises, les mêmes qui préparaient les massacres. En février 1994, le ministre belge des affaires étrangères demandera l’extension de la mission de la MINUAR, car « je ne voudrais pas que les casques bleus soient les témoins d’un génocide », l’utilisation de ce mot étant marquante. Il ne sera malheureusement pas entendu.
Mr GILLET renseigne aussi sur le modus operandi mis en place pour commettre le génocide. L’ensemble de la pyramide administrative de l’État rwandais sera mis à contribution. Le fort sens de l’obéissance rwandais en fera une structure extrêmement fiable, ce dont témoigne le suivi précis des lignes administratives dans l’exécution des tueries. En plus de toutes les composantes étatiques, d’autres acteurs ont aussi été impliqués. La radio a ainsi participé à l’instauration d’un climat de peur en diffusant l’idée que les Tutsi préparaient un plan pour exterminer les Hutu: c’est ce qu’on appelle « l’accusation en miroir » c’est à dire qu’on accuse l’autre de ce qu’on est en train de préparer. Il y a aussi les jeunesses Interahamwe qui ont dégénéré en milice et qui ont été transportées dans les régions où il y avait une grande proportion de Tutsi et où le génocide était difficile à organiser, comme dans le BUGESERA dès 1992 et à BUTARE.
Ce processus génocidaire marque la rupture avec la dynamique des massacres précédents. À partir de là, les responsables administratifs qui ne mettent pas en marche la machine à tuer seront eux aussi éliminés.
Le témoin désigne comme organisateur de l’entreprise génocidaire les intellectuels: politiciens, médecins, avocats, universitaires, etc. Ils seront particulièrement mis à contribution par le gouvernement intérimaire[3] dans l’importation du génocide à Butare, alors que le préfet Tutsi de cette préfecture, Jean-Baptiste HABYARIMANA, avait réussi à maintenir le calme après le 6 avril. Ces intellectuels, réunis dans différents cercles, organiseront des réunions, feront des discours, collaborant avec le gouvernement intérimaire. Vincent NTEZIMANA, professeur à l’université à Butare et jugé en Belgique, sera notamment à l’origine des « Dix commandements des Bahutu »[4], l’autre document pilier de la propagande génocidaire avec celui qui définit l’ennemi. Toute cette élite intellectuelle avait une fonction importante pour valider les messages, selon Mr GILET.
Ce dernier, interrogé sur le communiqué écrit par le Cercle des Intellectuels de Butare dont faisait parti l’accusé et qui approuve la politique du gouvernement intérimaire tout en se disant favorable aux accords d’Arusha, considère qu’il est impossible qu’un communiqué qui se serait opposé aux massacres soit diffusé sur Radio Rwanda le 19 avril 1994.
Concernant les allégations de la défense selon lesquelles l’actuel gouvernement rwandais persécuterait ses opposants via la justice d’autres pays, le témoin dit ne pas concevoir que la justice française ait été mise en route pour des motivations politiques (1). Des accusations similaires ont été formulées par les accusés dans les procès belges mais ceux-ci ont été initiées par les familles de victimes. Mr GILLET rapporte qu’une autre accusation de la défense souvent portée serait le dépôt de faux témoignages animés par un désir de vengeance. Il répond à cet argument en interrogeant: comment des victimes qui cherchent à se reconstruire avec la justice peuvent le faire en poursuivant quelqu’un qu’elles savent innocent? Pour lui, il est évident que ce soit les rescapés qui déclenchent les poursuites et qui fournissent des informations aux enquêteurs. C’est ensuite à eux de vérifier la fiabilité de ces éléments, et le témoin exprime sa confiance qu’il a dans leur compétence
Sur son expérience sur le génocide des Tutsi au Rwanda, Mr GILLET déclare: « Je ne connais pas un accusé [de génocide] qui n’a pas protégé des Tutsi ».
(1) Au procès de Pierre BASABOSE et Séraphin TWAHIRWA qui se termine bientôt à Bruxelles, la défense utilise les mêmes arguments: ces procès sont des « procès politiques » Et que fait-on des témoignages des « revenants« ?
Audition de madame Régine WAINTRATER, psychologue, citée par l’association IBUKA.
Madame WAINTRATER travaille depuis de nombreuses années sur les traumatismes extrêmes avec des survivants de la Shoah, des descendants du génocide des Arméniens et du génocide des Tutsi du Rwanda.
Elle pointe des points communs entre ces différents témoignages, dont celui qui consiste, pour le survivant, à aborder son témoignage à la fois comme un événement attendu mais aussi craint. Pour un rescapé, le fait que la justice se prononce sur la culpabilité de l’accusé est extrêmement important. La justice le réintègre dans la communauté des hommes.
Evénement craint car le rescapé a peur de ne pas être cru, il a peur de mal faire, de mal dire, d’oublier, de se tromper. Son témoignage est personnel mais mais toujours à dimension collective. Les événements, il les a vécu avec d’autres, les membres de sa famille, de la communauté dans laquelle il vivait.
Le témoin oppose la mémoire traumatique à la mémoire dite normale. Dans la mémoire traumatique s’opère un clivage entre le moi qui s’observe et le moi réel. Tout ce qui est affectif est refoulé. Il existe un phénomène de dissociation. Lors du témoignage du rescapé, il est demandé de retourner dans l’événement traumatique, il faut rassembler les deux événements dissociés. Dans la vie, il existe des flashs traumatiques qui ramènent la personne au temps du traumatisme. On demande à celui qui témoigne un effort considérable car on attend de lui un récit cohérent. Or, le traumatisme n’est pas cohérent. Il y a le temps du traumatisme et le temps d’après. S’il n’arrive pas é rétablir cette cohérence, il va se sentir nul, incompris.
Les rescapés, il faudrait les appeler des « revenants » comme les appelle Jorge SEMPRUN. Ils reviennent dans un monde qui n’était plus le leur. Ils reviennent de la réalité de leur propre mort. Avoir vu sa propre mort de si près, ou celle des autres, le revenant en sort « ébloui », au sens le plus fort du mot, comme il le serait par le soleil.
Monsieur le président considère ce témoignage comme un éclairage nouveau par rapport à tous ceux qu’on a entendus en début de procès. Il précise que pour les jurés ils vont devoir interpréter le témoignage à l’aune de la vérité (NDR. Peut-être eût-il été plus profitable, pour les jurés, s’ils avaient entendu madame WAINTRATER plus tôt. Cela leur aurait permis de mieux savoir comment accueillir tous les témoignages qu’ils ont entendus.)
Monsieur le président: » Comment faites-vous pour « réparer »?
Le témoin: » Je me mets au plus près de l’endroit où en est la personne. Je me dois de suivre la personne, ne pas la précéder. »
D’autres thèmes seront rapidement abordés lors de la série des questions: la réparation, l’indemnisation, la réconciliation. La question du demi-aveu est aussi posée mais madame WAINTRATER précise qu’elle n’a jamais vu de génocidaire dans son cabinet. Quant à la personne qui a vécu le génocide loin des siens, pour elle, dira la psychologue, « c’est dévastateur ». Sans oublier le traumatisme de celui qui recueille le témoignage. Les soignants, par exemple, n’ont pas toujours conscience de la répercussion que cela peut avoir sur eux.
On aurait aimé entendre madame WAINTRATER plus longuement. On peut se reporter à son ouvrage: » Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre. » Payot, 2003.

Audition de madame Laurence DAWIDOVICZ, représentante de l’association SURVIE.
Le témoin représente l’association SURVIE dans le procès. Cette association avait été créée pour alerter nos concitoyens sur le drame de la faim dans le monde, puis elle s’est spécialisée en luttant contre la France-Afrique. En 1992/1993, elle se tourne vers la FIDH. Occasion d’évoquer la Commission d’enquête dont il a été question lors de l’audition de monsieur GILET et de parler de monsieur Jean CARBONARE qui était intervenu sur Antenne 2, fin janvier 1993, pour alerter nos responsables politiques et nos concitoyens de l’éminence d’un génocide au Rwanda, au retour de sa participation à la dite commission (NDR. Lors de mon témoignage[5], j’ai oublié de dire que cette intervention de Jean CARBONARE a été à l’origine de mon propre engagement. Dès les jours qui ont suivi, j’ai écrit au président MITTERAND pour lui demander de faire tout ce qui était en son pouvoir pour ramener son ami Juvénal HABYARIMANA à la raison. Lors des questions, il sera donné d’évoquer un peu plus longuement le souvenir de monsieur CARBONARE dont l’épouse vit toujours dans la Drôme, à Dieulefit. Les habitants de cette commune avaient créé une association, INTORE za Dieulefit, pour venir en aide aux rescapés de Bisesero.)
Le témoin évoquera ensuite le nom de deux grand personnalités de l’association: François-Xavier VERSHAVE et Sharon COURTOUX. Le premier a écrit un ouvrage: « Complicité de génocide. »
Depuis 1994, le combat des militants continue pour alerter de l’existence d’un génocide au Rwanda. L’association s’est constitué partie civile dans plusieurs affaires liées au génocide des Tutsi. Dans la salle, des membres de SURVIE, se relaient pour assurer une présence. Si l’association a modifié ses statuts pour ester en justice, c’est parce qu’elle a estimé qu’il y avait nécessité de faire avancer la justice, pour lutter contre l’impunité. Etre accusée de faire partie de l’anti-France? Le témoin souligne qu’elle est plutôt fière de s’être engagée pour que notre pays reste fidèle à ses valeurs.
Audition de monsieur Jean-François DUPAQUIER, à la demande de l’association SURVIE, sur pouvoir discrétionnaire du président.
Monsieur DUPAQUIER est entendu car il était signataire, avec son épouse et le Collectif girondin, de la première plainte en 1995. Or, et c’est ce qui intéresse la défense, deux documents avaient été versés, à l’appui de la plainte: le premier, manuscrit émanant de la gendarmerie au Rwanda, non signé et qui n’a pas pu être authentifié et un second présenté comme émanant du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme et concernant en fait Eugène RWAMUCYO. Dans ce document, Sosthène MUNYEMANA y est cité comme son « adjoint ». Autant de documents qui seront écartés du dossier.
Monsieur DUPAQUIER commence par dire comment il a découvert, d’abord le Burundi, puis le Rwanda, au début des années 1970. Journaliste de profession, il a travaillé plusieurs années à L’Événement du Jeudi dans lequel il a publié « des alertes ». En juillet 1990, il publiera un article sur le Rwanda: « Risque de génocide à la cambodgienne », titre éminemment prémonitoire. La découverte du génocide « a bouleversé sa vie », son épouse ayant perdu une cinquantaine de membres de sa famille un peu partout au Rwanda.
Lors d’un séjour au Rwanda, il apprend des choses que l’on raconte à propos du docteur MUNYEMANA. S’il décide de s’associer à la plainte du Collectif girondin, dont il ne connaît pas les membres et dont il n’est pas adhérent, c’est parce que, comme citoyen, il se sent le devoir de dénoncer des crimes. Il avait développé aussi un véritable sentiment de culpabilité. Or, pour comprendre les témoignages, cette culpabilité est fondamentale. Et de citer monsieur AUDOIN-ROUZEAU qui, devant cette cour, avait avoué « sa honte de n’avoir pas perçu la dimension du génocide. C’était courageux de le reconnaître » [6].
De faire allusion aussi au témoignage de Dafroza GAUTHIER qui, la veille, avait fait part de son sentiment de culpabilité. Elle avait rendu visite à sa maman fin février 1994 et, la mort dans l’âme, l’avait quittée en la laissant aux mains des tueurs.
Or, ce sentiment de culpabilité, continuera le témoin, les bourreaux ne le ressentent jamais. Et d’ajouter qu’il a été choqué lorsque monsieur MUNYEMANA, comme réaction aux paroles de madame GAUTHIER, s’était dit « heureux d’avoir connu les mêmes amis que lui. »
De rappeler aussi, avec insistance, comme l’avait fait monsieur Éric GILET le matin, que le génocide est un crime d’État, mais pas tout l’État, le crime d’un groupe « mafieux » qui s’est emparé de l’État, en vue de son enrichissement. Les concepteurs ne détestaient pas les Tutsi, beaucoup avaient des femmes ou des maîtresses tutsi. De prendre comme exemple le président Grégoire KAYIBANDA dont la femme était tutsi et qui n’avait pas hésité à déclarer que si des Tutsi continuaient leurs incursions, ils seraient tous exterminés[7].
La culpabilité, dira le témoin, chacun la gère comme il peut. De donner l’exemple d’un Hutu qui a une épouse tutsi et que l’on menace: « Si tu ne tues pas ta femme, on tuera tes enfants ». Terrifié, l’homme a creusé un trou pour y enterrer sa femme vivante afin de ne pas avoir son sang sur les mains!
À propos de André GUICHAOUA[8], dont il vante les qualités, ce dernier fait commencer le génocide le 12 avril 1994, lors de la fuite du gouvernement intérimaire vers GITARAMA, parce que, pour lui, il n’est pas possible que le génocide ne commence tant qu’il est sur place. Monsieur DUPAQUIER tiendra des propos semblables concernant l’ambassadeur SWINNEN, « un homme bien » qui a lentement dérivé. Pour Natacha POLONY, il ne s’agirait pas moins que « des salauds contre des salauds. » [9]
Pour la défense, cette plainte serait « un règlement de compte politique » suite à un discours que l’accusé aurait prononcé à Bordeaux. Ce serait à l’initiative de son ancien ami James MVUNIYINGOMA qui voulait le recruter au FPR[1].
Maître Simon FOREMAN souhaite ajouter une précision. Il évoque un article du journal DE MORGEN, d’août 1994, dans lequel un médecin tutsi de l’hôpital de Butare parle de ses conditions de survie. Il fournit dans l’article le nom de médecins qui auraient collaboré avec les tueurs. Parmi les noms cités, apparaissent ceux de Sosthène MUNYEMANA et d’Eugène RWAMUCYO (NDR. Le docteur RWAMUCYO est visé par une plainte du CPCR et a été déféré devant la cour d’assises de Paris à la fin de l’information judiciaire.[10]) L’accusé aurait demandé un droit de réponse qu’il n’a pas obtenu. Il ira même jusqu’à porter plainte contre le journaliste.
Monsieur l’avocat général porte à la connaissance du jury l’existence d’un document émanant de la sûreté belge dans lequel sont signalés les noms de plusieurs médecins « susceptibles de rejoindre la Belgique. » Les noms de Sosthène MUNYEMANA et de Eugène RWAMUCYO sont cités. Ce document date du 19 septembre 1994, soit bien avant le dépôt de la plainte.
Maître BOURG repasse à l’attaque et invective le témoin. Comment se fait-il qu’il ait signé une plainte sans connaître les documents versés en annexe? Le témoin ne se souvient pas. Et de reprocher au témoin la médiatisation qui a été faite autour de ce faux document de l’ONU lors d’une conférence de presse du Collectif girondin. Monsieur DUPAQUIER ne peut que répondre qu’il n’a jamais été adhérent de cette association.
C’est l’avocate générale qui mettra fin à une discussion qui commence à s’égarer. Elle parle de l’intervention du CPCR dans le dossier et précise que les juges d’instruction ont fait un gros travail d’enquête. Plus de 200 témoins ont été entendus.
En fin d’audience, monsieur le président annonce les questions qui seront posées aux jurés lors des délibérations du 19 décembre, jour du verdict. La veille ou l’avant-veille, il avait énuméré les thèmes qui lui permettront d’interroger l’accusé à partir du lundi 11 décembre, et ce, jusqu’au 13. Le 14 décembre sera réservé aux plaidoiries des parties civiles, le lendemain ce sera le réquisitoire des avocats généraux. C’est le lundi 18 que les avocats de la défense donneront à leur tour leurs plaidoiries.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, responsable de la présentation et des notes
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
2. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
3. GIR : Gouvernement Intérimaire Rwandais pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
4. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
5. Voir l’audition d’Alain GAUTHIER, président du CPCR[↑]
6. Audition de Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, 16/11/2023 [↑]
7. Grégoire KAYIBANDA : premier président du Rwanda indépendant, le 1er juillet 1962. En 1957, il avait déjà publié le « Manifeste des Bahutu » qui désigne le Tutsi comme étant d’une race étrangère avant de créer en 1959 le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Focus – les origines coloniales du génocide.[↑]
8. Monsieur le président a exposé le rapport d’André GUICHAOUA « « Butare, la préfecture rebelle » au début du procès, le 20/11/2023.[↑]
9. Voir notre article du 19/3/2018: Le génocide contre les Tutsi: « Des salauds face à d’autres salauds »?[↑]
10. Voir notre article du 10/1/2023: Le docteur Eugène RWAMUCYO renvoyé à son tour devant la cour d’assises.[↑]

