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[Version publiée le 12 janvier 2024 sur https://www.lepoint.fr/monde/vincent-duclert-le-genocide-au-rwanda-est-le-grand-scandale-de-la-ve-republique-12-01-2024-2549547_24.php]
Propos recueillis par Guillaume Perrier
Historien et directeur du Centre d'études sociologiques et politiques Raymond-Aron, spécialiste de l'affaire Dreyfus, Vincent Duclert s'investit depuis plus de vingt ans dans la recherche sur le génocide des Arméniens et, depuis 2016, sur celui des Tutsis du Rwanda. En 2019, il est chargé par Emmanuel Macron de constituer la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994). Les historiens remettent leur rapport en 2021 et font état d'un « ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes » de la France.
La commission Duclert établit que la France s'est « longtemps investie au côté d'un régime qui encourageait des massacres racistes », qu'elle « est demeurée aveugle face à la préparation d'un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime », puis qu'elle « a tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire qui réalisait le génocide »... Cette reconnaissance, près de trente ans après les massacres qui ont fait entre 800 000 et 1 million de morts en trois mois, a permis un apaisement des relations entre le Rwanda, dirigé par Paul Kagame, et la France. Depuis, Vincent Duclert a choisi de poursuivre l'enquête sur le rôle de l'État français au Rwanda. Il publie La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Ve République (Tallandier).
Retour sur un génocide. Historien, Vincent Duclert, chargé en 2019 par Emmanuel Macron de diriger une commission de recherche sur le rôle de la France lors du génocide des Tutsis, a remis le rapport « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) » au président de la République le 26 mars 2021. - Quentin Houdas /REA
Le Point : Pourquoi avoir voulu prolonger le travail de la commission de recherche que vous avez présidée ?
Vincent Duclert : Le rapport de 2021 est un socle qui appelle et fonde de nouvelles recherches. Mon livre ne fait qu'en confirmer les analyses et les amplifier. En tant qu'historien de l'État, il était de mon devoir d'éclairer le public sur ce que l'on apprenait du fonctionnement de l'État français avec le Rwanda, avec l'histoire rwandaise de la France. Cette affaire révèle des tensions extrêmement fortes au sein de l'État, parmi les responsables politiques, les agents civils et militaires. Le rapport a soulevé des questionnements que je souhaite porter dans la sphère publique.
Quels questionnements ?
La question centrale reste l'identification d'un génocide tel que celui des Tutsis du Rwanda en 1994. La France est le pays le plus massivement impliqué dans la coopération avec Kigali. Elle a tous les moyens d'identifier un processus génocidaire. Certains agents le font. Des alertes remontent aussi de journalistes, d'avocats, de militants pu de coopérants qui identifient la montée en puissance du processus. La grande question est : qu'en font les décideurs politiques ? C'est essentiel parce que le génocide des Tutsis au Rwanda, c'est un génocide qu'on aurait pu et qu'on aurait dû arrêter, contrairement au génocide des Arméniens et à la Shoah.
Que représente le génocide au Rwanda pour la France et la Ve République ?
Le Rwanda interroge le fonctionnement de la Ve République : avec un pouvoir sans partage, sans contrôle, de la présidence de la République, avec toute une série d'entorses à la Constitution, aux institutions, aux accords et règlements, à la chaîne hiérarchique, sans parler de la morale... L'Élysée y mène une « politique spéciale ». Cet étouffement de la démocratie républicaine empêche le sommet de l'État, jusqu'à fin 1993, de comprendre la réalité. Cette réalité, c'est la préparation du génocide contre les Tutsis et les opposants démocrates. Et la radicalisation de plus en plus forte du régime, soutenu directement, personnellement, par François Mitterrand. Cela conduit à un aveuglement systématique.
On est bien dans une situation de « raison d'État »...
C'est, à mon sens, le plus grand scandale de la Ve République pour l'État de droit. Avec des menaces, des mises à l'écart de ceux qui comprennent le danger de cette politique et une guerre médiatique pour la justifier.
