Voici le rapport sur le passé colonial belge : quand l’histoire continue de déranger notre monde politique
Soixante ans après l’indépendance, la Belgique a voulu se pencher sur différents aspects de son passé colonial. Pendant plus de deux ans, une commission parlementaire spéciale a travaillé sur ses relations passées avec le Congo, le Rwanda et le Burundi. Les politiques avaient débattu sans tabou du rôle de la monarchie, de l’Eglise, des autorités publiques et des entreprises qui ont profité du régime colonial. Mais aussi des questions relatives à la restitution des objets d’art, à la visibilité du passé colonial dans l’espace public, à la coopération scientifique avec les trois pays et à l’attention accordée au passé colonial dans l’enseignement.
Seulement voilà : après deux ans et demi de travail, 300 auditions et missions en Afrique centrale, le rapport de 700 pages et 128 recommandations qui en avait découlé s’était fracassé sur un désaccord politique. Il concernait les éventuelles excuses à adresser aux populations colonisées pour les violences, le racisme, les discriminations nées de la colonisation. Certains craignant notamment que cela ouvre la porte à des dédommagements, libéraux et CD-V avaient quitté la séance. Empêchant donc tout vote sur le texte… Et mettant dans l’impossibilité les services de la Chambre de le publier.
De cet épisode politique, il reste néanmoins une trace écrite : les 700 pages du rapport. La RTBF s’est procuré le rapport rédigé à l’issue des travaux de la commission le 19 décembre 2023. Vous le retrouverez au bas de cet article, après le résumé de ses passages essentiels.
Le rôle du Roi Léopold II
Il est acquis que Léopold II a accumulé une fortune personnelle colossale grâce à la colonisation.
Une fortune qui a permis à la Belgique de réaliser des travaux de prestige. L’architecture et le visage de Bruxelles portent encore la trace de ce riche passé… Mais à quel prix ? Le rapport confirme le caractère systématique et violent du système colonial, et la présence tutélaire totale de Léopold II. Une ombre royale qui a plané lors de la visite du roi Philippe lors du 60e anniversaire de l’Indépendance du Congo en 2022, et au cours de laquelle il a exprimé publiquement ses " regrets ". Des regrets, et pas des excuses, ce qui aurait pu ouvrir au débat des réparations.
Les enfants métis
Les enfants nés de l’union entre des colons blancs et des jeunes congolaises sont longuement évoqués par la Commission. Ces enfants métis, placés dans des institutions religieuses, ont eu les pires difficultés à retrouver leurs parents d’origine en Belgique, et même à avoir accès aux archives coloniales.
Ces enfants se sont longtemps sentis rejetés, oubliés, invisibilisés. Leur existence même était taboue. Les associations de métis témoignent : "on nous appelle 'les chauves-souris', des personnes sans identité. " Elles regrettent que l’Etat belge exige des actes de naissance et autres preuves de filiation alors qu’il n’y a pratiquement plus d’archives. Ils regrettent la différence de traitement : les métis non reconnus par leur père biologique belge ont été assimilés à la population congolaise.
Ces enfants n’avaient pas d’acte de naissance ni de nom officiel. Ils se sentent discriminés par rapport aux métis en Belgique, qu’ils estiment privilégiés, car ils ont eu accès à l’éducation et aux soins de santé. Le temps presse, vu l’âge de plus en plus avancé de ces personnes…
On nous appelle 'les chauves-souris', des personnes sans identité
Les Hutus et les Tutsis
La propagande coloniale, l’instauration de cartes d’identité où était détaillée " l’ethnie " Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi, tout cela a gelé une identité qui n’était pas figée avant l’arrivée des Belges dans l’Afrique des Grands Lacs. La stigmatisation de ces "ethnies" presque artificiellement créées par les colons, a pu déboucher sur les violences qui ont embrasé le Burundi et le Rwanda, jusqu’au génocide des Tutsis, qui a provoqué le massacre de près d’un million de personnes au Rwanda en 1994.
Au Burundi, une réforme administrative opérée en 1929 par les Belges a ravivé l’opposition ethnique entre Hutus et Tutsis. L’utilisation de ces appellations sur les cartes d’identité a approfondi la fracture entre les populations. Les colons belges ont avantagé les Tutsis dans l’administration. Cette discrimination se fait encore sentir aujourd’hui, et a sans doute alimenté la haine et la jalousie inter-ethnique. Le système éducatif belge a compliqué l’accès des Hutus aux universités, et il faudra des décennies pour corriger ce déséquilibre. Le colonisateur belge a appliqué la politique du "diviser pour régner" et a négligé de former une élite. Tout comme au Congo, il n’existait pas de cadres au Burundi au moment de l’indépendance, proclamée le 1er juillet 1962. La décolonisation s’est déroulée dans la précipitation et une atmosphère catastrophique.
Au Rwanda, au cours de la visite parlementaire belge au centre Iruba (qui travaille la mémoire), un interlocuteur rwandais plutôt âgé a souligné la culpabilité historique de l’administration coloniale belge, qui a instauré et institutionnalisé une distinction entre les Hutus et les Tutsis, qui a créé une fracture structurelle à l’origine du génocide. Mais un jeune Rwandais a répliqué que l’on ne devait pas considérer le colonisateur belge comme à l’origine de tous les maux du pays.
Il apparaît néanmoins que la décolonisation des esprits est une question importante. Dans la société belge on observe encore trop souvent des situations où des personnes d’origine africaine sont stigmatisées et subissent des discriminations à l’école ou sur le lieu de travail.