Procès MUNYEMANA, lundi 11 décembre 2023. J20
12/12/2023
• Interrogatoire de l’accusé.
• Audition de Daphrose BAZIZANE.
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Interrogatoire de l’accusé.
Monsieur le président annonce qu’il va commencer l’interrogatoire de l’accusé en suivant les thèmes qu’il avait annoncés en fin de la semaine précédente.
Le génocide.
Monsieur le président tente de résumer la position de l’accusé quant à l’origine du génocide des Tutsi. Il n’y aurait pas de planification ancienne. Il aurait plutôt tendance à partager l’opinion de monsieur André GUICHAOUA; le fait d’un petit groupe qui voulait garder le pouvoir. Il continue en disant que les témoins de contexte ne sont pas tous d’accord. Beaucoup penchent en faveur d’une planification:, de nombreux événements l’en attestent: les 10 commandements des Bahutu[1], les notes de BAGOSORA, discours de Léon MUGESERA à KABAYA, la naissance de la branche Power[2], la création de la RTLM[3], l’achat massif de machettes, les caches d’armes, le massacre des BAGOGWE et du BUGESERA considérés comme des sortes de galops d’essai, la Commission des droits de l’homme de 1993 sous la houlette de Jean CARBONARE, la rapidité des massacres sur tout le territoire, le soutien des intellectuels, une cruauté inouïe…. Autant d’éléments qui vont dans le sens d’une planification.
Aujourd’hui encore, l’accusé ne vois pas de planification. Par contre, concernant le génocide à Butare, Sosthène MUNYEMANA est d’accord pour dire que la destitution du préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA le 19 avril 1994, le discours du président SINDIKUBWABO et celui du ministre Jean KAMBANDA sont bien à l’origine du génocide à Butare. Tout comme l’arrivée des miliciens et de la Garde présidentielle entraînent la population dans le génocide.
A Tumba, l’accusé déclare qu’il n’a pas eu vent de réunions de préparation à Tumba, il n’y a jamais participé, même si son nom revient souvent avec ceux d’autres personnalités. Pour lui, possible qu’il y ait eu « un pouvoir parallèle ». Il n’a jamais vu de rassemblement politique au bar de RUGANZU mais il a bien participé aux réunions organisées par BWANAKEYE au bureau de secteur. Il a aussi participé à des rondes mises en place le 17 avril par le conseiller de secteur à la demande du préfet pour assurer la sécurité: « Tout le monde avait peur. » Le 21 avril, le système s’effondre avec l’arrivée des militaires. Pas de rondes entre le 21 et le 24.
A partir de cette date, l’accusé dit s’être « auto-confiné ». La nuit, les miliciens continuent leur « travail ». Les rondes reprennent le 24. Les membres de la sienne? Des noms connus souvent évoqués: RUGANZU, REMERA, MUREKEZI. Des miliciens d’autres quartiers viennent patrouiller sur le secteur de l’accusé. Sosthène MUNYEMANA sera choisi pour faire partie du « Comité des sages ».
L’accusé répète à plusieurs reprises qu’il ne connaît pas les gens de Tumba: difficile pour lui de dire qui a organisé le génocide à Tumba, même s’il suspecte REMERA. Par contre, le bourgmestre KANYABASHI a bien ordonné l’enterrement des corps. Il répète qu’il a vu que des personnes avaient été tuées, mais il n’a vu que peu de corps. Il était informé par les autres. Par contre, la nuit, il entendait des courses poursuites
Sur question de maître Mathieu QUINQUIS qui veut savoir ce que l’accusé entend quand il dit que l’attentat a précipité les choses, Sosthène MUNYEMANA se contente de répondre qu’avant, il percevait une une tension, un « climat délétère« . Des contradictions entre ce qu’il perçoit depuis plusieurs mois et ce qu’il dit aujourd’hui? « Je n’ai pas d’éléments pour parler de planification » répond l’accusé.
À maître SIMON qui lui demande qui se rendaient chez REMERA, l’accusé reprend son « refrain »: « Je ne connaissais pas les gens de Tumba, ni les militaires. Peut-être des jeunes venus de Rango. Je ne circulais pas dans la quartier. Je ne pouvais pas voir si MAMBO s’y rendait. » Pour lui, il n’a pas eu connaissance de réunion préparatoire en mars 1994.
« Des amis à Tumba? » demande maître EPOMA. Oui, RUGANZU, mais d’autres à Cyarwa? A Butare ville.
Maître TAPI s’étonne que l’accusé puisse parler de confinement alors qu’il voit des gens. « On sortait le moins possible, dit l’accusé. Je restais à mon portail. »
S’il a été désigné comme « sage », c’est que les gens le connaissaient? « Les gens me connaissaient mais moi, je ne les connaissais pas. Je ne pouvais pas mettre un nom sur chaque visage. J’étais un des « notables » en tant que gynécologue. »
Sur question de l’avocate générale, l’accusé dit ne pas avoir eu connaissance de l’épisode rapporté par le général VARET à qui Pierre-Célestin RWAGAFILITA, chef d’Etat-major de la gendarmerie réclamait des armes lourdes pour régler la question des Tutsi en 1991. Pourtant, son ami Straton était un proche de ce gendarme et il ne lui en a jamais parlé! Étonnant.
Au tour de la défense de poser des questions. Maître BOURG veut en avoir le coeur net: « Je voudrais qu’on se retransporte à Tumba en 1994. On vous reproche d’être celui qui n’a rien vu, rien fait, étiez-vous au courant des massacres, dans le quartier et au bureau de secteur? » Réponse laconique de l’accusé: « Je l’ai appris. »
L’avocate: « Vous avez dit: « J’avais peur. On avait tous peur! »
MUNYEMANA. « Quand on voit des gens mourir autour de soi, on a peur. Quand on était opposant, j’avais peur. KAMBANDA était mon ami, c’est vrai. J’étais en danger en tant qu’opposant et résistant à la mesure de mes moyens. » (allusion aux témoignage de Laurien NTEZIMANA)
A propos de la notion de « notable » (sur laquelle on reviendra), pour MUNYEMANA, la notion est étrangement peu claire. Pour lui, un notable, « c’est une personne qui écrase tout sur son passage. » Ce n’est que progressivement qu’il va comprendre que c’est quelqu’un de respecté.
Concernant la planification, maître BOURG rassure son client. Il n’est pas le seul à avoir la conception qu’il défend: « Avec GUICHAOUA, vous n’êtes pas les deux seuls. Il y a Stephen SMITH, NDAGIJIMANA et même Jacques SEMELIN ( NDR. Rumeurs dans la salle où plusieurs personnes trouvent que l’avocate déforme les propos de ce dernier).
Quant au préfet HABYARIMANA, sur question de maître DUPEUX, l’accusé dit que c’était une connaissance, pas un ami. Tour comme la Première ministre Agathe UWULINGIYIMANA avec qui il entretenait de bonnes relations, étant du même parti. Ils se connaissaient depuis 1979.
Le positionnement politique de l’accusé.
Monsieur le président tente de préciser le positionnement politique de l’accusé: » Vous êtes MDR. Quand la tendance Power ( NDR. En Kinyarwanda on disait aussi « Pawa ») apparaît, le MDR se scinde en deux[4]. Vous, vous êtes dans une troisième voie, comme Dismas NSENGIYAREMYE que d’autres disent modéré[5]. Certains parlent de vous comme membre du MDR Power! » Sosthène MUNYEMANA réfute son appartenance à la mouvance Power.
Le président. « Ni GUICHAOUA, ni Alison DES FORGES ne parlent d’une troisième voie? Dismas est pour la démocratie. Il a été Premier ministre d’avril 1992 à juillet 1993. Il quitte le gouvernement parce qu’il trouvait que le président HABYARIMANA favorisait trop le FPR[6] et la CDR[7]. Il n’y a pas de preuve qu’il ait été Power. Son départ du gouvernement aurait précipité le MDR dans la tendance Power, selon Hélène DUMAS. »
Réponse de l’accusé: » Dismas voulait ramener le parti vers le centre. La troisième voie était une voie médiane. »
Vont suivre une série de questions sur le banc des parties civiles. Les avocats tentent de savoir quel était le vrai positionnement de l’accusé. « Le terme MDR Power serait quand les gens n’avaient pas d’idées » aurait-il dit devant l’OFPRA[8], lui rappelle maître QUINQUIS, donnant ainsi l’impression de minorer le rôle du MDR Power. MUNYEMANA conteste. Contrairement à ce que son épouse avait déclaré, l’accusé reconnaît qu’il n’a jamais été attaqué par des membres du MDR.
Quant à Agathe, la Première ministre, « elle était idéologiquement dans une voie médiane, mais tactiquement proche du FPR. » Comprenne qui pourra.
Maître FOREMAN cherche à savoir comment il se situe par rapport au MDR Power car entre novembre 1993 et avril 1994 il n’a jamais exprimé de désaccord avec Jean KAMBANDA!
Maître BOURG fait remarquer que le ralliement de TWAGIRAMUNGU au FPR a dû choquer au sein du MDR. Son client confirme.
Ses relations avec Jean KAMBANDA.
L’accusé se dit scandalisé par le nouveau positionnement de Jean KAMBANDA à partir de son entrée dans le gouvernement. Au fil du procès, MUNYEMANA semble s’éloigner des positions de son ami. C’est ce que lui fait remarquer le président. L’accusé confirme. Monsieur le président égrène alors tous les faits que KAMBANDA reconnaît devant le TPIR[9]. L’accusé ne sait que répondre.
Jean KAMBANDA ne serait venu qu’une fois chez lui pendant le génocide. Ses locataires et les réfugiés qu’il hébergeait serait même venus le saluer! C’était le 19 juin. Ce n’est pas ce que disent un certain nombre de témoins.
Le président s’étonne que, le 16 avril, l’accusé soutienne le gouvernement de Jean KAMBANDA sans se soucier de son positionnement! (NDR. Allusion à la motion de soutien du 16 avril dont il sera question plus loin.)
Sur le banc des avocats des parties civiles, on s’étonne que l’accusé n’ait jamais parlé politique avec son ami KAMBANDA, même si devant l’OFPRA il a pu dire le contraire. C’est bien ce qui irrite maître FOREMAN: « Vous voulez nous faire croire qu’avec KAMBANDA vous n’échangez pas politique? Votre discours ne cesse de se modifier! »
Si les miliciens ne sont pas venus chez lui pour piller, c’est tout simplement parce qu’il savaient qu’il était ami avec Jean KAMBANDA. C’est la réponse qu’il donne à la question de maître EPOMA. Il justifie sa fuite à la fin du mois de juin parce qu’il se dit menacé par les miliciens et les militaires. Quant à la notion « d’ennemi« , dont il dit qu’elle n’est pas claire pour lui, monsieur le président lui fait remarquer qu’il est bien le seul à le dire.
Maître DUPEUX vient à son secours en lui faisant répéter qu’il n’a vu KAMBANDA qu’une fois et que, quand on a un ami, c’est plus difficile de lui faire remarquer ses fautes. L’accusé confirme. Quant à son autre ami, Straton, là encore, il n’a pas eu le temps de parler politique quand il l’a vu. Un juré lui fait remarquer que c’est peu compréhensible. Maître FOREMAN revient à la charge pour savoir si l’accusé considère Straton comme un extrémiste. MUNYEMANA n’a pas d’élément pour le dire.
C’est maître BOURG qui met un point final aux échange, sur un ton qui la caractérise: « Au moment où vous voyez Straton, on vous reproche de ne pas parler politique. Vous avez d’autres chats à fouetter! »
« C’est un moment où j’étais menacé par les militaires« , conclut l’accusé.
Son statut de notable à Tumba.
A la question de savoir s’il était un notable à Tumba, Sosthène MUNYEMANA, qui ne semble pas avoir encore compris le sens du mot, dit avoir toujours été humble. Il ne se considérait pas comme un « sale type ». Monsieur le président lui redit qu’être notable ne veut pas dire « être un sale type« . Quant à savoir s’il avait une influence sur la vie locale à Tumba, l’accusé précise qu’il n’a pas participé à la vie de son quartier. Avait-il le pouvoir de faire tuer, comme le disent des témoins? « Ce n’est pas dans ma nature de faire des actes répréhensibles » répond MUNYEMANA. S’il avait une confiance aveugle en KANYABASHI, c’est parce qu’il avait une bonne réputation. Mais ce n’était pas un ami.
Monsieur le président s’étonne dans la mesure où KANYABASHI a été lourdement condamné par le TPIR: incitation publique à commettre le génocide! « On a l’impression que vous avez vécu dans une bulle » fait remarquer monsieur SOMMERER.
L’accusé est ensuite questionné sur les notables de Tumba. Il donne quelques noms connus maintenant de tous. Le silence de REMERA? il ne se l’explique pas qu’il dit n’avoir jamais donné son avis. MAMBO? Il ne l’a pas contacté. A son arrivée à Tumba, il est allé saluer le conseiller de secteur: c’est lui qui lui a remis sa carte d’adhérent au MDR.
Le message de pacification? Il n’a rien entendu. Il ne sait pas qui l’a annoncé. Difficile à croire quand on sait que les Tutsi qui étaient terrés dans leurs cachettes l’ont entendu!
Ses relations avec les autorités locales actives dans le génocide.
Alors que le président énumère les noms bien connus des autorités locales suspectées d’avoir participé au génocide, l’accusé se contente de dire qu’il n’est jamais allé chez REMERA, qu’il ne le rencontrait même pas chez RUGANZU. Ce qui contredit les déclarations de nombreux témoins qui doivent être des menteurs.
Il savait que le docteur HABYAREMYE, venu chez lui en mai 1994, était membre de la CDR. Il n’a invité chez lui qu’un militaire. Lors d’une ronde, il avait été menacé par ce dernier alors qu’il était ivre et il l’invite chez lui le lendemain pour avoir des explications sur son comportement de la veille. Il a alors prévenu un certain KABALISA pour lui signaler qu’il était en danger. Personne ne croit vraiment à cet épisode.
Maître BOURG, une nouvelle fois, tente de trouver une explication pour son client: pour ne pas attirer l’attention, ne valait-il pas mieux se montrer? Cette déclaration convient très bien à son client qui acquiesce: « Il fallait rester visible! »
Le Cercle des Intellectuels de Butare.
Avant d’aborder le sujet, monsieur MUNYEMANA demande de projeter des photos de famille pour bien montrer qu’il avait des amis au sein du FPR: baptême du fils de son ami James par exemple. Il dit même avoir reçu une lettre d’un autre ami, Joseph NSENGIMANA (NDR. Joseph et sa femme Bernadette étaient nos amis. Bernadette a été tuée à Butare avec des enfants)
MUNYEMANA était le vice-président de ce Cercle des Intellectuels de Butare. Quant à ce qu’on appelle la « motion de soutien au gouvernement« , il s’agissait en fait d’une lettre adressée à la communauté internationale pour faire part de leur inquiétude suite à la décision de réduire les forces de la MINUAR[10].
Monsieur le président va énumérer les points contenus dans cette lettre:
1. mise en cause du FPR qui refuse les négociations et qui a repris le combat et soutien au gouvernement intérimaire et aux Forces armées.
2. condamnation de l’attentat qui a causé la mort de deux présidents et condoléances aux familles des victimes.
3. condamnation des massacres aveugles qui ont coûté la vie, entre autres à la Première ministre.
4. remerciements aux FAR qui ont aidé à mettre en place le gouvernement
5. le Cercle exige des explications concernant les événements qui se sont passés à l’aéroport alors aux mains des Casques Bleus belges.
6. invite les Nations Unies à ramener le FPR à la raison pour ramener « le calme légendaire » qui régnait au Rwanda.
Monsieur le président s’étonne que ces intellectuels possèdent autant de renseignements détenus au cœur du pouvoir. Et de quel « calme légendaire » parlent-ils alors qu’avant même le génocide la ville de Kigali était à feu et à sang. L’accusé prétend que ces informations étaient connues de tous.
Le président: « C’est connu de tous? Et le massacre des Tutsi est tu? Le 14, déjà, il y a des milliers de morts à Kigali et ailleurs dans le pays, et vous ne dites rien sur ces massacres? »
Réponse étonnante de l’accusé: « On a préféré ne pas dénoncer le massacre des Tutsi pour ne pas les mettre en exergue, pour ne pas les désigner comme des cibles potentielles. C’était pour garder la cohésion du peuple rwandais » Personne ne comprend un tel cynisme. Le président trouve ce raisonnement « tortueux« .
L’accusé insiste. Roméo DALLAIRE s’était montré trop favorable au FPR en ne dénonçant pas les assassinats que ce dernier avait commis dans le Nord du pays en novembre 1993. DALLAIRE ne voulait pas que les enquêtes aboutissent Personne ne comprend vraiment à quoi MUNYEMANA fait allusion.
« Vous faites quoi de vos journées » demande le président? Comme il l’avait dit en début de procès, il gérait le quotidien, s’occupait de ses enfants et de leur suivi scolaire,
Maître BOURG donne lecture d’un communiqué des FAR qui appellent à une trêve. Un autre communiqué dit que « l’ennemi est toujours le même, celui qui veut rétablir la monarchie » (Ministère de la défense). MUNYEMANA n’est pas au courant. Il a bien entendu le discours du président mais pas l’intervention de KAMBANDA dans sa totalité. Il était donc mal informé sur la situation au niveau national lui fait remarque monsieur le président.
Madame l’assesseure a beau souligner les contradictions dans ses propos, l’accusé n’est pas convaincu. Étonnant aussi que cette lettre, il n’ai pas éprouvé le besoin d’en parler lui-même. On ne la découvre que tardivement dans le dossier. La mise en place du gouvernement, il ne la voit pas comme un coup d’état. Il avait bien appris la mort d’Agathe, mais pas celle des autres opposants. Difficile de savoir son degré de connaissance de la situation dans la mesure où ses déclarations ont varié. Devant l’OFPRA, lui fait remarquer maître FOREMAN, il avait dit, en 2006, que c’est lorsqu’il a vu arriver les réfugiés de Gikongoro. Donc bien avant le 16?
Monsieur le président va lui faire remarquer qu’il analyse une situation le 16 sans être informé, au risque de dire n’importe quoi.
La suite des questions continuera de porter sur la connaissance véritable qu’il avait de la situation lors de la diffusion de cette motion. Maître BOURG veut en finir: « il faut replacer cette lettre dans son contexte. et ne pas se fier aux explication de monsieur GILLET. Monsieur MUNYEMANA, est-ce que vous utilisez les mots « ennemi », « travail »? NON. Donc, il n’y a pas de double langage. La lettre est rédigée en Français et destinée à l’ONU et aux ambassades? Il y a bien eu un communiqué des deux préfets, celui de Gikongoro et celui de Butare pour appeler à la paix? Pour organiser barrages et patrouilles pour protéger contre les fauteurs de trouble? » L’accusé confirme. On s’en tiendra là.
La réunion du 17 avril 1994.
Monsieur le président donne la liste de tous les témoins qui disent que, lors de cette réunion, il a pris la parole pour s’opposer à BWANAKEYE et faire courir de faux bruits sur des massacres de Hutu par des Tutsi. D’autres prétendent le contraire. L’accusé reconnaît seulement avoir dit que des gens s’étaient réfugiés chez lui. C’est son fils qui était venu l’avertir au cours de la soirée. Il savait pourtant que c’était les Tutsi qui étaient tués, mais il ne l’a pas dit.
Ceux qui l’accusent se sont concertés, prétend l’accusé. Ils ont harmonisé leurs témoignages. Monsieur le président lui rappelle que même BWANAKEYE l’accable. « Quand il était en prison« , réplique MUNYEMANA.
« La composition du groupe des Sages, rien ne vous inquiète? » demande l’assesseure.
« Pour moi, les membres étaient irréprochables. Ils avaient été choisis par une centaine de personnes. Ma présence était là pour tempérer les membres du conseil de sécurité, dont REMERA et MAMBO » répond l’accusé. (NDR. Grande habilité de l’accusé pour se justifier à postériori: « Ce n’est que découvrant le dossier que je me suis interrogé sur ma participation au Comité des Sages » Mais personne ne viendra par la suite le solliciter.
Sur question de maître DUPEUX qui intervient en dernier, monsieur MUNYEMANA précise qu’il a quitté la réunion lorsque son fils est venu lui signaler la présence de réfugiés chez lui et qu’il est revenu ensuite pour annoncer ce qu’il venait d’apprendre.

Audition de madame Daphrose BAZIZANE, citée par la défense, sur pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence de Grande-Bretagne.
Un témoin dont tout le monde se serait bien passé. Citée par la défense qui ne la connaissait probablement pas, madame BAZIZANE va passer une grande partie de sa déclaration spontanée à vanter les mérites du jeune MUNYEMANA dans sa commune de MUSAMBIRA. Elle ne tarit pas d’éloges à l’égard de ce cet « enfant exemplaire, studieux, premier de classe« , digne à être fréquenté. Il faut dire qu’il avait bénéficié d’une excellente éducation.
De retour de ses études en Europe, il était resté égal à lui-même, pas du tout fier, contrairement à ses camarades qui avaient suivi la même voie. S’il était ivre, ira jusqu’à dire le témoin, il était « ivre d’intelligence » (sic). Devenu médecin, il n’a pas changé. Il ne faisait pas de différence entre les gens. Il était aussi très ficèle en amitié.
A plusieurs reprises, monsieur le président va bien tenter d’arrêter le témoin qui nous entraîne loin de notre affaire, mais dès qu’on lui laisse la parole, elle continue à encenser son ami d’enfance.
« Où étiez-vous en 1994 » demande le président? « A Kigali » répond le témoin. Et de souligner que ses parents étaient fiers d’avoir un fils médecin.
Monsieur le président, avec humour, déclare que c’est pareil en France: les parents sont fiers d’avoir un fils médecin, avocat, magistrat. (NDR. Il n’ira pas jusqu’à dire président de cour d’assises mais…) Il fait dire au témoin que, aujourd’hui, les intellectuels sont malmenés.
Sur question de monsieur le président qui semble avoir hâte d’en finir, le témoin reconnaît n’avoir pas vu Sosthène MUNYEMANA pendant le génocide, n’avoir eu avec lui aucun contact téléphonique. Mais elle se permet d’ajouter que tout ce qu’on raconte sur l’accusé, ce ne sont que des mensonges. Monsieur le président se dit « désemparé », tout comme maître DUPEUX.
L’avocat de l’accusé semble pressé d’en finir. Il fait dire au témoin que, compte tenu de ce qu’elle connaît de son client, il est impossible qu’il ait commis les faits qui lui sont reprochés. Elle a entendu dire qu’il aurait accueilli des réfugiés chez lui. Pour prouver l’ineptie de ces accusations, elle va citer deux ou trois exemples qui prouvent que tout ce qu’on raconte n’est que mensonge: MUNYEMANA est accusé d’avoir tué un certain Ephrem qui était toujours en vie à la fin du génocide. Un autre exemple de manipulation? Dans un article d’Izuba, en date du 26 février 2010, on évoque le fait qu’on lui a refusé le statut de réfugié. Une photo illustre le document, mais c’est celle de Claver KAMANA (NDR. Claver KAMANA, un riche homme d’affaires tutsi a été pendant longtemps visé par une plainte du CPCR mais il est décédé en cours d’instruction).
Maître LINDON s’étonne qu’elle se soit manifestée si tard pour témoigner: si on l’avait appelée, elle serait venue.
L’audition s’arrête là, au grand soulagement du président et de la défense qui n’avait pas dû se renseigner sur l’identité du témoin et sur les propos qu’elle tiendrait.
Seul MUNYEMANA semble y avoir trouvé son compte. Occasion pour lui de préciser que, dans sa commune, tout le monde s’entendait bien. Avant la fin de l’audition, il adresse un salut amical au témoin.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT pour la présentation et les notes
1. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
2. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
3. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
4. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
5. Voir l’audition du 17/11/2023 de Dismas NSENGIYAREMYE, premier ministre entre le 2 avril 1992 et le 18 juillet 1993, il sera remplacé par Agathe UWULINGIYIMANA, assassinée des le 7 avril au matin.[↑]
6. FPR : Front Patriotique Rwandais). Il reprochait à KAMBANDA d’avoir pactisé avec le MRND((MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
7. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
8. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]
9. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
10. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]

Procès MUNYEMANA, mardi 12 décembre 2023. J21
14/12/2023
• Audition de madame DAHAN-SANANES, psychologue.
• Audition de Michèle VITRY, psychologue.
• Audition de Dominique DANDELOT, psychiatre.
• Interrogatoire de l’accusé (suite).
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Audition de madame DAHAN-SANANES, psychologue
Mme DAHAN-SANANES relève une absence d’empathie et une agressivité qui se retrouvent dans les 3 tests qu’elle a réalisés lors de sa rencontre avec l’accusé. Il ressort de l’analyse de Mme DAHAN-SANANES que Mr MUNYEMANA est quelqu’un de parfaitement capable de s’adapter dans son environnement quand il ne se sent pas menacé, mais que dans un environnement instable et dangereux, « le verrou saute » et ses ressentis de l’enfance qu’il tente de dénier et de rationaliser s’expriment. Enfant il n’a eu aucune reconnaissance en tant qu’être existant aux yeux des adultes. Cette psychologue explique que ce n’est pas possible de demander à quelqu’un de reconnaitre l’autre quand lui-même n’a pas été reconnu.
L’accusé a aussi été confronté à de la violence, des punitions, son père qui le fouettait. Il est dans le déni, il dit que tout était parfait mais quand on creuse on s’aperçoit de tout cela. Cela a pour conséquence que face à un ordre ou une autorisation à commettre de la violence, le sujet va se soumettre car ça lui permet d’exprimer ce qui veut s’exprimer de ce traumatisme.
Psychologiquement, il s’est scindé en deux. Il donne des histoires complètement différentes dans l’interprétation d’une image, ce qui montre que ses deux personnalités ne communiquent pas donc les clivages, les contradictions ça ne le gêne pas. Ce clivage le protège de l’effondrement, il existe aussi chez les victimes du génocide comme d’autres experts l’ont évoqué précédemment durant les audiences.

Audition de madame Michèle VITRY, psychologue.
C’est à la demande de la défense qu’une contre-expertise a été réalisée. Madame VITRY a rencontré le témoin à deux reprises, les 5 et 10 juillet 2016. Monsieur MUNYEMANA a eu la possibilité d’exprimer ses émotions. Elle commence par donner quelques éléments biographiques de l’accusé: vie familiale sans histoire, parents de religion traditionnelle, milieu social agricole, parents calmes. C’est le père qui sévit, un père qu’il « n’a jamais vu en colère« .
Monsieur MUNYEMANA ne reconnaît pas les faits qui lui sont reprochés. C’est le lendemain de l’attentat qu’il aurait compris que les Tutsi étaient visés par les massacres. Il manifeste une « réaction émotionnelle authentique » au cours des entretiens. Il éprouve un sentiment d’impuissance, reconnaissant ne pas avoir eu d’autorité. Il évoque le séjour chez ses beaux-parents début juin 1994 et regrette surtout de n’avoir pu honorer les morts de sa famille.
L’accusé a une intelligence au-dessus de la moyenne, une très bonne mémoire et n’est atteint d’aucun trouble psychologique majeur. Absence totale de théâtralité ou de manipulation. Les deux tests qu’il a passés manifestent que l’accusé est un être introverti, hypersensible, utilise des mécanismes défensifs, a confiance en lui et ne manifeste pas de nervosité. Il aime le travail en groupe et manifeste un ancrage normal à la réalité. Il reste attaché à sa culture d’origine. Se manifestent aussi des traits psychologiques rigides non pathologiques. À l’évocation de ses frères décédés en bas âge, monsieur MUNYEMANA exprime une certaine tristesse. Il possède une personnalité structurée, des pulsions agressives contenues et aime les relations interpersonnelles.
Sa personnalité ne manifeste pas de clivage (NDR. Contrairement aux conclusions de madame DAHAN-SANANES qui avait beaucoup développé cet aspect de la personnalité de l’accusé).
Réactions de l’accusé. Monsieur MUNYEMANA déclare ne pas avoir été victime de maltraitance dans son enfance. La première psychologue n’était pas intéressée par l’aspect culturel dans lequel il a vécu et qu’il rappelle : « On ne se fait pas de bisous avec les parents« . Il n’a pas subi de « bastonnade« , simplement des coups de branche d’eucalyptus, comme on corrige les enfants lorsqu’ils ont fait une bêtise. La maman, elle, corrigera par des conseils.

Audition de monsieur Dominique DANDELOT, psychiatre.
Monsieur MUNYEMANA, lors de cet entretien, réalisé en février 2016, reconnaît que l’accusé a manifesté une participation satisfaisante. Monsieur MUNYEMANA dit n’avoir jamais été impliqué dans les événements du Rwanda. Il aurait même mené des actions préventives pour mettre des Tutsi à l’écart. Sa femme est d’origine Tutsi (NDR. Il semblerait que son épouse ait eu une grand-mère tutsi.)
Examen psychiatrique. Monsieur MUNYEMANA ne présente aucune pathologie psychiatrique. Il a une intelligence au-dessus de la moyenne: intelligent, voire très intelligent. Il a fait un récit assez complet, ne présente pas de problème d’amnésie.. Il ne présente aucun élément de prédisposition d’ordre addictif, manifeste une certaine auto-justification. Une anecdote: il buvait de l’alcool pour faire comme les autres, pour ne pas se faire remarquer. « Si je ne bois pas, les tueurs vont penser que je ne veux pas tuer » a-t-il confié.
Monsieur le président précise: « Il aurait l’alcool stratégique » ?
Le médecin n’a pas trouvé d’éléments post-traumatiques. Aucune pathologie, pas d’altération du discernement. (NDR. Ce qui laisserait entendre qu’en cas de condamnation, il serait accessible à une sanction.)
Réaction de monsieur MUNYEMANA. Il dit ne pas avoir bien compris ce que le psychiatre a dit concernant sa consommation d’alcool. Avant le génocide, il n’en buvait pas. Et d’ajouter: « Quand les tueries commencent et qu’on était comme moi, je courais un grand danger. Je vidais mon verre pour faire semblant, pour ne pas être différent. »
À madame l’avocate générale qui lui demande si, en tant qu’expert, il a déjà rencontré des personnes comme Sosthène MUNYEMANA, une personne ordinaire qui peut commettre des crimes. Le psychiatre répond par l’affirmative.

Interrogatoire de l’accusé (suite).
La cérémonie du 19 avril 1994 dans la salle polyvalente de Butare.
Il s’agit de la cérémonie d’investiture du nouveau préfet, Sylvain NSABIMANA. Monsieur MUNYEMANA ne participe pas à cette rencontre mais il a entendu à la radio des extraits du discours du président SINDIKUBWABO[1]. Il reconnaît qu’il s’agissait d’un discours incendiaire, menaçant à l’égard de ceux qui ne « travaillaient pas« . Le discours de KANYABASHI révélait une véritable allégeance à la politique du gouvernement. Quant au discours de Jean KAMBANDA[2], l’accusé ne l’a pas entendu à l’époque. Mais l’accusé ajoute que ce discours « allait dans le mauvais sens« : « À partir de ce jour, je comprends qu’il a des responsabilités« . C’est pourtant le même jour qu’est diffusé à la radio le texte de la motion de soutien au gouvernement lui fera remarquer le président.
Monsieur le président s’étonne que ses collègues signataires de la motion n’aient pas réagi, l’accusé se contente de dire: « On aurait réagi auprès de qui? On ne s’est pas rencontrés. On avait un seul but: la paix. Je n’ai pas pensé à créer un nouveau réseau, je n’en étais pas capable. »
Par contre, il n’a pas su que KANYABASHI avait prononcé un discours. Il n’entendra d’ailleurs des extraits de ces discours que le lendemain. Il n’a pas entendu les interventions de Stanislas MBONAMPEKA et de KAREMERA, au nom du MDR.
Les rondes.
Au début, ce sont des patrouilles mixtes qui patrouillent et des Tutsi seront tués par leurs compagnons. Monsieur le président rappelle l’organisation des rondes. Monsieur MUNYEMANA demande de projeter un plan de son quartier dans lequel il faisait des rondes, « la ronde du Bonheur » sera-t-elle surnommée, à cause de la bonne cohésion au sein de cette ronde. Ces rondes auraient été suspendues du 21 au 24 avril, période au cours de laquelle chacun se barricadait chez soi jusqu’à ce que BWANAKEYE réunisse les habitants et demande de les reprendre, au cours de la réunion du 24 avril.
Cette réunion, dont MUNYEMANA est le seul à parler, rassemble les conseillers de cellules qui ont convoqué les gens autour d’eux, ainsi que les Tutsi enfermés au bureau de secteur. (NDR. Cette organisation fera l’objet de discussions car on ne comprend pas trop comment les Tutsi pouvaient y assister sans donner leur avis, dans une salle qu’on a décrite comme sale et malodorante.) L’accusé rappelle qu’il a repris les rondes, une nuit sur deux. Ils sont armés de bâtons, lui-même tenant simplement un manche à balai! Des rondes de 19 heures à 5 heures du matin auxquelles il cessera de participer début juin quand il a commencé à être menacé à son retour de KIGEMBE. Les témoins qui disent qu’il s’est mal comporté lors de ces rondes sont des menteurs. D’ailleurs, l’accusé dit qu’il aurait pu être tué car on le soupçonnait d’avoir changé d’ethnie.
Lors de ces rondes, il n’a jamais vu d’exécution de Tutsi. Les assaillants ne passaient pas près de chez lui. Il n’a pas vu non plus les gens se faire sortir du bureau de secteur. Il va se rendre compte, très vite, que certaines rondes vont devenir des groupes d’assaillants. Beaucoup de gens mouraient en silence, sans pousser un cri: c’est ainsi que l’accusé justifie le fait de n’avoir rien entendu. Ce qui provoque la colère sur le banc des avocats des parties civiles. D’ailleurs, comment peut-il s’opposer aux tueurs , armés seulement de bâtons, demande maître AUBLE. « Rien que se savoir en groupe, rétorque l’accusé, ça suffisait. Avec nos cannes en bois, on s’est serré les coudes« . (NDR. Hallucinant!)
Maître BERNARDINI lui rappelle que le rôle des intellectuels consistait à inciter la population à tuer. L’accusé n’est pas d’accord: « Il ne faut pas mettre tous les intellectuels dans le même sac d’Éric GILLET! » (allusion à l’audition de ce dernier[3]).
La défense, par des questions courtes, veut faire dire que les rondes auxquelles leur client a participé ont pu sauver des gens.
Les barrières.
Monsieur le président énumère le nom des témoins qui ont témoigné de l’existence de barrières à Tumba. On ne passera que peu de temps sur ce thème dans la mesure où, rappelle le président, l’acte d’accusation a écarté la présence de l’accusé sur les barrières. L’accusé répète que lui n’a pas vu les barrières dont parlent tant de témoins. Par contre, il reconnaît avoir contribué à leur mise en place après le 17 avril.
Les fosses communes.
Monsieur MUNYEMANA ne connaissait l’existence que d’une fosse, celle de KARANGANWA. Quant aux seringues retrouvées plantées sur le corps de certaines victimes, l’accusé dit n’avoir jamais utilisé ce matériel. Il a bien senti les odeurs de cadavres et il était conscient qu’on tuait les Tutsi sur les fosses. Mais il n’en dira pas beaucoup plus malgré les questions des avocats des parties civiles. Maître FOREMAN reproche à l’accusé de parler de ces fosses « avec froideur ». Maître TAPI intervient à son tour, en colère: « Est-ce qu’on parle de la mort d’animaux ou d’hommes? »
S’il n’a pas alerté KAMBANDA sur l’existence des fosses, c’est qu’il n’avait pas les moyens de le joindre. Il n’avait pas son contact téléphonique.
L’intervention de monsieur KANYABASHI? Il n’a pas connu cette scène. Il n’était pas là. Mais c’est possible qu’il soit venu.
Maître BOURG fera remarquer que monsieur KANYABASHI n’a pas été condamné pour ces faits au TPIR, à Arusha.
Les réunions.
Monsieur le président parle des réunions qui se seraient tenues du 8 au 17 avril 1994, réunions au cours desquelles on aurait préparé les tueries, localisé les Tutsi, établir des listes. On aurait pris la décision de conduire les Tutsi au bureau de secteur afin de les compter.
Pour monsieur MUNYEMANA, tout est FAUX.
À maître maître QUINQUIS qui s’étonne que l’accusé voit circuler beaucoup de gens, qu’il conteste tout et qui lui reproche de ne s’intéresser à rien, l’accusé se contente de répondre: « Mais qu’est-ce qu’on aurait pu faire? À mon niveau, j’ai fait ce que j’ai pu. »
Sur question de l’avocate générale, l’accusé redit que les Tutsi enfermés au bureau de secteur ont bien participé à la réunion du 24 avril.
La pacification.
Selon Alison DES FORGES, la pacification a permis le renforcement des contrôles sur les massacres[4]. L’accusé n’en a jamais entendu parler. Il ne connaît même pas le mot en kinyarwanda! En tout cas, il fallait éliminer les Tutsi. Pour MUNYEMANA, la pacification consistait à restaurer la paix. Pourtant, pour beaucoup, la pacification a été un PIÈGE. Les Tutsi sont sortis de leur cachette et ont été tués. L’accusé, selon Marie NYIRAROMBA, sa voisine hutu dont le mari tutsi a été tué, atteste de la présence de MUNYEMANA à la réunion du 15 mai au cours de laquelle le sujet a été abordé. L’accusé prétend qu’à cette réunion, on n’a pas parlé de pacification. C’est BWANAKEYE qui s’est exprimé. Lui-même ne sait plus s’il a pris la parole. Il déclare que la question concernant le recensement des biens abandonnés des Tutsi n’a pas été abordé.
Il se fait tard. Les autres thèmes seront abordés le lendemain.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, notes et présentation
1. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
2. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
3. Voir l’audition d’Éric GILLET, 8/12/2023 (il a été avocat des parties civiles dans les procès en Belgique).[↑]
4. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]

