Fiche du document numéro 33599

Num
33599
Date
Dimanche Septembre 2013
Amj
Auteur
Taille
3379765
Titre
Rwanda, images du désastre, du temps de l'information au temps de la mémoire
Sous titre
La mise en scène en photographie a toujours existé. Alexander Gardner et Timothy O’Sullivan sont connus pour avoir sans doute déplacé des cadavres pour rendre plus « percutantes » leurs compositions dès la guerre de Sécession ; de même qu’ils déclaraient nordistes ou sudistes leurs modèles selon les besoins du message à transmettre. Nathan Rera nous offre les conclusions de sa thèse qui donnera bientôt un livre aux presses du réel sur des événements beaucoup plus récents. Il rappelle et il interprète les faits : le génocide des Tutsis au Rwanda généra bien des photographies dès les premiers jours des massacres mais ce ne sont pas celles qui disaient l’ampleur de la catastrophe ni ses véritables modalités qui furent les plus diffusées, mais bien d’autres, instrumentalisées au nom de la propagande et en vertu du travail expéditif des médias. Or, elles véhiculaient des contresens à dégoûter des images. Laurence Bertrand Dorléac.
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Mot-clé
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Entre avril et juillet 1994, le génocide des Tutsi du Rwanda fit plus de 800 000 victimes. Récit médiatique confus pour les uns, paradigme de la barbarie humaine pour les autres, l’événement généra une somme de représentations visuelles, principalement dans les domaines de la photographie et du cinéma. À maints égards, les questions que soulèvent les œuvres de l’après-génocide au Rwanda trouvent de vifs échos dans les débats relatifs aux représentations de la destruction des Juifs d’Europe – un événement que l’on qualifia, à la suite de Shoah (1985) de Claude Lanzmann, d’« irreprésentable ». Le génocide des Tutsi impose toutefois sa singularité en ce qu’il fut un événement médiatique : un événement aux contours trompeurs, qui fut l’objet d’instrumentalisations politiques et entraîna une profonde crise morale – cette même « conscience malheureuse [1]» dont parle Michel Poivert à propos de Gilles Caron. Photographes et opérateurs arrivèrent assez rapidement dans la capitale rwandaise après le début des massacres, et s’ils n’étaient pas aussi nombreux que leurs confrères en Bosnie à la même époque – quelques dizaines tout au plus –, les grandes agences d’information étaient représentées. Quatre à cinq jours après le début du génocide, les premières images du désastre rwandais firent donc leur apparition dans la presse et à la télévision.

Des discriminations au génocide

Très mal connu par une grande partie des médias en 1994, le Rwanda, petit pays enclavé au cœur de l’Afrique des Grands Lacs, a longtemps tenu à l’imagerie forgée par les premiers colons : celle du « pays des sources du Nil » dominé par une « race de Seigneurs » (les géants tutsi), peuple de bergers venus d’Abyssinie pour asservir la « race des serfs » (les Hutu), caricaturés sous les traits de « nègres » corvéables. Soutenue et instrumentalisée par les Pères blancs et l’administration belge (qui introduisit au début des années 1930 la “mention ethnique” dans les livrets d’identité), la monarchie tutsi vacilla lorsque les Hutu contestèrent son pouvoir. Après la proclamation de l’indépendance en 1962, des mouvements armés de Tutsi exilés tentèrent plusieurs incursions dans le pays, alors que s’intensifiaient les discriminations et les violences contre les Tutsi de l’intérieur. L’arrivée du général hutu Juvénal Habyarimana à la tête de l’État, à la suite du putsch orchestré en juillet 1973, n’améliora en aucun cas le sort de ces derniers : un système de quotas ethniques marginalisa même leur place au sein de la société rwandaise. Le déclenchement de la guerre civile entre les Forces gouvernementales (FAR) et le Front patriotique rwandais (FPR), constitué de Tutsi de la diaspora, contraignit Habyarimana à signer les accords d’Arusha, qui prévoyaient notamment la tenue d’élections multipartites – ce qui entraîna le courroux des partisans du Hutu Power [2]. Le 6 avril 1994, de retour d’un sommet régional en Tanzanie, le président rwandais trouva la mort dans son Falcon 50, explosé par un missile à l’amorce de son atterrissage [3]. L’assassinat des opposants au régime puis des Tutsi débuta dans la capitale, sous la houlette des militaires et des miliciens hutu.