Le rôle des chercheurs
L’une des pistes de travail évoquée par la commission au cours de sa mission dans les Grands Lacs est le rôle des chercheurs des 4 pays. Il faudrait par exemple étudier l’exploitation économique du Congo, du Burundi et du Rwanda. Il est difficile encore aujourd’hui d’avoir une identification claire des entreprises coloniales héritières, ainsi que des bénéfices réalisés lors de la période coloniale.
De nombreuses recherches restent à faire sur les investissements de la famille royale belge au Congo, Rwanda et Burundi, ainsi que dans les sociétés qui y étaient actives, et aux rendements tirés de ces investissements. Il manque aussi des données sur les abus commis par les missionnaires en Afrique centrale, ainsi que l’identification des victimes de ces abus. A étudier également, selon le rapport, le rôle du système d’enseignement belge comme instrument de diffusion de la propagande coloniale.
Enfin, peu de choses ont été écrites sur le mouvement anticolonialiste en Belgique, qui a pourtant existé entre 1876 et 1914, tout comme dans les pays colonisés. Un travail de mise en lumière de ces héros et héroïnes face au système colonial est indispensable pour la réhabilitation des mémoires. Tout ce travail de recherche ne pourra être mené que grâce à des financements de bourses, et surtout un meilleur accès aux archives, précise le texte.
Des réparations ? Ça ne passe pas !
Mais le nerf de la guerre pour la commission, c’est la délicate question des "réparations"… On l’a dit, après des mois de travaux, de consultations d’experts, de témoins, de scientifiques, après des missions sur le terrain, la Commission (créée sous l’impulsion de la société civile et du mouvement Black Live Matters et à la suite du dépôt de propositions de résolution sur ce thème par différents groupes politiques) arrive au terme de ses travaux. Son mandat s’achève fin décembre 2022.
Retour sur ce 19 décembre 2022, où la dernière réunion se termine en claquements de porte et éclats verbaux. Les différents partis se déchirent alors sur les excuses et les réparations à apporter aux peuples affectés par la colonisation. A gauche comme à droite, on s’accorde à reconnaître qu’il n’y a pas de culpabilité individuelle des Belges, mais bien une responsabilité collective de l’Etat belge, de l’Eglise et des entreprises coloniales de l’époque. Mais que faire ? Présenter des excuses ? Des regrets ? Et qu’est-ce que cela implique ? Pourtant les juristes ont expliqué à la commission qu’il n’y avait pas de lien automatique entre les excuses et des indemnisations. Et la toute grande majorité des gens entendus ici et là-bas (y compris le président de la RDC Tshisekedi) ne se montrent pas demandeurs d’une compensation financière, sous forme de trois gros chèques versés aux pays colonisés.
Différends politiques
Pour les partis de gauche (PS-Vooruit-PTB) des excuses s’imposent néanmoins, comme la Belgique l’a fait dans le passé pour le sort des Métis (2015,2017,2019). Pour la mort de Patrice Lumumba (2002 : excuses officielles du ministre des Affaires étrangères, 2022 : excuses du Premier ministre lors de la remise de la dent). Rappelons également les excuses du Premier ministre Guy Verhofstadt en 2000, après le génocide rwandais. Le Parti socialiste propose de créer un fond de réparation financière. Et évoque le passé de l’Allemagne, et la mise en œuvre d’un système réparatoire après le régime nazi. En 1999, devant la menace de plusieurs procès, le gouvernement Schröder avait alors dû mettre la main à la poche, pour indemniser (symboliquement) les victimes du travail forcé mis en place par les Nazis. Un "Fonds avenir" finance par ailleurs des projets proposés par la société civile.
Pour la N-VA, il est hors de question de culpabiliser collectivement les Belges. Sinon la commission spéciale n’aboutira pas à une catharsis, mais au contraire à une polarisation accrue. Ni l’Eglise, ni les entreprises, ni le monde politique, ni le Roi ne peuvent être tenus "in fine" pour responsables.
Même discours pour le Vlaams Belang, qui réfute l’existence d’un racisme postcolonial dans notre pays. Le VB veut par ailleurs mettre fin à "la furie iconoclaste" dirigées contre nos monuments nationaux. Pas question de modifier les noms de rue, ou de renverser des statues.
Quant au MR, Benoit Piedboeuf, chef de groupe MR à la Chambre et rapporteur de la commission "passé colonial", déclare que les dispositions sur le chapitre "reconnaissance et réparations" ne traduisent pas la ligne du Mouvement réformateur. Celui-ci finit par claquer la porte, et quitte l’hémicycle.
Les travaux de la commission semblent voués à une fin stérile. Deux ans de travaux et de recherche finissent par buter sur la question des excuses et des réparations financières qui pourraient en découler. A la suite de missions sur place et d’auditions multiples, les parlementaires qui se sont rendus dans les Grands Lacs se sont rendus compte que le passé colonial importait peu aux populations locales, bien plus impactées et anxieuses de la situation de guerre dans l’est du Congo. Il reste que le travail de la Commission fut très important, symboliquement et historiquement. Il finit malheureusement aux oubliettes de l’histoire, par manque de volonté politique.
Un rapport bâillonné
Tous ces témoignages, ces échanges de vues entre anciens colonisés, leurs descendants et les parlementaires belges, peuvent désormais être vus en ligne sur le site du Parlement. Mais il faut chercher. La RTBF en publie l'intégralité.
Ce rapport est lisible ici