Procès MUNYEMANA, mercredi 13 décembre 2023. J22
15/12/2023
Avant de reprendre l’interrogatoire de l’accusé, ce dernier demande à faire une déclaration.
« Contrairement aux apparences, je ne suis pas enfermé dans une bulle. Je m’occupais de mes enfants. Je ne suis pas resté insensible. J’ai oublié. Je ne savais pas que j’aurais des comptes à rendre. Je me sens comme dans une carapace. Les échanges d’hier m’ont touché. Cela ne m’empêche pas d’avoir de la compassion pour les victimes. » (NDR. Probablement une mise au point préparée avec ses avocats pour atténuer le sentiment qu’il a laissé la veille lors de la seconde journée de son interrogatoire.)
Interrogatoire de l’accusé (suite et fin).
Les conditions de la remise des clés du secteur.
À propos de ce thème, on est en présence de plusieurs versions, commence le président. À monsieur MUNYEMANA: « Vous auriez confisqué les clés à BWANAKEYE lors de la réunion du 17 avril. Des témoins le disent. D’autres disent que vous n’avez jamais eu ces clés. GASHONGORE, que vous auriez récupéré les clés chez son frère MAMBO, le conseiller de cellule, chez qui vous seriez allé avec KUBWIMANA. Vous dites que vous vous êtes bien rendu chez MAMBO mais que vous n’avez pas trouvé les clés. »
Monsieur MUNYEMANA donne sa version. La décision de récupérer les clés a été prise le22 avril quand il a appris que des Tutsi avaient été tués. Il a alors averti BWANAKEYE par téléphone. Ce dernier lui a répondu qu’il ne pouvait se déplacer car il était assiégé par des miliciens à son domicile. Il fera son possible pour trouver quelqu’un de confiance pour lui faire apporter les clés. Le soir, l’accusé va se rendre chez MAMBO accompagné par KUBWIMANA car il ne sait pas où habite le conseiller de cellule (NDR. Peut-on le croire quand on sait qu’il est à Tumba depuis plusieurs mois?) MAMBO n’a pas de clé. Ce n’est que le lendemain que BWANAKEYE finira par lui faire parvenir une clé du bureau de secteur. A partir de là, il ouvrira la porte aux réfugiés.
Monsieur le président lui fait remarquer qu’il aura fallu quand même 48 heures pour obtenir cette clé! Il fait remarquer à l’accusé que le conseiller de secteur et Celse GASANA ne donnent pas la même version.
Monsieur MUNYEMANA poursuit. Il a gardé la clé jusqu’au 15 mai, une semaine après avoir repris son travail à l’hôpital. C’est le 14 mai que le groupe de réfugiés auquel appartient Vincent KAGERUKA arrive au bureau de secteur. L’accusé utilisera la clé à quatre reprises. La pluie obligeait les réfugiés à venir au bureau de secteur et lorsqu’ils arrivaient, une nuée de miliciens les entourait.
Emplacement de l’ancien bureau du secteur dont Sosthène Munyemana avait les clés.
Le président s’étonne que les Tutsi se réfugient de leur plein gré dans un bâtiment administratif alors que l’administration a demandé l’extermination des Tutsi.
Un juré s’étonne à son tour que MUNYEMANA, médecin, tarde à aller secourir les réfugiés Alerté qu’il y a des blessés par RUGANZU, il aurait dû les assister . Il y avait des femmes violées! (NDR. A Tumba, de nombreux médecins avaient élu domicile. Aucun ne s’est porté au secours des réfugiés! Beaucoup ont même participé au génocide)
Madame l’assesseure fait remarquer qu’il fallait « avoir des tripes« , « du coeur » corrige-t-elle. L’accusé avait peur! Comment est-il accueilli par les miliciens? » J’explique que j’ai la clé et je dis que je viens de la part de BWANAKEYE« . Et les gendarmes qui habitent chez lui? Leur a-t-il demandé d’intervenir? » Ils partent au travail. Je n’avais pas d’ordre à leur donner. C’est comme si je donnais des informations à des gens qui les avaient déjà! » répond l’accusé.
Maître FOREMAN demande pourquoi attendre le 22 alors qu’il y a des morts le 21? MUNYEMANA répond que le 21 il n’y a pas de morts au bureau de secteur. Les tueries commencent la nuit du 21 au 22. Les morts du 21 sont des morts du quartier.
« Le 21 et le 22 avril, que faites-vous« , demande maître TAPI. Sosthène MUNYEMANA est parti faire des courses à Rango d’où il rentre vers 10h30. Pendant les premières attaques, il reste chez lui. Il pense avoir entendu un coup de feu. Des tueurs se présentent chez lui armés de massues, de machettes, fouillent la maison et demandent les cartes d’identité des occupants. Il en est « choqué« . Le 22, il reste chez lui, sort de temps en temps devant son portail. Quant à BWANAKEYE, il n’avait pas beaucoup d’autorité sur les miliciens. Et MAMBO? Il n’avait pas encore pris la mesure de son implication dans le génocide.
Les avocats des parties civiles font remarquer à l’accusé qu’il a beaucoup varié dans ses déclarations concernant la remise des clés, que ce soit devant l’OFPRA[1], la CNDA[2] ou devant la cour. Si c’est à lui que BWANAKEYE a remis les clés, c’est parce qu’il l’avait appelé. Monsieur le président insiste et demande à monsieur MUNYEMANA ce qui se passe alors. « Je l’appelle pour lui dire que j’ai fait rentrer des gens dans le bureau de secteur et il me répond qu’il passera aujourd’hui ou demain. Il ne venait jamais le jour même. »
Les avocats de la défense lui demandent de sortir de l’analyse. « On veut des faits précis » insiste maître BOURG. Quant à maître DUPEUX, il insiste pour faire dire à l’accusé que les personnes auxquelles il ouvrait la porte éprouvaient une grande satisfaction, ils étaient contents de ne plus être exposés aux miliciens.
Lorsque BWANAKEYE arrivait enfin le matin, il était seul en voiture. Il convoquait les responsables de cellules qui convoquaient à leur tour les habitants. Il commençait alors à s’enquérir de la situation dans chaque cellule. Pour arriver au constat que les réfugiés ne pouvaient pas retourner chez eux. Et tout cela en présence des réfugiés et des miliciens. (NDR. Il semble bien que MUNYEMANA construise là un récit qu’il invente au fur et à mesure. Cette description est incompréhensible. Comment imaginer de telles réunions dans ces conditions?)
BWANAKEYE va alors se rendre chez l’accusé pour appeler le bourgmestre KANAYABASHI qui envoie alors une camionnette conduite par un policier communal. Les réfugiés seront alors conduits au bureau communal à Butare « pour y être protégés« . C’est en tout cas ce que MUNYEMANA imagine.
Le président de poser une nouvelle question: « On vous a fait croire qu’on les protégeait. Vous avez été dupé? »
Sosthène MUNYEMANA: « C’est possible, je le concède. C’est dommage pour moi (NDR. Pas pour les victimes?) C’est un signe de naïveté. » Le président reprend la balle au bon, avec une pointe d’ironie: « Vous avez été un naïf au grand coeur? » « Je ne m’attendais pas à ce qu’on les tue » se contente de répondre l’accusé.
Comment peut-il affirmer que le bureau de secteur était un lieu de refuge? « Je voyais le soulagement dans leurs yeux (sic). J’ai fait confiance à KANYABASHI. » Mais comment faire une confiance aveugle au bourgmestre qui avait fait allégeance au gouvernement? Pour toute réponse, MUNYEMANA dit qu’il ne connaissait pas les propos de KANYABASHI, il n’avait pas entendu son discours. « Je suis un citoyen qui tente de sauver des gens. Je savais que BWANAKEYE n’était pas un extrémiste » finira-t-il pas ajouter. Monsieur le président lui rappelle que BWANAKEYE a été condamné, tout comme KANYABASHI. Et lui, dans cette chaîne?
Monsieur le président a beau lui tendre des perches, il ne les saisit même pas. Il se demande comment le bureau de secteur ait pu être un refuge alors qu’il est entouré de miliciens. Pourquoi les Tutsi seraient-ils en sécurité alors que tout est mis en place pour les pourchasser? « Je vous demande de nous aider à comprendre. Peut-être que vos avocats vont vous arracher la vérité aux forceps? » poursuit le président (Sourires sur les bancs des jurés et des parties).
Monsieur le président nomme alors tous les témoins qui ont parlé du bureau comme un lieu de détention. Vingt et un l’affirment, et l’accusé, après chaque déclaration lue par monsieur SOMMERER, dit que c’est FAUX! Seuls cinq témoins diront le contraire.
La « maison 60« .
« Maison 60 » où étaient enfermés les Tutsi avant d’être conduits au bureau de secteur.
La maison 60, c’est le lieu où les Tutsi de Rango ont été rassemblés après leur arrestation le 17 mai 1994. Ils seront ensuite conduits sous escorte au bureau de secteur. De là, on les transportera au bureau communal à Butare. On ne les reverra plus. Des témoins disent que Sosthène MUNYEMANA était présent lors de leur transfert. Certaines de leurs épouses hutu tenteront bien de les ravitailler. « Si Sosthène n’avait pas donné les clés » dira l’une d’elle, nos maris auraient pu s’enfuir. »
Monsieur MUNYEMANA n’a jamais entendu parler de cette « maison 60 ». Quant à RURANGWA qui l’accuse, il ne le connaît pas et s’il l’a accusé en Gacaca[3], c’était pour obtenir une réduction de peine. Et d’ajouter: « Au début, je pensais qu’ils étaient venus de leur plein gré. C’est au cours de l’instruction que j’apprendrai que certains ont été amenés pour y être enfermés. » Peut-on le croire?
Conditions de vie dans le bureau de secteur.
Lors de la confrontation avec Vincent KAGERUKA, seul Tutsi à avoir survécu en se cachant sous le camion qui, du bureau communal, emportait les réfugiés vers un lieu inconnu, ce dernier évoque son séjour au bureau de secteur en disant qu’ils étaient dans « l’œil du cyclone« . (NDR. Puis-je me permettre une note d’humour? Monsieur le président, emporté par son élan, précise à l’usage des jurés que, selon la mythologie, les Cyclopes étaient des êtres monstrueux avec un œil unique au milieu du front.)
Monsieur MUNYEMANA intervient alors à propos de Vincent KAGERUKA: « J’ai exposé ce que j’ai pu faire pour lui.. J’ai ouvert la porte quand il est entré. Mais c’est BWANAKEYE qui a ouvert quand il est sorti. Si je n’avais pas ouvert la porte pour les laisser entrer, ils auraient été tués sur place. » Quant à l’expression « Comité organisateur du génocide », c’est une expression inventée par les rescapés après le génocide. »
« Les Tutsi massacrés au secteur pendant la nuit, vous n’avez rien entendu » interroge madame l’assesseure. « J’ai entendu des cris, mais du côté de mon domicile » répond l’accusé. « Toujours le même processus de décision, ça ne vous paraît pas louche » interroge un juré. « Cela s’est passé comme ça, Je pensais qu’ils seraient en sécurité là où on les conduirait. »
Pour monsieur MUNYEMANA le bureau de secteur était bien un lieu de refuge. Il le confirme sans cesse. Concernant le ravitaillement des réfugiés, là aussi il a changé de version. Quant aux menaces, finalement il semblerait que ce soit lui qui en subisse le plus. Et d’ajouter: « J’avais donné l’adresse de mon épouse à mes enfants pour le cas où je mourrais. Je comprends la douleur des réfugiés. Tous les jours je me souviens de quelque chose de nouveau ». On lui fait alors remarque que, devant l’OFPRA, il n’avait pas évoqué de menaces.
Et lui revient soudain, comme par miracle, un nouvel épisode. (NDR. Pendant la pause, la famille MUNYEMANA semblait être en conciliabule avec leur avocate, probablement à l’origine de ce nouveau souvenir a rapporter devant la cour.)
« Ma fille m’a rapporté un événement que j’avais oublié. Des miliciens sont venus chercher notre employée tutsi. Ils ont mis ma fille à genoux, l’ont menacée. J’entends des cris, je sors. Je trouve ces miliciens qui lui marchent sur les mains. J’interviens: S’il vous plait, c’est ma fille. Je négocie et ils repartent toujours en menaçant. J’ai alors décidé d’emmener mes enfants chez le parrain de mon second fils à Kigembe. »
Réaction du président, malicieux: « La psychologue vous a ébranlé hier. Votre avocate vous a secoué? »
Monsieur MUNYEMANA craque pour la première fois: « Pour moi, c’est un double drame. Vous vous rendez compte? Depuis 28 ans! » Il essuie quelques larmes.
Maître FOREMAN qui souhaite lui poser une question patiente quelques instants, que l’accusé se remette. Il veut savoir si les premiers réfugiés du bureau de secteur étaient venus de leur plein gré. C’est ce qu’il a toujours dit. Par contre, pour ceux qui sont arrivés de Rango, il était clair qu’ils étaient conduits par des miliciens. Mais il n’y avait pas de blessés dans ce groupe. Il n’a pas parlé de blessés ou de femmes violées. Il n’avait évoqué que des blessures superficielles. Maître DUPEUX se dit stupéfait de cette intervention de son collègue FOREMAN.
L’avocate générale veut préciser les choses: « Des blessures superficielles? Ce n’est pas ce que dit Vincent KAGERUKA. Vous étiez en lien avec d’autres professionnels de santé, la Croix Rouge, vous auriez pu organiser le ravitaillement? Deux ou trois jours sans manger. Comment faisaient ceux qui n’avaient pas de femme hutu? Vous faites confiance au conseiller, au bourgmestre, vous n’avez pas entendu de discours, vous n’avez pas entendu l’appel à la pacification, vous avez l’impunité accordée aux tueurs, devant le juge vous reconnaissez que les autorités cautionnaient les tueries. vous confirmez tout cela? »
L’accusé confirme. Et de rappeler le cas de SYAMBA que sa « ronde du Bonheur » avait arrêté et qui, libéré, était revenu les menacer. Il n’a jamais su qui l’avait libéré.
Les avocats de la défense mettent la pression sur leur client. Ils veulent des faits précis, pas d’analyse. Ils vont le bousculer concernant les conditions dans lesquelles il s’est rendu au bureau de secteur le 14 mai lorsqu’il a entendu des cris suite à l’arrivée de Vincent KAGERUKA. Ce sont les cris des miliciens: « Le roi de Tumba! Le roi de Tumba! » qui l’ont alerté. Combien de fois s’est-il rendu au bureau? Deux fois ce jour-là. De toutes façons, s’il ne les avait pas enfermés, ils seraient morts. C’est ce qu’il avait déjà dit.
Monsieur MUNYEMANA sera ensuite interrogé sur son emploi du temps, sur sa reprise du travail à l’hôpital. Il donne des précisions sur ses activités mais comme il n’est pas poursuivi pour les tueries à l’hôpital, malgré un certain nombre de témoignages, il n’est pas nécessaire de passer trop de temps sur le sujet.
L’auto-défense civile.
Se reportant à l’ouvrage de monsieur GUICHAOUA, Butare, la préfecture rebelle, monsieur le président rappelle à l’accusé que son nom apparaît comme membre de cette organisation[4]. L’accusé écrira à l’auteur pour qu’il rectifie ce qu’il considère comme une erreur. Il n’obtiendra pas de réponse. Monsieur MUNYEMANA attribue cette mention à son ancien ami James. Personne n’arrivera à le convaincre que ce n’est probablement pas le cas. Il n’était pas membre de ce comité. Il n’aurait appris son existence qu’à l’OFPRA. (NDR. Encore une déclaration difficile à croire. Mais c’est sa défense.) Même si son nom apparaît dans un dossier concernant son collègue RWAMUCYO[5], ou dans un autre document remis par le juge belge VANDERMEERSCH[6] concernant la formation qu’auraient suivie un certain nombre de tueurs de Tumba, il le conteste. Maître FOREMAN s’étonne que l’accusé ne découvre ces révélations qu’en lisant GUICHAOUA alors que le sujet a été abordé lors de la réunion du 14 mai.
Maître BOURG vole au secours de son client: « Monsieur MUNYEMANA, vous êtes partout. On va bientôt dire que vous étiez aussi à la RTLM[7]. » Et puis, son client n’a jamais été interrogé sur ce sujet. C’est un document truffé d’erreurs. KANYABASHI n’a jamais été condamné pour cela. La seule source, c’est l’OFPRA, l’OFPRA, l’OFPRA…
La réunion du 14 mai 1994 à l’Université.
Le président résume le contenu de cette journée. Les propos tenus lors de cette rencontre avaient pour but de mobiliser les intellectuels. Il cite l’Agenda de Jean KAMBANDA versé par le Parquet sur lequel il est mentionné que les accords d’Arusha n’ont aucune valeur[8]). Le discours de RWAMUCYO est aussi mentionné: l’intervention du Cercle des Républicains qui appelle à l’extermination des Tutsi, sans oublier le discours de KAREMERA, au nom du MDR, qui adhère aux positions de KAMBANDA et de RWAMUCYO. Monsieur MUNYEMANA est appelé à donner sa réaction.
« Il n’y a aucune ambiguïté, commence l’accusé. Je sens que c’est la dérive. Ces discours sont inacceptables. Ce jour-là, j’ai eu la confirmation de ce que j’avais vu. Je ne souscris pas aux discours de KAREMERA. Je ne comprends pas qu’il s’exprime au nom du Cercle des Intellectuels du MDR. Si cette réunion était organisée par le MDR, je n’étais pas au courant. »
Maître FOREMAN s’étonne que, dans le journal DE MORGEN, il se soit porté garant de KAREMERA. L’avocate générale se propose de lire le début du discours de Jean KAMBANDA. Il remercie les intellectuels pour leur soutien à la ligne de conduite du gouvernement et leur demande de continuer à aider ce gouvernement. Et de remercier le Cercle des Intellectuels de Butare. (NDR. Cf la motion de soutien au gouvernement intérimaire). A noter que si Sosthène MUNYEMANA ne prononce pas de discours lors de cette rencontre, il ne manifeste pas non plus son désaccord. Il se serait tu car il ne soutenait pas ces discours. Et l’avocat du CPCR d’élever la voix; « Vous voulez nous faire croire que vous n’êtes pas au courant de l’organisation de cette réunion? »
Maître DUPEUX résume la position de son client: « Vous entendez ces discours. Vous confirmez que vous ne souscrivez à aucun? » Monsieur MUNYEMANA ne peut que confirmer.
L’aide apportée par MUNYEMANA à des gens de Tumba.
Un certain nombre de personnes ont manifesté leur soutien à l’accusé. Monsieur le président en donne les noms et les propos qu’ils ont tenus. Ce qui amène l’accusé à réagir: « Cela représente quelques bonnes actions que j’ai pu faire. Il y en a peut-être d’autres mais ce n’est pas le nombre qui compte, c’est l’intention. Monsieur le président, je vous remercie d’avoir évoqué ces témoignages. »
Madame l’avocate générale souligne que Alison DES FORGES évoque le cas de tueurs qui ont sauvé des Tutsi parce qu’ils connaissaient les personnes ou qu’elle faisaient partie de leur famille. L’accusé se défend en disant que ce n’est pas son cas. Il n’a rien à voir avec ce que dit l’auteur d’Aucun témoin ne doit survivre[9].
Maître DUPEUX ne peut rester sans répondre: « Le seul fait qu’un Hutu ait sauvé des Tutsi le fait considérer comme un génocidaire. Je trouve cela incompréhensible. » (NDR. Ce n’est pas vraiment cela que l’avocate générale voulait dire. Simplement reconnaître l’existence de ce que certains observateurs ont appelé « les tueurs-sauveteurs« )
La fuite de monsieur MUNYEMANA.
Monsieur le président reprend les circonstances de la fuite de l’accusé fin juin 1994. Prévue le 15 juin avec l’aide de son ami Straton NSABUMUKUNZI, ministre de l’élevage dans le gouvernement KAMBANDA, ce départ ne se fera finalement que le 22. Après être passé par Gikongoro et Cyangugu, ils rejoindront Gisenyi où ils vont rester trois jours. Monsieur MUNYEMANA dit avoir logé à l’hôtel Palm Beach dont il a gardé précieusement des factures de consommations. En réalité, il a occupé la maison de son ami avec ses enfants et la fille de ce dernier. En produisant ces factures et le tampon des autorités congolaises sur son passeport, il contredit ceux qui prétendent qu’il était encore à Butare lors de la visite pastorale du cardinal ETCHEGARAY. Des discussions animées n’arriveront pas à en savoir davantage. Le périple du cardinal de Butare à Gisenyi est aussi évoqué. Maître DUPEUX précise que si la défense a fourni de telles factures, c’était bien pour contrer ceux qui signalent la présence de son client à Butare lors de la visite du cardinal.
Quant à savoir qui il fuyait, c’est un autre mystère. Il a dit plusieurs fois qu’il craignait les militaires qui l’avaient menacé. Il n’a pas organisé de fête de départ comme l’a prétendu un témoin. S’il a donné des dates différentes, c’est vrai, mais il s’est trompé. Au passage, il conteste l’expression « génocide des Hutu contre les Tutsi ». Pour le FPR, « le génocide est un fourre-tout« . Pour lui, » le génocide a été commis par des génocidaires« . Les massacres ont été commis par deux camps extrémistes. (NDR. On n’est pas loin d’une forme de négationnisme).
Il lui est rappelé que dans un courrier de novembre 1994, il a écrit que deux camps s’opposaient. Hutu et Tutsi se mariaient assez souvent entre eux. Par contre, la troisième composante de la population rwandaise, les Batwa, « était restée pure » (sic)
Les faux témoignages.
Monsieur le président, selon sa façon habituelle de conduire les débats, évoque les étapes de la procédure et les éléments qui s’y rapportent:
Document du Haut Commissariat aux Nations Unies considéré comme un faux, l’activisme des époux GAUTHIER, intervention de l’accusé à Bordeaux dans laquelle il ne parle jamais de génocide et dénonce le nouveau pouvoir, « une dictature qui en remplace une autre« , KAGAME dictateur… Des témoins ont dénoncé l’existence de faux témoignages. On parle de « procès politique », interventions des témoins de la défense qui vont dans le même sens (REYTJENS/SWINNEN/RUSESABAGINA…), positions de Human Rigths Watch…
Monsieur MUNYEMANA ne peut s’empêcher de remercier de nouveau le président pour les précisions qu’il vient d’apporter. Pour ce qui le concerne, il s’agit bien d’un procès politique. Être intellectuel est un motif suffisant pour être mis en cause. Et de rappeler l’assassinat de certains membres de sa famille par le FPR.
Maître FOREMAN se dit choqué du rôle qu’on attribue au couple GAUTHIER et il abat une dernière carte: la lettre que MUNYEMANA a envoyée à Éric NZABANDORA, le fils rescapé de Maria NYIRAROMBA et remise à Alain GAUTHIER lors d’un séjour à Butare au début des années 90. L’avocat du CPCR va lire le début de ce courrier daté du 10 octobre 2001:
« Je prends tout ce temps pour t’écrire, car j’ai su que tu avais souhaité m’écrire. Peut-être as-tu eu peur, croyant que dans cette lettre il serait nécessaire de tout détailler. Je voulais alors te rassurer car dans cette lettre il ne serait pas nécessaire de tout détailler, ni d’aller chanter sur la colline que tu m’as écrit. Dans cette lettre tu pourras juste dire ce qui suit: tu ne sais rien de mal sur moi durant les jours de 1994, et que ce que tu as dit avant c’était pour te racheter.
Ainsi, je pourrai le signaler avant que quelqu’un d’ici vienne faire l’enquête auprès de toi pour les jours à venir, pour te poser des questions dans le secret et que ces autres ne te mettent la pression (…) Tout cela fera que le dossier sera vite bouclé.
Je te préviens de tout cela pour que tu ne continue pas à t’enfermer dans le mensonge, jusqu’à ce qu’ils viennent te demander de venir m’accuser devant tout le monde car cette fois-ci le mensonge dans lequel tu t’es enfermé sera divulgué aux yeux de tous et là tu aurais des problèmes. Car en réalité j’ai déjà montré suffisamment de preuves, ils savent donc que beaucoup de choses ont été inventées. (…) Moi; alors, je te conseille de suivre le chemin que je t’ai indiqué plus haut, et que tout cela n’arrive pas. »
Maître FOREMAN ajoute que le jeune Éric devait se rendre auprès d’un membre de la belle-famille de l’accusé pour recevoir une somme d’argent. Avec Alain GAUTHIER, il avait prévu de se rendre au rendez-vous mais qu’il avertirait la police. Alain GAUTHIER apprendra, deux ou trois mois plus tard, lors d’un nouveau voyage à Butare, qu’Éric était mort subitement. Il avait trente ans!
Monsieur MUNYEMANA demande de contextualiser ce courrier. Il le met en rapport avec le témoignage d’Éric dans le document d’African Rights, « Sosthène MUNYEMANA, le boucher de Tumba » dans lequel le témoignage d’Éric était rapporté[10]. Et d’ajouter, comme si cela pouvait justifier un tel courrier, que sa belle-sœur qui gérait sa maison, logeait chez Maria, la maman d’Éric lorsqu’elle venait à Tumba.
Cette dernière journée consacrée à l’interrogatoire se termine dans une certaine agitation. Après qu’un autre avocat des parties civiles eut fait remarquer à l’accusé que, politiquement, après le génocide il ne représentait plus rien, monsieur le président suspend l’audience.
Une modification du calendrier est annoncée. Il n’y aura pas d’audience le vendredi matin. L’avocate générale, qui se retrouve désormais seule, commencera son réquisitoire l’après-midi et le terminera lundi matin 18. L’après-midi de la même journée sera réservée aux plaidoiries de la défense. Le délibéré et le verdict se tiendront bien comme prévu le mardi 19 décembre.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, notes et présentation


1. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]
2. CNDA : Cour Nationale du Droit d’Asile[↑]
3. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
4. Voir Présentation du rapport d’André GUICHAOUA, « Butare, la préfecture rebelle », par monsieur le président SOMMERER, 20/11/2023[↑]
5. Le docteur RWAMUCYO est visé par une plainte du CPCR et a été déféré devant la cour d’assises de Paris à la fin de l’information judiciaire. Voir notre article du 10/1/2023: Le docteur Eugène RWAMUCYO renvoyé à son tour devant la cour d’assises.[↑]
6. Voir l’audition du 17/11/2023 de Damien VANDERMEERSCH, magistrat belge, ancien juge d’instruction dans le procès des « Quatre de Butare en 2001 à Bruxelles.[↑]
7. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
8. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide. Ses agendas et carnet de notes sont archivés dans les annexes en ligne de Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994, André Guichaoua – La Découverte (Paris):
– Agendas (document pdf, 28 Mo)
– Notes et déposition au TPIR (document pdf, 35 Mo[↑]
9. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
10. « Sosthène Munyemana – Le boucher de Tumba : en liberté en France », African Rights, avril 1996 – document archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑]

Procès MUNYEMANA, jeudi 14 décembre 2023. J23
16/12/2023
Résumés des plaidoiries des parties civiles
• Maître PARUELLE (Communauté rwandaise de France).
• Maître QUINQUIS (LICRA).
• Maître AUBLE (Ibuka).
• Maître LINDON (Ibuka).
• Maître VINET (LDH).
• Maître SEBBAH (FIDH).
• Maître BERNARDINI (Survie).
• Maître SIMON (Survie).
• Maître GISAGARA (Communauté rwandaise de France).
• Maître COLETTE.
• Maître FOREMAN (CPCR)).
• Maître EPOMA.
• Maître TAPI.
________________________________________
Le texte intégral des plaidoiries que les avocats des parties civiles nous ont transmises est accessible ici. Nous les remercions pour avoir accompagné les parties civiles dans ce procès au long cours.

Plaidoirie de maître PARUELLE (Communauté rwandaise de France)
Maître PARUELLE débute sa plaidoirie par un extrait du serment d’Hippocrate : « Force est de constater qu’il n’a pas su s’en souvenir au moment du génocide ». Après un rappel contextuel de la situation géographique, culturelle, judiciaire et juridique du Rwanda avant et après 1994, Il retrace la basculement total et définitif du pays dans le génocide avant d’évoquer certains des grands massacres qui se sont déroulés, tuant des dizaines de milliers de Tutsi : « un taux d’exécutions 4 fois plus fort qu’au plus fort de l’holocauste nazi. »
Néanmoins, il responsabilise le jury sur le fait que le présent procès n’est pas celui du Rwanda entier, il n’est ni le procès de la guerre, ni le procès du gouvernement de KAGAME: il est question de juger un homme, Sosthène MUNYEMANA. Il évoque ensuite l’importance de la justice pour les victimes et réciproquement l’importance des victimes dans le cadre de la justice. Si certains témoins ont pu raconter ce qu’il s’est passé, il y a tous ceux qui n’ont pas pu; parmi eux, les membres de la famille de ceux qu’il représente.

Plaidoirie de maître QUINQUIS (LICRA)
Maître QUINQUIS présente dans un premier temps son association la LICRA, qui a pour but de lutter contre toutes les formes de racisme. Le génocide n’est pas un déploiement de fureur soudaine expose-t-il, mais l’aboutissement d’un projet politique raciste.
Au Rwanda, le génocide passe par l’emploi d’un double langage avec 3 objectifs: manipuler tout le monde pour qu’ils participent aux tueries, leurrer les Tutsi et tromper la communauté internationale. Par exemple, travailler signifie tuer, éduquer violer, alors que penser de la « ronde du bonheur » à laquelle participait l’accusé. Si il ne s’est pas sali les mains, Sosthène MUNYEMANA a participé à la transmission de ce message via la motion de soutien au gouvernement intérimaire.
Si ce dernier ne nie pas le génocide, Maître QUINQUIS pointe ses explications confuses qui ne sont pas en adéquation avec la réalité de la vie quotidienne. Or c’est aussi ça la défense de Monsieur MUNYEMANA, il essaye d’entraîner son auditoire dans un monde où on n’écoute pas la radio, on ne regarde pas dehors, on ne voit pas la violence et la haine croître. « C’est de la science-fiction ». À Tumba, l’avocat des parties civiles rappelle que tout s’est joué dans le cadre d’une vie de quartier, sur une étendue de quelques centaines de mètres.
« Pendant des mois, des mots ont pris un double sens: protéger/chasser… travailler/tuer… ». Les autorités, les médias, les intellectuels ont « entériné un discours qu’ils savaient violent… Sans avoir à se salir les mains, lui le médecin, l’intellectuel a trempé » dans cette manipulation d’un « double langage » destiné à manipuler les troupes, leurrer les Tutsi, tromper les étrangers pour éviter les critiques. La minoration du génocide pour le rendre plus acceptable est tout aussi violente : « Sosthène MUNYEMANA ne nie pas le génocide mais que dit-il de sa planification? Je crois que Sosthène MUNYEMANA s’est enfermé avec ses mensonges ».

Plaidoirie de maître AUBLE (Ibuka)
Maître AUBLE revient sur le reproche fait aux parties civiles. Certes beaucoup de personnes se sont constituées parties civiles et il y a beaucoup d’avocats pour les représenter, mais c’est un génocide et les voix de beaucoup de victimes doivent se faire entendre.
Ces voix se rejoignent, et cette récurrence est la preuve du génocide à Tumba et de son organisation.
D’ailleurs, maître AUBLE pointe le lien du gouvernement intérimaire, président, premier ministre, ministres, avec Tumba, qui n’a en réalité rien de la bourgade qu’on pourrait croire mais est plus proche de la banlieue où on entend la radio, les discours, etc. On ne peut pas ne pas entendre. Tout le monde savait ce qu’il se passait, et les témoins même d’un niveau d’études modeste savaient qu’ils ne reverraient pas leurs voisins. Pourquoi Tumba ferait figure d’exception dans le génocide?
L’avocate questionne: comment peut-on prétendre ignorer ce mécanisme à tuer, dont l’arrestation des hommes de RANGO rappelle la rafle des Juifs à Paris, quand on compte sur une personne pour en nourrir une dizaine par une fenêtre brisée et barbelée. Les prisonniers eux-mêmes savaient ce qui les attendait et refusaient la nourriture qu’on leur apportait.
« Inscrire le génocide de 1994 dans l’Histoire, notre Histoire. Ibuka, c’est « souviens-toi » ».

Plaidoirie de maître LINDON (Ibuka)
Refuser de juger des crimes tels que le génocide ou les crimes contre l’humanité sous prétexte des années passées, c’est s’en rendre complice entonne maître LINDON. Il y a besoin de juger ces crimes encore aujourd’hui; d’ailleurs encore aujourd’hui les rescapés réussissent à recueillir des éléments sur leurs proches disparus, comme Espérance qui a appris au cours des débats les blessures que son frère Laurent avaient subi lors de son enfermement au bureau de secteur. L’oratrice affirme: oui les associations de parties civiles vont recueillir des témoignages et incitent la justice à faire son travail.
L’accusé a pu se battre pour défendre ses droits: action en diffamation, récupération de ses biens, procédure d’asile… D’autres n’ont pas pu. De la même manière, monsieur MUNYEMANA s’octroie le bénéfice de la confusion quand il la refuse à d’autres.
Il fait parti des intellectuels, ceux-là même qui organisaient le génocide. Lui-même le dis, « que voulez-vous que je suive à la télévision, il n’y a que des émissions pour les masses ». D’autant plus que les intellectuels qui n’étaient pas favorable au génocide étaient les premiers tués, comme au Cambodge.

Plaidoirie de maître VINET (LDH)
Maître VINET rappelle qu’il n’est pas anodin d’être mis en accusation pour génocide et crimes contre l’humanité. Elle insiste ensuite sur l’importance de la compétence universelle et de l’imprescriptibilité pour ces incriminations car elles permettent d’assurer la justice tant aux survivants qu’aux morts du crime des crimes. Elle cite à ce propos le témoignage de madame Dafroza GAUTHIER devant la Cour: « survivre au génocide, c’est survivre au déni de notre existence, c’est survivre une deuxième fois ».
En ce qui concerne les faits et l’intention de Sostène MUNYEMANA de participer au génocide des Tutsi, les témoignages ne sont pas les seules preuves qui en attestent, maître VINET évoque en outre la motion de soutien au gouvernement intérimaire que l’accusé a rédigé et signé. Que monsieur MUNYEMANA n’ait rien vu, rien entendu, qu’il n’ait pas eu connaissance ni des massacres ni de la pacification, ça ne tient pas. Il ne pouvait ignorer ce qu’il se passait, de par ses amis proches comme le Premier ministre génocidaire, de par son rôle de notable qu’il a lui même reconnu. Au contraire, pour cette avocate, il était pleinement intégré au procédé du génocide. N’avoir rien vu et rien entendu est une défense qui ne tient pas et Pascal SIMBIKANGWA, un autre condamné par la cour d’assises de Paris avait lui aussi tenté de se justifier ainsi[1].

Plaidoirie de maître SEBBAH (FIDH)
Me SEBBAH affirme que le présent procès n’a rien d’un procès politique contrairement à ce que plaide la défense, en atteste le fait que des témoignages ont été écartés lorsqu’ils étaient invraisemblables et que certaines poursuites ont été abandonnées. En aucun cas il n’y a eu d’acharnement de la justice française contre Sosthène MUNYEMANA, et on ne peut pas non plus croire que le FPR soit à l’origine de ce procès. Pour maître SEBBAH, l’accusé ne peut se déculpabiliser en pointant les violations des droits de l’Homme commises par le régime actuel.
La seule question est donc: Sosthène MUNYEMANA est-il responsable des crimes de génocide et de crimes contre l’humanité?

Plaidoirie de maître BERNARDINI (Survie)
Au delà de la nécessité de rendre justice même 29 ans après les faits, maître BERNARDINI relève que le temps passé peut être bénéfique en apportant du recul dans cette œuvre de justice. À l’époque « pour l’Élysée, le Rwanda est un état de la francophonie qui fait partie de son « pré carré ». À mesure que le Front Patriotique Rwandais progresse, les intérêts de la France reculent. C’est une des clés de la compréhension historique de ces faits » lorsqu’en 2021 le rapport de la « Commission Duclert » relève une responsabilité « lourde et accablante » de la France[2] : « Comme pour l’accusé, le cœur du débat se trouve dans ce que nous avons appelé le « niveau de connaissance » du projet génocidaire. C’est pour cela que l’un des principaux axes de défense des personnes accusées de génocide consiste à nier le caractère planifié du génocide ».
Lorsqu’il en arrive au fait, le plaideur s’exclame: « peut-on avoir affaire au seul citoyen qui ne se serait pas rendu compte du génocide, alors qu’il ressort des débats que personne ne pouvait se méprendre », cela en dépit de la propagande généralisée de longue date contre « l’ennemi Tutsi » et en dépit que l’accusé est un intellectuel et ami de Jean KAMBANDA.
Comment croire qu’il n’y avait pas de barrière à Tumba sur l’axe entre le bureau de secteur et la maison du Premier ministre au regard de ce qu’on sait aujourd’hui sur le fait que le pays entier s’était couvert de barrières établies tous les 200 ou 300 mètres.
Au surplus, comment pouvait-il être membre du comité des sages et avoir la confiance de l’administration en tant que détenteur d’une clé du bureau de secteur, tout en étant un opposant au gouvernement et alors que tous avaient été tués en priorité durant les premiers jours du génocide?
Maître BERNARDINI conclut en reprenant les mots de monsieur GASHONGORE pour décrire Sosthène MUNYEMANA: « un génocidaire avec un stylo ».
Voir également le texte intégral de cette plaidoirie

Plaidoirie de maître SIMON (Survie)
Durant sa plaidoirie, maître SIMON revient sur les analyses qu’ont faites les psychologues de Sosthène MUNYEMANA. Parmi les éléments qui ont été donnés, on note le « clivage du moi » chez l’accusé. On a l’impression que son monde et le monde du génocide sont complètement étrangers l’un à l’autre: il n’a rien vu, rien entendu, même pas en ce qui concerne la fosse dite de chez KARANGANWA d’où 259 corps ont été exhumés, pour lui le bureau de secteur était un refuge alors que les témoins le décrivent comme « le couloir de la mort ». Les experts psychologues ont expliqués que monsieur MUNYEMANA était capable de faire complètement abstraction de sa colère, de sa négation de l’autre, et de les mettre dans un tiroir pour les y oublier. Les oublier, c’est exactement ce que l’accusé a fait concernant les personnes qui sont passées par le bureau de secteur de Tumba, il ne s’est jamais posé la question de ce qu’elles étaient devenues.
Autre point, c’est que parmi les quelques 170 auditions au présent dossier judiciaire, les personnes ayant déposé n’étaient pas déchaînées contre l’accusé. Au contraire, elles ne faisaient état que de l’avoir vu à une réunion, ou de l’avoir vu à une barrière, et ce n’est que joints que ces témoignages l’accablent. La seule demande de ces rescapés, ce n’est pas la vengeance mais la justice, et éventuellement de pouvoir retrouver les dépouilles de leurs proches.
Au delà de ces éléments, la défense selon laquelle ce procès serait politique suppose que KIGALI aurait une influence sur la cour d’assises de Paris, ce qui est totalement invraisemblable comme le laisse entendre maître SIMON.
Voir également le texte intégral de cette plaidoirie

Plaidoirie de maître GISAGARA (Communauté rwandaise de France)
La plaidoirie de Maître GISAGARA débute par l’énumération des victimes qu’il représente. Il évoque son expérience personnelle du génocide et explique ne pas pouvoir imaginer leur traumatisme, lui étant déjà traumatisé malgré le fait qu’il est loin d’avoir vécu des choses aussi terribles qu’elles. Le génocide remonte à presque 30 ans mais est encore très présent pour les survivants.
Le plaideur reproche à certains témoins de contexte de critiquer le système des gacaca[3], pointant ses lacunes et l’accusant d’être une justice de vainqueurs, alors que pour lui c’est au contraire un système très moderne et adapté aux circonstances terribles du génocide.
L’analyse de cet avocat est que l’accusé essaye de convaincre qu’il n’a rien compris à ce qu’il se passait, lui un intellectuel. Il essaye de convaincre qu’il n’a jamais parlé politique avec son ami le Premier ministre Jean KAMBANDA, lui le fin analyste politique. Il dit que son quartier est un cas à part, « on tuait en silence », alors qu’il vivait à proximité de la fosse de chez KARANGANWA. Sosthène MUNYEMANA adapte son discours aux circonstances du moment.
Maître GISAGARA conclut en demandant à la Cour de rendre justice aux victimes.

Plaidoirie de maître COLETTE
Pour maître COLETTE, plusieurs questions se posent auxquelles les juges doivent répondre.
Premièrement, une réponse a déjà été donnée: il y a eu un génocide au Rwanda, y compris à Butare à partir du 21 avril 1994, et c’est unanimement reconnu même par l’accusé.
Cependant, même si il reconnaît cela, Sosthène MUNYEMANA nie tous les témoignages qui vont contre lui. C’est donc au jury de faire le tri. Sur ce sujet, maître COLETTE rappelle les déclarations des témoins de contexte selon lesquelles ces professionnels n’ont pas rencontré de faux-témoignages. « Chacun son histoire » a dit un rescapé, et tous veulent que la leur soit entendue.

Plaidoirie de maître FOREMAN (CPCR)
En tant qu’avocat, maître FOREMAN déclare que la défense passe avant tout car les droits d’un homme poursuivi pour des charges aussi lourdes sont primordiaux, y compris le droit de faire citer tout témoin qu’il veut pour occuper des après-midis entiers à des sujets qui n’ont rien à voir avec le dossier. En effet, ce n’est ni le procès de Jean KAMBANDA ni le procès du FPR qui se joue ici.
Le plaideur représente le CPCR, association de parties civiles. L’idée même d’une telle association est de rencontrer les victimes, mais celles-ci n’ont pas attendu le CPCR pour se retrouver et se soutenir. Les gendarmes français, en arrivant au Rwanda en 2010 pour enquêter, ont bien dit que le fait que des gens soient passés avant ne les ont pas empêché de faire leur travail.
De surcroit ils ont bénéficié de l’autorisation rarement donnée par un pays de mener leurs investigations seuls au Rwanda. Ils ont réunis environ 200 témoins dans ce dossier. L’argument selon lequel ils seraient tous menteurs ne tient pas, et pour Maître FOREMAN la défense ferait mieux d’apporter des nuances plutôt que de nier en bloc les faits avérés et corroborés par tous: « Ce n’est pas parce que tout le monde dit que le ciel est bleu qu’on s’est concertés, c’est peut-être que le ciel est bleu. »
Par exemple, l’accusé pourrait admettre qu’il y avait des barrières tout en disant qu’il y était lui-même contrôlé, mais non, il nie et préfère dire qu’il n’y avait pas de barrière.
Ce refus de reconnaître aucun fait met en exergue ses mensonges. D’autant plus qu’il créé une impasse: si ce n’est pas monsieur MUNYEMANA là où l’ont identifié les témoins mais que les faits qu’ils rapportent sont vrais, alors qui c’est? Lui-même admet que quelqu’un a dû organiser le génocide.
Maître FOREMAN revient sur la résistance qui s’était organisée au début du génocide à Butare. Pour venir à bout de cette résistance, les autorités locales et des autorités potentielles sont mises en concurrence par le pouvoir pour mettre en œuvre sa politique. Dans ce schéma, Sosthène MUNYEMANA était aux marches du pouvoir, grâce à ses relations, que ce soit par le biais de génocidaires comme Bonaventure ou RUGANZU ou par le biais d’autorités comme KAMBANDA. Celui-ci a d’ailleurs déclaré que l’accusé est dans la tendance POWER[4], et il sait qu’il peut s’appuyer sur lui pour répandre le génocide.
L’avocat conclut sur les demandes des victimes du génocide qui ne veulent pas vengeance mais justice. « Pour qu’une page soit tournée, il faut qu’elle ait été écrite », d’où la nécessité d’un constat judiciaire de ce qu’il s’est passé, d’une « véridiction ». La souffrance du crime n’est pas seule, les rescapés souffrent aussi du fait qu’on ne reconnaisse pas le crime dont ils ont été victimes.

Plaidoirie de maître EPOMA
Maître EPOMA revient sur la notabilité de Sosthène MUNYEMANA ainsi que sur sa participation à la vie collective durant le génocide: réunions, rondes.
L’accusé dit que c’est un procès politique et pour cet avocat il y a bien une part de politique dans le génocide, celle qui tient au fait que le « génocidaire » en question est un intellectuel qui espérait une place dans le gouvernement après le génocide. Ce n’est d’ailleurs pas anodin qu’il soit l’ami de Jean KAMBANDA.
En guise de conclusion, maître EPOMA déclare que sans ce type de notable, on aurait peut être évité des massacres.

Plaidoirie de maître TAPI
Maître TAPI constate qu’on retrouve dans le dossier la stratégie du génocide: on rassemble les réfugiés et on les affaiblit pour mieux les tuer. Quand on fait le rapprochement avec ce qu’il se passait au bureau de secteur de Tumba, on comprend que ça ne pouvait pas être un lieu de refuge comme le prétend la défense. D’ailleurs, un refuge est destiné à permettre d’échapper à un danger, or comment cela pourrait être le cas alors que ce bureau est situé à proximité des habitations des tueurs et des fosses? Sosthène MUNYEMANA « avait la clé 24h/24. Il faisait quoi pour protéger les réfugiés? ». Il avait la possibilité de s’opposer aux tueurs et il ne l’a pas fait en raison de ses convictions car il était membre du MDR-POWER[4].