Images de l’horreur : entre ressassement et occultation

Les journalistes occidentaux entrèrent en scène aux premiers jours des massacres, essentiellement pour couvrir les évacuations des expatriés dans le cadre d’une double opération franco-belge [4].

Dans l’incapacité de s’approcher des barrages où avaient lieu les tueries, la plupart des photographes et des opérateurs évoluèrent dans le sillage des paras-commandos. Quelques images donnant un (bref) aperçu de la violence des exactions commises virent cependant le jour, sans garantir pour autant une claire vision de l’évolution de la situation dans la capitale rwandaise. La séquence filmée au téléobjectif par Nick Hughes du haut de l’École Saint-Exupéry, où l’on voit un génocidaire frappant sa victime à coups de gourdin ou de machette, fut ainsi diffusée (puis ressassée) par les chaînes de télévision françaises dès le 11 avril 1994, en tant que témoignage de la barbarie.

1. Patrick Robert, Colline de Nyanza, 21-23 avril 1994. Charnier d’une centaine de victimes assassinées par les militaires et les miliciens hutu. © P. Robert, Sygma/Corbis, tous droits réservés.

Au terme des opérations d’évacuations, la majorité des journalistes quitta le Rwanda avec les militaires, à l’exception de deux photographes, Patrick Robert (Sygma) et Luc Delahaye (Sipa[5]). Ayant réussi à intégrer une escouade du FPR, ils découvrirent entre le 21 et le 23 avril un charnier d’une centaine de cadavres tutsi sur la colline de Nyanza [ill. 1]. Leurs images, les premières à donner visuellement l’ampleur des massacres, connurent une très faible diffusion dans les médias[6]. La deuxième quinzaine du mois d’avril marqua ainsi un véritable « trou noir » médiatique qui ne fut que partiellement comblé début mai 1994, lorsque les reporters d’images, profitant de la chute des territoires de l’est du Rwanda aux mains du FPR, purent à nouveau entrer dans le pays pour y documenter les traces du génocide.

Clichés et amalgames médiatiques

En mai, les images furent donc plus nombreuses à parvenir en Occident. Beaucoup montraient les dépouilles des Tutsi abandonnées dans les écoles et les églises, ou ballottées par le courant de la rivière Akagera. S’imposèrent toutefois, à l’échelle des médias, les scènes spectaculaires de l’exode des civils hutu. Les photographies des camps de réfugiés en Tanzanie, comme celles de Sebastião Salgado, témoignaient d’un spectacle d’apocalypse et encourageaient les amalgames : ces dizaines de milliers de déplacés, silhouettes hagardes et décharnées, avaient l’apparence de “rescapés du génocide” ; ils fuyaient en réalité l’avancée des troupes du FPR et les insistantes rumeurs de représailles. L’armée française, qui s’était précédemment illustrée au Rwanda en soutenant et en formant les militaires hutu, entra tardivement en scène le 22 juin 1994. Sous couvert d’établir une « zone humanitaire sûre » dans le sud du pays, cette nouvelle opération baptisée « Turquoise » avait surtout pour objectif de reluire l’image écornée de la France mitterrandienne, accusée de soutenir les extrémistes responsables des massacres.

Après la victoire du FPR début juillet, les civils hutu, craignant les représailles des vainqueurs, prirent massivement la direction du Zaïre. Dans les camps de réfugiés, où se retrouvaient aussi les auteurs du génocide, éclata une épidémie de choléra que les médias assimilèrent à la « suite du génocide au Rwanda ». L’iconographie dominante du génocide s’élabora par conséquent sur un contresens majeur, encouragé par la présence des bulldozers de l’armée française charriant les cadavres des cholériques jusque dans les fosses creusées pour les accueillir. Par un effet de placage douteux, le spectre de la Shoah fut convoqué à travers les images de la libération de Bergen-Belsen en 1945 ; des images qui, comme l’a notamment analysé Clément Chéroux, acquirent leur notoriété pour leur dimension symbolique au détriment de leur valeur documentaire[7].