Comment expliquer un tel entêtement ?
Le Rwanda a été une conquête personnelle de Mitterrand. Les coopérants qui sont là depuis 1962 comprennent que ce n'est pas « la Suisse de l'Afrique », comme on l'a parfois décrit, mais un pays tenu par un régime raciste, corrompu, violent. Ils ne sont pas entendus.
La priorité, pour la France, est de mettre la main sur cette ancienne colonie belge dont Bruxelles se désengage en 1990.
La France déclenche une opération militaire, en théorie pour protéger des ressortissants, mais en réalité pour soutenir le régime d'Habyarimana. C'est la volonté de François Mitterrand, qui a fait de sa présidence le centre de pilotage opérationnel. Le Rwanda est au croisement des trois domaines réservés que Mitterrand revendique : les armées, la diplomatie, l'Afrique.
Le Rwanda est une conquête, mais il devient aussi un laboratoire...
Habyarimana s'engage, auprès de François Mitterrand, à faire de son pays la vitrine de la démocratisation de l'Afrique, dans le sillage des déclarations du sommet de La Baule, en juin 1990. Le Rwanda doit servir aussi de laboratoire de la contre-offensive française et francophone. Le second mandat de François Mitterrand est marqué par l'obsession d'une menace anglo-américaine, surévaluée, notamment en Afrique. La confiance qui est accordée à ce régime, l'un des pires du continent, ne va pas se démentir jusqu'au moment où François Mitterrand accueille la veuve du président Habyarimana, en avril 1994.
La France est placée en position de cobelligérance.
Quels sont les liens entre les forces armées rwandaises et l'armée française ?
La coopération militaire prend plusieurs formes. La présence se renforce en 1990 et 1993, avec un commandement des forces françaises au Rwanda. On a une unité de combat pour protéger les ressortissants et des forces spéciales pour former l'armée rwandaise face au Front patriotique rwandais (FPR) et le conseil à l'état-major. La France est placée en position de cobelligérance.
À cette époque, l'armée rwandaise formée par la France passe de moins de 10 000 hommes à 30 000 hommes. Avec un recrutement des Hutus du Nord, qui sont les plus extrémistes et les plus mobilisés pour régler la question tutsie.
La France était en mesure d'arrêter ce processus, de mettre Habyarimana au pied du mur. Elle ne l'a pas fait. C'était une incitation.
Estimez-vous que les responsabilités sont d'ordre politique plutôt que militaire ?
Les responsables politiques ont le pouvoir de modifier le cours des choses Avant le 6 avril - avant la phase paroxysmique du génocide -, il y a la préparation, le processus génocidaire. On peut encore intervenir. Ce qui est accablant, c'est que cette phase se réalise au moment où la France est massivement présente. Et on constate que le soutien à un régime qui organise le génocide à travers ses factions extrémistes accélère le génocide. La France était en mesure d'arrêter ce processus, de mettre Habyarimana au pied du mur. Elle ne l'a pas fait. C'était une incitation.
La responsabilité réside aussi dans la non-reconnaissance du génocide et de ses responsabilités. On évite de poser les questions de fond. Dans son discours à Biarritz, Mitterrand explique en 1994 que la France n'est en rien responsable quand des chefs locaux règlent leurs comptes à la machette. Ce qui montre bien une position de déni sur le génocide, ramené à des massacres interethniques, sans distinction des victimes et des bourreaux. Le discours de Biarritz va ancrer une narration qui perdurera jusqu'à notre rapport, en 2021.
Ce soutien se poursuit-il pendant le génocide ?
La France se rend sourde aux alertes. Le FPR, qui intervient pour l'arrêter, reste considéré comme un ennemi du régime mitterrandien. Le souci n'est pas d'arrêter le génocide, bien qu'il soit identifié et reconnu dès le 16 mai par Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, mais d'intervenir pour conjurer une catastrophe humanitaire causée par des massacres entre Tutsis et Hutus. L'opération Amaryllis comme l'opération Turquoise n'ont pas pour objectif d'arrêter le génocide. Cela amène de la confusion, des contre-ordres.