1. Voir procès Pascal SIMBIKANGWA.[↑]
2. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑]
3. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
4. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑][↑]

Procès MUNYEMANA, jeudi 14 décembre 2023. J23 – Textes
16/12/2023
Plaidoiries des parties civiles.
Apparaîtront sur cette page les plaidoiries que les avocats des parties civiles nous auront transmises. Nous les remercions pour avoir accompagné les parties civiles dans ce procès au long cours.
• Maître BERNARDINI (Survie).
• Maître SIMON (Survie).
________________________________________

Plaidoirie de maître Hector BERNARDINI, avocat des associations Survie et Cauri.
Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur les assesseurs
Mesdames et Messieurs les Jurés
Non, ce n’est pas une anomalie.
Ce n’est pas un hasard si mon confrère et ami Jean SIMON et moi sommes ici devant vous pour nous exprimer au nom de l’association SURVIE, de l’association CAURI et de 16 personnes physiques, dans un procès qui porte sur des faits vieux de 29 années révolues qui se sont déroulés dans un pays étranger, à l’encontre de victimes étrangères…
Pour les mêmes raisons, ou presque, ce n’est pas un hasard si, à l’heure actuelle, le jury de la Cour d’assises de Bruxelles est en train de délibérer dans un autre procès concernant deux ressortissants rwandais accusés de participation au génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda en 1994.
C’est en partie lié au passé colonial de nos pays et au sinistre héritage que nous avons laissé dans la région des Grands Lacs et qui malheureusement perdure encore aujourd’hui sous de nouvelles formes.
Ce n’est pas un coïncidence si les militants de l’association SURVIE sont assis sur les bancs de la partie civiles avec les militants de CAURI venus de Bordeaux pour assister à ce procès, cote-à-côte avec les associations de rescapés.
J’aimerais rendre hommage à leur abnégation, à leur opiniâtreté et les remercier de la confiance qu’ils nous font pour porter certains de leurs combats. Une confiance qui nous honore.
Pour circonscrire mon propos je vous dirai un mot sur ces associations. Pourquoi sont-elles à leur place sur les bancs de la partie civile? Puis avec le temps qui m’est imparti, je tâcherai de vous démontrer comment l’Histoire s’est mise au service de la Justice dans ce procès. Comment Histoire et Justice interagissent dans une forme de dialogue.
D’abord l’association SURVIE – vous vous souvenez de l’intervention de Madame Dawidowicz la semaine dernière. C’est cette association créée il y a près de 40 ans qui réunissaient des personnes mobilisées contre la faim dans le monde qui a ensuite mué.
Les militants de SURVIE se sont rapidement rendu compte que le problème était plus profond. Et que la politique africaine de la France se limitait à exploiter les ressources naturelles et géopolitiques des pays francophones : une forme de « post-colonialisme »
Pour l’Élysée, le Rwanda est un état de la francophonie qui fait partie de son « pré carré ».
À mesure que le Front Patriotique Rwandais progresse, les intérêts de la France reculent.
C’est une des clés de la compréhension historique de ces faits.
Une clé pour comprendre comment la France, aveuglée par la lutte contre le Front Patriotique Rwandais soutenu par l’Ouganda Anglophone, va écrire une des pages les plus sombres de son Histoire depuis la guerre d’Algérie ou l’occupation nazie.
De fil en aiguille, depuis 1990, les intérêts Françafricains ont donné lieu au renforcement du soutien accordé au régime ethniciste de Juvénal HABYARIMANA, à l’entrainement et l’armement des militaires et gendarmes Rwandais par la France, et j’en passe.
Voilà – trop rapidement pour moi et certainement trop longuement pour vous – pourquoi la France a une responsabilité « lourde et accablante » dans le génocide pour reprendre les mots du rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises dite « Commission Duclert » publié en mars 2021[1].
Comme pour l’accusé, le cœur du débat se trouve dans ce que nous avons appelé le « NIVEAU DE CONNAISSANCE » du projet génocidaire.
C’est pour cela que l’un des principaux axes de défense des personnes accusées de génocide consiste à nier le caractère planifié du génocide.
Revenons sur SURVIE. Le combat de SURVIE contre l’impunité des responsables du génocide est aussi devenu emblématique pour l’association car c’était l’association présidée à l’époque par Jean CARBONARE dont vous avez entendu le témoignage poignant au JT d’Antenne 2 le 28 janvier 1993 qui – tout juste rentré du Rwanda avec Alisson Desforges et Éric Gillet – parle plus d’un an avant de « génocide » et de « crimes contre l’humanité ». Il insiste sur ces termes et dénonce la systématisation des massacres de populations civiles en réponse aux incursions du FPR[2]…
Mais la France n’a pas réagi. Au contraire, le soutien a perduré au-delà du raisonnable. Et depuis 29 ans, les militants de SURVIE militent pour la vérité et la justice, contre l’impunité et le silence.
L’association CAURI, c’est la « petite-sœur » girondine de SURVIE,
Pourquoi dis-je petite-sœur ? Car CAURI a été créée le 30 septembre 2000 et elle portait alors le nom de « SURVIE AQUITAINE » avant de changer de nom en 2003 pour devenir CAURI.
À Bordeaux, en juin 1994, est né un collectif girondin pour le Rwanda. – on en a beaucoup parlé et la défense s’en est beaucoup servi pour faire un écran de fumée et jeter le discrédit sur l’accusation.
Le collectif avait à sa tête James VUNINGOMA et Gilles DUROU. Tous les deux décédés aujourd’hui, ils ne peuvent plus désormais nous expliquer comment ont été collectés les documents produits à l’appui de la première plainte dans ce dossier. Ce qui est sûr c’est qu’on voudrait faire porter à ces morts un costume un peu trop grand. La défense aura tenté en vain de nous faire croire qu’une basse vengeance politique et qu’un règlement de compte téléguidé de Kigali par les vainqueurs aura guidé la plume de cette plainte.
Nous avons entendu Jean-François DUPAQUIER, l’un des signataires de cette plainte. On ne peut pas sérieusement croire que les premiers plaignants aient été motivés par une quelconque finalité politique.
Madame MUKANTABANA faisait également partie des premiers plaignants. Et nous la représentons aujourd’hui à titre personnel en sa qualité de rescapée et survivante des massacres. Elle était membre du collectif girondin et elle est l’actuelle présidente de l’association CAURI.
Qu’est ce qui en a été réellement pour ce collectif ? Dès le commencement de l’opération militaire française dite « Opération Turquoise » le 22 juin 1994, ce collectif a commencé́ à faire des actions de mobilisation, de sensibilisation en organisant des conférences, en invitant des spécialistes comme la journaliste Colette BRAECKMAN ou encore l’historien Jean-Pierre CHRÉTIEN. En organisant des collectes pour venir en aide aux habitants d’un pays ravagé.
En 1995, Gilles DUROU se rendra au Rwanda acheminant la collecte des Bordelais, notamment du matériel médical.
Puis chaque année, le collectif organisera des commémorations le 7 avril.
Ce collectif deviendra « SURVIE AQUITAINE » en 2000.
Vous comprenez que l’une est l’autre des associations sont animées de la même flamme.
Ensemble ils sont engagés dans un combat perpétuel contre la banalisation des actes et des discours génocidaires et dans une lutte contre l’impunité et le négationnisme.
Dans ce contexte particulier qu’est celui de la France, ni les uns ni les autres, pas plus que les rescapés que nous avons rencontrés, ne sont animés d’un quelconque sentiment de vengeance mais plutôt d’une soif de Justice…
* * *
Dans ce prétoire, nous avons convoqué toutes les sciences humaines pour examiner les faits que la Cour doit juger : la sociologie, la psychologie, la politique, la diplomatie, et les relations internationales, l’Histoire et évidemment vous finirez par un peu de science juridique…
C’était passionnant. Enfin pour ceux qui comme moi se sont laissés passionner par l’implosion du parti MDR et de l’essor du Mouvement « PAWA » dans le contexte de crise sociale et politique fin 1993 et de ce que les extrémistes du parti MDR ont appelé la « trahison » de Faustin TWAGIRAMUNGU.
Parfois on a cherché sur le terrain de la logique et de la raison, les traces d’une très fantasmatique troisième voie devenue voie médiane incarnée par Dismas NSENGIYAREMYE.
Encore aujourd’hui la perpétration du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 continue de faire couler beaucoup d’encre et de mettre au défi notre intellect.
Je le disais, ce n’est pas un hasard si vous, Mesdames, Messieurs les magistrats de la Cour et vous, Mesdames et Messieurs les jurés vous avez été plongés dans l’Histoire du Rwanda vue de Paris, telle qu’elle nous est rapportée par André GUICHAOUA et Alison DES FORGES pour ne citer qu’eux.
Et ce n’est pas une simple coïncidence si l’intégralité de l’audience est filmée pour les générations futures. Ce n’est pas seulement lié à la gravité des faits que vous avez à juger.
Dans ces procès du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda en 1994, Justice et Histoire dialoguent.
Chaque procès apporte sa contribution au récit historique du génocide et bien entendu la caractérisation des faits passe nécessairement par l’appréciation de la vérité historique grâce au recul que nous apportent 30 ans de recherches.
Souvenez-vous comment les constats historiques et judiciaires nous ont permis de questionner la véracité des déclarations de l’accusé :
Comment, à la lumière des écrits d’Alison DES FORGES[3] peut-on encore en 2024 prétendre que le GIR[4] avait des intentions louables au moment de lui prêter allégeance le 16 avril 1994 ?
Monsieur Eric GILLET a parfaitement décrit le rôle des intellectuels de l’université dans la subversion de la préfecture de Butare pour « homologuer » le message du gouvernement.
André GUICHAOUA décrit aussi parfaitement tous les efforts déployés par le GIR pour corrompre les esprits et gagner cette préfecture entre le 6 et le 19 avril 1994 dans son ouvrage « Butare, la préfecture rebelle ».
Peut-on avoir affaire au seul citoyen Rwandais qui ne comprend pas le message du gouvernement qui consiste à dire en façade que l’on condamne les massacres aveugles mais qu’en même temps il faut débusquer l’ennemi qui se cache parmi nous ? Alors qu’il ressort des débats que personne ne pouvait se méprendre sur le double langage employé par le gouvernement et martelé sur Radio Rwanda.
Cela commence des années avant. C’est la rhétorique de l’infiltration qui va contaminer les esprits:
• Les Nilotiques et Ethiopiens ont infiltré le Rwanda.
• Les Tutsi libéraux ont infiltré les autres partis.
• Les Tutsi ont changé leur ethnie.
Après le discours de Léon MUGESERA, prononcé lors du rassemblement MRND du 22 novembre 1992, il n’y a plus de doute possible. Le journal de propagande KANGURA est clair :
Il faut « liquider la vermine ».
Il faut « écraser les cafards », les Inyenzi.
Surtout, MUGESERA finit par ces mots : « Celui à qui vous ne couperez pas le cou. C’est celui-là même qui vous le coupera ».
Dans le chapitre d’Alison DES FORGES sur la propagande (« Aucun témoin ne doit survivre », p. 93) elle évoque : « une assimilation généralisée et soigneusement élaborée entre le Tutsi et le FPR ».
Si bien que, pendant le génocide, on ne peut pas douter qu’une allusion à l’ennemi de l’intérieur soit une attaque dirigé contre les Tutsi. C’est le double langage.
Alison DES FORGES déplore les trop rares prises de parole des politiciens qui déclaraient explicitement que les Tutsi n’étaient pas tous complices du FPR.
Ce n’est pas ce que fit l’érudit et le fin analyste politique Sosthène MUNYEMANA, l’ami de Jean KAMBANDA, lui-aussi passé maître dans le maniement du double langage. Sa déclaration de soutien au gouvernement intérimaire du 16 avril 1994 est un modèle de la rhétorique gouvernementale.
Eric GILLET l’a bien démontré. Cela procède d’un double mouvement. D’un côté on prête allégeance au gouvernement et on homologue le message du gouvernement. Et de l’autre on adresse à la communauté internationale un discours de façade. Pro-Arusha.
La ligne de défense de l’accusé ne résiste pas à l’analyse politique. On ne peut pas être pro-extrémiste hutu, pro-GIR et pro-Arusha. C’est justement l’opposition aux accords d’Arusha qui a cristallisé les tensions et fait émerger la mouvance trans-partisane HUTU-POWER[5].
Ce sont des acquis des débats. Cela ressort de toute la littérature, de la jurisprudence du TPIR[6]…
D’autres axes de défense ne résistent pas au récit historique du génocide.
Stephen SMITH nous a dit qu’il y avait des barrières tous les 200 mètres. Alain VERHAAGEN qui a traversé le Rwanda de part en part pendant le génocide a aussi décrit qu’il y avait des barrières à tous les carrefours.
Pouvait-il – comme l’accusé tente de nous le faire croire – ne pas y avoir une seule barrière dans la cellule de Gitwa entre la maison du premier ministre et le bureau de secteur, entre ces deux bâtiments à forte valeur symbolique, sur le principal axe routier du secteur de Tumba ?
S’il était, comme il se prétend, un hutu modéré ouvertement partisan des accords d’Arusha à base élargie, dans quelle mesure sa vie n’aurait-elle pas été immédiatement menacée ? Comment peut-il à la fois être chef de ronde, membre du conseil des sages et du comité de sécurité et se prétendre opposant politique ?
C’est un des enseignements d’André GUICHAOUA. Les premiers jours qui ont suivi l’attentat contre l’avion présidentiel donnent immédiatement lieu à des règlements de comptes et à l’assassinat de tous les Hutu dits « modérés ». Toutes les voies qui comptent ont été immédiatement réduites au silence.
C’est un peu comme lorsque dans l’Allemagne nazie le 30 juin 1934 les SS ont exécuté l’essentiel des membres des SA dans ce qu’on appelle « la nuit des longs couteaux« . On fait taire les voix dissidentes au sein d’un camp pour légitimer une dérive extrémiste.
Les notables et les intellectuels modérés étaient en tête des listes des personnes à exécuter.
Comment l’accusé peut-il se prétendre un modéré ouvertement favorable aux accords d’Arusha, vaquer tranquillement à ses occupations, aller au marché de Rango et à l’Hôpital de Butare, circuler librement entre le 7 avril et le 22 juin 1994?
Les réponses apportées par l’accusé pourraient être comiques si on ne parlait pas de telles atrocités et de morts littéralement indénombrables…
Monsieur le Président, vous avez eu une réaction d’ébahissement hier en réalisant que nous parlions d’environ 300 morts sur le seul site du bureau de secteur et la défense de vous rappeler qu’il s’agissait de « disparitions » par de morts…
La Cour appréciera.
Ces faits heurtent nos esprits et questionnent notre humanité. On se dit que ce n’est pas réel.
Éventration des femmes enceintes / enfants noyés dans les fosses septiques.
Si on le conscientise, ça vous prend aux tripes. Ça vous fait jaillir les larmes aux yeux.
Recueillir la parole des rescapés est une tâche laborieuse mais nécessaire. Examiner le souvenir traumatique à l’aune de la vérité est une tâche difficile à laquelle la Cour a été confrontée.
Mais au fil des jours, la réunion d’une centaine de points de vue permet d’avoir une vision assez précise de ce qui s’est passé au Rwanda à partir du 7 avril, comment le GIR a subverti la préfecture de Butare entre le 12 et le 19 avril et comment la mécanique génocidaire s’est emparée de Tumba à partir du 21 avril.
J’ai la plus grande sympathie pour vous, mesdames, messieurs les jurés qui avez dû vous plonger pendant cinq semaines dans l’atrocité de ces crimes.
Comme nous, avocats et magistrats, vous emporterez après votre verdict un peu de la noirceur des crimes que vous aurez jugés.
L’horreur des crimes du génocide est un puit sans fond dans lequel on peut se perdre.
L’Histoire du génocide est un sujet presque inépuisable dans lequel l’œuvre de Justice prend une part majeure.
Filip REYNTJENS, Hervé DEGUINE et Stephen SMITH vous ont dit que le débat serein ne pouvait avoir lieu en France, qu’on ne pouvait introduire de la nuance.
Je trouve au contraire qu’on s’en est pas mal tiré. Qu’en pensez-vous ? C’était relativement calme et serein. Le débat a eu lieu, contradictoirement, que vous Monsieur le Président avez fait un usage tout à fait modéré de la police d’audience.
Je vous disais en préambule que l’Histoire et la Justice dialoguent.
Mais la Justice n’est pas un spectacle. Le procès est avant tout un acte judiciaire.
Thémis (déesse de la Justice) doit y avoir le pas sur Clio (la muse de l’Histoire). »
Ici, dans cette enceinte judiciaire, le plus important est l’œuvre de Justice.
Vous aurez bientôt à déterminer le sort de quelqu’un qui ne s’est certainement jamais sali les mains, quelqu’un qui n’a certainement jamais porté de coup de machette.
Vous aurez à juger celui que Venant GASHONGORE qualifiait – lorsqu’il avait toute sa tête – de « GENOCIDAIRE AVEC UN STYLO »
Pour cela, vous devrez monopoliser toutes vos connaissances et votre raison, vous devrez dire où se situe la vérité, pour que vos constats viennent nourrir l’Histoire du génocide qui continue de s’écrire…

Plaidoirie de maître Jean SIMON, avocat des associations Survie et Cauri.
J’interviens dans cette affaire aux côtés de mon confrère Hector BERNARDINI avec lequel j’ai l’honneur de défendre 16 personnes physiques parties civiles ainsi que deux associations les associations CAURI et SURVIE dont mon confrère vient de vous parler.
Dans un premier temps je vous dirai quelques mots pour nos clients rescapés du génocide commis contre les Tutsi au Rwanda et à Tumba en 1994.
Ces personnes physiques sont au nombre de 16.
Nous défendons plusieurs familles différentes.
Celle de Jean de Dieu BIGIRANDE, Jean-Paul RWIBASIRA, Jeanne d’arc MUKAKAMARI qui ont tous les trois été entendus par votre cour dans cette salle le 23 novembre derniers et qui ont détaillé le nombre colossal des membres de leur famille exterminés et les rares qui ont pu s’en sortir comme eux et comme leur oncle Gaspard NTITANGIRAGABA qui est cet homme qui pendant le génocide a été sauvé du suicide par le gendarme Anaclet … ce dernier vous ayant expliqué qu’il avait décroché Gaspard qui était en train de se pendre désespéré de son sort de Tutsi destiné à être traqué, chassé et exécuté
Sa femme Jacqueline UWIMANA,
La famille de Jean-Marie Vianney GASHUGI que vous avez également entendu le 24 novembre dernier.
Assumpta MUHOZAÏRE, Joselyne MUGENI, Josine MUTESI,
La famille de Vincent Nyandwi HABYARIMANA entendu le 29/11 devant votre cour et qui a déposé à plusieurs reprises dans le dossier d’instruction,
Sa sœur Vestine UWIMANA,
Emmanuel NGADIMANA entendu le 4/12 qui vous a confié avoir perdu plus de 40 personnes de sa famille pendant le Génocide et la quasi-intégralité de son cercle proche à Tumba,
Et quatre personnes physiques qui n’ont pas pu déposer devant votre Cour :
• Laetitia UMUKOBWA
• Jean-Baptiste KARASIRA
• Adélaïde MUKANTABANA
• Espérance MUJAWIMANA
Ces personnes physiques sont toutes des rescapés du Génocide commis à Tumba en 1994 et/ou des ayants droits de victimes du Génocide commis contre les Tutsi à Tumba au Rwanda en 1994.
Il m’était obligatoire de citer les noms de ces personnes qui nous ont accordé leur confiance afin de porter leur parole car finalement 29 ans après les faits subis, la parole est la seule chose qui leur reste afin de faire vivre leur mémoire et celle de leur famille.
La parole apparaît comme un thème central de cette affaire
Non seulement la parole des victimes mais aussi la parole des témoins et bien évidemment la parole de l’accusé.
Je vais vous demander de revenir au tout début de nos débats et de revenir précisément au jour de l’ouverture de ces débats.
Posture de base de la défense avec un accusé qui répond à la question de savoir si les faits sont reconnus va immédiatement répondre à la question du Président de savoir quelle était sa position par rapport aux faits qui lui sont reprochés.
« PRÉSIDENT : Vous reconnaissez les faits ?
Sosthène MUNYEMANA : Je reconnais que ce que j’ai fait était dans l’esprit de sauver des gens devant le danger de mort immédiate. »
Et la défense qui plaidait son incident et qui avait la parole en premier en tant que demandeur d’indiquer :
• Avant toute chose (et je cite) l’immense compassion pour les victimes du génocide, nous sommes parfaitement conscients du substrat dans lequel se situe cette affaire. Personne d’entre nous ne peut le contester.
• Le deuxième élément soulevé portait sur le commencement de cette affaire
Une première singularité qui réside dans le fait que cette procédure a commencé le 9 novembre 1995. Elle a commencé sur une plainte déposée à Bordeaux avec des « attestations plutôt contestables et des documents qualifiés comme des faux ».
• Le troisième élément était de mettre en avant une autre particularité de ce dossier à savoir le fait qu’il n’avait que très peu d’élément matériel dans cette affaire, tout se situe dans des témoignages humains, tout le monde sait la fragilité des témoignages humains, 28 ans après.
La défense revenait également sur le fait que nombre de parties civiles allaient et se sont constituées au tout début de cette audience sans avoir pu être entendues avant même le début de ce procès.
On insistait immédiatement sur la fragilité des témoignages, sur la qualité de la mémoire pour raconter des épisodes vieux de près de 30 ans. La défense prétendait alors qu’en l’absence d’auditions de ces personnes pendant l’instruction, Sosthène Munyemana n’allait pas être en mesure de se défendre, que ce procès était marqué par une inégalité des armes et devenait inéquitable avant même qu’il ne se déroule, faute pour la défense de pouvoir exercer ses droits.
Ainsi la défense avait habilement, dès une déclaration préliminaire avant même le début des débats, jeté les bases de sa stratégie qui a consisté à faire immédiatement part à votre Cour, et à continuer à le faire durant toute l’audience, de la grande suspicion qu’elle portait aux témoins.
Les rôles voulaient être tout de suite totalement inversés :
• L’accusé serait en réalité un homme qui avait tenté de sauver les personnes qu’ils pouvaient en fonction de ses moyens, et
• Les témoins qui le mettaient en cause devenaient extrêmement suspects de manière générale.
Deux éléments complémentaires méritent d’être soulignés :
Il nous était rappelé l’arrêt de la chambre d’instruction qui a relevé :
« Il ressort par ailleurs des procédures portant sur le génocide rwandais que certains témoins se sont « professionnalisés » en espérant tirer quelques avantages d’une procédure menée à l’étranger, portant ainsi des accusations parfois fantaisistes envers la personne faisant l’objet de l’enquête.
D’autres témoins qui ont été entendus plusieurs fois, par des personnes différentes, ont pu faire évoluer leurs déclarations de manière consciente ou non, influencés par différents facteurs, le temps étant le plus important ».
Et enfin dernier élément :
On ajoutait enfin une autre dimension à la stratégie de défense : ce procès n’était rien d’autre qu’un procès politique point que nous avons encore évoqué hier soir pour clôturer les débats.
Le décor d’un procès prétendument inéquitable était planté avec en arrière-plan l’œil de Kigali qui planait au-dessus de ce procès et le pouvoir de Kigali à la manœuvre pour exercer des pressions afin de soutenir de prétendues fausses accusations.
Ces éléments annoncés dès l’ouverture des débats sont en réalité les éléments sur lesquels Sosthène Munyemana a fondé sa défense durant les 5 semaines passées ensemble dans cette cour d‘assises.
Or les débats ont apporté des réponses très claires sur chacun de ces points et démontré le parfait contraire des arguments soulevés.
LA PAROLE DES TEMOINS ET CELLES DES VICTIMES
Cette parole des parties civiles est essentielle.
Les parties civiles sont victimes et très souvent témoins de faits qui en l’espèce sont hautement traumatiques.
• Vous garderez en mémoire les propos de Madame WAINTRATER, psychologue clinicienne, qui travaille spécialement sur les traumatismes extrêmes et notamment sur le Génocide des Tutsi au Rwanda en 1994*.
• Vous vous rappellerez que Monsieur le président a considéré ce témoignage comme un éclairage nouveau par rapport à tous ceux qu’on a entendus en début de procès. Il précise que pour les jurés ils vont devoir interpréter le témoignage à l’aune de la vérité (NDR. Peut-être eût-il été plus profitable, pour les jurés, s’ils avaient entendu madame WAINTRATER plus tôt. Cela leur aurait permis de mieux savoir comment accueillir tous les témoignages qu’ils ont entendus.)
• Que nous a dit Madame WAINTRATER ?
• Elle a relevé que le survivant aborde son témoignage à la fois comme un événement attendu mais aussi craint.
• Pour un rescapé, le témoignage est un évènement attendu car le fait que la justice se prononce sur la culpabilité de l’accusé est extrêmement important pour lui en ce que la justice le réintègre dans la communauté des hommes.
• Événement craint car le rescapé a peur de ne pas être cru, il a peur de mal faire, de mal dire, d’oublier, de se tromper. Son témoignage est personnel mais toujours à dimension collective. Les événements, il les a vécus avec d’autres, les membres de sa famille, de la communauté dans laquelle il vivait et doit déployer des efforts gigantesques pour trouver la force de dire, de raconter, de décrire des faits hautement traumatiques.
• Le témoin oppose la mémoire traumatique à la mémoire dite normale ; à quel point le récit, la formulation des faits subis, la parole apparaît comme essentiel non seulement pour caractériser les faits mais aussi pour libérer les rescapés.
• Dans la mémoire traumatique s’opère un clivage entre le moi qui s’observe et le moi réel. Tout ce qui est affectif est refoulé. Il existe un phénomène de dissociation. Lors du témoignage du rescapé, il est demandé de retourner dans l’événement traumatique, il faut rassembler les deux événements dissociés. Dans la vie, il existe des flashs traumatiques qui ramènent la personne au temps du traumatisme. On demande à celui qui témoigne un effort considérable car on attend de lui un récit cohérent. Or, le traumatisme n’est pas forcément cohérent. Il y a le temps du traumatisme et le temps d’après. S’il n’arrive pas à rétablir cette cohérence, il va se sentir nul, incompris.
Le traumatisme peut donc amener le témoin à formuler des contradictions possibles car mise à distance des affects du traumatisme.
Et il est même possible d’avoir l’impression d’un récit peu fiable si on ne lui accorde pas une attention toute particulière.
Etant enfin précisé que forcément 29 ans après les faits de G qui a sa propre temporalité, des incohérences et des divergences factuelles surgiront nécessairement dans certains témoignages et c’est le contraire qui serait en réalité suspect.
Divergences dans certains témoignages :
• Peuvent s’expliquer par l’effet du temps, rappelons que le décalage temporel est de près de 29 ans après les faits.
LE PROCES EQUITABLE : l’exercice des droits de la défense
• À l’instruction les fausses accusations
Le départ de ce dossier:
• le document d’African Rights et les attestations à l’appui de ce document ;
• le rapport du haut-commissariat des Nations Unies, ce document personne ne s’est appuyé dessus pendant l’instruction ;
• la question de la professionnalisation des témoins,
• Instruction fausses pièces dégagées par l’instruction tout comme les témoins non fiables
Tous ces éléments ont en réalité été évacués dès l’instruction menée par les juges d’instruction français.
Ce qu’il s’est passé à l’instruction : les juges d’instruction ont fait leur travail, ils ont instruit, ils ont cherché à vérifier la force probante de chaque élément qui leur était soumis, ils ont cherché les personnes qui avaient pour attester et ont demandé à leurs enquêteurs d’aller les entendre ou les ont entendus par eux-mêmes,
Les pièces rejetées par l’instruction : le rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies, l’article African Rights et les attestations à l’appui.
Or l’instruction a fonctionné en ce que ces pièces ont été purement et simplement écartées
Des personnes ont été entendues et il est vrai que le mystère de savoir qui exactement est responsable de la production du faux rapport des NU est restée non résolue.
Mais chacune des personnes a été entendue et chacun a dit précisément aux enquêteurs
et dans le cadre de cette instruction, S. Munyemana a pu se défendre et obtenir des non-lieux sur nombre d’accusations qui pesaient sur lui comme notamment les accusations en rapport avec ce qui s’est passé à l’hôpital de Butare ;
Que l’ouverture soit contestée par la défense on peut l’entendre mais ce qui compte et ce qui saisit votre cour et ce qu’il en resté après l’arrêt de la Chambre de l’instruction car les éléments à charge et à décharge ont tous été passés au peigne fin et ceux insusceptibles de constituer une charge ont été écartés.
• Durant cette audience
La procédure est française ;
Les garanties de notre procédure devant la Cour d’assises avec l’oralité des débats ;
Exercice complet des droits de la défense ;
Les citations auxquelles la défense a fait procéder ;
Les pièces produites quasiment tous les jours ou devrais-je dire tous les soirs ou tous les matins ;
Les notes ;
Les observations régulières des conseils de S. Munyemana après des témoignages ;
L’homme qui dort avec son dossier ;
Les plans établis par l’accusé ;
Le report à ces notes durant ses interrogatoires pour aller chercher la cote précise du dossier dont il voulait se servir ;
Ces interrogatoires en fin de chaque journée quasiment durant lesquels il a pu faire valoir tous les arguments et analyses qu’il souhaitait développer ;
La défense a eu à chaque fois la parole en dernier et aura la parole en dernier avec deux conseils puis l’accusé qui aura l’opportunité s’il le souhaite d’ajouter une dernière déclaration ;
La parole à la défense en dernier.
LA PAROLE DE L’ACCUSE :
Parlons-en de la parole de l’accusé avec quelques réflexions fondées sur ce qui a été dit durant cette audience.
Et parole de l’accusé dans le cadre de l’exercice de sa défense.
Un élément frappant :
On a beaucoup entendu l’accusé durant les plus de 5 semaines que nous avons passées ensemble et se dégage de ce procès une impression très étrange celle suivant laquelle vous restez de marbre blindé émotionnellement, incapable de faire passer ce que vous avez pu réellement ressentir.
Difficile de se prononcer sur votre personnalité profonde on a eu l’impression que vous refusiez de vous livrer réellement de nous montrer qui vous étiez vraiment.
On vous a réclamé de sortir des analyses a posteriori, mon confrère Foreman en premier lieu, votre défense, et le Président de la Cour qui s’y est associé hier encore, on vous a demandé d’aller à l’essentiel, de sortir des analyses permanentes pour tenter de nous apporter des images permettant de visualiser les scènes, d’apporter de la chair, des sentiments, de la vie, en réalité et de cesser les analyses froides, factuelles et dénuées d’affects et de sentiments et qui apparaissent loin de la réalité des faits pour ne pas dire de la vérité.
Déclaration spontanée d’hier (mercredi matin) pour tenter de remettre les choses en place après un interrogatoire de la veille.
Comme dans une carapace ; touché après les échanges d’hier soir.
Compassion et sympathie qui ne se manifeste pas mais tout le temps je l’ai en moi
Question du président : vous vous souvenez de détails incroyables et d’autres Déclaration spontanée d’hier (mercredi matin) pour tenter de remettre les choses en place
Question du président : vous vous souvenez de détails incroyables et d’autres moments où vous ne livriez rien?
Difficulté à manifester les émotions.
« Comme dans une carapace » ; Pas resté enfermé dans une bulle
touché après les échanges d’hier soir
Compassion et sympathie qui ne se manifeste pas mais tout le temps je l’ai en moi.
Difficulté à manifester les émotions vous essayiez de nous dire qu’on ne voyait pas mais que vous ressentiez.
Conclusions de l’expert DAHAN qui finalement pour la première fois dans cette audience apportait un éclairage sur votre personnalité:
Tests projectifs on retrouve cela dans les trois tests projectifs.
Une partie de sa personnalité est meurtrie.
Clivage du moi : met dans un tiroir l’impuissance, la colère et l’autre partie lui permet d’exister comme si tout ça n’avait pas existé ; à tout moment le clivage peut sauter particulièrement dans une situation exceptionnelle.
L’autre doit s’adapter à moi.
L’autre n’a pas à être respecté.
Affects négatifs réprimés.
Blindé émotionnellement (on l’a constaté à l’audience et 4 voire 5 semaines de procès permettent de se faire une idée sur la personnalité de chacun).
Traits paranoïaques.
Pulsions agressives de rage de colère d’absence d’empathie : ressentis de l’enfance.
A grandi en étouffant tout cela.
Deux personnalités totalement indépendantes qui ne se parlent pas.
Négation de l’autre, négation de la liberté de l’autre (négation de la parole de l’autre) : ce que je trouvais intéressant dans cette analyse c’est que pour une fois on obtenait au cours de cette audience un éclairage sur la personnalité de Sosthène MUNYEMANA qui pour le moins n’est pas
Mode de fonctionnement de façon binaire : les forts – les faibles ; victimes – bourreaux (on est en droit de s’étonner du fait qu’après avoir déposé si j’ai bien compté 20 personnes dans le groupe 1, 5 dans le groupe 2, 5 dans le groupe 3 et 11 dans le groupe 4 : soit 41 personnes pour lesquels à en suivre ses déclarations il a ouvert le bureau de secteur sans jamais, par la suite s’inquiéter du sort de ces personnes considérant qu’à partir du moment où il les avait enfermé il les avait mis en sécurité peut-être de façon temporaire.
Impression que deux mondes cohabitent ensemble sans communiquer entre eux sans se rencontrer.
Le monde « merveilleux et protégé » de Sosthène MUNYEMANA et le monde du Génocide.
Deux mondes qui ne se télescopent pas, qui ne communiquent pas ensemble.
• Il a prétendu faire des veillées de sécurité (même si personne n’a pu confirmer la réalité de ces rondes) qualifiées de ronde du bonheur et nous a expliqué en plus qu’en réalité il n’y a eu aucun affrontement avec les miliciens car chacun des deux sous-groupes formés était d’environ 7 personnes et se trouvait en nombre supérieur aux binômes ou trinômes de miliciens qu’il pouvait croiser alors que des témoins ont indiqué que Tous les hommes du village pouvaient être obligés de participer aux rondes
/ Organisation des rondes fait partie du plan génocidaire rondes dans lesquels les miliciens les Interahamwe étaient non seulement armés mais en grand nombre et violents
• Il nous a dit avoir vu en tout et pour tout un cadavre et n’avoir jamais vu de fosses mais simplement avoir appris leur existence
/ il y a une fosse à 350 mètres de chez lui où plus de 259 corps ont été dénombrés Fosse de KARANGWANA à quelques centaines de mètres de chez lui.
• Il ne voit qu’une barrière mais pas près de chez moi mais pas trop près quand même alors qu’on sait également que les barrières n’ont été rien d’autres que des lieux de détection des Tutsis et d’extermination des Tutsi et qu’il y en a eu beaucoup qui ont été érigées dans le pays et à Tumba notamment.
• Il nous a également expliqué avec ses termes qu’il y avait des réfugiés pour lesquels il n’avait qu’ouvert avec la clef qu’il détenait un lieu de refuge / il les enferme dans un lieu, le bureau de secteur qui a été comme tous les bâtiments officiels durant le Génocide, comme les églises des lieux d’extermination.
• le plus parlant est de rappeler les mots de Venant KAGERUKA l’un des principaux témoins à charge qui est décédé peu de temps avant la tenue de ce procès mais qui a été entendu durant cette instruction et qui a d’ailleurs été confronté à l’accusé. Il est d’ailleurs frappant que le seul rescapé du Bureau de Secteur n’ait dit pas une seule fois que s’il s’en était sorti c’était grâce à l’action de Sosthène MUNYEMANA et le fait que ce dernier l’ait enfermé dans le Bureau de Secteur.
• Au contraire Venant KAGERUKA, parlait du Bureau de Secteur comme d’un « lieu de transit vers la mort » ; Venant KAGERUKA a parlé d’un « camp de concentration » ; il a dit être dans l’œil du cyclone sous surveillance ; en danger de mort permanent dans le couloir de la mort.
LE PROCES POLITIQUE
Et on nous rappelait que le Rwanda est loin d’être un pays démocratique, que l’accusé avait pu avoir des propos et des écrits dénonçant ce régime et que ce procès existait car Sosthène MUNYEMANA était présenté depuis 1995 comme une cible du pouvoir de Kigali qu’il fallait éliminer et réduire au silence.
On remarquera que Sosthène MUNYEMANA a pu être mis en cause par des articles de presse comme celui de Morgen dès août 1994 et donc avant sa prise de parole de 95…
Pour souscrire à cette thèse il vous faudrait admettre deux postulats absurdes :
• admettre une accusation en absence de tout élément matériel qui permettrait d’apporter le début du commencement d’une preuve suivant laquelle monsieur Sosthène MUNYEMANA serait visé par le pouvoir ; A ce titre, la défense n’a apporté aucun élément tangible dans la démonstration d’un début de persécution politique dont monsieur Sosthène MUNYEMANA serait victime de la part des autorités rwandaises au pouvoir
• admettre l’idée suivant laquelle le gouvernement rwandais aurait une influence sur la procédure française et donc sur la liberté des juges d’instruction
• Et allons plus loin un moment pourquoi Sosthène MUNYEMANA serait visé s’il n’avait fait que sauver des personnes Tutsi durant le Génocide …
• Comment l’œil de Kigali qui apparemment sait tout surveille tout et contrôle tout n’aurait pas vu qu’il ne s’agissait qu’un opposant très modéré incarnation d’une troisième voie aussi imaginaire qu’irréaliste qui aurait tenu un discours à Bordeaux devant une assemblée au cours d’une conférence contre le régime en place et sur le génocide qu’il n’a pas nommé et qu’il a dénoncé la dictature … Quel danger pour l’état rwandais ? Mes analyses ne plaisent pas.
Sur les sauvetages :
Dans le discours binaire je suis celui qui a essayé de sauver en fonction de ses moyens de sauver et de protéger les gens et donc il ne peut être complice ou auteur de Génocide.
Argument classique constaté dans plusieurs autres procès ce qui n’exclut pas la responsabilité de l’accusé dans les faits qu’on lui reproche
« C’est l’intention qui compte »
ROLE DE LA COUR D’ASSISES FRANÇAISE
Témoignages par oui dires ne sont par nature irrecevables, ils sont au contraire courants et dignes d’intérêt surtout quand ils sont multiples et mesurés
MULTIPLES : Etant rappelé que ce n’est pas dans tous les procès d’assises qu’on peut vous citer des listes entières de personnes qui viennent sur un point précis mettre en cause l’accusé comme par exemple les synthèses que Monsieur le Président vous a fait avant de réinterroger l’accusé sur tel ou tel point
MESURES : On parle de présence à des réunions, de propos tenus, de personnes vues avec d’autres
Dans l’ensemble les témoins ont réitéré de façon circonstanciée et de façon globalement constante les faits qu’ils ont déclaré avoir personnellement vus
Ces témoignages, tous les témoignages sont en réalité soumis au pouvoir souverain d’appréciation de la Cour c’est-à-dire à votre attention, à votre clairvoyance, à l’effet que chaque témoignage et tout argument en découlant soulevé devant vous aura sur votre raison
Il vous faudra apprécier la valeur probante de chacun de ces témoignages, et pour ce faire vous reprendrez vos nombreuses notes, vous recouperez, vous comparerez, vous saurez retirer d’un témoignage, son essence et en quoi peut être retenue sa valeur, sa force probante
Je dois vous dire, monsieur Sosthène MUNYEMANA, qu’en réalité vous avez la chance d’être jugé par une cour d’assises françaises.
Le rôle de la Cour d’assises française :
Votre rôle est justement celui d’écouter attentivement chaque témoignage, de poser des questions, de faire le tri de prendre des notes,
De trouver une cohérence d’ensemble entre tous ces témoignages pour vous déterminer sur les lourdes charges qui pèsent sur l’accusé et pour forger votre intime conviction
Pour faire jaillir la vérité judiciaire et pour déterminer au final l’impression que les moyens soulevés auront eu comme impact sur votre raison
Conclusion :
Point commun entre toutes nos parties civiles
Lutte sur l’impunité
Vous avez entendu les réponses aux questions qui ont été quasiment systématiquement posées aux personnes constituées parties civiles en fin de leur déposition :
Qu’attendez-vous de ce procès :
et de façon quasi systématique il vous a été fait les mêmes réponses
Demandez à Sosthène où sont les corps de nos proches, de nos familles, des victimes point sur lequel la Cour ne pourra malheureusement pas faire grand-chose, et un second point essentiel, constaté d’ailleurs par madame WAINTRATER qui nous a expliqué que la position des survivants ou des revenants de la mort n’était pas un désir de vengeance mais un désir de justice
Rendez la justice telle est l’exigence des parties civiles, telle est votre mission.
1. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑]
2. Le 28 janvier 1993, Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[↑]
3. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
4. GIR : Gouvernement Intérimaire Rwandais pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
5. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
6. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]