Crises de la représentation

2. Alfredo Jaar, Real Pictures. Installation présentée aux Rencontres photographiques d’Arles 2013, Église des Frères-Prêcheurs. © Baptiste Astier, tous droits réservés.

Au lendemain du génocide au Rwanda, la réaction des artistes occidentaux ne se fit pas attendre. Elle fut d’abord une manière de dénoncer l’attentisme des médias. Le « Rwanda Project » de l’artiste chilien Alfredo Jaar, riche de vingt-cinq installations différentes, est emblématique de cette volonté d’éclairer l’événement en pointant un doigt accusateur sur les rédactions occidentales, qui auraient failli à leur tâche historique. Dans Real Pictures (1995) [ill. 2], les photographies réalisées par Jaar au Rwanda après le génocide ne sont pas visibles, camouflées dans des boîtes noires – des « cimetières d’images » – où seules des inscriptions, sur le couvercle, permettent au spectateur de s’en forger une représentation mentale. Des mots contre des images : Jaar entendait ainsi inverser la logique des médias, génératrice d’« images-chocs » et d’« instants décisifs », en optant pour une rhétorique de l’irreprésentable parfois simplificatrice.

Cette crise de l’image est palpable, d’une toute autre manière, dans les travaux de photographes et de cameramen passés du journalisme à l’art. Plusieurs d’entre eux se désolidarisèrent de la machine médiatique, préférant construire une œuvre personnelle à rebours du temps de l’information. Gilles Peress fut l’un des premiers à remettre en cause le discours des médias. Présent au Rwanda en 1994 pour le compte de l’agence Magnum, il travaillait déjà l’image dans une dynamique singulière, non plus tributaire de la double page dans le magazine. En 1995, le photographe publia The Silence[8], point de départ d’un vaste work in progress exposé dans les plus grands musées internationaux (le Centre Pompidou et le Musée Picasso à Paris, le MoMA à New-York, etc.). L’irruption des images de l’horreur dans le sanctuaire de l’art raviva cependant les débats sur l’« esthétisation du reportage » et le brouillage des frontières entre photoreportage et photographie d’art.[9]

3. Photogramme d’Itsembatsemba. Rwanda, un génocide plus tard d’Alexis Cordesse et Eyal Sivan.

Le processus de mémorialisation entamé au Rwanda après le génocide engendra par ailleurs de nouvelles images. Murambi, une école inachevée où périrent près de 40 000 Tutsi, devint l’un des lieux emblématiques de la mémoire du génocide, notamment en raison de l’exposition à des fins testimoniales de quelque 800 cadavres recouverts de chaux. Ressassées par la photographie et le cinéma, ces images sidérantes ne présentent pourtant que la part visible de l’histoire rwandaise en introduisant « au scandale de l’horreur, non à l’horreur elle-même»[10]. Après avoir photographié les cadavres de Murambi « en apnée », Christophe Calais entama une série d’images floues sur les routes du Rwanda[11], manière d’investir une mémoire plus souterraine de l’événement. Différemment, Alexis Cordesse se lança dans la réalisation d’un court métrage, Itsembatsemba. Rwanda, un génocide plus tard (1996)[12][ill. 3], qui interroge pertinemment les manques à l’image. Le film, réalisé à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de MSF, articule une série de photographies en noir et blanc, des sons enregistrés conjointement à la prise de vue et des bribes d’archives audio de la Radio-Télévision Libre des Milles Collines, preuves à charge évidentes contre les auteurs du génocide[13]. La démarche du photographe, située en dehors des contingences médiatiques, a ici pour objet de sonder, tel un sismographe, les « mouvements invisibles qui survivent[14]» dans les visages et les paysages, en autopsiant les fragments du génocide sur le mode d’une poétique des restes.

Notes

[1] Michel Poivert, Gilles Caron. Le conflit intérieur, Lausanne/Arles, Musée de l’Élysée/Photosynthèses, 2013.