La volonté présidentielle ne souffre aucune contestation. On le voit quand des ministres osent s'émouvoir du rôle de la France auprès de ce régime sanguinaire. Pierre Joxe (ministre de la Défense entre 1991 et 1993), par exemple, comprend la situation, mais il est dans l'incapacité de transmettre des notes à François Mitterrand et de favoriser un désengagement.
Lanceur d'alerte. Note du colonel René Galinié, attaché de défense à Kigali de 1988 à 1991, qui a alerté très tôt sur les risques de massacres contre la minorité tutsie du Rwanda. Dès 1991, il préconise le retrait des troupes françaises.
Quelles sont les alertes qui ont été ignorées ?
Il faut souligner l'attitude professionnelle et la conscience morale individuelle d'agents civils et militaires. C'est le cas du « rédacteur Rwanda » au ministère des Affaires étrangères, Antoine Anfré, ou encore de l'ambassadeur en Ouganda, Yannick Gérard.
Chez les militaires, le colonel Galinié, attaché de défense à Kigali, rend compte des massacres anti-Tutsis de 1990, de janvier 1991... Il n'est pas entendu. Il devient suspect. Il demande finalement son retrait, pour ne pas cautionner une politique qui déroge à toutes les règles. Le général Varret rapporte à Paris la demande du chef d'état-major de la gendarmerie rwandaise réclamant des armes « pour liquider les Tutsis ». Son alerte est occultée. Menaçant la chaîne parallèle de commandement, il est débarqué en mai 1993 au profit d'un pilier de l'état-major élyséen, le général Huchon.
Le constat est fait que les Tutsis sont visés par des massacres planifiés par l'État rwandais. L'alerte concerne aussi la radicalisation du régime et le soutien à apporter à l'opposition rwandaise. Tout est en place pour que la France change de politique. Durant l'opération Turquoise, des officiers sur le terrain comprennent que la mission ne doit pas être un « arrêt des massacres » mais une lutte contre les génocidaires. Mais ce n'est pas ce qui va se passer.
La période de cohabitation, dès 1993, avec un gouvernement de droite ne change-t-elle pas la politique de l'Élysée au Rwanda ?
Édouard Balladur réclame le partage des domaines réservés qui ne sont pas constitutionnellement définis. Il obtient le repli complet de tout le dispositif français déployé après octobre 1990. Mais le soutien à Habyarimana se poursuit. On en reste à cet objectif d'arrêt des massacres. Le gouvernement de cohabitation est sous pression de la thèse des « massacres interethniques » et du devoir de neutralité dans une prétendue « guerre civile ».
Mais la détermination d'Édouard Balladur et de ses ministres empêche toutefois la France de poursuivre son alliance avec le régime génocidaire.
Écarté. Une note diplomatique du jeune rédacteur « Rwanda » au Quai d'Orsay, Antoine Anfré, en 1991. Les alertes de cet expert de la région seront ignorées, l'intéressé placardisé par sa hiérarchie, sa carrière freinée. En 2021, c'est lui qu'Emmanuel Macron choisit comme ambassadeur à Kigali.
En avril 1994, la réaction est très tardive. Pourquoi ce génocide n'a-t-il pas pu être arrêté, alors que tous les moyens existaient ?
Les forces spéciales auraient pu être utilisées pour arrêter la phase paroxysmique du génocide. Ce qui m'intéresse, c'est d'essayer de repérer qui a réussi à se poser cette question en temps réel.
À l'époque, les critiques envers la politique de l'Élysée s'intensifient. Un communiqué rejetant toute responsabilité est publié le 18 juin 1994 par la présidence. Il occulte le génocide en cours. Et puis, le 22 juin, intervient la décision de l'opération militaro-humanitaire Turquoise, avec l'aval des Nations unies. Des Tutsis sont sauvés de la mort, mais leur nombre est faible. L'opération Turquoise a aussi servi à dissuader le FPR de poursuivre son offensive.