Procès MUNYEMANA, lundi 18 décembre 2023. J25
19/12/2023
Le matin ayant été consacré à la seconde partie du réquisitoire des avocats généraux, madame Sophie HAVARD et monsieur Nicolas PERON, c’est au tour des avocats de la défense, maîtres Florence BOURG et Jean-Yves DUPEUX de présenter leurs plaidoiries.

Il ne nous est pas possible, pour l’instant? de rendre compte des réquisitions de l’accusation. Simplement dire que les avocats généraux, après un réquisitoire implacable, demandent une peine de 30 ans de réclusion criminelle à l’encontre du docteur Sosthène MUNYEMANA.

Plaidoirie de maître Florence BOURG.
Dans une longue plaidoirie de près de trois heures et demie, maître BOURG a tenter de toucher les jurés, la voix empreinte d’émotion :
« Depuis jeudi matin, depuis 2 jours et demi vous écoutez un mur absolu d’accusations… Alors la défense se retrouve au pied de la montagne, parce que pendant ces 2 jours et demi vous avez eu droit à une construction magnifique… une construction qui peut paraître très crédible si l’on reste très confortablement assis dans son fauteuil en 2023, dans le confortable siège d’avocat ou de magistrat. Mais cette analyse, cette construction, pas à un moment elle n’a tenu compte des faits en 1994, des dilemmes vitaux auxquels étaient confrontés ces gens en 1994… ceux qui avec leurs moyens simples, ont tout fait, parfois par leurs petits gestes, pour sauver des vies, pour limiter la casse, pour limiter les dégâts, tout en restant en vie.
Et c’est peut être ça le problème, Sosthène MUNYEMANA est en vie et c’est peut être cela qu’on lui reproche aujourd’hui. »
Et de souligner l’importance déterminante du contexte de l’époque :
« Rappelez vous où vous étiez en 1990, quel âge aviez vous. Je vais vous demander de vous transporter en Afrique en 1990. On est loin des moyens d’informations d’aujourd’hui, il n’y a pas d’internet, pas de télévision. On est en Afrique, c’est là que démarre l’histoire avec ses références temporelles et géographiques. Je vais vous proposer une histoire vraie, tragique, pas d’un génocidaire ou d’un manipulateur, mais l’histoire d’un homme rwandais, Hutu, un médecin et un père de famille à Tumba. » Maître BOURG évoque « une jeunesse avec des parents Hutu, mère, père, aimants, contrairement à ce qu’on a pu dire, avec des valeurs. Ils viennent d’un petit milieu et Sosthène MUNYEMANA quand il était petit il gardait les vaches de son père. Il reçoit une éducation sévère certes mais avec des valeurs. Les valeurs c’est de ne pas pas faire la différence, c’est de ne pas prendre en compte les ethnies. Ça a été dit à l’audience par son amie d’enfance Daphroze[1]… il va faire des études brillantes, ce qui était extraordinaire compte tenu de son milieu. Il intègre l’université de Butare, une vocation. Parce que c’est un homme qui depuis le plus jeune âge est sensibilisé à la nature humaine. Il a vu sa mère, la souffrance de la mort lors de ses fausses couches, il en a été profondément meurtri. C’est comme ça qu’il choisit sa spécialité. » En 1979, il rencontre sa future femme, Fébronie, amie de collège de l’épouse de Jean KAMBANDA[2]: « Lui aussi il vient du sud, alors une amitié naît, on est au début des années 1980. Alors Sosthène MUNYEMANA continue sa carrière brillante et en 1984 il brigue d’un premier poste. Il est nommé responsable dans un hôpital dans le sud de Butare » avant de partir à Bordeaux pour se spécialiser en gynécologie. Le couple retourne au Rwanda en 1989, d’abord à Kigali puis à Tumba : « Ils fréquentent toujours le couple KAMBANDA. Ça fait partie de leurs amis. Ils vont embaucher une nounou parce que ses enfants sont petits, une nounou qui est Tutsi. Avec tous les autres médecins et tous les autres personnels du personnel médical. Il était promis à une grande ascension sociale ça ne fait aucun doute. »
Début 1990, à l’avènement du multipartisme Sosthène MUNYEMANA « va s’intéresser au MDR[3], ça va lui parler parce que ça correspond à ses valeurs. Mais ce MDR qui naît en 1990, c’est un MDR ré-no-vé qui a un acronyme qui existait précédemment parmehutu, un parti rance, aux relents ethniques. Le MDR rénové n’a rien à voir avec ça. On va vous faire croire que si, que ça n’a pas changé, mais non ». Il prône désormais « le partage de pouvoir, le retour à la paix, mais néanmoins favorable aux négociations avec le FPR et surtout un retour concerté des Tutsi exilés. C’est la ligne originelle du MDR de 1990 ».
Sosthène MUNYEMANA « n’a jamais été un membre du parti… c’est juste un citoyen engagé qui a envie de démocratie. Alors dans ce renouveau des idées il y a des médecins, des enseignants qui vont créer un espèce de think-thank… En conséquence du multipartisme en avril 1992, il va y avoir la constitution du gouvernement pluripartite. C’est un gouvernement de coalition où l’ensemble des partis vont être représentés. Et c’est vrai que le MDR est extrêmement présent… Le MDR, sous l’impulsion du Premier Ministre Dismas, va soutenir à bout de bras les accords de paix d’Arusha… le MRND ne voit pas ça forcément d’un très bon œil… C’est pas facile l’apprentissage de la démocratie et le 8 février 1993 alors que les accords sont là, nouvelle offensive du FPR au mépris total du cessez-le-feu. Cette fois-ci c’est un million de personnes déplacées. Et là on a des prémices de radicalisation, ces massacres qu’on connaît historiquement depuis les années 50, on est sur un terrain qui commence à être clairement miné. »
A l’été 1993, le MDR et la plupart des partis se disloquent en deux tendances dont une extrémiste dite « POWER »[4] « mais pour autant dans tout ça Sosthène MUNYEMANA, sauf à avoir mis son nom sur la liste des signataires qui dénoncent une manigance politique, lui, dit qu’il reste dans une troisième voie. Une troisième voie, mais qu’est-ce que c’est que cette troisième voie ? C’est la ligne MDR avant le split, avant la radicalisation de 2 blocs, celui qui est pour la paix, contre la radicalisation, pour les négociations, c’est ça sa ligne et il l’a toujours fait valoir…Dans le même temps, ça se radicalise. Le 4 août 1993, cette fois c’est acté le protocole d’Arusha qui prévoit l’intégration du FPR dans le gouvernement à base élargie. L’émergence du mouvement POWER, elle, est actée lors du discours de Froduald KARAMIRA en octobre 1993 au stade à KIgali, “power power power”, la tendance POWER émerge de manière radicale et claire ». Mais pour Sosthène MUNYEMANA « il n’y a pas au sein du MDR un MDR-POWER, c’est une mouvance », comprenne qui pourra.
Au début du génocide, « Sosthène MUNYEMANA a deux personnes qu’il connaît très bien au gouvernement[5]. Il y a le Premier ministre Jean KAMBANDA, il y a le ministre de l’agriculture Straton. Alors remarque, si il était motivé par un destin politique comme on vous l’a laissé croire mais on serait allé le chercher. Il remplit toutes les cases, c’est un intellectuel, il est de BUTARE, mais monsieur MUNYEMANA, il n’en fait pas partie. Si c’était cet homme de volonté de rentrer au gouvernement, il avait une opportunité formidable avec ces allumettes à ce moment-là. Pourquoi ? Parce qu’il était pas POWER tout simplement et s’en est bien la preuve. Ça ne l’empêche pas de réfléchir pour autant.
Le 12 avril la confusion est totale. On a des préfets qui se battent. Et puis en même temps on a un élément extrêmement fort, le 12 avril on a 10 officiers supérieurs dont le colonel Marcel GATSINZI qui va publier un communiqué de résistance. C’est le 12 avril, les discours sont brouillés parce qu’en parallèle il y a les communiqués du ministère de la défense et en même temps on a le discours du MDR, Froduald. Mais il y a aussi ça, ce n’est pas univoque, ça ne va pas dans un sens, c’est confus. Et les FAR font un communiqué dans lequel ils disent quoi? Ils rappellent qu’il y a des massacres et ils appellent à mettre fin à la tragédie, il appellent à une rencontre avec le FPR pour pacifier le pays, ils demandent l’institution des accords d’Arusha, il appellent à faire la paix. Pas un mot dans le double langage. Il y a des nuances dans l’histoire et de nuance on en a cruellement manqué ces derniers jours. Ce communiqué des FAR, Alison DES FORGES l’intitule dans son livre “l’opposition des militaires au génocide”. Alors c’est le chaos, les discours sont confus, il y en a dans tous les sens on n’arrive pas à avoir une ligne déterminée, et dans ce chaos du 12 avril, qu’est-ce qu’il y a ? Des ordres du ministre belge qui annonce aux Nations Unies que la Belgique retire son contingent de la MINUAR. Ce même 12 avril, comment s’y retrouver? Désinformation, plein d’informations, une confusion politique extrême.
C’est dans ce contexte ce 12 avril que le cercle de réflexion va se réunir. Dans ce contexte de grande confusion politique que quelques jours après, le 16 avril ils rédigent le 16 avril cette lettre parce que c’est une lettre. Une lettre qu’ils veulent adresser à l’ONU, aux ambassadeurs. Cette lettre elle a un but principal, sous le choc du retrait du contingent belge, et la première lecture de l’ambassadeur, souvenez-vous, il l’a dit[6], c’est un appel à l’aide aux Nations Unies “ne partez pas, ne partez pas”, et c’est aussi un appel à la négociation. Cette lettre, l’accusation en fait la clé de voûte de tout parce que selon l’interprétation qu’on en fait ça va contaminer tous les faits de Sosthène MUNYEMANA. Ou vous pensez que Sosthène MUNYEMANA, il est POWER, ou …
Rien n’est simple, rien n’est prouvé, rien ne peut permette de dire que Sosthène MUNYEMANA est POWER. Alors cette lettre… aujourd’hui c’est bien de dire “ah mais c’était une magouille”. C’est très facile de dire ça dans son fauteuil d’avocat général. C’était simple en 1994 ? De savoir que le gouvernement allait faire ce qu’il allait faire? Non ce n’est pas simple. Ce que je vous dis là, ça ne sort pas de nul part, ce n’est pas une histoire inventée, imaginaire, alors il n’y a pas dans le texte de cette lettre un seul mot qui soit susceptible de vous faire douter, il n’y a pas le mot travail non il n’y a pas ça. Le seule chose qu’on peut lui reprocher à cette lettre, c’est avec du recul, avec du recul de remercier le gouvernement intérimaire… Alors pour conclure sur l’aspect politique, deux choses, non Monsieur MUNYEMANA n’est pas un extrémiste, rien rien rien dans son parcours politique ne le démontre. »
Maître BOURG aborde ensuite le second point de son intervention, TUMBA :
« Butare la préfecture rebelle, même chose contexte, contexte. Le Sud ce n’est pas le Nord, le contexte, c’est fondamental, les hostilités, les massacres ça arrive plus tard. Bien sûr qu’il y a des massacres, il y en a depuis tellement longtemps. Cette localité, ce bastion de la résistance est menacé, il est dirigé par un préfet indiscutable le préfet Jean-Baptiste HABYALIMANA[7]. Le génocide n’est pas encore arrivé, il n’arrivera que le 21 avril mais la résistance s’organise et là encore il y a un document essentiel, c’est le communiqué des préfets du Sud. Le communiqué du 16 avril du préfet HABYALIMANA et de son collègue le préfet du GIKONGORO[8], il vont se réunir autour des questions de sécurité. Ils vont constater la résurgence des violences innommables contre les Tutsi. Et les massacres ont commencé dans le Nord, et les réfugiés il y a un afflux considérable de personnes, ils fuient, et les préfets se disent “qu’est ce qu’on fait?”… Ils arrêtent des mesures. On ne peut pas les suspecter d’être des préfets génocidaires (NDR. L’un des deux préfets, Laurent BUCYIBARUTA, a toutefois été condamné à 20 ans de réclusion criminelle pour complicité de génocide et de crime contre l’humanité aux assises de Paris! Son procès en appel n’aura jamais lieu, il est décédé le 6 décembre 2023)…/ils vont inciter les autorités administratives à tenir des réunions avec la population dans le but de promouvoir la paix. Ils vont donner des instructions aux autorités, au sujet de barrages routiers, pour l’organisation de patrouilles. Dans le but de quoi? De contrer les attaques, les fauteurs de troubles, les criminels’. Et de citer Alison DES FORGES : “Dans bien des endroits Hutu et Tutsi patrouillaient […] entre les 14 et 18 avril. Il organisèrent des patrouilles et des tours de garde […] tant Hutu que Tutsi”.
À propos de la réunion du 17 avril au bureau de secteur de Tumba : « Sur les collines avoisinantes les maisons brûlent, il y a des flux de réfugiés, des réfugiés de guerre, il affluent dans toutes les directions. Il faut bien faire quelque chose. Il faut bien faire quelque chose alors le conseiller BWANAKEYE, qu’est-ce qu’il fait? Il va essayer d’organiser une réunion, il a eu des instructions du préfet la veille, et le but ça va être quoi? Ça va être d’informer la population, pour éviter quoi? Que les troubles alentours n’arrivent pas jusqu’à Tumba, que ce dernier bastion tienne. C’est dans ce contexte que des réunions, comme le dit le communiqué, ces réunions de po-pu-la-tion vont être organisées, et là on va appliquer ces mesures dont on parle, de préfets qui appellent à organiser des rondes entre Hutu et Tutsi, il faut sécuriser le Sud. »
Au cours de cette réunion, Sosthène MUNYEMANA est alerté par son fils que des réfugiés arrivent à la maison: « Onesphore KAMANZI qui arrive, qui vient de KIGEMBE, qui vient de voir toute sa famille Tutsi, sa femme Tusti et ses 8 enfants Tutsi, massacrés. Il l’a accueilli monsieur MUNYEMANA, ce Tutsi. Alors on va vous dire : “ah oui mais le père, il est Hutu, c’est pas des enfants Tutsi. Alors non non non”. Et qu’est ce qu’il vous dit, Monsieur KAMANZI? “Il nous a accueilli comme des réfugiés”, il l’a caché pendant un mois, il l’a dit “je ne peux que lui être reconnaissant”… Il n’y a pas que lui, il y aussi la fameuse Marie M(?), elle va en faire des caisses certes, la femme du chauffeur, n’empêche que chez qui on la met? Chez Sosthène MUNYEMANA. On la mettrait chez un génocidaire? Je ne pense pas. N’empêche qu’il revient, et la réunion qui continue, alors il revient et dit à BWANAKEYE ce qu’il se passe. Et BWANEKEYE lui dit : tu vas l’exposer. Alors je ne sais pas ce qu’il dit dans cette réunion mais toutes les interprétations sont permises, il n’y en a aucun qui dit la même chose : “ah il nous a dit que les réfugiés fuyaient les militaires burundais Tutsi”. Et puis Monique AHEZANAHO: “ils fuyaient les Inyenzi”, mais ça n’a aucun sens, comment pourrait-il dire des choses pareilles alors qu’il vient d’ouvrir ses portes à ces réfugiés. Qui a tué la femme de KAMANZI? Le FPR? Et bah non. Qui est-ce qui persécute la femme Tutsi de Bonaventure? Bah oui, c’est les miliciens Hutu, donc c’est totalement invraisemblable, bien sûr qu’il n’a pas dit ça, bien sûr qu’il n’a pas tenu des propos incendiaires ».
Alors voilà pour cette réunion, et qu’est-ce qui se passe? Et bah on va mettre en place les rondes et les barrières, alors on va vous dire il s’est passé autre chose et c’est vrai, il y avait ce comité de sécurité et il y avait un citoyen et c’est possible, qui a souhaité qu’il y ait une désignation de sages mais c’est informel, il n’y a pas eu d’élection de Sosthène MUNYEMANA au comité de sécurité, mais pas du tout. C’est une assemblée de population, il y a des Hutu, il y a des Tutsi, le comité de sécurité, il existe, c’est le chaos. »
Maître BOURG fustige « une reconstruction faite en 2023 avec une littérature qui n’est pas la bonne… Moi, je me fie à ce qu’on m’a déclaré par des sources incontestables, selon le parquet Alison DES FORGES et André GUICHAOUA, je ne parle pas d’Eric GILLET…
Ce sont des rondes de nuit, on divise le groupe en deux parce qu’il faut tenir le coup, 8 personnes un jour sur deux et Sosthène MUNYEMANA fera la ronde un jour sur deux de 19h à 6h. Fatiguant, très fatiguant, il faut récupérer. Ça c’est l’organisation et c’est tous les jours et ce sera tous les jours jusqu’au bout. Et le périmètre c’est le pâté de maison, le patelin, la dizaine de maisons… Alors la mécanique, la froide théorie se met en place, bah non c’est pas ça ce qu’il s’est passé, elles se sont maintenues et des témoins à charge viennent vous dire comment ils ont été sauvés sur des rondes, ce qui montre qu’il y a eu des rondes de sauvetage. Est-ce qu’il y a un témoignage comme quoi la ronde de Sosthène MUNYEMANA aurait tué quelqu’un? Et bah non, personne et pourtant il a été accablé… » Pas de participation aux barrières non plus selon maître BOURG : « Je ne m’attendais pas à ce qu’on passe autant de temps sur les barrières parce que l’acte d’accusation ne retient pas les barrières… il y a quand même eu toute une journée où des personnes sont venues parler d’une barrière, avec la même description, c’était la journée de la statue de la Vierge et en plus ils étaient les uns après les autres, Vestine, etc. Très bien, vous en avez tout autant qui vous disent qu’il n’y en avait pas. Donc les barrières non, non, non. »
Quant au bureau de secteur, c’est « traditionnellement un lieu de rassemblement de la population, un lieu où on tient les réunions… ça peut être un lieu de refuge, au même titre que les églises, les écoles. Des lieux de refuge notamment pour les Tutsi et ils avaient l’habitude de s’y réfugier. Alors ce lieu de refuge a été utilisé dans les faits, et ce que nous maintenons, dans l’urgence de manière temporaire pour éviter le pire… Le 21 avril quand les massacres se déchaînent et par réflexe, par réflexe historique, ces Tutsi ils vont s’orienter vers le bureau de secteur, de la même manière certains vont se jeter sur les églises.
On est bien placés au niveau de la défense parce qu’on a défendu un prêtre et on nous opposait la même situation “dans les églises, il n’y avait pas de refuge”, et bien non, on a eu un non-lieu parce que ce n’est pas si simple. Parce qu’il faut se mettre à la portée des gens ».
Alors que les massacres se multiplient « qu’est-ce qu’il faut faire? Sosthène MUNYEMANA est médecin, c’est un homme, pas une machine génocidaire, ce n’est pas un robot. Non il est sensible monsieur Sosthène MUNYEMANA, il ne peut pas rester comme ça, chez lui. Alors il va appeler BWANAKEYE, il va lui dire, conseiller de secteur, c’est normal d’appeler le responsable. Il habite loin, BWANAKEYE, il ne voit pas, alors il dit les gens d’hier ils y sont tous passés. Alors BWANAKEYE, il dit : il faut ouvrir ce bureau de secteur.
Et sans doute en raison de sa femme Tutsi, que sais-je, il est attaqué par les miliciens, parce qu’encore une fois ce n’est pas simple. Il y a les simples et les gentils, BWANAKEYE il est méchant, Sosthène MUNYEMANA il est méchant, non. J’espère que vous pouvez voir plus loin que ça. C’est la débrouille parce qu’on est dans l’urgence, c’est impro totale. Alors BWANAKEYE il dit “bah les clés je vais te les faire porter”. Et on fait quoi, on garde encore une nuit à regarder les gens jetés dans les fosses, encore une nuit à les massacrer? Et là Félicien KUBWIMANA, ancien conseiller de secteur, dit “non va pas attendre BWANAKEYE on va aller voir, peut-être que le responsable de cellule MAMBO il a peut-être les clés”. On dit quoi? “Ah bah non faut pas y aller parce que c’est un méchant hein”, et d’ailleurs c’est un méchant, non sortez de ça. On essaie parce qu’il faut faire quelque chose, alors on va chez MAMBO, on va chez MAMBO et non il n’a pas la clé alors encore une nuit à se faire massacrer. Et là les clés arrivent. Les clés arrivent et Sosthène MUNYEMANA va y aller et qu’est-ce qu’il voit? il voit l’horreur, il voit les réfugiés qui sont là assis, debouts, les miliciens armés de gourdins et de machettes qui crient, qui vocifèrent, ils ne sont pas non plus 350, ils sont 6.
