16 juillet 1992. Voilà 50 ans que les 13.152 Juifs victimes de la rafle du Vel d’Hiv ont été parqués dans le stade français avant d’être déportés dans les camps de la mort. Une cérémonie commémorative est organisée à l’ancien emplacement du vélodrome d’hiver rue Nélaton dans le 15
e arrondissement de Paris. Le président de la République François Mitterrand est alors accompagné du président du Conseil Constitutionnel Robert Badinter.
Mais à son arrivée, des sifflets et violentes invectives d’une partie de l’assistance accueillent le chef de l’État. En cause, sa déclaration, deux jours plus tôt, selon laquelle la République n’est pas comptable des actes de Vichy. Lorsqu’arrive sa prise de parole, Robert Badinter, furieux, fait éclater sa colère, se lançant dans ce qui restera comme l’un de ses plus remarquables discours. «
Je me serais attendu à tout éprouver, sauf le sentiment que j'ai ressenti il y a un instant et que je vous livre à l'instant avec toute ma force d'homme : Vous m’avez fait honte ! Vous m’avez fait honte, en pensant à ce qui s’est passé là », déclame-t-il, le verbe haut, index pointé vers son auditoire.
Indifférent aux timides applaudissements, il reprend : «
Il y a des mots où il est dit dans La Parole
: "Les morts vous écoutent !" Croyez-vous qu’ils écoutent... ça ? », sermonne-t-il encore. Dans un silence de mort, l’ancien garde des Sceaux, la voix tonitruante, pèse chacun de ses mots : «
Je ne demande rien, aucun applaudissement. Je ne demande que le silence que les morts appellent ». Et d’asséner, de toute son autorité : «
Taisez-vous ! ». « Quittez à l’instant ce lieu de recueillement. Vous déshonorez la cause que vous croyez servir », poursuit Robert Badinter, hors de lui.
2002 : « ce qui m’a mis hors de moi, c’est ce rappel du propos de ma grand-mère »
Dans un entretien réalisé pour une émission de France Culture en 2002, l’ancien ministre était revenu sur cette prise de parole mémorable. Écrire son discours -- celui qu’il avait préparé et non celui improvisé --, «
m'avait amené à me replonger dans les documents de l'époque qui étaient terribles, dans les souvenirs des survivants qui étaient douloureux, par moments tragiques », explique-t-il d’abord.
«
Je me suis souvenu étrangement de ce que ma grand-mère disait avec un accent inimitable : "quand on parle des morts, ils vous écoutent" », confie-t-il alors. Surviennent les huées. Au moment où Robert Badinter monte à la tribune, de nouveaux hurlements et de nouvelles invectives à l’encontre du président de la République surviennent. «
Là, j’ai été d’un seul coup pris d’une colère, d’une fureur, qui n’avait rien à voir avec la présence de Mitterrand (...) Mais qui m’a mis hors de moi, c’était comme vécu, cette pensée, ce rappel du propos ma grand-mère : les morts nous écoutent ».
«
Et je me disais confusément : quelle infamie. Comment est-ce qu'on ose, au moment où on vient de dire la prière des morts, se conduire ignominieusement, transformer une cérémonie comme celle-là en espèce de meeting politique misérable », poursuit-il. «
J'étais hors de moi », reconnaît-il. «
Cela s’est vu d’ailleurs, et entendu. (...) J’avais honte que des Juifs se comportent comme ça à l’égard de martyrs juifs en un instant si solennel, immédiatement après le kaddish (prière juive de consolation pour entourer les morts, NDLR)
. La passion m’a jeté hors de mes gonds. »
Vichy et la République
Toujours sur France Culture, revenant sur la cause des huées de certains à l’arrivée de François Mitterrand, Robert Badinter avait encore défendu : «
Sur la question de la responsabilité de la République, j'avais déclaré -- et c'était aussi le sentiment de Mitterrand (...) -- qu'on ne pouvait pas tenir la République pour responsable de ce qui était advenu là. Il ne fallait jamais oublier que la première victime de l'État de Vichy, c'était la République. (...) C'était sur le cadavre de la République qu'ils avaient construit leur régime ».