Au point que beaucoup se sont demandé si le but de Turquoise était bien humanitaire...
On sait effectivement qu'il y a au sein de l'Élysée une voie belliciste qui imagine que, avec l'opération Turquoise, on aurait les moyens d'arrêter le FPR, et donc de rétablir sur le terrain un équilibre permettant à la France de garder ses positions au Rwanda. Ce sont des projections mises en échec par la chaîne régulière de commandement. Mais Turquoise, c'est surtout un moment d'indécision, d'interférences et d'ordres contradictoires qui expliquent les trois jours fatidiques de Bisesero.
Comment est appréhendée la situation à Bisesero, en pleine zone Turquoise, où se massent des milliers de rescapés ?
Deux interprétations s'opposent. Celle qui présente Bisesero comme des maquis tutsis pro-FPR qu'il faut affronter militairement si on veut arrêter les massacres. Et celle qui voit Bisesero comme une colline refuge pour quelques milliers de survivants du génocide, particulièrement méthodique dans cette région de Kibuye. Les forces spéciales sont envoyées pour sécuriser la zone, et elles enquêtent. Le chef du commando de l'air, le lieutenant-colonel Duval, part avec une unité à Bisesero, et, sur place, le 27 juin, il constate que ce ne sont pas des maquisards mais des survivants. Il n'a pas les moyens de les protéger et repart au QG, en promettant une intervention. Mais celle-ci ne se réalise que le 30 juin parce que les informations de Duval ne sont pas traitées.
Pourquoi ?
Par méfiance du commandement spécial à l'égard du commando de l'air et parce que l'exposé qui est fait diverge de la vision que l'autorité politique impose aux militaires. L'intervention sur Bisesero n'est décidée que le 30 juin, après une nouvelle reconnaissance de militaires d'une autre unité. Bisesero est le résultat sur le terrain d'une vision politique projetée sur le Rwanda.
Dans votre livre, vous parlez d'une « tentation algérienne » ? Comment la guerre d'Algérie influence-t-elle la stratégie française au Rwanda ?
J'ai identifié cette tentation algérienne grâce à la découverte d'un rapport qui avait affleuré dans la mission Quilès de 1998, mais qui n'avait pas été révélé in extenso. On y voit les conseils qu'un officier supérieur français donne au commandement des FAR. L'emploi de certains termes tels que « commandos de chasse » ou « rebelles » traduit un prisme possiblement hérité de la guerre d'Algérie, alors que ce modèle a été banni de l'enseignement militaire et du règlement des forces armées. Et puis, cette tentation algérienne se confirme à travers des réactions d'acteurs qui refusent cette implication française, vécue comme dangereuse pour l'honneur et la réputation des forces armées.
Le chef du groupement Nord, le général Sartre, se rend compte que Turquoise se rapproche d'un engrenage à l'algérienne. Il est urgent pour lui que la France évacue le Rwanda, et il s'en ouvre directement au chef de l'état-major, l'amiral Lanxade.
La France s'enferme-t-elle dans un déni de réalité ?
Le déni s'installe dès octobre 1990 face à l'atrocité de la répression et des massacres du régime qui vient d'être sauvé par l'intervention française. Puis s'enchaînent les refus des alertes et des critiques. L'inquiétude des coopérants français est balayée par le Quai d'Orsay, l'ambassadeur comme l'Élysée mettent en garde contre un « lobby tutsi ». Le déni se poursuit avec les accords d'Arusha, possible sortie de crise. Mais, au même moment, le soutien à Habyarimana, le premier adversaire de ces accords, se poursuit.