Il est courageux monsieur MUNYEMANA. Ah non il n’est pas courageux monsieur MUNYEMANA, n’oubliez pas c’est un gros génocidaire POWER, bah non c’est pas ça. Il va y aller et vous avez remarqué, il est très calme. Pendant cette audience, j’ai regretté qu’il soit si calme. Il a cette espèce de bonhomie, de sourire, permanent, ça vous a peut-être énervé, et bah voilà c’est ça monsieur MUNYEMANA. Il est médecin, il a l’habitude des situations extrêmes parce qu’en urgences à l’hôpital il a l’habitude des fous-furieux. Il sait gérer, il est médecin, il a été urgentiste alors l’urgence il prend sur lui, il y va avec sa bonhomie…
BWANAKEYE arrive enfin, on est le 24 avril, et là qu’est-ce qu’on va faire? Alors on refait une réunion, qu’est-ce qu’on fait, on n’a pas la solution, il n’y a pas de sanitaire, on ne peut pas les laisser là, donc on convoque la population pour savoir: qu’est-ce qu’on en fait de ces gens? Et bah voilà il y a des gens, alors ils ne sont pas 150, ils essaient de trouver une solution mais on ne l’a pas. Alors là BWANAKEYE dit “je vais essayer d’appeler le bourgmestre”. Il va chez Sosthène MUNYEMANA pour appeler le bourgmestre KANYABASHI. Parce que nous on ne peut pas les garder, c’est un endroit où on ne peut pas garder les gens, c’est une évidence. Alors il appelle KANYABASHI, il va dire “bah j’envoie une camionnette et on va affecter la police municipale”.
Ce sera la même chose pendant tout ce temps où monsieur MUNYEMANA aura les clés. Quel intérêt aurait eu monsieur MUNYEMANA qui l’a ouvert encore deux fois, ce bureau de secteur entre le 23 avril et la date où il ouvre la dernière fois, le 15 mai?…
Alors le 14 mai, c’est particulier parce que cette fois-ci c’est l’affaire KAGERUKA. Monsieur MUNYEMANA, une fois encore, il est alerté et quand il arrive il entend les hurlements “le roi de TUMBA le roi de TUMBA”, alors est-ce qu’il est arrivé escorté? Alors est-ce qu’il est venu avec les miliciens… ou comme la première fois les miliciens qui tournent, qui tournent. J’ai pas la réponse et lui non plus, toujours est il que quand il arrive, le bureau de secteur est entouré de miliciens, comme la dernière fois il fait la même chose, comme la dernière fois il fait ce qu’il pense qu’il a à faire. Il fait entrer KAGERUKA, il rentre et puis il est appelé une deuxième fois ce jour-là, pareil il le dit spontanément.
Lui il dit, il ne pense pas à mal quand il dit ça, il le dit “j’ai ouvert une deuxième fois à 17h” et quand il ouvre c’est un groupe. Alors ce groupe-là je dois dire, il y a un doute. Est-ce que c’est le groupe de RANGO? Là on a quand même des déclarations très contradictoires en termes de chronologie et en termes de faits. C’est pas évident. Monsieur MUNYEMANA dit c’est certainement pas eux, si on lui dit c’est un autre il dit c’est un autre, si on lui dit c’est le groupe de RANGO il dit “ah c’est le groupe de RANGO”.
En tout cas ce qu’il sait c’est qu’il a ouvert à 17h une deuxième fois à un groupe. Alors plusieurs problèmes entre les déclarations et les faits, il y a des contradictions. Vincent KAGERUKA dit qu’il est capturé le 15 mai, il dit qu’il est libéré le 15 mai le lendemain. Ce qui est classique puisque jamais jamais les réfugiés ne restaient plus d’une nuit, voir deux mais pas sûr, c’était rare.
Vincent KAGERUKA et monsieur MUNYEMANA sont d’accord sur les dates, mais pas les mêmes dates données par les femmes de RANGO. Et c’est surtout Générose qui semble-t-il est la mémoire de ces femmes, elle va dire que ces hommes étaient emmenés à la « maison 60 » le 18 mai, le 17 ou le 18 mai. Générose dit que ces gens ont été transférés au bureau de secteur le 18 mai au matin. Parce que normalement si on en croit KAGERUKA il serait déjà parti parce qu’il part le 15 et logiquement ça ne peut pas être MUNYEMANA parce qu’il a déjà rendu les clés le 15.
Il y a un problème de date. Alors on peut dire, et jamais il ne s’en est offusqué, c’était il y a 30 ans on peut se tromper de date. Mais il y a aussi autre chose, Générose est le seule à dire ça, elle dit qu’elle est venue donner à manger au bureau de secteur le 18 mai, il y a KAGERUKA et son mari, elle dit “je leur ai donné à manger, j’ai vu il y avait son frère Vincent KAGERUKA”. Le problème c’est que ça ne correspond pas puisque d’autres déclarations viennent dire que c’était une femme qui s’appelait Cécile. Je pense sincèrement que si c’était sa belle-sœur qui était venue il s’en souviendrait. Bon.
Et il y autre chose aussi c’est que ces femmes, qui sont nombreuses je n’ai plus les prénoms, Rose, Générose, Gaudiose, il y en a une quatrième je ne me rappelle plus le nom. Il n’y en a aucune qui dit avoir vu Sosthène MUNYEMANA. Elles ne sont pas témoins directs, on leur a dit que à la gacaca de RURANGWA, et là elles ont écouté la collecte d’informations et c’est lors de la collecte d’information qu’elles ont su ce qu’il s’est passé par la bouche de ce fameux du RURANGWA, or c’est quand même de la collecte d’informations indirectes. On ne saura jamais ce qu’il s’est passé sur cette histoire de la maison 60, je ne dit pas que ce sont des menteurs, je dis seulement qu’il y a des contradictions et qu’on ne saura jamais.
Alors, après, sur la nature de ce lieu de refuge il y a des témoins qui ont dit que c’était un lieu de refuge, et plusieurs: il y a Josepha, une voisine à Tumba jusqu’au bout, jusqu’en juillet. Elle, elle dit, ce ne sont pas ses déclarations, s’est devant la Cour d’assises: c’est un bâtiment où toutes les personnes qui arrivaient étaient admises. Humainement c’était très difficile de voir tous ces gens dehors mais on ne pouvait pas les héberger. Il y avait des miliciens la nuit qui venaient chercher les jeunes filles, les jeunes hommes pour les tuer. Pour que les miliciens n’aillent pas les chercher. Question: “est-ce que c’était un lieu de refuge?”. Réponse “oui c’était le but”.
Un deuxième témoin qui est mort malheureusement, c’est Alexis KUNAMUGIRE, à la question de savoir si le bureau de secteur était un lieu d’emprisonnement, à la question du juge il dit “non c’est faux si c‘était vrai j’en aurais entendu parler”. Il est Tutsi, il est de Tumba, pourquoi il dit ça, parce que les gens qui se vantaient de leurs crimes ils ne se cachaient pas donc tout le monde l’aurait su. …voilà ce qu’il a répondu “ce n’était pas des gens qui étaient emprisonnés au bureau de secteur, la nuit les tueurs fouillaient les maisons et il les amenaient à cette fosse où ils les exécutaient”.
Et ça m’amène à un sujet qui est celui de la confusion, on peut tout à fait penser que ces gens et ces témoins, ce n’est pas une question de faux témoignage, je pense qu’il y a une confusion entre le bureau de secteur et le lieu, la zone, et je pense que pour beaucoup, dans l’esprit des gens quand on dit on va aller les tuer au bureau de secteur, on dit en fait c’est dans la zone, et dans cette zone il y en a quoi? Il y a la fosse. Je pense, sans y voir de la malice, que beaucoup de témoins font une confusion entre le bâtiment administratif et la zone.
Alors il y a aussi une question importante, c’est la question du transfert de ces gens-là. Ces gens il ont été, et c’est un fait, ils ont été transférés. C’est un fait Sosthène MUNYEMANA le savait qu’ils étaient transférés. Concrètement il savait qu’ils étaient transférés, il venait ouvrir et c’est BWANAKEYE qui les faisait sortir. Ce qu’il savait c’est qu’il y avait une camionnette qui venait, qui venait de chez KANYABASHI pour emmener les gens au bureau communal et c’est ce qu’il a toujours cru. Après qu’est ce qu’il s’est passé, est-ce qu’ils ont été à la commune, ou emmenés à la préfecture, il faut se concentrer sur ce que Sosthène MUNYEMANA sait, puisqu’on dit que c’était le chaînon de la chaîne génocidaire.
Un mot sur KANYABASHI… on l’appelait KANYABA-TUTSI parce qu’il était réputé pour sauver les Tutsi. Si on prend toute la période où Sosthène MUNYEMANA avait les clés, pouvait-il avoir confiance dans le bourgmestre, pouvait-il se dire que ce transfert en tout cas s’ils n’étaient pas plus mal. qu’est-ce qu’on a dans le contexte de cette période-là? KANYABASHI n’a pas été considéré comme tel dans les décisions du TPIR, là encore je me réfère à des éléments concrets.
Le point d’orgue de l’accusation, ils savent tout parce que c’est formidable en 2023 on sait tout: il ne pouvait pas ignorer que KANYABASHI était un [génocidaire], parce qu’il fait un discours, qu’il ne pouvait manquer d’avoir étendu. Bah si. Le jugement du TPIR a étudié le discours de KANYABASHI du 19 avril et il a dit clairement que ce n’était pas un discours incendiaire. Le bourgmestre KANYABASHI n’a pas été condamné pour ce discours » mais pour « pour incitation au génocide. Pour quels faits et à quelles dates? Il a été condamné pour avoir fait des annonces au mégaphone à deux occasions: fin mai et mi juin 1994, appelant clairement la population à tuer les Tutsi.
Si on se réfère à des décisions judiciaires, on ne reproche pas à Sosthène MUNYEMANA d’avoir su que le bourgmestre était quelqu’un d’horrible, les faits qui lui sont reprochés sont extrêmement tardifs, fin mai, mi-juin. KANYABASHI n’a jamais été condamné pour des faits relatifs au bureau de secteur.
Alors et en résumé, sur le bureau de secteur, vous retiendrez que monsieur Sosthène MUNYEMANA, il n’avait aucune intention criminelle, monsieur MUNYEMANA a fait ce qu’il a pu, dans l’horreur, dans le chaos, dans une sorte d’improvisation. On était dans une situation de danger absolu, il n’y avait pas de bonne solution ».
Le quotidien de monsieur MUNYEMANA :
Sosthène MUNYEMANA n’a pas pu accueillir chez lui la vingtaine, la trentaine, la quarantaine de gens qui sont passés par le bureau de secteur. Pourquoi? Parce que quelle était la vie, quel était le quotidien de Monsieur MUNYEMANA?… C’était la stratégie de survie, c’était un père de famille qui était seul, sa femme était partie, avec 3 enfants qui en 1994, avaient 6 ans, 11 et 12 ans…une nuit sur deux, il fait des rondes. Il est crevé, il se met en danger toute la nuit. Il est fatigué mais il faut gérer le quotidien, avec une nounou Tutsi… Il approvisionne la famille, les réfugiés, il sort. Parce que c’est ça son quotidien, on va faire les courses, c’est ça le quotidien. On discute sur l’avenir politique du pays, ce n’est pas ça l’enjeu, là, non pas du tout quotidien.
[sur le fait qu’il n’a pas vu de cadavres]. Il faut se méfier des films, on n’est pas à Kigali, surtout quand ils viennent de KIGALI. Trois témoins disent qu’il n’y avait pas de cadavres, des témoins de l’accusation, Anaclet le gendarme dit “on ne voyait pas de cadavre”. Le deuxième c’est le chauffeur, François RUSHUNGA, lui aussi dit “non on ne voyait pas de cadavre”. Le troisième témoin Rose NIKUZE qui affirme qu’à RANGO il n’y avait pas de cadavre non plus, et nous on est là avec nos films. C’est horrible mais c’est ça…il prend des risques. Et par conscience professionnelle, c’est un médecin, c’est important. On essaie d’aider.
Il a pris des risques aussi en cachant au quotidien des réfugiés… Et puis surtout, et ça je vais l’expliquer parce que ça, Sosthène MUNYEMANA, il n’y arrive pas. Rappelez-vous, c’est peut être le dernier jour, sa fille un soir lui a dit “tu ne parles que de ton dossier mais parle de nous, parle de toi, parle de ce qu’on a vécu, les attaques”. Et dans un réflexe de défense incroyable, de vous expliquer, parce que c’était terrible, et dans un sentiment d’humilité, il dit je ne veux pas m’attarder sur ces attaques parce que par rapport à ce qu’ont vécu les gens ce n’est rien. Mais moi je vais la raconter l’histoire. Un jour, il était à son domicile et il y a des miliciens qui rentrent, parce que oui il y a des miliciens qui rentrent chez Sosthène MUNYEMANA le POWER, l’organisateur. Et les miliciens ils rentrent parce qu’ils cherchent la nounou Tutsi et ils tombent sur les enfants de MUNYEMANA qui jouent dans l’enclos. Mais Liliane, la fille de MUNYEMANA, elle est très jolie, elle a le visage fin, on va les mettre à genoux, et sur le point de leur fracasser le crâne, et là est arrivé Sosthène MUNYEMANA, il y est arrivé. Je crois que c’est la scène de la honte. Alors c’était ça aussi le quotidien, les attaques, les contrôles et comment on faisait?… Pour protéger sa famille, pour se protéger, c’est une stratégie… Il faut faire la double face, il faut faire bonne figure avec les militaires, avec les miliciens, il faut être visible pour ne pas être suspecté. Laurien NTEZIMANA a décrit en 4 mots cette attitude de protection qui est commune à tous les conflits de guerre et partout: “pour éteindre les soupçons, il faut se manifester”. Et c’est peut-être là l’élément du dossier, peut être qu’en ayant cette visibilité, en allant au bar de RUGANZU alors qu’il ne boit pas il se dit je vais aller boire une bière parce qu’il ne voit pas il fait semblant de la boire mais il se dit: je suis là, on me voit. Et puis quand je croise un militaire qui m’a menacé de mort et qui m’a menacé d’exterminer toute ma famille quelques jours avant et bien je l’invite à boire un verre chez moi…
Le 9 mai, Sosthène MUNYEMANA écrit à sa femme: “Fé chérie, j’ai la chance, le ministre Straton… nous allons tous bien avec les enfants ne t’inquiète pas, … comme beaucoup d’autres familles… J’essaie tous les jours les téléphones mais ils sont toujours en panne… je ne saurais pas comment te le raconter…on n’a plus le temps de réfléchir sur ces choses-là… un jour peut-être qu’on pourra… si Dieu le veux.” et le 4 juin : “cette lettre tient lieu de testament, au cas ou il m’arriverait malheur … puisse…”. Et Maître BOURG de souligner: « Ah il est en sécurité monsieur Sosthène MUNYEMANA avec ses amis génocidaires qui tiennent le pays par le bout du nez! C’est ça la vie de Sosthène MUNYEMANA c’est pas autre chose, le reste c’est dans le film, c’est dans la tête des avocats généraux, mais la vraie vie c’est celle là. La vraie vie, c’est celle que je vous raconte, ce sont des lettres, pas des faux, non ».
Dès le 9 mai, il se sent menacé « alors qu’on ne vienne pas nous dire qu’il fuit avec les autres génocidaires… et bah oui il va se servir de ses relations et oui il connaît Jean KAMBANDA, c’est vrai il connaît Straton, c’est vrai, ces gens qu’il a rencontré dans les années 70… Il y en a un d’entre vous qui ne le ferait pas pour sauver sa famille? C’est ça la vie. C’est là la stratégie de survie… et si il faut se servir de ces mauvaises amitiés et bien on s’en sert. Et si il faut emmener un enfant de plus et bien on le fait. Et oui c’est la fille de Straton mais c’est des liens de famille, des liens bien avant tout cela ». Le 22 juin, ils partent avec Straton « parce qu’il faut traverser quand même jusqu’au Zaïre… Mais rien n’est simple dans cette sauvagerie ambiante. Même, même quand on a un ministre… Ils se font arrêter… on les fait descendre de la voiture et là, on regarde la fille de monsieur MUNYEMANA et là, même chose encore, elle est jolie cette petite, elle ressemble à une Tutsi. Et Je le sais, je la connais cette histoire parce que lui il n’arrive pas à la raconter mais moi je la connais. À ce moment-là ils mettent en joue Liliane qui a 12 ans à une barrière parce qu’elle ressemble à une Tutsi, elle est en joue, et lui il est là, il n’y a rien à faire, la sauvagerie est là mais elle n’a pas de limite. Il dit finalement on a réussi à s’en sortir, parce que Straton est revenu sur ses pas, il ne vous raconte pas l’histoire jusqu’au bout parce qu’à quoi tient la vie à ce moment-là? Les miliciens tiennent Liliane, ils l’ont sortie du véhicule, elle est emmenée pour être violée, pour être tuée? Et là cette gamine elle a une réaction d’angoisse incontrôlée, elle se met à rire, elle se met à rire et là les miliciens se disent : hein? Une fille qui rit, ça porte malheur, ouais c’est comme ça qu’ils sont sauvés… C’est ça. Non on n’est jamais en sécurité, jamais, jamais, jamais.
Ensuite il passe la frontière et la suite de l’histoire vous la connaissez. C’était l’histoire de monsieur MUNYEMANA et qu’on arrête de voir monsieur MUNYEMANA en feuilles de bananier le 24 juin à la cérémonie… qu’on arrête de dire qu’il était là à l’arrivée de Turquoise, à l’arrivée du FPR. Il est parti un peu tôt quand même, l’arrivée du FPR à Tumba c’est le 5 juillet donc qu’on arrête de dire “il est parti avec toute la clique”, c’est pas vrai ».
Et de conclure sur la fragilité des témoignages :
« Un témoin d’abord et spécialement dans ce dossier c’est fragile parce que ce sont des gens qui ont fait face à l’innommable, qui ont vécu l’innommable, qui ont vécu un génocide, avec tous les traumatises que ça peut impliquer, ce sont des gens qui ne savent pas où sont les corps de leurs proches, ce sont des femmes qui ont été violées, qui ont vu leurs enfants massacrés, comment leur demander effectivement d’avoir un témoignage parfait, c’est impossible.
La deuxième chose c’est le temps qui passe, 30 ans après les faits, c’est délicat, c’est difficile, mais c’est valable pour les deux parties.
Troisième chose, c’est une réalité c’est la mémoire collective. Ce sont les souvenirs qui se construisent par une parole collective. C’est une culture orale, les gacaca[9] en sont la démonstration. On est devant les gacaca et cette parole collective au fil du temps on peut la faire sienne et les propos qu’on a entendu d’un tiers, on peut la faire sienne. Un tel m’a dit que, le nombre de témoignages indirects que vous avez, un tel m’a dit que c’est de la répétition. Et il y a autre chose aussi, il y a des gens, ils ont vu des choses, il ne se sont pas trompés mais il les ont mal compris.
Et puis il y a autre chose aussi, il y a la contrainte, il y a la contrainte d’un régime qui impose une vérité et ça c’est une réalité aussi et il ne faut pas se cacher. Le principe même de la gacaca est un principe hautement louable et je pense que face à des crimes de masse comme est un génocide avec autant de tueurs, comment faire autrement que cette justice? Mais la limite c’est le régime politique. C’est le régime politique qu’on a et qui va orienter et menacer. Vous avez dans le dossier Evariste SENKWARE qui vous l’a dit, il ne fallait pas dire du bien de Sosthène MUNYEMANA, vous avez MURERA qui se souvient du témoignage de SENKWARE “il était hué…”. Ça n’empêche pas que le système soit bon mais il est sous la houlette d’une menace permanente et la contrainte d’un régime dans lequel on ne peut pas s’exprimer et toutes les organisations vous le disent. Il y a également une parole qui sur les gacaca, c’est le président de la gacaca de Sosthène MUNYEMANA, il a été acquitté en première instance il indique qu’il n’y avait pas de charges contre Sosthène MUNYEMANA mais que c’était difficile. Alors, vous avez vu le poids de la gacaca à RANGO, tout tient sur les témoignages de RURANGWA. Vous avez un système, rappelez vous de la BBC: on a un régime qui vous demande de ne pas critiquer le FPR. Vous avez des rapports d’Amnesty International, Human Rights Watch, qui vous disent “il vaut mieux garder le silence”.
Ces gens que vous avez vu ici ils sont venus en France tous ensemble, ils sont logés tous ensemble, ils sont repartis tous ensemble, imaginez “Ah bah oui moi j’ai dit du bien de Sosthène MUNYEMANA”, c’est pas possible dans ce système là, ce n’est pas possible ils sont dans le risque manifeste.
Je voudrais finir simplement pour vous dire qu’encore une fois vous avez à juger un homme, pas un dossier. Je voudrais vous dire que madame l’avocate générale et monsieur l’avocat général vous ont énuméré leur beau tableau de chasse, c’est bien parti la justice française, 2 condamnations par an. Il y a eu des non lieux au bout de 28 ans donc c’est pas un critère 28 ans d’instruction, c’est pas un critère ça, libérez-vous de ça. Et moi j’en appelle à votre intime conviction mais je voudrais aussi en appeler à votre liberté, on en a besoin dans ces dossiers rwandais. On a besoin de respirer dans ces dossiers rwandais. Faites la différence, prenez en compte l’humain et vous acquitterez monsieur Sosthène MUNYEMANA. »