[2] Cette idéologie extrémiste avait pour but de déstabiliser le processus de démocratisation voulu par les Hutu modérés, en instrumentalisant la haine contre les Tutsi via certains médias (comme le journal Kangura).

[3] L’enquête sur les auteurs de l’attentat, qui a régulièrement alimenté l’actualité en polémiques, est toujours en cours. Les conclusions du juge Bruguière, qui incriminaient les responsables du FPR, furent décrédibilisées par de faux témoignages. Les dernières avancées, depuis la reprise du dossier par Marc Trévidic, laissent entendre que l’attentat aurait été perpétré par les extrémistes hutu.

[4] Amaryllis et Silver Back, du 8 au 14 avril 1994.

[5] En juin de la même année, Delahaye quitta Sipa pour rejoindre l’agence Magnum.

[6] Les photographies de Patrick Robert furent tardivement publiées dans Newsweek et dans Stern (la série est consultable sur le site du photographe : www.patrick-robert.com). Luc Delahaye, qui avait filmé le charnier de Nyanza avec une caméra confiée par un membre de l’agence Reuters, put envoyer ses images à France 3, qui en diffusa moins de deux minutes le 25 avril 1994.

[7] Cf. Clément Chéroux (éd.), Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), Paris, Marval, 2001.

[8] Gilles Peress, The Silence, New York, Scalo Verlag, 1995.

[9] Voir par exemple la critique d’Agnès Sinaï, « L’art contemporain face à l’histoire. Chronique d’une amnésie postmoderne », in Esprit, n° 230-231, mars-avril 1997, p. 71-82.

[10] Roland Barthes, Mythologies [1957], Paris, Éditions Points, coll. Points essais, 1970, p. 117.

[11] Voir le site du photographe :
http://www.christophecalais.com/diaporama.php?nrep_id=166

[12] Visible en ligne sur le site du photographe :
http://www.alexiscordesse.com/video_1_2_1_0_Itsembatsemba

[13] La RTLM commença à émettre en juillet 1993. Durant le génocide, les appels à la purification ethnique furent quotidiens.

[14] Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 123.

Bibliographie sélective

« Les politiques de la haine. Rwanda, Burundi 1994-1995 », in Les Temps modernes, n° 583, juillet-août 1995, 315 p.

« Rwanda, quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi », in Revue d’histoire de la Shoah, n° 190, janvier-juin 2009, 512 p.

Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE, Rwanda, les médias du génocide, Paris, Éditions Karthala, 1995, 397 p.

Catherine COQUIO, Rwanda : le réel et les récits, Paris, Éditions Belin, coll. Littérature et politique, 2004, 217 p.

Didier EPELBAUM, Pas un mot, pas une ligne ? 1944-1994 : des camps de la mort au génocide rwandais, Paris, Éditions Stock, coll. Les essais, 2005, 355 p.

Pierre HALEN et Jacques WALTER (éd.), Les Langages de la mémoire. Littérature, médias et génocide au Rwanda, Metz, Université Paul Verlaine, Centre de recherches Écritures, coll. Littératures des mondes contemporains, série Afriques, 2007, 403 p.

Edgar ROSKIS, « Génocide sans images. Blancs filment Noirs », in Le Monde diplomatique, novembre 1994, p. 32.

Allan THOMPSON (éd.), The Media and the Rwanda genocide, Londres, Pluto Press, 2007, 463 p.

Nathan Réra est docteur en Histoire de l’art contemporain, post-doctorant au Labex Créations, arts, patrimoine (Université Paris 1/HiCSA). Ses recherches portent sur les relations entre les arts et sur les représentations visuelles des génocides. Sa thèse de doctorat, sous la direction de Pierre Wat et de Sylvie Lindeperg, avait pour thème les représentations du génocide des Tutsi dans les médias, la photographie et le cinéma (à paraître aux Presses du réel, 2014). Il est l’auteur de deux ouvrages aux éditions Rouge Profond : De Paris à Drancy ou les possibilités de l’art après Auschwitz (2009) et Au jardin des délices. Entretiens avec Paul Verhoeven (2010).

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