La réalisation du génocide, à un niveau extrême d'efficacité et de cruauté, sonne le glas de la politique française au Rwanda. La présidence française a gouverné dans l'illusion d'une politique impériale qui fonçait droit vers la catastrophe. La France, au mieux, a été bernée par le régime extrémiste. L'Élysée se rigidifie à mesure qu'augmentent les critiques. Le communiqué du 18 juin 1994 est révélateur d'une volonté de substituer à la réalité un déni engageant la raison d'État. La responsabilité de la France ne se discute pas.
Génocide. Massacre de Tutsis en mai 1994. - Eric GIRARD/GAMMA
Cela se poursuit longtemps...
Le déni s'approfondit avec le discours fondateur de Biarritz, le jour même où le Conseil de sécurité des Nations unies décide de la création d'un tribunal pénal pour juger des crimes de génocide au Rwanda, le TPIR. D'une certaine manière, ce déni est renforcé par l'issue de la mission parlementaire. Les conclusions du rapport Quilès enterrent les révélations déjà accablantes de l'enquête de l'Assemblée. La France est censée n'avoir aucune responsabilité dans les événements. Une vérité officielle paralyse l'État et la République, pendant vingt ans. La raison d'État oblige des institutions comme l'armée à accepter une collusion avec les conséquences d'une politique élyséenne qu'elle avait subie au moment des événements.
Nicolas Sarkozy va le comprendre et il se rend à Kigali en février 2012. Mais il n'accompagne pas ses déclarations d'un travail de vérité. François Hollande, lui, renonce, et son entourage capitule. C'est Emmanuel Macron qui permet un changement de cap majeur, obligeant la gauche à faire son examen de conscience.
Macron se rend compte que la politique qu'il souhaite ne pourra jamais se réaliser tant qu'on n'aura pas vidé l'abcès de cette image de la France comme complice du génocide des Tutsis.
Macron a-t-il vraiment fissuré ce déni ?
Il a fait ce qu'aucun président, sinon Jacques Chirac avec le discours du Vel'd'Hiv en 1995, n'a réalisé sur de tels traumatismes interdits de cité par la raison d'État. La France en est sorti grandie, loin de la repentance redoutée. Son choix de la lucidité pour le passé et de l'exigence de vérité peut s'éclairer de l'influence de Paul Ricoeur.
Politiquement, Macron voulait rompre avec l'image de la France en Afrique, jugée complice d'un génocide dont elle niait même l'existence, un terrible abcès qui empêchait non seulement tout progrès dans la relation avec le Rwanda, mais aussi toute confiance dans une nouvelle coopération avec l'Afrique, ce que l'Élysée souhaitait.
Macron a aussi compris qu'il fallait vraiment changer la relation entre la France et l'Afrique. Il se rend compte que la politique qu'il souhaite ne pourra jamais se réaliser tant qu'on n'aura pas vidé l'abcès de cette image de la France comme complice du génocide des Tutsis. Face à une situation mémorielle incendiaire, il fallait se décaler. Répondre à une crise mémorielle par un nouveau savoir historique. Il était assez inespéré de construire un rapprochement avec le Rwanda alors qu'il y a un tel contentieux. Aucune nation n'a un tel contentieux avec la France.
« La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la V e République », de Vincent Duclert (Tallandier, 640 p., 25,50 EUR). À paraître le 18 janvier.
EXTRAITS
Le « domaine réservé » du président
La constance de l'engagement présidentiel français au Rwanda, alors que le pays s'enfonce dans le génocide et que la France connaît sa deuxième cohabitation, ne cesse d'interroger. Son étude précise fait apparaître de nombreuses irrégularités dont le président Mitterrand, son entourage et ses états-majors diplomatiques et militaires sont comptables. Même si la Constitution de la Ve République confie au président de la République de très importants pouvoirs, même si la tradition gaullienne a entériné l'usage des « domaines réservés » que sont les affaires étrangères, les armées et très certainement l'Afrique des pays du « champ », et même si, enfin, la pratique mitterrandienne de l'exercice du pouvoir a encore amplifié le poids de l'Élysée, l'engagement français au Rwanda se situe au-delà de ces prérogatives régaliennes admises. La manière dont cet engagement défie les fondements démocratiques de la République exige une analyse documentée et critique.