Plaidoirie de maître Jean-Yves DUPEUX.
« J’ai la voix tremblante pour beaucoup de raisons » commence maître DUPEUX. Il a été sous le charme de la plaidoirie de sa collègue, maître BOURG. Mais il est surtout en colère, faisant allusion au réquisitoire des avocats généraux, à cause d’une « construction froide, destructrice, par une série d’acrobaties » auxquelles se sont livrés les avocat(e)s généraux. Ces derniers se sont livrés à des « travestissements d’un homme qui s’est très bien comporté » et contre lequel on a requis trente ans de réclusion criminelle. « J’ai la voix brisée, nous nous connaissons depuis 28 ans, 28 ans que nous portons le cas de Sosthène MUNYEMANA. On a eu le temps de se convaincre, de parler. »
Une grande émotion aussi car maître DUPEUX annonce qu’il fera ce soir sa dernière plaidoirie. Il se retire du barreau.
L’avocat de la défense annonce qu’il va développer trois points importants:
1. la construction d’un dossier entièrement tourné vers l’accusation.
2. l’absence totale de volonté de participer au génocide de la part de Sosthène MUNYEMANA.
3. insistance sur le doute qui irrigue ce dossier dans toutes ses dimensions.
1) La construction d’un dossier entièrement tourné vers l’accusation. Ce dossier est mal parti. Et l’avocat d’évoquer le démarrage de la plainte, à Bordeaux, en 1995, alors que l’accusé, ayant retrouvé des compatriotes, va donner deux conférences sur la façon dont il voit le Rwanda nouveau, suite à des contacts qu’un certain James a pris avec des activistes d’un Collectif girondin. Pour Sosthène MUNYEMANA, il faut en revenir aux accords d’Arusha. Dès son retour au Rwanda, d’ailleurs, il veut s’inspirer des idées de démocratie qu’il a vécues en France, avec l’espoir de vivre cette démocratie dans son pays d’origine.
Mais les propos qu’il tient semblent ne pas plaire à ses anciens amis. Une plainte es déposée en novembre 1995: » Ca part très mal! » Et l’avocat de dénoncer le rôle du couple DUPAQUIER dont il va dénoncer l’incompétence dans cette affaire, un journaliste qui va signer une plainte dont il ne connaît pas le contenu.. Et puis, y est joint un « faux » des Nations Unies, sans oublier la présence d’un second document qui émanerait de la gendarmerie, un document qui ne sera jamais authentifié malgré la promesse des plaignants. Sans oublier encore un dernier document qui va donner « une réputation de génocidaire » à son client, celui publié par African Rights, » Sosthène MUNYEMANA Le boucher de Tumba« .
Une plainte saugrenue, donc, qui crée une atmosphère toxique pour toute l’instruction du dossier. En 1996, cette plainte remonte à Paris rejoindre toutes les autres à cause de l’adoption de la loi de compétence universelle dont l’avocat rappelle les principes: des crimes commis à l’étranger, par des étrangers sur des étrangers, à condition, mais je crois que l’avocat oublie de le préciser, que l’accusé se trouve résider sur le territoire français.
Et puis, un nouveau rebondissement avec la plainte du CPCR, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda. Alain et Dafroza GAUTHIER vont prendre l’affaire en mains. Lui a vécu de nombreuses années au Rwanda (NDR. J’ai vécu à Save de septembre 1970 à juillet 1972). Ils ont dans ce pays de nombreuses relations qui leur donnent beaucoup de facilités. Ils reçoivent une aide formidable de la part de la justice rwandaise. Ils vont parcourir le pays à la recherche uniquement des témoins à charge que personne ne connaît. (NDR. Lors de mon audition du 8 décembre, j’avais manifesté mon étonnement auprès de maître DUPEUX qui m’avait interrogé sur le sujet et j’avais cru bon de lui préciser que nous n’étions pas des juges d’instruction. Je pensais qu’il avait compris. Mais il revient maladroitement à la charge.)
Pour l’avocat, ce sont des entraves à la manifestation de la vérité. Ce procès est biaisé. On ne peut pas se satisfaire d’une telle situation.
Maître DUPEUX aborde le thème des barrières et des rondes mais sans s’y appesantir dans la mesure où sa collègue a longuement traité le sujet. Il ne peut toutefois s’empêcher d’insister sur le témoignage de Laurien NTEZIMANA qui est allé sur les barrières pour protéger les Tutsi cachés chez lui (NDR. Et qui a fait de MUNYEMANA un anti-héros!)
2) L’absence d’élément intentionnel chez Sosthène MYNYEMANA lors du génocide.
« J’ai peine à croire qu’on puisse prêter à MUNYEMANA cette intention criminelle. Il n’y a dans le dossier aucun élément matériel (qui puisse le compromettre). Il est tout, sauf un ethniciste, fréquente aussi bien les Tutsi que les Hutu, ne connaît pas l’ethnie de ses patients à l’hôpital. A l’Université, il va demander l’anonymisation des copies. Il est anti-ethniciste comme on est anti-raciste. » Et de poursuivre: « Il ne peut pas avoir d’intention de destruction, ni dans la tête, ni dans le cœur. »
Non seulement Sosthène MUNYEMANA va accueillir beaucoup de réfugiés chez lui mais encore il va suivre une de ses patientes et pratiquer une césarienne. « Cette femme est Tutsi et va mettre au monde un enfant Tutsi! (NDR. C’est FAUX! Son mari étant Hutu, son enfant, selon la culture rwandaise, sera lui aussi Hutu).
Entendre dire que tous les génocidaires ont sauvé des Tutsi, argument très souvent avancé, cela l’énerve.: « Je déteste ce raisonnement » tonne-t-il.
3) La notion de doute.
A l’adresse des jurés, il leur rappelle qu’ils ont prêté serment. Ils auront à procéder à un examen scrupuleux des charges, et le doute doit profiter à l’accusé. Or, dans ce procès, il n’y a que des témoignages dont beaucoup sont « biaisés« . Biaisés à l’égard de la mémoire, le génocide ayant été perpétré voici bientôt trente ans; biaisé à l’égard de la culture rwandaise, un pays où le témoignage colle à la rumeur. Biaisé, parce que le témoignage individuel rejoint une version collective, d’où un effet d’entraînement: c’est un piège. Biaisé aussi parce que le témoignage peut être causé par le ressentiment des victimes. Et d’ajouter: » Je me méfie des associations qui vont à la pêche des témoins (NDR. Suivez mon regard) et de cet Etat totalitaire qui maintient une pression sur les témoins! Les associations récolteraient des témoignages qui sont « formatés ».
Ce sont donc autant d’éléments qui mettraient en doute chaque témoignage. Et de rappeler, pour presque s’en gargariser, la réflexion de madame Diana KOLNIKOV: » Les victimes ne sont pas des saints. » (NDR. Qui l’a jamais prétendu?) L’avocat de revenir alors sur le témoignage de cet homme récemment sorti de prison, Alfred MAGEZA, qui ne cesse de se contredire. D’ailleurs, selon l’avocat, la Cour d’appel de Paris a évoqué « ces témoignages farfelus » Il évoque aussi le point de vue différent de deux enquêteurs, Patrick GEROLD et Olivier GRIFOUL concernant les rapports de la justice rwandaise et ceux de la justice française, l’un soulignant les différences, l’autre y voyant plutôt de grandes concordances. Et pourtant, soutenant l’avis du premier, » Monsieur GEROLD n’est pas n’importe qui, c’est un directeur d’enquête! » Deux enquêteurs qui n’ont pas le même avis, « c’est l’archétype du doute. C’est ENORME ».
Le bureau de secteur, dont on a tant parlé: refuge ou prison? Sosthène MUNYEMANA y enfermait les réfugiés pour les protéger, pour qu’ils ne soient pas assassinés. Maître DUPEUX de rappeler qu’on a pris soin de ne pas leur donner l’adresse de monsieur GEROLD pour ne pas le faire citer (NDR. L’accusation a déjà contesté cette affirmation: ils n’ont pas trouvé la nouvelle adresse du gendarme!)
Il y aurait eu plusieurs clés? Il y a là aussi un doute énorme. Et puis, qu’est-ce qu’on pouvait faire? Que pouvait faire Sosthène MUNYEMANA? C’est un médecin qui a fait le serment d’Hyppocrate. S’il n’avait pas fait ça, (enfermer les Tutsi?), les réfugiés auraient été tués. Lui-même ne serait peut-être pas là aujourd’hui.
Aux jurés, de nouveau. » Vous êtes une cour d’assises ordinaire. Il n’y a rien dans le dossier et vous devez juger avec rien. C’est IMPOSSIBLE. N’oubliez pas votre serment. S’il y a un doute, on ne peut pas condamner. Or, il y a un doute absolu. Je fais appel à vous. Je vous en supplie, prenez cela en considération avant de voter. Votez NON! NON! NON! à chaque fois. C’est ce que vous devez faire » Et surtout ne pas oublier les qualités exceptionnelles de Sosthène MUNYEMANA rapportées par ses deux collègues: « J’ai été convaincu par ses deux chefs de service. On a du mal à imaginer cet homme-là porte-drapeau d’une idéologie génocidaire. C’est INIMAGINABLE! »
Encore deux ou trois choses avant de conclure.
« Je vous rappelle votre serment. On ne peut pas condamner un homme avec de tels doutes. Tout le monde réclame la justice.. La justice, ce n’est pas un mot, c’est une valeur morale qui fait partie intégrante de notre pacte social. »
Et pour toucher le coeur des jurés, maître DUPEUX souhaite leur partager trois moments de forte émotion.
Tout d’abord celle qu’il a éprouvée devant le témoignage de Gustave, le fils de l’accusé, un jeune homme sain, intelligent, qui affirme que son père l’a élevé dans le respect des valeurs humanistes: « J’espère que vous vous en souvenez« , ajoute l’avocat.
Puis lorsque MUNYEMANA a évoqué, sur l’insistance de ses avocats, de son épouse et de sa fille, l’épisode au cours duquel Liliane a failli être assassinée dans l’enclos même de sa maison alors que les miliciens étaient à la recherche de la jeune employée tutsi. Ce jour-là, l’accusé a rompu l’armure.
Enfin l’émotion ultime et peut-être la plus forte, après le témoignage de madame Dafroza GAUTHIER. Sosthène MUNYEMANA ayant été appelé à réagir dira en substance des choses extraordinaires: » Les amis de madame GAUTHIER étaient aussi les miens. KARENZI et autres Tutsi, Laurent (NDR: dont il ne se souvient plus du nom. Il s’agit de Laurent NKUSI, professeur à l’Université qui se trouvait alors en France mais dont Germaine, son épouse, a été tuée à Tumba avec deux de ses enfants. Seules leurs deux jumelles seront jetées vivantes dans une fosse commune, récupérées par la Croix Rouge et transportées à Bujumbura où une femme les récupèrera et voudra les garder lorsque Laurent reviendra. J’avais retrouvé Laurent sur les bancs de la faculté de Nice, en 1973, où il faisait des études)
« Nous pleurons les mêmes morts, avait ajouté MUNYEMANA. Ce génocide nous a cassés ».(NDR. Maître DUPEUX omet de citer la dernière phrase de l’accusé qui a profondément choqué mon épouse: » Nous devrions nous embrasser! Cela viendra peut-être un jour! » (NDR. Je cite de mémoire.)
Pour conclure, maître DUPEUX adresse ses remerciements aux jurés (NDR. Qui le méritent bien vu leur application à prendre des notes, à poser des questions), au président, ceci dit « sans flagornerie« . Et d’ajouter en direction des jurés: » Nous vous faisons confiance« .
Monsieur le président rappelle à Sosthène MUNYEMANA qu’il sera entendu le lendemain à 9 heures, pour la « dernière parole donnée à l’accusé« , selon la tradition de la cour d’assises. Puis le jury se retirera pour délibérer.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
1. Voir l’audition de Daphrose BAZIZANE, citée par la défense, sur pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence de Grande-Bretagne.[↑]
2. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
3. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
4. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
5. GIR : Gouvernement Intérimaire Rwandais pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[↑]
6. voir l’audition de Johan SWINNEN, ancien ambassadeur de Belgique au Rwanda de 1990 à 1993. Cité par la défense sur pouvoir discrétionnaire du président.[↑]
7. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA) : le préfet de Butare qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné (à na pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA).[↑]
8. Laurent BUCYIBARUTA, condamné à 20 ans de réclusion criminelle pour complicité de génocide et de crime contre l’humanité à l’issue de deux mois de procès aux assises de Paris, du 9 mai au 12 juillet 2022. Décédé le 6 décembre 2023, il avait fait appel de cette décision ainsi que le parquet.[↑]
9. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]

Procès MUNYEMANA, mardi 19 décembre 2023 – VERDICT. J26 et J27
19/12/2023
Avant les délibérations qui se prolongeront toute la journée à huis clos, la parole est donnée à l’accusé. Il commence par remercier le président pour son écoute, pour lui avoir permis de s’exprimer. « J’ai lutté pour sauver des gens. Je n’ai jamais fait allégeance à qui que ce soit. Avec mes voisins, nous nous sommes opposés de tout notre possible à l’indicible. On a fait de notre mieux, c’était très difficile et très risqué, j’ai pris des risques, tout allait très vite. J’exprime toute ma compassion pour les victimes… J’ai une pensée pour ma famille au Rwanda, particulièrement la famille de ma belle-sœur Tutsi. Je n’ai jamais eu l’occasion de faire le deuil. Je pense à ma femme, à mes enfants, à nos amis, à tout ce que nous avons vécu ensemble pendant 29 ans. Je remercie mon comité de soutien, mes avocats et leurs assistantes pour leurs conseils et leur soutien. »
À la cour: « Je vais vous demander de prendre une décision qui me permettrait de retrouver ma dignité et la communauté rwandaise pour pleurer les nôtres ensemble. »
Le président reprend la parole pour dire à l’accusé qu’il devra rester isolé en attendant le verdict. Sa famille est autorisée à l’accompagner.
Ce n’est qu’après une longue délibération de près de 14h que le verdict est rendu à 0h50:
Sosthène MUNYEMANA est condamné à 24 années de réclusion criminelle pour génocide, crimes contre l’humanité et entente en vue de la préparation de ces crimes, assortie d’une peine de sûreté de 8 ans. (NDR. Dans 8 ans, il pourra demander sa remise en liberté!) Il a été incarcéré à l’audience. Ses avocats ont décidé de faire appel.
Monsieur le président annonce la publication de la feuille de motivation pour la fin de la semaine et adresse quelques mots au condamné à propos de son rôle à Tumba : en participant « à l’échelle de Tumba et de la préfecture de Butare au génocide, vous avez participé au génocide des Tutsi sur tout le Rwanda qui a coûté la vie à plus d’un million de femmes, d’hommes, d’enfants, de vieillards simplement parce qu’ils étaient Tutsi. Vous étiez impliqué dans la politique génocidaire.
Médecin, vous avez trahi votre serment. Vous avez abusé de l’influence que donnait votre notabilité.
Vous avez fait partie d’un petit groupe d’individus qui a organisé et piloté au quotidien le génocide des Tutsi sur Tumba…
S’agissant d’une peine supérieure à 10 ans, vous allez être incarcéré dès ce soir. »
Alain GAUTHIER
Margaux MALAPEL
Jacques BIGOT
Un grand merci à Margaux et Jacques dans leur investissement sans failles.
Lire également le détail des questions soumises à la cour et des déclarations de monsieur le président SOMMERER. et la feuille de motivation de la cour d’assises publiée le 22 décembre comme monsieur le président l’avait annoncé.

Procès MUNYEMANA – Questions soumises à la cour
21/12/2023
Lors de l’annonce du verdict, monsieur le président a détaillé les réponses aux questions soumises à la cour dont le détail avait été présenté avant les plaidoiries :
• Questions
• Verdict
• Déclaration du président de la Cour
________________________________________
Questions
1. Génocide – coupable
Question n°1: Est-il constant que sur le territoire du Rwanda et dans le ressort de la préfecture de Butare, de courant avril 1994 à courant juin 1994, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, des atteintes volontaires à la vie ont été commises à l’encontre des membres du groupe tutsi ?
Réponse de la Cour: Oui
Question n°2: L’accusé Sosthène MUNYEMANA est-il coupable d’avoir commis ou d’avoir fait commettre les actes spécifiés à la question n°1 ?
Réponse de la Cour: Oui
Question n°3: Est-il constant que sur le territoire du Rwanda et dans le ressort de la préfecture de Butare, de courant avril 1994 à courant juin 1994, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, des atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique ont été commises à l’encontre des membres du groupe tutsi ?
Réponse de la Cour: Oui
Question n°4: L’accusé Sosthène MUNYEMANA est-il coupable d’avoir commis ou d’avoir fait commettre les actes spécifiés à la question n°4 ?
Réponse de la Cour: Oui
2. Complicité de génocide – acquitté
Question n°5: L’accusé Sosthène MUNYEMANA est-il coupable d’avoir sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation de l’action spécifiée à la question n°1 ? Réponse de la Cour: Non
Question n°6: L’accusé Sosthène MUNYEMANA est-il coupable d’avoir sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation de l’action spécifiée à la question n°3 ? Réponse de la Cour: Non
3. Crimes contre l’humanité – coupable
Question n°7: Est-il constant que sur le territoire du Rwanda et dans le ressort de la préfecture de Butare, de courant avril 1994 à courant juin 1994, en exécution d’un plan concerté inspiré par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, des actes ayant consisté en une pratique massive et systématique de torture ou d’actes inhumains, ont été commis à l’encontre d’un groupe de population civile, en l’espèce la population civile tutsie ?
Réponse de la Cour: Oui
Question n°8: l’accusé Sosthène MUNYEMANA est-il coupable d’avoir participé aux actes spécifiés à la question n°7 ?
Réponse de la Cour: Oui
Question n°9: Est-il constant que sur le territoire du Rwanda et dans le ressort de la préfecture de Butare, de courant avril 1994 à courant juin 1994, en exécution d’un plan concerté inspiré par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, des actes ayant consisté en une pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes suivis de leur disparition ont été commis à l’encontre d’un groupe de population civile, en l’espèce la population civile tutsie ?
Réponse de la Cour: Oui
4. Complicité de crimes contre l’humanité – partiellement acquitté
Question n°10: L’accusé Sosthène MUNYEMANA est-il coupable d’avoir sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation de l’action spécifiée à la question n°7 ?
Réponse de la Cour: Non
Question n°11: L’accusé Sosthène MUNYEMANA est-il coupable d’avoir sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation de l’action spécifiée à la question subsidiaire n°9?
Réponse de la Cour: Oui
5. Participation à une entente en vue de la préparation des crimes de génocides et autres crimes contre l’humanité – coupable
Question n°12: Est-il constant que sur le territoire du Rwanda, dans le ressort de la préfecture de Butare, de courant avril 1994 à courant juin 1994, un groupement a été formé ou une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, des crimes définis par l’article 211-1 code pénal, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction partielle ou totale du groupe tutsi ?
Réponse de la Cour: Oui
Question n°13: L’accusé Sosthène MUNYEMANA est-il coupable d’avoir participé au groupement ou à l’entente spécifié à la question n°12 ?
Réponse de la Cour: Oui
Question n°14: Est-il constant que sur le territoire du Rwanda, dans le ressort de la préfecture de Butare, de courant avril 1994 à courant juin 1994, un groupement a été formé ou une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de crimes définis par l’article 212-1 du code pénal en exécution d’un plan concerté inspiré par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux à l’encontre d’un groupe de population civile, en l’espèce la population civile tutsie ?
Réponse de la Cour: Oui
Question n°15: L’accusé Sosthène MUNYEMANA est-il coupable d’avoir participé au groupement ou à l’entente spécifié à la question n°14 ?
Réponse de la Cour: Oui
Verdict
Monsieur Sosthène MUNYEMANA a été reconnu:
• coupable de génocide par atteinte volontaire à la vie et par atteinte grave à l’intégrité physique et psychique commises à l’encontre des membres du groupe Tutsi;
• coupable de crimes contre l’humanité par pratique massive et systématique de torture ou d’actes inhumains, d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes suivis de leur disparition à l’encontre d’une population civile, en l’espèce la population civile Tutsi;
• coupable de complicité de crimes contre l’humanité par pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes suivis de leur disparition ont été commis à l’encontre d’un groupe de population civile, en l’espèce la population civile Tutsi;
• coupable du crime d’entente en vue de la préparation des crimes de génocides et autres crimes contre l’humanité.
Il a également été :
• acquitté pour les faits de complicité de génocide qui lui été reprochés;
• partiellement acquitté pour les faits de complicité de crimes contre l’humanité en ce qui concerne la pratique massive et systématique de torture ou d’actes inhumains, ont été commis à l’encontre d’un groupe de population civile, en l’espèce la population civile Tutsi.
Monsieur Sosthène MUNYEMANA a été condamné à la peine de 24 ans de réclusion criminelle, assortie d’une période de sûreté de 8 ans.
Déclaration du président de la cour, monsieur Marc SOMMERER
La cour d’assises vous a condamné, après en avoir délibéré, à la peine de 24 années de réclusion criminelle. La Cour et le jury ont fixé cette peine à la majorité absolue. La Cour et le jury ont fixé aussi à 8 ans la période de sureté. Elle est automatiquement fixée à 12 ans et la Cour d’Assises l’a réduite.
Vous avez un délai de 10 jours pour faire appel de cette décision. Monsieur et Madame les avocats généraux ont également 10 jours pour faire appel.
En raison de la complexité de l’affaire, de la durée des débats et du délibéré qui a pris près de 14 heures, je ne suis pas en mesure de vous remettre la motivation sur les faits et sur la peine qui fera au moins 20 à 30 pages. Je vais utiliser le délai de 3 jours prévu à l’article 365-1 in fine du code de procédure pénale. La motivation sera disponible vendredi.
Juste quelques mots sur la peine.
Les crimes contre l’humanité et le génocide appartiennent à la catégorie des crimes les plus graves et le législateur les fait figurer en tête du Code pénal et des crimes sur les personnes. Il s’agit effectivement des crimes de masse qui se situent au sommet de la pyramide des crimes, le génocide considéré comme le crime des crimes, d’abord qualifié de crime sans nom avant que le terme de génocide ne soit utilisé pour la première fois.
Par conséquent se sont de telles atteintes à la personne humaine qu’elles atteignent l’humanité toute entière. En raison du trouble exceptionnel et pérenne à l’humanité, ils traumatisent par le nombre de victimes directes et indirectes, par l’intensité et par l’atrocité des crimes commis de manière durable et irrémédiable sur les victimes et les survivants et aussi sur l’humanité toute entière et marquent à jamais l’histoire de l’humanité; et la cour et le jury ont tenu compte de l’extrême gravité et de l’exceptionnelle gravité des crimes commis.
Sur le plateau de Tumba, si le nombre de victimes est difficilement estimable, si à Tumba vous avez participé, à l’échelle de Tumba et de la préfecture de Butare, au génocide, vous avez participé au génocide des Tutsi sur tout le Rwanda qui a coûté la vie à plus d’un million de femmes, d’hommes, d’enfants, de vieillards simplement parce qu’ils étaient Tutsi. Vous étiez impliqué dans la politique génocidaire.
Médecin, vous avez trahi votre serment. Vous avez abusé de l’influence que donnait votre notabilité.
Vous avez fait partie d’un petit groupe d’individus qui a organisé et piloté au quotidien le génocide des Tutsi sur Tumba. Nous avons relevé que rien ne montrait que vous aviez le leadership dans ce groupe sur Tumba, mais vous apparteniez à ce petit noyau dur.
Vous avez tenté de vous exonérer de votre responsabilité, ce ne peut pas être un élément d’aggravation de la peine, en revanche cela ne vous permet pas de bénéficier du crédit accordé à ceux qui assument leur responsabilité quand s’agit de prononcer une peine.
Nous n’avons pas été en mesure de trancher entre les deux expertises psychologiques.
La Cour a pris en compte un certain nombre d’éléments dans un sens de la minoration. La raison pour laquelle nous avons réduit votre période de sûreté, nous avons tenu compte de votre âge, de votre insertion professionnelle, de l’absence de risque de récidive, du respect scrupuleux du contrôle judiciaire auquel vous êtes astreint depuis 12 ans – de mémoire, je crois -, de l’absence de condamnation au casier judiciaire.
Ce sont quelques mots que j’ai préparés rapidement parce qu’il me paraissait important de ne pas laisser les avocats, les avocats généraux, le public, sans explications sur la peine. Vous aurez une motivation très détaillée.
Vous avez un délai de 10 jours pour faire appel.
S’agissant d’une peine criminelle supérieure à 10 ans vous allez être incarcéré dès ce soir.
Je tenais également à formuler des remerciements particulièrement appuyés et chaleureux aux jurés pour le sens du devoir citoyen exceptionnel que j’ai trouvé, pour leur engagement de chaque instant pendant ces 5 semaines de débat. Et également à ceux qui ont participé à cette procédure et à ce procès.
Margaux MALAPEL, Jacques BIGOT, Alain GAUTHIER

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