Citation
par Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères.
Voici bientôt dix ans qu'au Rwanda se déroulait une tragédie où près d'un million de personnes allaient périr, victimes d'une extermination systématique. Le XXe siècle finissant renouait avec l'épouvante du meurtre de masse, la tentative d'éradication d'un groupe humain en raison de ses origines ou de ses croyances. Avons-nous tout fait, alors, pour éviter cette tragédie et en avons-nous tiré toutes les leçons ? Face à un drame d'une telle ampleur, plus que jamais, nous avons un devoir de vérité et d'action.
L'histoire du Rwanda est marquée de lourdes épreuves. Devant la montée des tensions au début des années 90, notre pays a privilégié le processus de réconciliation des accords d'Arusha. Mais la violence a prévalu. En l'absence d'une volonté collective, la communauté internationale n'a pas su se rassembler pour mettre en œuvre une diplomatie préventive efficace, ne prenant conscience que trop tardivement de la gravité des faits. Et quand il aurait fallu afficher de la détermination, elle s'est montrée hésitante, refusant l'engagement nécessaire. Face à l'impasse politique et à l'accélération des événements sur le terrain, la France a fait le choix de l'intervention humanitaire. Elle lançait alors l'opération «Turquoise» d'une durée de deux mois, conformément au mandat du Conseil de sécurité et avec la participation de plusieurs pays africains, permettant ainsi de sauver des milliers de vies humaines.
Au sortir de la crise rwandaise, la France s'est efforcée de faire toute la lumière sur les événements, en particulier avec la mission parlementaire d'information présidée par M. Quilès. Ce travail de vérité, qu'illustre la multiplication des réflexions et témoignages, doit rester vivant.
Au-delà et pour éviter de nouveaux drames, nous avons un devoir d'action. Il est au cœur de notre diplomatie, avec le souci de mieux anticiper et prévenir les crises. C'est ce qui nous a conduits à nous réengager fortement en Afrique depuis deux ans.
La première exigence, c'est bien sûr la prévention. Il faut agir sur l'ensemble des facteurs susceptibles de nourrir les crises et, au premier chef, les nouveaux fléaux que sont les enfants soldats, l'exploitation illégale des ressources naturelles, les déplacements de populations ou les trafics d'armes. Sachons identifier les signes avant-coureurs, mobiliser les moyens nécessaires pour faire baisser la fièvre et agir sur ses causes profondes.
Nous avons donc besoin de renforcer les instruments d'alerte précoce. La France propose par exemple de mettre en place, dans le cadre des Nations unies, un corps d'observateurs des droits de l'homme et d'accroître les moyens du Haut Commissariat à Genève. Elle appuie aussi les efforts de l'Union africaine pour se doter d'un mécanisme de prévention des conflits.
Au premier signal, il faut savoir prendre les mesures pour enrayer l'engrenage de la violence. Trop de précédents tragiques, comme au Rwanda, en Bosnie ou au Kosovo, rappellent que, face à des violations graves des droits de l'homme qui constituent des menaces à la paix et à la sécurité internationale, il faut intervenir sans délai. Mais, pour être efficace, l'action collective doit être pleinement légitime : il faut donc agir dans le respect du droit et avec l'aval de la communauté internationale.
Enfin, souvenons-nous que c'est avec la mise en place du Tribunal pénal international pour le Rwanda que le refus de l'impunité a commencé à s'imposer. Cette exigence de justice est l'un des fondements de tout processus de paix durable ; elle est aussi une arme de dissuasion face aux crimes les plus graves. C'est bien l'esprit dans lequel la France s'est engagée en faveur de la Cour pénale internationale.
La deuxième exigence est de rassembler tous les acteurs et de faire appel à tous les instruments utiles. Car les menaces se conjuguent : terrorisme et prolifération, conflits armés et criminalité organisée, inégalités de développement et identités blessées. Il faut donc traiter les problèmes à leur racine et, pour cela, mettre en place des stratégies globales. Seul un engagement collectif apportera une réponse efficace dans des conditions de légitimité indiscutable. Les Nations unies sont incontournables pour la prévention et le règlement des conflits. Mais, aujourd'hui, la mobilisation régionale est tout aussi nécessaire. C'est particulièrement vrai en Afrique, où la Communauté des Etats d'Afrique de l'Ouest et celle des Etats d'Afrique centrale s'investissent dans le règlement des crises en Côte-d'Ivoire et en Centrafrique. L'Union européenne, elle aussi, a su mener à Bunia une opération militaire autonome. Dans la région des Grands Lacs, la stabilisation passe par une action sur l'ensemble des pays concernés (Rwanda, Burundi ou Congo) et la tenue d'une conférence internationale.
De ces principes nourris par l'expérience se dégage une méthode de traitement des crises. Il s'agit d'abord de faire prévaloir le dialogue politique associant toutes les parties, ce qui passe le plus souvent par un cessez-le-feu complet et préalable. Vient ensuite le temps de la conciliation autour d'un gouvernement de transition chargé de préserver l'unité nationale. Peut alors s'engager la préparation des élections qui légitimeront le nouveau pouvoir. Pour conforter le processus politique, il peut être nécessaire de déployer une force internationale mandatée par les Nations unies qui sécurise le cessez-le-feu, protège les populations et prépare le retour de l'administration. Ainsi, en Côte-d'Ivoire, avec le dispositif «Licorne», ou au Congo, avec l'opération «Artémis», les objectifs sont clairs : éviter un désastre humanitaire, rétablir l'intégrité du territoire et de la souveraineté nationale, consolider un processus politique débouchant sur des élections démocratiques. C'est la démarche qui guide aujourd'hui la communauté internationale pour ancrer en Haïti la paix, la démocratie et le développement.
La troisième exigence, une fois la paix revenue, est d'assurer dans la durée un engagement de la communauté internationale pour garantir un retour à la stabilité. Cela implique une mobilisation des principaux bailleurs de fonds, autour de priorités claires : consolidation des institutions publiques, rétablissement de la paix civile, restauration des services publics essentiels, traitement des populations réfugiées ou déplacées, réinsertion des rebelles, préparation des élections.
Dans certains cas, faut-il aller plus loin et envisager une prise en charge directe et complète par la communauté internationale ? Plusieurs propositions sont sur la table : pourquoi, par exemple, ne pas transformer l'ancien Conseil de tutelle des Nations unies en un «Conseil de paix et d'appui à la reconstruction» ?
Devant la fragilité et les incertitudes de notre monde, comment ne pas ressentir à la fois vertige et humilité ? Mais notre responsabilité, c'est d'agir. D'où l'urgence à s'accorder sur des principes, des règles communes. D'où l'exigence de mobilisation collective, au quotidien, au service de la paix, du dialogue et de la réconciliation.