Le plus troublant dans cette affaire rwandaise est qu'elle a fait l'objet de mises en cause directes de la part des responsables et témoins. Face à l'attitude de la présidence, des agents de l'État et personnalités politiques manifestent leur opposition et défendent des principes de légalité et de vérité [...], cette opposition légale et républicaine à la domination du dossier par la présidence de la République est demeurée très méconnue. Quant aux rares acteurs à s'en faire les porteurs, ils ont été attaqués publiquement.
Désavoué. Les recommandations de Pierre Joxe (à g.), ministre de la Défense (1991-1993), ne seront pas suivies par François Mitterrand. - WITT/SIPA
Joxe éconduit
À l'inverse, et ceci explique la radicalisation des cercles bellicistes au sein du pouvoir français, le ministre de la Défense Pierre Joxe n'a pas de mots assez forts, le 26 février 1993, pour récuser, auprès de François Mitterrand lui-même, toute solution passant par un renforcement du pouvoir du président rwandais.
Quant à Habyarimana, l'envoi de deux compagnies supplémentaires, après beaucoup d'autres démonstrations de soutien, fait qu'il se sent à présent l'un des dirigeants africains les mieux protégés par la France. Ce n'est pas la meilleure façon de l'amener à faire les concessions nécessaires. Or, il est, par son intransigeance politique, et par son incapacité à mobiliser sa propre armée, largement responsable du fiasco actuel.
En conséquence, il [Joxe] envisage l'éventualité d'un désengagement, solution de repli déjà imaginée un an plus tôt face au risque d'un « enlisement militaire français » mais inadmissible pour les tenants de l'alliance inconditionnelle avec le régime Habyarimana. Le ministère de la Défense perd tous les arbitrages devant le front uni du Quai d'Orsay et de l'Élysée. Aux demandes de Pierre Joxe formulées dès août 1992 est opposé le refus de suspendre les approvisionnements de matériel militaire et d'alléger les forces Noroît. En outre, ordre est donné d'intégrer les personnels du Dami [détachement d'assistance militaire et d'instruction, NDLR] dans le statut des coopérants militaires afin de les faire échapper aux clauses des accords d'Arusha. Le ministère de la Défense est contraint de s'exécuter.
Qu'un ministre de la Défense comme Pierre Joxe, malgré tout son poids personnel, échoue devant l'état-major particulier de la présidence éclaire l'importance que cette dernière accorde à l'engagement militaire français et à sa pérennité.
Le Quai d'Orsay et les autres ministères sur la touche
Lorsque l'adjoint de Bruno Delaye [le conseiller de la cellule Affaires africaines de l'Élysée, NDLR], Dominique Pin, signale dans une note du 14 janvier 1993 que les accords signés par le gouvernement rwandais à Arusha [le 10 janvier] sont très mal reçus par le président Habyarimana, François Mitterrand demande par écrit que l'on traite directement avec son homologue, signifiant ainsi que cette affaire n'est pas du ressort du Quai d'Orsay. [...]
Les acteurs directs du dossier, chargés de l'opérationnel et de l'exécution des opérations au ministère de la Défense et au ministère de la Coopération, ressentent tout particulièrement le pouvoir élyséen sur le Rwanda. Ils s'appliquent en particulier à le faire reconnaître afin de ne pas être impliqués dans des décisions qui leur échappent. Une note du cabinet de la Coopération à destination du ministre portant sur la réunion « Afrique » du 9 avril 1992 s'interroge : « Devons-nous nous impliquer plus en avant dans ce conflit alors que notre présence militaire est déjà mal comprise et mal interprétée ? » Et conclut : « Ce ministère estime que la réponse doit être négative sauf si l'option d'un soutien sans faille au président Habyarimana était reconfirmée par le président de la République. »